Partie II

RÉFLEXIONS

sur les vices dominants de notre siècle

 

1. SUR LE DÉISME

Le plus horrible des vices de notre siècle, c’est le déisme. Jamais on n’a vu tant de libertins attaquer la religion, surtout d’une manière si ouverte, car aujourd’hui l’impiété a levé masque, et il n’y a plus rien de si certain et de si évident qu’elle ne conteste, qu’elle ne révoque en doute, rien de si sacré qu’elle ne blasphème et qu’elle ne tourne en ridicule, de sorte que nous aurions à craindre un renversement total dans la religion si Dieu ne nous avait dit d’une manière aussi claire qu’il soutiendrait son Église et que les portes de l’enfer ne prévaudraient point contre elle (Mt 16, 18). Mais rassurons-nous : les promesses de notre Dieu sont infaillibles. Il l’a conservée jusqu’ici ; il la continuera à la maintenir jusqu’à la fin des siècles, selon la divine parole, usque ad consummationem sæculi (Mt 28,20). Il l’a fait triompher de la fureur des démons ; de la perfidie des juifs, de l’inhumanité des tyrans, de la rage des bourreaux, de la malignité des hérétiques. Il ne lui sera pas plus difficile de la défendre de ces prétendus esprits forts qui l’attaquent pas des discours ineptes. Oui, elle subsistera, cette religion divine. C’est l’ouvrage du tout-puissant. Jamais la malice des hommes ou des démons ne pourra la renverser.

Il fallait apparemment que l’Église, après avoir été attaquée et combattue en cent mille manières différentes, fût encore mise à cette dernière épreuve, pour faire éclater davantage la protection de Dieu sur elle et l’infaillibilité des promesses qu’il a faites en sa faveur. Consolons-nous donc. Aucun des élus ne périra. Si les discours scandaleux de ces misérables qui n’ont ni raison ni religion font quelqu’impression, ce n’est le plus souvent que sur des mondains qui n’ont qu’une foi faible et chancelante, une foi humaine et naturelle. Prions seulement le Seigneur qu’ils n’ébranlent point certaines âmes fidèles qui pourraient les entendre. Ah, que ces vains raisonnements, ces discours téméraires et insensés les frapperaient peu, s’ils connaissaient ceux qui les tiennent ! Ce sont souvent des ignorants qui n’ont jamais vu, encore moins médité, les preuves sur lesquelles la religion est établie, et qui seraient fort en peine si on leur en faisait rendre compte.

 

Indications de quelques preuves de la religion

Notre sainte religion est fondée sur tant de motifs convainquant et sur tant de preuves incontestables qu’il faut pour en douter, ou être parfait ignorant, ou insigne libertin. Cette religion a été annoncée par les prophètes, enseignée par Jésus-Christ, confirmée par des miracles évidents. Elle a été établie d’une manière toute surnaturelle ; elle s’est soutenue contre toutes les persécutions ; elle a été cimentée du sang des martyrs ; elle a été reçue, approuvée, et admirée des plus grands génies ; elle a fait des milliers de saints, et elle porte partout avec elle des caractères visibles de sainteté. Que de puissants motifs pour nous convaincre de son excellence pour peu qu’on y fasse attention ! Et comment peut-on se refuser à tant de raisons qui démontrent si clairement sa divinité ?

 

Prophéties

Les patriarches et les prophètes l’ont annoncée et figurée depuis le commencement du monde et pendant une longue suite de siècles. Et les prophéties qui marquent si clairement la naissance de Jésus-Christ, ses miracles, sa mort, sa résurrection, l’abolition de l’ancienne loi, l’établissement de la nouvelle et tout ce qui la concerne, les juifs par une providence toute divine les ont conservés jusqu’aujourd’hui dans la langue hébraïque, telles et plus fortes que nous les avons nous-mêmes, afin que les impies qui sont déterminés à tout nier ne puissent pas dire qu’elles ont été faites après l’événement, car il serait absurde de supposer que les juifs auraient composé eux-mêmes ou reçu des chrétiens des livres qui les condamnent.

 

Sainteté, doctrine, et miracles de Jésus-Christ

La sainteté incomparable et incontestable de Jésus-Christ, l’excellence de sa doctrine, la multitude et l’évidence de ses miracles que les pharisiens n’ont pu contredire malgré l’envie qu’ils en avaient, et que Julien l’Apostat lui-même a été forcé de reconnaître prouvent d’abord au moins qu’il était envoyé de Dieu, approuvé de Dieu, revêtu de la puissance et de l’autorité de Dieu. Et par une conséquence ultérieure, ces miracles prouvent qu’il était Dieu, puisqu’il les faisait pour démontrer et attester sa divinité. Donc notre religion est divine, puisqu’il en est l’auteur. Donc tout ce qu’elle renferme est vrai, puisque c’est Jésus-Christ lui-même qui l’a enseignée.

 

Faits fondamentaux de la religion

Notre religion est appuyée sur certains faits essentiels dont elle dépend, tels que sont la naissance miraculeuse du Sauveur, son adoration des mages, sa mort accompagnée de tous les phénomènes extraordinaires qui l’ont suivie (car le soleil s’obscurcit, la terre trembla, les pierres se fendirent, etc.), et surtout la résurrection, son ascension, la descente du Saint-Esprit sur les Apôtres et d’autres semblables événements sensibles et publics. Si on peut démontrer un seul de ces faits, quel qu’il soit, voilà notre religion invinciblement établie, quand bien même on ne pourrait pas prouver les autres, parce qu’un seul de ces faits suppose évidemment la vérité de tous les autres, et les dogmes et les événements de notre religion ont entre eux une liaison si étroite et un enchaînement si admirable qu’on ne peut en admettre un sans les admettre tous, et qu’on ne peut en rejeter un sans les rejeter tous. Ainsi, en prouver un, c’est les prouver tous. Voilà pourquoi saint Paul, de la vérité de la résurrection de Jésus-Christ concluait que toute notre foi était certaine, parce que la seule résurrection du Sauveur en était le fondement inébranlable. Il en est de même de son ascension, de la descente du Saint-Esprit sur les Apôtres, car si Jésus-Christ est monté au ciel, s’il a envoyé son Saint-Esprit à ses Apôtres ; s’ils ont parlé diverses langues, il est certain et évident que la religion qu’il a établie est divine. Or, nous ne prouvons pas seulement un de ces faits fondamentaux, mais nous les prouvons tous, non seulement par le témoignage des Apôtres qui les ont vus, et dont la droiture et la simplicité nous rassurent aisément contre toute crainte d’erreur, mais par ce raisonnement tout simple : il est certain que les Apôtres ont prêché et écrit ces faits dont je viens de parler ; ils annonçaient publiquement qu’à la naissance du Sauveur les mages étaient venus à Jérusalem, qu’Hérode et toute la ville en avaient été troublés, qu’à sa mort le voile du Temple s’était déchiré, etc. Or, si ces faits n’eussent point été véritables, comment les Apôtres auraient-ils eu l’audace de les inventer et de les débiter devant les juifs à qui ils prêchaient, et qui savaient parfaitement bien tout ce qui s’était passé : Ce Jésus que vous avez crucifié vous a nourris dans le désert en multipliant cinq pains ; il a ressuscité tels morts, guéri tels malades. Si tout cela n’avait pas été véritable, les Apôtres auraient-ils pu persuader un seul juif, et lui faire croire qu’il avait vu ce qu’il n’avait pas vu effectivement. Un plus long détail mettrait tout dans la dernière évidence. D’ailleurs les Apôtres eux-mêmes faisaient toutes sortes de prodiges pour autoriser ces faits qu’ils annonçaient, ainsi que nous le lisons dans les Actes. Or, comment Dieu aurait-il pu communiquer sa puissance pour opérer tant de miracles en faveur de l’erreur et du mensonge ?

