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Environ un mois après, j’arrivai à notre province du Su-tchuen, le premier vendredi de Carême. J’en béni Dieu, et renouvelai mes intentions, demandant de nouveau la grâce d’y faire et d’y souffrir tout ce que Dieu voudrait. Je me disais à moi-même : voilà des âmes qui sont recommandées à mes soins ; que puis-je faire, sinon de les recommander moi-même à la divine providence, à J.-C., le pasteur de toutes les âmes.

Quelques jours après nous arrivâmes à une ville où il y avait des chrétiens. Nous ne pûmes pas les voir. Mais plus loin, dans une grande ville, où il y a une cinquantaine de chrétiens, il en est venu me voir. Nous apprîmes qu’il y avait eu une persécution. Les gens du mandarin s’étaient saisis de plusieurs chrétiens. Le mandarin les a punis pour avoir fait cela sans ses ordres. Cependant quelques-uns des chrétiens de cette ville ont été détenus. On observe que les autres (sujets d’autres mandarins) sont traités plus cruellement, de sorte que de quatre qui étaient en prison depuis un an, un était près de mourir ; ensuite on m’a dit qu’il était mort. Ce fut pour moi la nouvelle le plus consolante ; j’en bénis Dieu de tout mon cœur ; et je me disais : quand nos missions ne serviraient qu’à faire confesser J.-C. devant les hommes, cela vaudrait bien la peine de faire toutes les démarches que nous faisons.

Je demandai à un chrétien s’il s’était confessé ; il me répondit qu’il n’y était pas venu de prêtre depuis deux ans. S’il avait des livres ; il me répondit qu’il en avait trente volumes. Ils savent presque tous lire et écrire, et sont très instruits dans la sainte religion.

Après avoir quitté cette grande ville, à une journée de chemin vers l’Occident, un de nos gens alla voir des chrétiens qui étaient proches de la rivière, et il apprit qu’il y avait dans ces cantons une persécution dont voici l’occasion. Un idolâtre, délivré du démon par les prières des chrétiens, s’était converti, et n’ayant point persévéré, il devint furieux. Dans cet état, il disait à tous ceux qu’il rencontrait, qu’il se révoltait contre l’empereur et qu’il avait des soldats. Il nommait les chrétiens qui l’avaient instruit et qu’il connaissait. Le mandarin l’ayant appris, écrivit au Vice-Roi qui ordonne d’examiner l’affaire. On fit des perquisitions, et on se saisit de plusieurs chrétiens qui sont en prison. Nous ne savons pas encore quelle issue aura cette affaire. Le Vice-Roi n’aime pas les chrétiens, car il avait résolu avec les mandarins des trois provinces des missions françaises, de les exterminer. La requête a été présentée à l’empereur. Ils convenaient cependant que les chrétiens ne machinaient rien contre l’état. À quoi l’empereur répondit : Te chi tao, c’est-à-dire, je le sais. Voilà tout ce qu’on sait. De plus, un personne a vu dans la salle du Vice-Roi un écrit où il était dit : La religion chrétienne est une vraie religion. Cet écrit a été attaché le soir, vers le soleil couchant, et peu après n’a plus paru. Le Vice-Roi, ayant fait venir les chrétiens, leur a dit : S’il eût dépendu de moi, je vous aurais fait trancher la tête ; mais l’empereur vous fait grâce. Il y a environ un an que cela s’est passé.

