Relation édifiante

 

depuis l’arrivée de M. Moÿe en Chine,

jusqu’au 8 septembre suivant,

 

et reçue à Paris au mois d’août 1774.

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Laudetur J.-C… Gratia vobis et pax a Deo Patre et Domino N.J.C.

Dilectio in Christo qui nos amant in fide.

 

Je suis parti de Macao la nuit de l’avant-veille du nouvel an 1773. Tout paraissait difficile et presque impossible pour pénétrer dans la Chine, et l’on me promettait toutes sortes de facilités pour aller ailleurs, par exemple au Cambodge. Mais intérieurement je me sentais porté à m’exposer à tous les dangers, me confiant en la protection divine. Cette protection me donnait plus de sécurité que toutes les assurances humaines.

Ces considérations me déterminèrent, avec l’avis de mes confrères, d’aller en Chine plutôt qu’ailleurs. J’avais toujours à l’esprit ce qu’un missionnaire qui avait eu le bonheur de confesser Jésus-Christ et de souffrir des coups pour lui, disait, dans une conversation, que le bien de Dieu était préférable à tout le bien des hommes. J’avais ce sentiment gravé dans mon cœur, de sorte que, quand j’eusse pu sauver l’univers, je ne l’eusse pas voulu si ce n’eût été d’une manière conforme à la gloire et à la volonté de Dieu. Aussi je me promettais peu de convertir beaucoup d’âmes, mais de faire en Chine et d’y souffrir ce qui plairait à Dieu.

J’avais lu dans les épîtres de saint François-Xavier, un endroit qui m’affectait beaucoup, et qui était pour moi, et non pour lui. Ce grand Saint, peu de temps avant sa mort, qu’il sentait qu’il devait faire encore une grande réforme dans sa vie, dans ses mœurs. Ce fut à peu près dans ces sentiments que je quittai Macao.

Un religieux franciscain vint me faire ses adieux. C’est un bon missionnaire. Il m’assurait qu’il dirait la messe pour moi. Je me recommandai aux prières de nos écoliers chinois, et je sortis de notre maison entre sept et huit heures du soir, avec un domestique qui me mena à la barque où des matelots chinois païens m’attendaient. Le vent était contraire, et la mer agitée. Si elle l’eût été un peu plus, comme le jour précédent, il eût été absolument impossible de partir. Mais je voyais que la divine providence ôtait l’obstacle à mesure qu’il le fallait ; ce qui m’était un témoignage de la volonté de Dieu.

Le plus difficile était depuis Macao à Canton. Il y a quarante lieues ; des gardes postés dans tous les lieux où nous devions passer, et des soldats qui voguent sans cesse pour empêcher le passage des Européens. Jugez dans quelle crise nous étions. Une fois, on est entré dans la barque, pour chercher et examiner ; mais nos Chinois avaient pris le bon moment : il ne faisait pas encore jour ; j’étais couché comme si j’eusse dormi. Ils disaient à cette garde : Doucement ! il est malade. On me tâta aux jambes, puis on se retira. D’autres fois on criait : qui est-ce que vous amenez dans cette barque ? Notre domestique chinois se montrait et Dieu voulait qu’ils n’examinassent pas davantage, surtout dans un endroit où, coup sur coup, trois gardes, l’un après l’autre, et tout près de nous, (car nous touchions presque terre de nos doigts,) s’écrièrent : Qui est  ? Ils se contentaient de la réponse de nos conducteurs. Il est vrai qu’il n’y a point de nation qui sache feindre le déguisement comme les Chinois ; vous les eussiez vus avoir une contenance tranquille et indifférente, comme s’ils eussent eu toute sécurité.

Nous passâmes ainsi au-delà de Canton. Le lendemain matin de nouvelles alarmes recommencèrent ; nous soupirions après les ténèbres de la nuit, et tremblions pour la lueur du jour. Cependant nous étions presque au terme du rendez-vous, et l’on ne pouvait nous venir chercher que le soir, à la faveur des ténèbres, pour nous faire entrer dans la barque qui devait nous conduire plus loin. Alors mon domestique fut bien aise, pour se tirer du danger, de prétexter qu’il allait chercher nos gens. Me voilà donc seul, entre les mains de trois Chinois païens, exposé près d’une grande route, où il passait sans cesse du monde, et de temps en temps on faisait des questions. Je voyais bien que Dieu le voulait ainsi pour m’accoutumer à n’avoir de ressources qu’en lui seul. J’ai passé un mois dans de pareilles alarmes que différents dangers renouvelaient. Cette crainte d’être pris par les Chinois, arrêté, empêché d’exécuter l’œuvre pour laquelle je venais ; les suites funestes, non seulement pour moi, mais pour les autres, tout cela m’était plus sensible, en quelque manière, que la mort. La vue du martyre était consolante ; mais la crainte d’être arrêté était accablante.