 

Établissement de la religion

Qu’on se rappelle la manière toute divine et toute surnaturelle dont notre religion s’est établie, que l’évangile se soit répandu dans tout l’univers dans moins d’un siècle, non seulement sans aucun secours humain et malgré tous les efforts de l’enfer, que le nombre des chrétiens se soit multiplié à mesure qu’on en faisait mourir davantage, que l’Église se soit soutenue malgré tant de persécutions : que de prodiges qui marquent bien évidemment que l’établissement et la conservation du christianisme est l’ouvrage de Dieu et non de l’homme ! C’était le sage raisonnement que faisait le Docteur Gamaliel à la Synagogue, lorsqu’elle voulait empêcher les Apôtres de prêcher Jésus-Christ : " Si la religion qu’ils annoncent vient des hommes ", disait-il, " elle tombera d’elle-même ; si elle vient de Dieu, nous aurons beau faire, mais nous ne pourrons la détruire " (Ac 5, 34). L’événement a justifié la solidité et la justesse de cette admirable sentence dictée par l’Esprit de Dieu. Toutes les sectes hérétiques sont tombées, mais la religion catholique seule subsiste de nos jours. Quelle consolation pour nous !

 

Martyrs

Qu’on examine tout ce que les martyrs ont souffert pour la défense de la religion, le bannissement, les prisons, les chaînes, les roues, les gibets, les tortures, les brasiers ardents, les huiles brûlantes, le fer et le feu, tout était employé pour les tourments. On inventait sans cesse de nouveaux genres de supplices pour les faire souffrir plus cruellement. De là je tire deux conséquences: l’une, qu’il fallait que ces généreux Martyrs fussent bien convaincus de la vérité de la religion, puisqu’ils versaient leur sang pour la confirmer ; il fallait qu’ils en eussent donc eu des preuves convainquantes ; sans cela ils n’auraient point été dans la disposition de tout sacrifier et de tout souffrir pour sa défense. L’autre, c’est que jamais tant de personnes de tout sexe, de toute condition et de tout âge (car on a vu des enfants souffrir le martyre) n’auraient pu supporter des tourments si rigoureux avec cette force, ce courage, cette fermeté, cette intrépidité qui les portaient à braver la mort et la souffrir non seulement avec patience, mais avec joie, et cela au grand étonnement des païens qui étaient touchés et ravis d’admiration à la vue de cette patience héroïque. Si Dieu ne les eût soutenus, fortifiés, et consolés par sa grâce, la conséquence est aisée à tirer. Ces persécutions ont duré plus de trois cents ans, jusqu’à ce que la religion fut définitivement établie. Dieu le permettait ainsi, afin qu’il ne fût pas dit que cette religion divine dût son établissement à la protection des hommes, mais qu’ayant eu à soutenir les efforts des puissances de la terre et de l’enfer, il fût visible et incontestable qu’elle ne pouvait venir que de Dieu.

 

Efficacité de la grâce

Une preuve bien convainquante de la vérité de notre religion, c’est la force et l’efficacité de la grâce. Quand on considère toutes les merveilles que la grâce a opérées dans tous les temps dans la seule Église catholique et nulle part ailleurs, quand on fait attention à cette multitude de juifs et de païens qui ont renoncé aux préjugés de la naissance et de l’éducation, à leurs parents, à leurs amis, à tout ce qu’ils avaient de plus cher dans le monde, pour embrasser une religion persécutée, outragée, il fallait que la grâce agît bien fortement sur leur esprit et sur leur cœur pour les faire entrer tout à coup dans des sentiments si opposés à la nature. Origène rapporte que plusieurs après leur conversion racontaient comment ils s’étaient sentis attirés à la foi catholique par un instinct et une inspiration toute surnaturelle et divine. Qu’on lise la conversion de saint Paul : d’où pouvait venir un changement si subit et si merveilleux ? De persécuteur de l’Évangile le voilà dans un moment devenu un Apôtre ! Quel prodige ! La grâce seule en pouvait être le principe ! Qu’on lise la vie d’un seul saint : il n’en faut pas davantage pour nous convaincre de la divinité de notre religion, parce qu’il est aisé de voir que des actions et des sentiments aussi héroïques, aussi divins que ceux des saints ne pouvaient venir que de Dieu. Or, il n’y a eu des saints que dans la religion catholique. Auraient-ils pu s’y sanctifier si elle n’eût été sainte elle-même ? Si on dit que les légendes contiennent bien des histoires fabuleuses, qu’on admette que celles qui sont bien avérées et bien authentiques, qu’on s’en rapporte du moins aux auteurs les plus exacts et de la plus saine critique, à M. de Fleury, à Baillet même : j’y consens. On trouvera encore dans la vie des saints une multitude innombrable de faits merveilleux et de miracle surprenants, qui prouvent tous évidemment la divinité de notre religion. Toute l’histoire ecclésiastique est remplie de prodiges que Dieu a opérés dans tous les siècles en faveur de son Église. Il est impossible de la lire sans être pleinement convaincu de la vérité d’une religion si souvent autorisée par des marques si frappantes de la protection divine. Et ne voit-on pas encore aujourd’hui des preuves sensibles de l’efficacité de la grâce dans la conversion de certains pécheurs scandaleux ? Quand on réfléchit bien sur soi-même, on est forcé de convenir qu’il y a un principe surnaturel qui agit en nous. Saint Ignace, peu de temps après sa conversion, assurait que, quand même il n’y eût point d’évangile ni d’autres preuves de la religion, il lui suffirait pour croire indubitablement toutes les vérités de la foi, de faire attention à ce qui s’était passé dans lui et à ce que la grâce lui avait fait sentir. Les confesseurs sont des témoins que la grâce opère encore à présent dans les âmes. Or, l’assistance de la grâce est une preuve certaine d’une religion surnaturelle. Mais il peut y avoir de faux miracles, des illusions, des prestiges et des hypocrites : j’en conviens. Mais les faux miracles supposent qu’il y en a de vrais. Qu’on ne les croit pas légèrement à la bonne heure ! C’est l’intention de l’Église ; elle défend sous peine d’excommunication de publier de faux miracles ; elle prend toutes sortes de précautions pour les avérer. Mais, encore une fois, n’y en eût-il qu’un seul de véritable, il prouve la vérité de notre religion.

