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L’âme qui aime témoigne son affection à son bien-aimé en deux manières : en renonçant, pour l’amour de lui, au plaisir, et en souffrant, pour l’amour de lui, la peine. L’amour fait plus d’impression sur cette âme que la crainte. Cependant il n’est point de tentation si à craindre que celle du plaisir ; c’est le plaisir sensuel qui entraîne et corrompt. Aussi je craignais ces tentations et je priais sans cesse que Dieu ne m’abandonnât pas, confessant ma faiblesse. Je proteste devant Dieu que je tomberais mille fois s’il m’abandonnait. Je lui disais aussi que s’il me donnait le choix, j’aimerais mieux être rongé de vermine, comme nous étions par la presse de mes gens, ou crucifié par toutes sortes de mortifications et d’amertumes intérieures, comme celles qu’ils m’occasionnaient, que de sentir ces tentations. En effet, il semble que Dieu ait exaucé ma prière, car les peines dont j’étais accablé en entendant tant de discours contre Dieu et sa Religion, et contre moi-même, voyant des misères continuelles, tout cela fermait l’entrée aux tentations du démon et donnait matière à bien des sacrifices. J’étais affligé de voir dissiper nos biens pour nourrir l’avidité, la vanité, la sensualité de ces gens ; mais il me venait en pensée que Dieu pouvait nous les rendre au centuple, et que les vertus et les mérites que je pouvais acquérir en souffrant avec patience, étaient, sans comparaison, plus précieux que ces biens temporels. Au reste, je remettais tout cela entre les mains de la Providence à qui je me confiais.

Alors je pensais à l’abus sacrilège que les hommes font des dons de Dieu, du Corps et du Sang de J.-C., et cependant il veut bien les supporter. La seule consolation de souffrir n’est pas peu de chose : une âme sans croix languit, est sans force et sans vigueur, tombe par son propre poids par terre ; mais une âme qui souffre sent je ne sais quelle force qui l’élève vers Dieu, et qui la rend conforme à J.-C. C’était encore là une de mes grandes consolations de voir que Dieu me faisait la grâce de participer en quelques petites choses à ses peines et à ses humiliations : Communicantes Christi passionibus (2 P 4, 13) (Participant aux souffrances de J.-C.) Cette vue des souffrance de Jésus-Christ me faisait paraître les miennes bien petites, quoiqu’à certains moments j’eusse désiré la mort. Oui, souvent je désirais de mourir, mais ce n’était pas par le mouvement de cette ardente charité qui faisait dire à St Paul : Je désire de mourir pour être uni à J.-C. ; c’était pour être délivré des misères et tentations de cette vie, et pour ne plus pécher. Cependant je sens aussi quelquefois un désir de voir la Ste Vierge dans la gloire, et quand je repasse dans mon esprit, comme je fais souvent, le souvenir de nos bonnes âmes qui sont devant Dieu, je me sens un grand désir de leur être réuni. C’était là une de mes occupations journalières, de me rappeler le souvenir de toutes les âmes qui me sont chères, tant vivantes que défuntes. Je les recommandais toutes à Dieu en particulier ; je les mettais sous le manteau de la Ste Vierge. Je repassais toutes les villes et villages où j’avais été ; je priais pour tous ceux qui priaient pour moi ; je priais Dieu de les bénir, de leur rendre au centuple la récompense de leur charité. Je priais tous les Saints de prier pour eux. L’esprit de prière ne me quittait pas. En voyant les campagnes, j’invitais les créatures à bénir le Créateur que les hommes oubliaient ; je pensais au passage : Gentes quæ obliviscuntur Deum (Ps 9, 18) (Les nations qui ont méconnu Dieu.) J’avais toujours à la bouche : bénissez, bénissez le Seigneur ! et dans le cœur, les saints noms de Jésus, Marie, Joseph. J’invoquais tous les jours les saints du paradis, et en particulier tous ceux que je me rappelais.

Les peines que je souffrais, loin de me déconcerter, ranimaient ma confiance. Je sentais bien que c’était là un effet de la bonté de Dieu qui voulait me purifier, me sanctifier. Au lieu d’en murmurer, je l’en bénissais. Je le priais non seulement de me conduire en tout par sa providence, et plus encore de me redresser et de me réformer aussitôt que je m’en écarterais, ainsi que cela est arrivé.