Cependant j’avais la paix du cœur. L’abandon à la Providence, la pensée que Dieu dirige tout, tranquillisait mon âme, et la disposait à tout. Le boire et le manger m’étaient à charge ; je ne sentais plus la pointe de la sensualité. J’en bénissais Dieu. J’eusse souhaité que cela durât toute ma vie, du moins selon l’esprit. Il est vrai que les mets chinois, la manière de les apprêter sont très propres à mortifier notre goût.

Je me rappelle encore deux circonstances où cette crainte d’être livré entre les mains des Chinois m’a fait de terribles impressions. La première, c’est qu’à la vue des Chinois soldats, notre conducteur dit : po to po. Cela est équivoque : nous ne pourrons échapper ; ou : il ne pourra échapper. Il me venait dans l’esprit (Dieu le permettait pour m’éprouver) que mes gens eux-mêmes voulaient me trahir. Je voyais sur le visage de deux je ne sais quoi de farouche. Et l’autre, c’est que notre barque fit naufrage, par bonheur sur le bord du fleuve, où l’eau n’était pas profonde. Il nous fallut sortir, et être exposés à la vue des curieux et des passants, et une circonstance me faisait penser que des gens qui étaient venus pour nous voir m’allaient dénoncer. La troisième, fut que pour éviter l’examen des gardes qui devaient venir en différents endroits, ils entraient dans la barque pour voir nos marchandises, je sortais et allais où je pouvais, avec un conducteur, par exemple sur des montagnes, et il me venait en pensée : si ce conducteur t’abandonnait, que deviendrais-tu dans un pays immense, où tu ne sais point de chemin, et, où tu ne peux parler sans te trahir toi-même ? À cela je répondais : Dieu pourvoira à tout. C’est là où l’on peut faire dans la réalité des actes d’abandon à la Providence. Que les maximes que j’ai tant de fois répétées en Europe sont vraies, consolantes et nécessaires ici ! Sans cela, où en serions-nous ? À chaque pas on serait déconcerté, car on ne peut pas se fier à des étrangers, qu’autant qu’on a confiance que la Providence les dirigera, et ne permettra pas qu’ils nous nuisent. Assurément ce conducteur m’eut livré, si Dieu l’eût permis. Quand je passais dans une ville, où il y avait tout à craindre ; il prenait la précaution de marcher bien loin devant moi, afin que, si quelque chose m’arrivait, il pût s’évader. Ainsi faisaient les autres.

Cependant Dieu, par un effet de sa bonté, m’a préservé de tous ces dangers extérieurs, et au bout d’un mois il ôta presque entièrement ces alarmes. Mais il voulait m’exercer d’une autre manière, par des ennemis domestiques. Voilà la croix dont Dieu me chargeait, en même temps qu’il m’ôtait la précédente, car il faut porter la croix.

Une personne me disait autrefois qu'elle avait vu en songe, le ciel parsemé de croix. Je lui appliquai d'abord l'explication du songe ; mais à présent je vois que c’était plutôt à moi qu’il le fallait faire : car béni soit Dieu ! je passe d’une croix à une autre. Dieu veuille qu’elles me conduisent enfin au ciel ! Telles sont les petites croix qui m’ont accompagné dans tout mon voyage, dont le détail ne serait pas convenable ici. Ces peines m’eussent été insupportables, si je n’eusse pensé souvent que Dieu gouverne tout, que rien n’arrive sans sa permission. Je le priais de tourner tout à sa gloire et à ma sanctification. Je sentais en moi-même que j’aurais été bien aise de souffrir cela, si l’on m’eût assuré que Dieu en tirerait sa gloire. Je pensais aussi que Dieu me punissait de ce que j’avais trop curieusement et présomptueusement cherché de savoir pourquoi cette nation n’avait eu la connaissance de la religion chrétienne que si tard. De tous les obstacles à la grâce, il n’en est point de plus grand que la duplicité, la perfidie : Væ duplici corde !

Cependant la grâce tout-puissante peut encore le vaincre, cet obstacle : elle saura bien encore changer le cœur tortueux des Chinois. C’est la grâce que je demande tous les jours, en adorant le Sacré-Cœur de Jésus ; ce que je prie les bonnes âmes d’Europe de demander avec moi, que Dieu donne à ce peuple un cœur simple et docile, un cœur droit et sincère, qu’il daigne lui communiquer son Évangile. C’était la prière que je faisais pendant tout le voyage, dès que je voyais des Chinois, et j’en voyais à chaque instant, car ce que l’on dit de leur multitude est très véritable. Vous voyez sans cesse des villes, des villages et des maisons.