 

Livres saints

Les Livres saints prouvent aussi la sainteté de notre religion. Si l’on cherche sincèrement la vérité, il ne faudrait quelquefois qu’une page de l’écriture pour nous convaincre, car elle porte avec elle des caractères de sincérité, de vérité, de divinité inimitables, qu’on ne peut se lasser de les admirer quand on la médite sérieusement. Qu’un imposteur compose un nouvel évangile, comme il est arrivé à quelques hérétiques, sa fourberie sera bientôt découverte, peut-être par l’endroit même où il aura pris soin de la cacher. Mais, plus on approfondit les Livres saints, plus on en sent la certitude et l’incontestabilité. Le petit livre de l’Imitation seul, bien médité, prouverait la divinité de la religion catholique. Il y a bien d’autres preuves de la divinité de notre sainte religion. Et une seule de ces preuves, bien développée, suffit pour la démontrer incontestablement. Car je ne fais ici que les indiquer. On peut les voir au long dans le Discours de M. Bossuet sur l’Histoire universelle, dans M. l’abbé d’Houteville, dans les pensées de Bourdaloue, dans Abadie, et dans tous les théologiens. Mais ces auteurs ne sont point du goût des impies de notre siècle. Ils sont trop solides. La vérité y est trop clairement démontrée pour ceux qui la détestent, nos libertins cherchant plutôt le faux brillant d’un Voltaire ou d’un Rousseau et d’autres semblables auteurs, dont tout le mérite consiste dans un style bien fleuri parce qu’il est plus propre à séduire qu’un style simple où la vérité paraît dans tout son jour.

 

Autorité des Docteurs de l’Église

Enfin pour dernière preuve, les Justin, les Origène, les Tertullien, les Cyprien, les Ambroise, les Jérôme, etc. ces grandes lumières de l’Église, ces génies supérieurs qui faisaient l’admiration de leur siècle ont crû tout ce que nous croyons ; ils ont regardé notre sainte religion comme la seule bonne, à l’exclusion de toutes les autres. Or, ces grands hommes, qui avaient passé toute leur vie dans l’étude de la religion en savaient sans doute bien autant que les prétendus esprits forts de nos jours. Que risquons-nous en croyant ce qu’ils ont cru ? Ils n’ignoraient pas toutes les objections qu’on pouvait faire contre cette divine croyance. Les impies de notre siècle triomphent quelquefois en pensant qu’ils en forment de nouvelles. Hélas ! ils ne disent rien qui n’ait été cent fois réfuté par les saints Pères et les théologiens. Ce qui est encore à remarquer touchant les docteurs de l’Église, c’est que plusieurs d’entre eux étaient nés dans le paganisme, et qu’ils n’avaient embrassé la religion qu’après un mûr examen et une longue recherche de la vérité. Ainsi on ne peut pas dire que c’étaient les préjugés de l’enfance qui les portaient à la croire, puisqu’ils avaient eu à les combattre pour la suivre. Mais il est bien surprenant que des personnes nées dans les ténèbres de l’erreur reconnaissent la vérité de la religion catholique et l’embrassent, tandis qu’aujourd’hui nous voyons des gens nourris dans le sein de cette religion s’élever contre elle et la combattre. Comment cela se peut-il ? La question est aisée à résoudre. C’est que ceux-là cherchaient sincèrement la vérité, et ceux-ci n’aiment rien tant qu’à se faire illusion. La religion chrétienne a plus d’évidence et de clarté qu’il n’en faut pour éclairer ceux qui désirent sincèrement de l’être, et elle a assez d’obscurité pour aveugler ceux qui aiment les ténèbres et qui ne cherchent la vérité qu’en apparence. C’est en ce sens que saint Paul disait que la doctrine qu’il prêchait était une odeur de vie pour les élus, et une odeur de mort pour les réprouvés.

 

Pourquoi Dieu a voulu qu’il y ait quelque obscurité dans la foi

C’est par un conseil adorable de la sagesse divine qu’il se trouve quelqu’obscurité dans l’objet de notre foi, quoique les motifs qui nous portent à croire ce qu’elle enseigne soient évidents: c’est pour rendre notre foi plus surnaturelle et plus méritoire. Car l’essence et le mérite de la vraie foi consistent à croire ce que nous ne voyons point et ce que nous ne comprenons point, selon cette sentence du Sauveur : Heureux ceux qui ont cru et qui n’ont point vu (Jn 20, 29). Si tout ce que la foi nous propose était clair et évident, nous n’aurions plus de mérite à le croire, et nous ne ferions pas un grand sacrifice à Dieu en soumettant notre raison à l’autorité de sa parole. Plus l’objet de notre foi est caché et enveloppé de ténèbres, plus l’hommage que nous rendons à la souveraine vérité est grand et estimable à ses yeux.

Au reste, ce sacrifice que nous faisons à Dieu en captivant notre entendement sous le joug de la foi est très raisonnable, comme le dit l’Apôtre : rationabile obsequium vestrum (Rm 12, 1). Car qu’y a-t-il de plus juste et de plus raisonnable que de croire à la parole d’un Dieu qui est la vérité même ? Il était donc de l’ordre de la sagesse divine qu’il y eût quelques difficultés dans le religion, pour donner lieu de discerner la vraie foi d’avec la fausse. Car il faut, comme dit saint Paul, qu’il y ait des hérésies pour manifester la foi des justes. C’est donc par un juste jugement que Dieu a permis ces respectables ténèbres qui enveloppent les vérités de la foi, pour éprouver la fidélité des bons et pour punir la duplicité des méchants, selon l’oracle du bienheureux vieillard Siméon, qui, tenant l’Enfant Jésus entre ses bras, annonçait par avance que ce divin Enfant serait le sujet de la damnation des uns, en même temps qu’il serait la cause du salut des autres : positus est hic in ruinam et in resurrectionem multorum (Lc 2, 34). Dieu a donc permis qu’il y eût quelques difficultés et quelques obscurités dans la religion, pour éprouver, pour purifier et perfectionner la foi des vrais fidèles qui cherchent sincèrement la vérité, et pour punir l’orgueil et la méchanceté des libertins qui aiment leur aveuglement, et qui ne craignent rien tant que de voir la vérité qui condamne. Car s’ils sont beaucoup plus touchés des objections et des difficultés que des réponses et des solutions, ce n’est que par rapport à la mauvaise disposition de leur cœur. Quand une raison nous est favorable, nous la trouvons bonne et solide, quelque frivole qu’elle soit en elle-même ; mais si elle nous est contraire elle nous paraît pitoyable, parce que la passion nous aveugle. C’est pour cela que les impies trouvent bon et excellent tout ce que l’on peut dire contre la religion, et qu’ils rejettent tout ce que l’on peut proposer en sa faveur, parce qu’elle est opposée à leurs inclinations.