Je reviens à mon voyage. Après trois mois, j’arrivai enfin Tchen-tou-fou, capitale du Su-tchuen, où nous avons une maison. Mais le soir de mon arrivée, j’appris que nous n’y étions pas en sûreté, et que les satellites du Vice-Roi y étaient venus deux fois pour examiner. Une fois, Mgr l’Évêque y était, il n’a eu que le temps de s’évader par derrière la maison. Je reçu en même temps une lettre de ce saint prélat qui m’avertissait du danger, et me mandait de me retirer à une journée de chemin. Ainsi, je partis le lendemain, et arrivai à ma destination, c’est-à-dire à l’endroit que Mgr m’avait destiné pour y faire séjour, et pour y apprendre la langue. Le père de famille a souffert des tourments pour la foi. Il y a peu de chrétiens dans ce lieu, mais beaucoup aux environs. On ne veut pas qu’ils viennent me voir, on leur cache mon arrivée de peur que cela n’éclate. Je suis, grâces à Dieu, bien content, tranquille. Je célèbre la messe tous les jours. Je suis comme un homme échappé du naufrage. Mais nos bonnes gens chez qui je suis, ont un gros fardeau sur les bras, car si l’on me dénonçait, ce serait une très mauvaise affaire pour eux.

Quelques jours après mon arrivée, notre Prélat vint me visiter. C’est là véritablement un Évêque d’or à crosse de bois. Il mène une vie apostolique, et pratique la pauvreté, l’humilité, la patience, la charité. Il essuie des travaux immenses. Il a parcouru et administré cette année toute la partie occidentale où nous sommes, baptisé plus de cent adultes, confessé, administré, confirmé, je ne sais combien de mille. Il fait encore à pied douze lieues par jour. Il couche sur la dure, ce qui est ordinaire en ce pays. C’est un homme unique ; je n’en ai jamais vu de semblable. Voilà dix-huit ans qu’il mène cette vie là ; aussi n’a-t-il que la peau et les os. Il a souffert des tourments pour la religion, a été expulsé, et après avoir été conduit par des soldats à cent lieues, à la dernière ville de la province, les chrétiens, par une providence divine, le reconnurent. Il fut délivré et retourna sur ses pas. Et Dieu l’a conservé miraculeusement, car, depuis un certain temps, les mandarins connaissent les chrétiens ; on sait, dans le public, où il y en a. J’ai vu même hier un écrit que des méchants ont répandu partout, qui nomme une montagne où il y en a beaucoup, et plusieurs chrétiens par leurs noms, entre autres mon hôte ; et les tribunaux, qui ont interrogé plusieurs fois les chrétiens pris dans les persécutions, savent qu’ils ont un Évêque, et comment il s’appelle. Aussi a-t-il pour maxime de ne se troubler jamais, quoi qu’il puisse arriver. Il a administré trois provinces : le Su-tchuen, où nous sommes, qui contient plus de monde que la France ; le Yùn-nân, le Kouy-tcheou. Dans ces dernières provinces, il y a peu de chrétiens. M. Alary, missionnaire européen, demandé par le séminaire de Paris où il retourne, a baptisé quatre-vingts adultes dans le Kouy-tcheou, outre les chrétiens qui y étaient déjà ; mais tout aussi bien que la partie orientale du Su-tchuen, ils sont sans prêtres. Il y a encore bien des catéchumènes dans le Yùn-nân.

Mgr y a encore vu depuis quelques années, outre un certain nombre de fidèles convertis par un laïc et dont la plupart ne sont pas encore baptisés, un messager qui a rapporté qu’il y avait des gens qui portaient sur leurs habits des croix, et leur ayant demandé pourquoi, ils répondirent que ces croix délivraient du diable. Un missionnaire ou plusieurs y seraient nécessaires ; mais il n’y en a point. Priez Dieu qu’il y en envoie. La religion chrétienne essuie dans cette mission des persécutions sans cesse. Elle est tranquille dans la plupart des autres ; mais aussi, grâces à Dieu, les persécutions augmentent le nombre des chrétiens.