J’avais pris la résolution de ne rien demander, de ne pas dire mon goût, de prendre ce que mes gens me donneraient. Cependant mon estomac, affadi par le riz cuit à l’eau, semblait demander autre chose. Il y avait des sucreries. La raison se révoltait, me disait qu’il fallait l’exécuter, que je ne méritais pas d’être conduit si immédiatement et si particulièrement par la Providence, que c’était peut-être tenter Dieu. J’en pris, ressentant du trouble, je ne le mangeai pas. Chose extraordinaire ! notre conducteur va acheter des petits pains où il y avait de la farine de froment et il me les apporte.

Autre faute contre cet abandon à la Providence : je les voulais mettre de côté pour moi ; ce fut une grande affaire : il s’en plaignit bien vite, on en murmura. Il fallut m’excuser, et cette tentation ne fit qu’augmenter en eux le désir de les dévorer, quoiqu’ils eussent toutes sortes d’autres friandises, car ils avaient l’argent et tout entre les mains. Ils buvaient et mangeaient ce qu’ils voulaient et quand ils le voulaient ; il n’y avait que moi qui n’avais pas ce privilège. Mais je croyais bien que c’était Dieu qui le voulait ainsi ; je voyais bien que tout ce qui m’arrivait venait de la divine Providence, pour punir mes péchés passés, et pour corriger mes défauts présents, ou pour m’exercer dans la vertu. Pour me punir d’avoir jugé et critiqué le prochain, Dieu a permis que je fusse avec une personne qui critiquait tout le monde, et surtout moi-même, blâmait tout ce que je pouvais faire de mieux ; pour me punir de mon orgueil, Dieu a permis que mes inférieurs me traitassent comme un écolier, comme un enfant, comme un esclave ; pour punir ma sensualité, Dieu a permis que je visse manger à chaque instant des biens qui m’appartenaient.

La seule vue de mes défauts dans les autres en étaient le châtiment. Voilà comme nous sommes bâtis : nos défauts ne nous paraissent rien quand nous les considérons en nous-mêmes ; mais quand nous les voyons dans les autres, ils sont insupportables. C’est la réflexion que je faisais souvent pour modérer les sentiments d’aigreur que la vue de ces défauts, et d’autres que je voyais dans mes gens, excitaient en moi. Quoiqu’ils me parussent justes dans leur objet, cependant je me défiais de leur principe, et je pensais que le démon voulait m’exciter à faire quelque éclat, car naturellement j’y étais porté, ce qui aurait peut être eu des suites funestes à la sainte entreprise que je méditais. C’est pourquoi je mettais tous mes ressentiments aux pieds de J.-C., lui en laissant le jugement, approuvant ce qu’il approuvait, et condamnant et rejetant ce qu’il désapprouvait. C’est une prière que nous ne pouvons faire trop souvent, car nous ne savons pas quel esprit nous anime, si c’est celui de Dieu ou le nôtre propre, ou quelque passion cachée. D’ailleurs comme nous sommes hommes, pétris de boue, lors même que nos actions sont bonnes et nos intentions, il s’y mêle souvent de l’humain et de la corruption, qu’il faut retrancher pour que le sentiment et l’action soient purs. Outre les consolations intérieures que Dieu me donnait, j’en ai eu encore d’extérieures. La première, c’est qu’après un mois de chemin je vis des chrétiens dans la province de Hou-quan ; nous étions passés dans un endroit où il y en avait dans la province de Canton, et cet endroit même était à nous ; mais le prêtre chinois qui y était établi n’y était pas ; je ne pus pas les voir, parce que dans ces endroits qui ne sont pas éloignés de Canton, on connaît très facilement les Européens pour en avoir vu à Canton. Je me contentai de prier pour eux. Mais dans la province de Hou-quan, nos gens me les firent voir. Aussi les chrétiens nous firent présent de bien des choses ; entre autres ils me donnèrent des raisins secs, noirs, beaux, excellents, chose très rare en Chine. C’est que j’avais demandé s’il y en avait. J’eus la consolation de voir que ces chrétiens, anciens de père en fils depuis plus de cent ans, étaient très attachés à la religion. Il y en avait cinquante dans la ville, et dans différents endroits, un nombre plus ou moins grand. C’est un prêtre portugais, jésuite, qui les dirige. Nous lui avons porté du vin. J’ai demandé si les païens se convertissaient ; ils m’ont dit que non. Cependant cette année, une fille, servante de chrétiens, s’est convertie, laquelle était très fervente.

 

Suite de la Relation édifiante (3)

 Relation à ses amis

 

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