D’ailleurs, si on examinait bien toutes les objections et les difficultés que l’on propose contre notre sainte religion, on verrait qu’elles sont de nouvelles preuves qui la confirment. Tout ce que l’on attaque le plus c’est l’incompréhensibilité de ses mystères, car pour sa morale il n’y a personne qui ne soit obligée de reconnaître l’excellence de sa pureté. Tout ce qu’ont dit les sages de l’antiquité n’en approche pas. Une seule sentence de l’Évangile en dit plus que tous les philosophes ensemble. Tout le monde, et les plus impies même sont donc forcés de faire là-dessus l’aveu que firent ces envoyés de la Synagogue, qui étaient venus pour se saisir de Jésus-Christ, et qui, l’ayant ouï prêcher, s’en retournèrent avec admiration, protestant que jamais homme n’avait parlé de la sorte : nunquam sic locutus est homo (Jn 7, 46). Mais pour les mystères - un Dieu en trois Personnes, un Dieu né dans une étable et mort sur une croix, ne multitude innombrable d’âmes qui périssent chez les infidèles et chez les hérétiques, puisque hors de l’Église il n’y a point de salut, et chez les catholiques même, puisqu’il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus, les peines éternelles de l’enfer, un seul péché mortel puni par une éternité de supplices, etc. - ce sont là autant de mystères incompréhensibles qui semblent même choquer la raison : oui, du premier abord. Mais qu’on y réfléchisse attentivement, et l’on trouvera que ces mystères sont autant de preuves de la divinité de notre religion :

1° parce que si notre religion ne nous proposait que des choses aisées à comprendre, ce ne serait qu’une religion humaine et naturelle, et un philosophe en pourrait faire autant. Mais nos mystères surpassent infiniment la portée de l’esprit humain. Donc ils ne sont point d’une invention humaine. En effet, quel homme avec les lumières de la seule raison eût jamais pensé qu’il y eût trois Personnes en Dieu, qu’un Dieu s’anéantirait jusqu’à prendre la nature de l’homme, que malgré les mérites infinis de la mort de ce Dieu-homme il y aurait si peu d’âmes sauvées. Ainsi, plus tous ces mystères sont supérieurs à la raison ; plus ils prouvent la divinité de la religion.

2° Quoique ces mystères paraissent d’abord opposés à la raison, cependant quand on les médite sérieusement on les trouve parfaitement d’accord avec elle. Car la raison elle-même nous apprend que Dieu est incompréhensible, et que ce serait une folie à l’homme de vouloir entreprendre de pénétrer son essence tandis qu’il ne se connaît point lui-même. Or, cette incompréhensibilité de Dieu paraît merveilleusement bien dans le mystère de la Trinité. La raison nous apprend encore que Dieu est infiniment bon, infiniment juste. Les mystères de l’Incarnation et de la Rédemption nous donnent une preuve complète de sa bonté infinie, et la rigueur des peines de l’enfer, une idée terrible de sa justice. Ceux qui ne voudraient voir dans Dieu que miséricorde agissent contre la raison, qui nous apprend que la justice est une perfection aussi essentielle à Dieu que sa bonté. C’est ainsi que tous mystères, bien approfondis, loin d’être opposés à la raison, se trouvent très conformes à la plus saine et à la plus droite raison. Et ce qui révolte les impies, c’est souvent ce qui édifie le plus les vrais fidèles. Un orgueilleux sera choqué de voir un Dieu enfant et couché sur un peu de paille, et une âme humble en sera ravie d’admiration et enflammée d’amour. Et par les lumières de la raison même éclairée par la foi elle découvrira dans tous ces mystères des traits d’une sagesse toute divine, tandis qu’un mondain s’en scandalisera et les regardera comme une folie : Judæis quidem scandalum, gentilibus autem stultitiam (1 Co 1, 23).

Un impie, considérant encore la multitude des âmes qui périssent hors du sein de l’Église, sera porté à blasphémer contre la providence, et un chrétien comprendra par là le bienfait singulier de sa vocation à la foi. Plus il verra que le nombre des infidèles est grand, mieux il sentira ce qu’il doit à Dieu pour la grâce qu’il lui a faite de naître dans la vraie religion, plus il en sera touché de reconnaissance en s’écriant avec David : " Ah ! Seigneur, vous n’avez pas agi avec la même bonté à l’égard de tant de nations ensevelies dans les ténèbres de l’erreur, et vous ne leur avez pas manifesté comme à moi la vérité de vos jugements ". Non fecit taliter omni nationi et judicia sua non manifestavit eis (Ps 147, 20).

3° Enfin, quelqu’incroyables que soient tous ces mystères, ils ont été prêchés dans tout le monde, et ils ont été crus des juifs et des païens, des savants et des ignorants. Donc ils sont vrais, car il n’y a que Dieu qui aurait pu donner une conviction intime et une persuasion indubitable de ces mystères. Il fallait, pour faire croire aux hommes des mystères incroyables, des motifs de crédibilité si évidents, il fallait qu’on vît des miracles bien éclatants pour les confirmer, ou, comme dit saint Augustin, si le monde s’était converti sans miracle, ce serait encore un miracle plus surprenant que tous les autres, qui prouverait toujours également la divinité de notre religion.

Ainsi, de quelque côté que l’impie attaque la religion, il lui fournit malgré lui des armes pour se défendre et pour le combattre lui-même. S’il dit qu’elle est facile à croire il a tort de se plaindre, et s’il exagère l’incompréhensibilité de ses mystères il prouve sans le vouloir que son établissement n’a pu se faire que par la toute-puissance de Dieu, ce qui est un caractère incontestable de sa divinité. Bourdaloue développe admirablement bien à son ordinaire ce raisonnement de saint Augustin. Voyez dans ses Pensées l’endroit qui a pour titre, L’incrédule convaincu par lui-même [Œuvres complètes de Bourdaloue, Nouvelle édition, Paris-Lyon : Librairie Bridet, sans date, vol. VI, p. 387-393]. Il est donc vrai de dire que les objections que l’on fait contre la religion se tournent en preuves pour elle quand on les examine attentivement. Si les libertins faisaient toutes ces réflexions et mille autres que l’on pourrait faire à ce sujet, toutes également solides, comment oseraient-ils seulement ouvrir la bouche pour parler contre cette sainte religion qui porte de toutes parts avec elle des caractères de divinité si sensibles ? Mais ils sont bien éloignés de les faire, ces réflexions. Ils en sont même souvent incapables. Car qui sont ceux qui parlent contre la religion ?

 

Caractère des déistes

Ce sont la plupart des ignorants qui n’ont jamais bien réfléchi sur les preuves de la religion, ou qui ne les ont peut-être jamais vues, comme on vient de le montrer. Car ils ne lisent guère d’autres livres que ceux des impies qui la décrient sans la connaître, des gens par conséquent qui blasphèment ce qu’ils ignorent, comme dit l’écriture. Et cela n’est pas seulement vrai à l’égard des libertins qui se trouvent parmi le commun du peuple, mais encore par rapports à ces esprits forts que les mondains admirent. Pour peu qu’on réfléchisse sérieusement sur le fond des choses qu’ils disent ou qu’ils écrivent, sans se laisser éblouir par l’emphase de leurs beaux termes, on voit qu’il n’y a dans leurs discours ni principes, ni conséquences, ni justesse, ni solidité.