Au même temps que mes gens m’affligeaient en me critiquant sans cesse, car c’étaient leurs censures qui faisaient presque tout l’assaisonnement de mes mets, Dieu, d’un autre côté, me consolait par la communication de ses dons. Jamais, ce me semble, je n’ai eu de si bonnes pensées et des sentiments si pieux, malgré les embarras où se trouvent nécessairement les voyageurs ; jamais mon âme ne fut plus en paix. Quand, après des missions, je retournais dans la maison paternelle, je sentais je ne sais quel vide ; mais dans un coin de la barque où j’osais à peine remuer sans être grondé, j’étais dans mon centre, recueilli, et uni à Dieu plus que jamais, élevé au-dessus de tout, et, autant qu’il me paraît, détaché de moi-même.

Du passé, j’avais beau faire ce que je pouvais, après les plus longs exercices d’oraison, je sentais toujours un retour de la nature vers quelque chose d’humain, tantôt le boire et le manger, tantôt le repos ou la promenade, une conversation avec un ami ; mais dans cette union avec Dieu, dans mon voyage, au lieu de désirer ce qui pouvait faire plaisir à la nature je le craignais comme un piège dangereux. C’est cette liberté qui naît d’un détachement total de tout et de soi-même, avec une disposition de tout faire et de tout souffrir. Je craignais même le ministère, autant qu’il communique avec les hommes, parce que je sentais qu’il était presque impossible de n’y pas faire de fautes.

Je me rappelais ce passage des Cantiques (5, 3) : J’ai lavé mes pieds ; comment les souillerais-je ? J’ai ôté ma tunique ; comment la reprendrais-je ? Car les passages de l’Écriture étaient presque toujours le fondement de toutes les pensées et des bonnes affections que Dieu m’inspirait ; elle les produisait ou les conservait.

Un saint missionnaire a dit qu’on sentait dans les pays étrangers le souffle de l’Esprit Saint plus que dans sa patrie ; jamais je n’ai récité les psaumes avec tant d’affection. C’est surtout quand on est dans l’affliction qu’on en pénètre le sens, et l’application à soi-même en est plus facile. Je pouvais bien dire : Audivi vituperationem multorum commorantium in circuitu. Adversum me sursurrabant inimici mei. Qui edebat panes meos magnificavit super me supplantatio. Hostis meus terribilibus oculis me intuitus est. (Job, Ps 30, 14) (Car j’ai entendu les reproches injurieux de plusieurs de ceux qui demeurent aux alentours. Tous nos ennemis parlaient en secret contre moi. Celui qui mangeait avec moi a fait éclater la trahison contre moi. Mon ennemi a lancé sur moi des regards furieux.) En effet, quand je leur étais à charge à cause du danger, ou qu’ils voyaient que je n’étais pas propre à les seconder, ils me regardaient avec des yeux menaçants et d’autres fois ils me riaient au nez.

J’avais un autre ennemi à combattre, bien plus dangereux : c’était le démon qui faisait des efforts extraordinaires pour me faire succomber dans la tentation, afin de renverser tous mes bons desseins. Je sentais comme une main étrangère qui me mettait dans l’esprit des imaginations les plus obscènes. Il revenait sans cesse à la charge, pour me livrer de nouveaux assauts ; et quand il avait fait entrer ces mauvaises impressions, et me représentait cent occasions délicates où j’avais été exposé.

Un missionnaire d’Italie qui est venu sur le même vaisseau, (car j’avais déjà alors ces tentations encore plus furieuses,) me dit… non ; que cette expérience de ma faiblesse et de la corruption de la nature, était une preuve sensible que si j’avais échappé aux dangers, ce n’était que par la grâce de Dieu. En effet, Dieu souvent m’en tirait, sans que je le visse. Ainsi je confesse donc à présent que si Dieu ne m’avait préservé par sa grâce, j’eusse été le plus misérable des hommes. Cependant, dans le fort de la tentation, la grâce qui proportionne ses forces, venait, pour ainsi dire, m’arracher ; et, me prenant comme par la main, m’enlever aux pensées charnelles, pour me faire passer à des pensées saintes et à des sentiments purs. Alors la pensée de la mort et de l’enfer faisait peu d’impression sur moi, j’eusse voulu en être pénétré, puisqu’elle est sainte. Mais, dans ces moments, ces pensées obsèdent tellement l’imagination, que les réflexions les plus propres à les éloigner font peu d’impression. La vue des dangers les plus éminents, comme d’un naufrage, ne les éloigne pas ; mais la grâce de Dieu, la seule grâce de J.-C. était capable de les vaincre. Je compris alors ce qui est dit dans l’Imitation, que ce n’est pas une illusion, si nous passons successivement et rapidement du sentiment de la nature à celui de la grâce, et si après avoir éprouvé la misère humaine, nous nous trouvons peu après élevés au ciel. Je sais de bonnes âmes à qui de pareilles misères arrivaient, et cependant elles avaient de grands sentiments d’amour de Dieu. Oui, l’amour divin se fortifie par le renoncement aux plaisirs, aussi bien que par le support des souffrances.

 

Suite de la Relation édifiante (2)

Relation à ses amis

 

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