Mgr l’Évêque a passé trois ou quatre jours avec moi, et j’ai appris de sa propre bouche bien des particularités édifiantes qui tiennent du miracle. Entre autres, une femme malade tombait en démence depuis plusieurs années ; ayant été baptisée, elle fut guérie, et recouvra l’usage de la raison. Comme on délibérait qui la baptiserait, elle nomma un chrétien qui, après avoir été un bandit, est à présent un apôtre qui a converti, et convertit encore tous les jours nombre de personnes, qui a souffert de grands tourments, versé son sang en grande quantité, répondu avec fermeté aux mandarins. Notre cher confrère, Mr Gleyo, est toujours en prison, depuis cinq ou six ans. Autant que je vois, les chrétiens sont zélés pour la religion. La plupart ont dans leur salle d’entrée un écrit, en ces termes : Kao tiao tien si, gisi onam, un tchien, tcho tchou cheu ; c’est-à-dire : à Celui qui dès le commencement est le Créateur de toutes choses, au vrai Seigneur qui est esprit : et plusieurs sentences du christianisme. C’est bien là en faire profession publique. Cependant il y en a plusieurs qui, après avoir commencé à adorer le vrai Dieu, se retirent par la crainte des persécutions.

Voici un fait qui vient d’arriver, et nous a été rapporté le lendemain. Un père chrétien ayant appris que son fils déjà âgé, avait immolé aux démons, voulait le punir. Il le fit mettre à genoux et lui dit : moi, je sers Dieu, et toi, tu sers le démon. Ce sont deux contraires ; cela ne se peut. Il était près de le frapper. Le fils, en colère, disait : s’il me frappe, il faut qu’un meure, voulant dire qu’il se tuerait ou son père. Celui-ci se contint et dit : au moins tu resteras à genoux jusqu’à ce que je te dirai de te lever, car les pères et mères, dans ce royaume, ont un empire absolu sur leurs enfants. Ensuite comme par une inspiration du ciel, le père et la mère, changeant de discours, lui dirent : tiens, nous allons nous mettre avec toi en pénitence, jusqu’à ce que tu renonces au démon pour adorer Dieu ; et si tu ne veux pas, nous resterons avec toi à genoux. Ils se mirent donc à genoux avec leur fils. Mais un quart d’heure à peine passé, le fils se mit à pleurer et dit qu’il veut se faire chrétien.

C’est une chose certaine que la religion chrétienne a été prêchée en Chine, il y a environ douze cents ans. Il y avait des provinces chrétiennes. On voit au Chen-si, province voisine, au nord de celle-ci, une pierre de la hauteur d’un homme où la foi chrétienne est écrite. L’Évêque actuel de cette province a envoyé à Rome une médaille où sont gravés les images de Notre Seigneur et de la sainte Vierge, ayant autour des caractères chinois un peu différents de ceux d’à présent. Il y a encore des restes de la religion. Le nombre de trois, par exemple, est consacré par le culte. Ils font trois révérences à leurs idoles ; ils présentent le sacrifice, (c’est ordinairement de la chair de porc ou de coq,) ou à l’idole ou au ciel, en élevant trois fois ; ils mettent trois tasses de vin devant leur idole ou dans la place ou il y a des papiers dorés, où ils croient que résident l’esprit qu’ils adorent ; ils sonnent, le soir et le matin, trois fois une clochette pour adorer leur Pou-sa. J’ai vu tout cela. J’ai vu aussi ceux qui font des enterrements revêtus avec des habits à peu près comme nos chasubles, et faire des prières pour obtenir le pardon des péchés du mort.

Les Chinois se prosternent pour saluer une personne respectable, par exemple les chrétiens devant les missionnaires, à la manière des orientaux.

Aujourd’hui, veille de Quasimodo, j’ai appris de la propre bouche de celui chez qui je loge, et d’un autre vénérable vieillard qui est bachelier, et qui enseigne la jeunesse tant chrétienne que païenne, comment les mandarins avaient fait souffrir les chrétiens. Ils leur demandaient : Veux-tu renoncer à Dieu : poni tien cheu ? Le chrétien répondait : non : po ac y poto. Alors ils ordonnaient au bourreau de le frapper ; ou ils demandaient : Changes-tu de religion ; Hay Kiao ? Je ne puis, répond le chrétien : Kay pote. Frappe.