Ce sont des petits génies, des esprits superficiels, dont tout le mérite consiste dans un langage pompeux, dans un vrai babil, dans de fades plaisanteries, qui raillent tout, et qui croient avoir dit des merveilles quand ils ont dit un bon mot pour faire rire les sots comme eux. Ce sont néanmoins de tels personnages qui priment dans les conversations. On les écoute comme des oracles, on leur applaudit, on les autorise du moins par un lâche silence, et personne n’a le courage de leur fermer la bouche. Enfin, les personnes qui parlent contre la religion sont des gens corrompus et déréglés pour la plupart. Il n’est pas surprenant que des gens de ce caractère combattent la religion, qu’ils la haïssent, la détestent. C’est qu’elle condamne leurs vies et leurs dérèglements. C’est qu’elle trouble leur sécurité et qu’elle répand de l’amertume sur leurs plaisirs en annonçant un enfer où ils brûleront pendant toute l’éternité. Comme toutes les vérités de la religion leur sont contraires, il n’est pas étonnant qu’ils cherchent et qu’ils inventent des raisons pour tâcher de se persuader que ces vérités ne sont pas telles qu’on les présente, qu’on en dit plus qu’il n’y en a, ou qu’on ne les entend pas comme il faut. Car ils se croient plus en état de décider sur le dogme et la morale que l’Église que Jésus-Christ a établie pour cela. Mais ils ont beau se tourmenter pour chercher des moyens de se tranquilliser, leur conscience réclamera toujours à certains moments, et surtout au lit de la mort. Quoi qu’il en soit, leurs vaines subtilités ne les soustrairont pas à la justice divine, et ils verront dans l’autre vie, mais trop tard et pour leur malheur, la réalité des choses qu’ils n’ont pas voulu croire dans celle-ci. Car tenter de convertir ces malheureux, c’est une chose presque inutile. L’arrêté de leur condamnation est déjà prononcé dans l’écriture. Qui non credit jam judicatus est (1 Jn 3, 18) : " Celui qui ne croit pas est déjà jugé ". Leur conversion est moralement impossible. Il faudrait pour l’opérer le miracle de la grâce le plus prodigieux. Leur salut est plus désespéré que celui des infidèles, puisqu’ils sont infiniment plus criminels ; ils sont plus aveugles que les idolâtres, plus méchants que les hérétiques, et plus endurcis que les juifs. Ce n’est point une exagération. Ils rejettent des vérités que toutes les nations ont regardées comme indubitables. Ils vont jusqu’à nier l’immortalité de l’âme et l’éternité des peines de l’enfer, ce que ni les turcs, ni les hérétiques, ni les païens même n’ont jamais fait.

 

2. SUR L’ESPRIT DU MONDE

Un autre grand désordre qui règne de nos jours et qui se répand partout, passant des grands aux petits, c’est l’esprit du monde. C’est peut-être ce malheureux esprit qui a donné lieu à l’impiété et à l’irréligion et qui a été la cause de ses progrès, parce qu’à mesure qu’on prend l’esprit du monde, l’esprit de la religion se perd. Après cela il n’y a point d’erreurs et de travers dont on ne soit capable.

L’esprit du monde ; c’est la manière ordinaire de penser des gens du monde. Ainsi on a l’esprit du monde quand on pense comme le monde, quand on parle comme le monde, quand on a les sentiments du monde et qu’on en suit les maximes. Or, les maximes du monde sont celles qu’on entend débiter tous les jours dans le monde : qu’il faut se faire honneur, qu’il faut s’élever, faire sa fortune, briller, savoir plaire et se faire aimer, se rendre la vie douce et agréable. On a l’esprit du monde quand on aime le monde, quand on y est attaché, quand on fait grand cas des choses du monde et qu’on en fait peu du salut, quand on fait consister son honneur dans la possession et la jouissance des biens de ce monde, qui sont les richesses, les honneurs, et les plaisirs. Quand on a l’esprit occupé de toutes ces choses ou de quelqu’une de ces choses, et que le cœur y est attaché, on a l’esprit du monde. Quand l’esprit est tout rempli de la pensée des créatures, et que le cœur y est entièrement attaché jusqu’à y mettre sa dernière fin, l’esprit du monde est à son comble, et le salut devient moralement impossible, la religion s’éteint, et l’on tombe dans l’aveuglement et l’endurcissement spirituel. On juge que l’on met sa fin dernière dans les biens du monde lorsqu’on les recherche avec plus d’avidité que ceux du ciel, et qu’on est disposé à commettre un péché mortel pour se les procurer ou pour ne pas les perdre.

Jésus-Christ a condamné hautement le monde et ses sectateurs. Il déclare que le monde était incapable de recevoir le Saint-Esprit, et qu’il ne priait point pour le monde, tant il le jugeait indigne de sa grâce et hors d’état d’en recevoir les impressions. rien n’est plus opposé au christianisme que l’esprit du monde. L’esprit de Dieu et l’esprit du monde sont aussi contraires, aussi incompatibles, que la lumière et les ténèbres. L’esprit de Dieu est un esprit d’humilité, de simplicité, de droiture, de charité, de détachement, de pauvreté. Et l’esprit du monde est un esprit d’orgueil, de duplicité, de fausseté, un esprit d’intérêt, d’ambition, de vanité et d’amour propre. Qu’on lise attentivement le cinquante-quatrième chapitre du IIIe livre de l’Imitation, sur les mouvements de la nature et de la grâce, et l’on verra l’énorme opposition qui se trouve entre ces deux esprits. Un chrétien doit avoir horreur de l’esprit du monde, puisqu’il est si contraire au caractère dont il est honoré et si opposé à l’Évangile qu’il professe, car l’Évangile combat partout l’esprit du monde. Nous avons renoncé dans le baptême au monde, aux maximes et aux vanités du monde. Il est impossible d’être chrétien et mondain tout à la fois, puisque l’esprit et les maximes de la religion sont essentiellement opposés à l’esprit et aux maximes du monde. On ne peut servir deux maîtres aussi différents que Dieu et le monde. On ne peut plaire tout à la fois à Dieu et aux hommes.

Saint Paul se glorifiait de n’avoir point reçu l’esprit du monde mais celui de Dieu (1 Co 3). Et aujourd’hui on rougit de l’esprit de l’Évangile, on n’ose presque plus le prêcher tel qu’il est. Mais les maximes du monde ; on les débite partout et on se fait gloire de les suivre, tant l’esprit du monde a prévalu. Dieu avait envoyé son Saint-Esprit, et cet Esprit divin avait rempli l’univers de ses lumières ; il avait changé le monde, il l’avait sanctifié. Mais " qu’a fait le démon ", ajoute le Père Bourdaloue dans son sermon pour la Pentecôte, le démon, ce prince de ténèbres, ennemi des œuvres de Dieu et jaloux de sa gloire ? Pour combattre ce miracle, il s’est efforcé et il a même trouvé le moyen, de pervertir l’univers par un esprit tout contraire, je veux dire par l’esprit du monde, qui, en se communiquant et se répandant, a défiguré toute la surface de la terre, que l’Esprit de Dieu avait saintement renouvelée. Et c’est là le grand désordre de notre siècle, que nous ne pouvons pas assez déplorer. Tout l’univers est rempli de l’esprit du monde, et on peut dire que l’esprit du monde est comme l’esprit dominant qui conduit tout. C’est l’esprit du monde que l’on consulte dans les affaires, c’est l’esprit du monde qui règne dans les conversations, c’est l’esprit du monde qui règle les usages et les coutumes. On juge selon l’esprit du monde, on agit et on se gouverne selon l’esprit du monde [Sermon pour la fête de la Pentecôte, dans Œuvres complètes de Bourdaloue, vol. V, p. 183]. Pernicieux esprit qui, à mesure qu’il se répand dans le monde, y fait éclipser les lumières les plus vives de la raison et de la religion !

Cependant je le répète encore une fois, cet esprit du monde se répand partout ; on ne se contente pas de l’avoir pour soi ; on tâche de le communiquer aux autres. Un père l’inspire à ses enfants, il leur en fait des leçons, il leur en donne des règles, il les élève selon l’esprit du monde, et ce n’est pas seulement dans les palais des grands que cet esprit règne mais dans les conditions particulières. C’est parmi le peuple. Le dirai-je ? c’est jusque dans les plus saints états, jusque dans l’Église, jusque dans le clergé. Les religieux même n’en sont pas exempts, et dans la profession qu’ils font de renoncer au monde ils ne se laissent pas d’en conserver encore l’esprit. C’est ainsi que ce grand homme déplorait dans le siècle passé les progrès que faisait l’esprit du monde. Et qu’eût-il dit s’il eût vécu dans le nôtre ? Car il est évident que ce malheureux esprit du monde est toujours allé en augmentant et nous le voyons chaque jour prendre un nouvel accroissement. Jamais on n’a été si mondain dans tous les états, jamais on n’a été si vain. La mondanité est à son comble, et jamais l’esprit de Dieu n’a été plus méprisé ni plus rare. S’il y a encore dans le monde quelques âmes qui la conservent et qui vivent selon les règles de l’Évangile, on les déteste et on les a en horreur. Les personnes mêmes qui sont consacrées à Dieu par état accommodent maintenant leur religion au goût du monde : chaque Ordre, chaque établissement dans son commencement était dans la ferveur, parce que les Fondateurs y faisaient régler l’esprit de Dieu dont ils étaient eux-mêmes remplis ; mais ils ont tous dégénéré à mesure que l’esprit du monde s’y est introduit et que l’esprit du corps a pris la place de celui de Dieu. L’esprit du monde se répand jusque dans la dévotion même, car on ne souffre plus aujourd’hui dans la piété rien qui ressente la première simplicité du Christianisme, encore moins la pauvreté et la mortification. Cela était bon du temps des Apôtres ; mais cela n’est plus du goût du siècle. Il faut une dévotion plus à la mode, une dévotion aimable, enjouée, noble, et surtout une dévotion commode et aisée. C’est ainsi que l’esprit du monde gâte et corrompt tout, infectant ce qu’il y a de plus saint dans la religion. Mais à mesure que cet esprit se répand dans nous, celui de Dieu se retire et s’éloigne de nous. Et dès que ce divin esprit nous a une fois abandonné, nous ne sommes plus que des fantômes de piété, quoique nous fassions encore à l’extérieur bien des actes de religion.

Or, si l’esprit du monde est si dangereux pour ceux même qui sont séparés du monde par la profession de leur état, combien n’est-il pas à craindre pour tous ceux qui vivent dans le monde, qui voient les exemples séduisants du monde, et qui en entendent tous les jours les pernicieuses maximes ? Fuyons donc ce malheureux monde, ce monde corrompu, ce monde pervers ; ayons l’horreur de ses principes et de ses sentiments ; ne consultons point ceux qui en sont infatués ; suivons les avis et les conseils des vrais serviteurs de Dieu, qui sont éclairés et animés de son esprit, et appliquons-nous à imiter leurs exemples. Marchons avec simplicité dans la voie de Dieu ; méprisons les discours et les jugements du monde. Saint François de Sales fait voir dans son Introduction à la vie dévote combien on en doit faire peu de cas. Et le Sauveur lui-même nous a prédit que le monde haïrait et persécuterait ses disciples comme il l’avait haï et persécuté. Et saint Jean nous dit encore que nous ne devons pas nous étonner si le monde nous hait.

Ah, Seigneur ! jusqu’à quand cet esprit mondain si opposé à votre divine Esprit régnera-t-il donc encore sur la terre ? Jusqu’à quand infectera-t-il l’univers de sa corruption ? Arrêtez-en les progrès, mon Dieu ! Envoyez de nouveau votre Saint Esprit dans le monde. Préservez-en du moins ces âmes choisies que votre providence se conserve encore dans le monde malgré la contagion qui y règne. Pour moi, mon Dieu, je renonce à cet esprit d’erreur et de corruption, je le déteste et je l’abhorre. Je renonce aussi à mon propre esprit pour n’être plus désormais éclairé, conduit, inspiré et gouverné que par le vôtre.

 

3. SUR LA PRÉSOMPTION OU L’ILLUSION D’UNE FAUSSE CONVERSION,

qui est cause de la profanation des Sacrements

La présomption est une fausse confiance par laquelle on espère être sauvé sans vouloir faire ce qu’il faut pour cela. Dieu est bon ; il ne m’a pas créé pour me perdre. Ce principe est vrai, mais on en abuse horriblement parce qu’on ne l’entend pas, ou plutôt parce qu’on ne veut pas l’entendre. Dieu est bon : cela est vrai, ses miséricordes sont infinies. Il n’est point de si grand pécheur qu’il ne soit disposé à pardonner, et cela est encore vrai ; mais comment ? À quelles conditions ce pécheur pourra-t-il rentrer en grâce avec Dieu ? Sera-ce en continuant ses désordres, en persévérant dans son crime ? Non, sans doute, mais en se convertissant, en quittant ses dérèglements et en retournant à Dieu de tout son cœur. Or, voilà ce que l’on ne veut pas entendre, voilà sur quoi on s’aveugle. On exalte sans cesse la miséricorde de Dieu, et l’on ne parle pas de sa justice qui est aussi infinie que sa miséricorde. Il semble que rien ne soit plus facile que de rentrer en grâce avec Dieu ; mais on se trompe. Après être tombé dans les plus grands péchés, et souvent après avoir croupi des années entières dans les habitudes les plus criminelles, on vient se confesser à la hâte et dans la foule, souvent après un examen superficiel ; et après une accusation faite sans douleur, sans humilité, et souvent sans sincérité on reçoit l’absolution, on communie, et après cela on se tranquillise et on retombe dans de nouveaux péchés aussi grands que les premiers. Cette rechute devrait faire douter de la sincérité de la première confession ; mais point du tout ! On n’a pas là-dessus le moindre scrupule, on n’est pas même tenté d’y penser tant on se tient pour assuré du pardon par l’absolution qu’on a reçue. On va de nouveau à confesse ; on est encore absous, on revient dans sa première tranquillité, on continue à vivre de la sorte, on meurt dans cette fatale sécurité : quel malheur ! Cependant, c’est là l’état du plus grand nombre des chrétien, qui n’ont nulle idée d’une vraie conversion.