Quand il est venu à mon hôte, comme il est fameux, lorsqu’il entendit son nom, il entra en colère, et après les menaces et l’interrogatoire, il lui fit donner cent trente soufflets. Le bachelier en reçut aussi, après avoir confessé. Plusieurs jeunes gens en ayant reçu et souffert avec courage, il fit venir un vieillard, croyant qu’il ne pourrait pas supporter le tourment. En effet, ce vieillard, après quinze coups, s’écrie : Je n’en puis plus supporter, mais je ne puis changer de religion. Il le laissa aller.

Je demande au maître s’il exhorte ses écoliers païens à embrasser la religion ; il dit qu’il n’ose, que les pères et mères haïssent les chrétiens. Mais il a grand soin des enfants catholiques. Sa maison est voisine de la nôtre. Je les entends prier Dieu souvent, et ce n’est pas une petite consolation pour moi d’entendre prononcer souvent les noms de Jésus et de Marie, et chanter les louanges de Dieu, au milieu de cette multitude innombrable d’idolâtres.

Mgr m’a raconté la conversion d’un bonze qui, examinant tous ses livres, n’y trouvait rien qui le satisfît par rapport à la religion. Il vint trouver un lettré qui passait pour savant : il lui propose ses difficultés, disant qu’il ne trouvait point de principe dans les livres qu’il voyait. Il lui demandait ce que devenait l’âme après la mort, et ce lettré lui répond que ses livres ne parlaient par de cela, mais que ceux des chrétiens parlaient de ces sortes de matières. Il demande où il y en a : on lui en indique un. Mais quand il arriva à la maison le chrétien était absent : il travaillait de son métier chez un idolâtre. Il va le trouver. Celui-ci lui répond qu’il ne peut quitter ; il le prie d’aller dans sa maison, lui promettant d’aller le rejoindre au plutôt. En effet, il vint le trouver, l’instruisit pendant plusieurs jours, lui donna des livres. Le bonze entendant la doctrine chrétienne était parfaitement satisfait. Il y a ici de la suite, il y a ici des principes, disait-il. Il s’en retourna chez lui bien satisfait, adorant Dieu. Plusieurs années après, Mgr allant dans les environs, apprit cette histoire des chrétiens : il l’envoya chercher, il le trouva aussi instruit que lui-même (ce sont ses termes ;) il le baptisa et en fit un fervent chrétien. À sa mort, un autre lettré voulant voir comment les chrétiens faisaient leurs enterrements, en fut édifié ; il acheta les livres du défunt, et se fit aussi chrétien.

Mgr m’a aussi raconté une conversion miraculeuse. Un homme venait pour se moquer des chrétiens qui priaient. Il mettait ses mains ensemble, pour faire je ne sais quelle superstition contre eux ; ses doigts insérés les uns dans les autres restèrent ainsi, sans qu’il pût les retirer. Un chrétien s’aperçut de cela, lui assura que s’il voulait croire en Dieu et se faire chrétien, il serait délivré à l’instant ; il le promit, et fut en effet délivré, recouvrant le libre mouvement de ses mains et de ses doigts. Quand il venait chez les missionnaires, Mr Falconet, pour le badiner, mettait ses mains comme il les avait mises.

Les Chinois se passent de bien des choses que nous croyons nécessaires à nous autres : ils n’ont ni draps, ni serviettes, ni nappes, ni cuillères, ni fourchettes. On a bien lieu de pratiquer la pauvreté. Grâces à Dieu, je me plais au milieu de tout cela ; je suis comme dans mon centre. Les aliments sont bien légers ; on n’a point d’indigestion, on peut travailler au sortir des repas. C’est toujours la même chose et apprêté de la même manière.

 

Suite de la Relation édifiante (4)

 Relation à ses amis

 

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