Ce qu’il y a de plus déplorable, c’est qu’on aime cet aveuglement ; on s’y plaît, et au lieu de chercher à s’éclairer on ferme les yeux à la lumière, et on ne craint rien tant que d’être troublé dans cette fausse paix où l’on vit. Et s’il arrive que l’on tombe entre les mains d’un confesseur qui veuille en faire connaître le danger, on se plaint, on murmure, on l’accuse de jeter mal à propos l’alarme et le désespoir dans les consciences. On va aussitôt en trouver un autre qui nous rassure et nous tranquillise en apaisant tous les remords que les avis salutaires du premier avaient excités. Ainsi on étouffe bien vite tous ces germes d’une grâce naissante et les principes de conversion qui commençaient à se produire dans le cœur d’un pécheur. Et après avoir calmé ces justes remords on tombe dans un état d’endurcissement où la conversion devient plus difficile que jamais. C’est ainsi que les juifs à qui Jérémie annonçait les malheurs dont ils étaient menacés de la part de Dieu, au lieu de se rendre à ses exhortations, l’accablèrent d’injures, et allaient consulter des faux prophètes qui les flattaient dans leurs désordres et qui leur promettaient la paix, tandis que la colère du Seigneur était prête d’éclater sur eux.

 

Les Vraies Conversions sont rares et difficiles

Rien n’est plus difficile, rien n’est plus rare qu’une véritable conversion. Il en coûte plus à Dieu pour convertir une seule âme que pour créer l’univers. Il faut une espèce de miracle pour ramener un pécheur de ses égarements. Aussi est-il dit dans l’Évangile que les Anges se réjouissent dans le ciel quand un pécheur fait pénitence sur la terre. C’est donc quelque chose de grand que la conversion d’une âme, puisqu’elle est capable de causer de la joie dans le ciel. Et s’il ne fallait pour cela que se confesser, recevoir l’absolution, et réciter quelques prières, pourrait-on dire que la conversion soit une chose si admirable, si difficile, si estimable aux yeux de Dieu et des Anges ? Si on savait comment l’Église se comportait à l’égard des pécheurs avant de les absoudre et de les admettre à la communion, on verrait ce qu’on doit penser de ces communions faites dans si peu de temps et avec si peu de dispositions. Dans les premiers siècles on était dix ans, vingt ans, trente ans en pénitence pour des péchés assez ordinaires parmi nous, pour un péché d’impureté, pour un vol, pour un jurement. Et ces années de pénitence ; comment les passait-on ? dans les jeûnes les plus rigoureux, dans les pleurs, les larmes, les gémissements, exclus des saints mystères, couverts de cendre et de cilice. Voilà comment on faisait pénitence dans la primitive Église, et ce n’était qu’après avoir fait ces pénitences avec ferveur qu’on était admis à la participation des sacrements. Et à présent on se plaint et on murmure dès qu’un confesseur diffère l’absolution. L’Église ne pensait donc pas alors que la conversion fût si aisée. Elle ne le pense pas non plus à présent ; au contraire elle gémit du relâchement qui s’est introduit à cet égard. Et si elle a changé de discipline elle n’a pas changé d’esprit ; elle veut que les confesseurs prennent pour règle les anciens canons dans l’imposition des pénitences, et qu’ils les suivent autant que la prudence le permet. Et le Concile de Trente nous apprend que la vie d’un chrétien doit être une pénitence continuelle.

 

 

Qualités d’une vraie conversion

Mais quand même cette pénitence rigoureuse ne serait pas absolument nécessaire pour une vraie conversion, au moins faut-il une contrition intérieure qui change notre cœur, qui le détache du péché pour l’attacher à Dieu, une contrition universelle qui s’étende au moins sur tous les péchés mortels, car il est certain que s’il en est un seul auquel on ne veuille point renoncer, la conversion est fausse, on ne peut recouvrer la grâce, puisqu’un seul péché mortel suffit pour nous la faire perdre. Il faut encore que la contrition soit souveraine, qu’elle nous fasse haïr et détester le péché plus que tous les autres maux, et qu’elle nous mette dans la disposition de tout perdre plutôt que de le commettre une seule fois dans la vie. Il faut que la contrition soit surnaturelle dans son principe et dans sa fin, c’est-à-dire que la grâce doit exciter notre douleur, et que Dieu en soit le principal motif. Il faut que cette contrition renferme aussi un commencement d’amour de Dieu. Enfin, il faut qu’elle soit efficace, qu’elle nous porte à changer de vie, à quitter nos mauvaises habitudes, à éviter les occasions de péché, à les confesser tous sans en cacher aucun, à les expier par une pénitence proportionnée, à réparer tout le tort que nous avons fait au prochain dans ses biens et sa réputation, à observer tous les commandements de Dieu et de l’Église, et à remplir les devoirs de notre état. En un mot, une vraie conversion doit produire en nous un changement total dans l’intérieur et l’extérieur. Elle doit réformer notre cœur, nos mœurs, et notre conduite, au moins quant à l’essentiel. Voilà ce qui est absolument nécessaire pour une vraie conversion. Si une seule de ces choses manque, la conversion est fausse et illusoire et la communion sacrilège.

Ce sont là des vérités incontestables que personne ne révoque en doute. Or, il est évident que la plupart des conversions prétendues qui se font de nos jours manquent presque toutes de ces qualités, car,

1° dans ces conversions la contrition n’est point intérieure, parce qu’on n’est point touché ni pénétré d’un regret sincère ; on se contente de donner au-dehors quelque marque de douleur, mais le cœur n’est point changé ; l’imagination est un peu frappée, mais la volonté est toujours la même.

2° La contrition n’est point universelle : si on quitte quelque péché on demeure attaché à quelqu’autre ; il y a toujours quelque passion favorite qu’on veut ménager, et une seule de ces passions criminelles réservées suffit pour faire avorter la conversion.

3° La contrition n’est point souveraine : on est bien plus touché de la part des biens temporels que de la part de la grâce. On craint bien plus les maux de cette vie que le péché. Et il y a bien peu de chrétiens qui sont dans la résolution de tout sacrifier et de tout souffrir plutôt que d’offenser Dieu mortellement. Cependant, sans cette disposition, point de pardon, point de salut !

4° La contrition n’est point surnaturelle. Ce n’est souvent qu’une douleur toute naturelle, dont le motif est tout humain. On n’a du regret de ses fautes que parce qu’on aura la honte de les déclarer, qu’on en sera repris, ou pour quelqu’autres semblables raisons, comme Antiochus qui gémissait sur ses désordres parce qu’il sentait la main de Dieu qui le frappait et qu’il craignait la mort.

5° La contrition n’est point efficace. On ne change point de vie, puisqu’on demeure toujours dans les mêmes habitudes. La marque d’une vraie contrition et d’une bonne conversion, c’est de se corriger, d’éviter les occasions de péché. Or, parmi le grand nombre de ceux qui se confessent il en est très peu qui se corrigent et évitent ces occasions. Donc la plupart des confessions et des conversions sont nulles et sacrilèges. Hélas ! parmi cette multitude de chrétiens que l’on voit s’approcher des autels au temps de Pâques, combien de profanateurs ! puisqu’il en est si peu qui apportent au tribunal de la pénitence et à la sainte table les dispositions nécessaires, les uns étant engagés dans toutes sortes de crimes d’impureté, d’ivrognerie, d’injustice, de médisance, de haine, d’emportements, auxquels ils ne renoncent que pour un temps au lieu qu’il faudrait les quitter pour toujours, les autres menant une vie toute mondaine et dissipée, uniquement occupés du temporel, sans prendre aucun soin de leur salut. Combien encore qui cachent et qui déguisent leurs péchés ! Grand Dieu ! Encore une fois, que de sacrilèges, que de mauvaises confessions, et que d’indignes communions ! C’est ce qui fait gémir tous les prêtres qui ont du zèle pour l’honneur de nos saints mystères ; et c’est ce qui leur fait désirer verser leur sang pour empêcher l’abus qu’on fait des sacrements si augustes. Mais ils ont beau se récrier contre ces désordres, ils ont beau faire voir l’énormité d’une communion indigne, on ne les écoute pas, on veut communier pour mettre son honneur à couvert ; on craint bien plus d’avoir la honte d’être différé pour ses Pâques que de se rendre coupable du Corps et du Sang du Sauveur, ce qui fait bien voir qu’on n’a point de religion, et que dans les choses les plus augustes on n’envisage que ses intérêts, et qu’on craint plus les hommes que Dieu.

Ah ! Seigneur, jusques à quand votre Église aura-t-elle la douleur de voir ainsi vos Sacrements profanés, le Corps de Jésus-Christ outragé, son Sang adorable foulé aux pieds, le Saint des Saints donné aux pécheurs ? Mon Dieu, mettez fin à toutes ces abominations, inspirez aux Ministres de vos Sacrements une sainte fermeté, pour n’admettre à leurs participations que ceux en sont dignes, et aux fidèles une profonde vénération pour ces divins mystères, qu’ils ne s’en approchent qu’après s’y être dignement préparés.

Toutes les âmes qui ont un peu de zèle pour la gloire de Dieu et pour les intérêts de l’Église doivent demander cette grâce, et s’efforcer de réparer par leurs hommages et leurs adorations tous les abus et tous les sacrilèges que l’on a faits et que l’on fera dans la réception indigne des sacrements, surtout celui de l’eucharistie. On doit aussi avoir attention de ne pas donner occasion à cette profanation, en engageant quelqu’un à le recevoir dans le temps qu’on a lieu de penser qu’il n’y est pas encore suffisamment disposé. Les pères et mères, et les maîtres et maîtresses ne doivent pas gêner leurs enfants ni leurs domestiques pour la communion, pourvu qu’ils se confessent. Ils ne doivent point penser mal sur leur compte en ne les voyant point communier. Au contraire, c’est une preuve qu’ils s’accusent de leurs péchés et qu’ils travaillent à se corriger, au lieu que ceux qui vont d’abord communier quoiqu’ils ne mènent pas une vie chrétienne sont des impies, qui trompent leurs confesseurs, ou qui en cherchent de plus faciles, et qui profanent les sacrements.

Puisque les vraies conversions sont rares et difficiles, on ne doit pas se persuader légèrement que l’on est converti, ni s’empresser de recevoir l’absolution avant de s’y être bien préparé.

Concluons donc que les vraies conversions étant rares, puisqu’une conversion sincère demande tant d’attention, tant de préparation, tant de disposition, et qu’on y en apporte si peu pour l’ordinaire, puisqu’il est si difficile de changer la volonté, de détacher le cœur du péché, de rompre ses habitudes, de réformer sa conduite, concluons, dis-je, qu’on ne doit pas se flatter aisément d’avoir reçu le pardon de ses péchés passés, à moins qu’on ne les ait expiés par une véritable pénitence. Et si l’on vient à tomber dans quelque péché mortel, surtout si c’est un péché d’habitude, on ne doit rien précipiter dans la réception des sacrements ; mais avant de les recevoir il faut s’y préparer sérieusement et s’éprouver autant de temps qu’il est nécessaire pour s’assurer prudemment de la sincérité de ses dispositions, car rien n’est plus dangereux qu’une absolution et une communion précipitées, puisqu’elles ne servent qu’à tranquilliser le pécheur dans son crime, et qu’elles lui ôtent par là tout moyen d’en sortir. Car dès lors qu’il a reçu l’absolution, il se persuade aisément qu’il a obtenu le pardon de ses péchés, et dans cette disposition il demeure tranquille, content de lui-même sans rien faire davantage pour se mettre en état d’obtenir une grâce qu’il croit faussement avoir déjà obtenue et qu’il n’a point du tout, puisque, n’ayant pas encore été suffisamment disposé, cette absolution, loin de le justifier, n’a fait qu’ajouter à ses crimes deux sacrilèges, à savoir une absolution et une communion indignes, au lieu que, si on lui avait différé l’absolution, le pécheur se sentant coupable aurait fait des efforts pour sortir de l’état du péché ; il aurait prié, gémi, fait pénitence, ses bonnes dispositions se seraient augmentées, elles seraient devenues suffisantes pour le mettre en état d’être justifié par le Sacrement. Car pour que l’absolution opère, il ne suffit pas que le pénitent ait quelque commencement de bonnes dispositions, mais il faut que ces dispositions soient parvenues à un degré suffisant. Sans cela, malgré ce bon commencement, l’absolution sera encore inutile et très dangereuse, puisqu’elle fera avorter une conversion commencée, qui se serait perfectionnée avec le temps. La grâce imite ordinairement la nature, elle perfectionne son ouvrage peu à peu. Comme ce serait perdre un fruit que de le cueillir avant sa maturité, c’est aussi renverser l’ouvrage de la grâce que de le précipiter.

Le saint Concile de Trente, en parlant de la justification du pécheur, nous apprend qu’il ne parvient pas tout à coup à sa réconciliation avec Dieu, mais par degré [Session 6, Décret sur la justification, ch. 6-7 et 10, COD. p.648-651]. Il faut d’abord que la grâce éclaire le pécheur aveuglé, qu’elle lui fasse sentir l’horreur de ses crimes, qu’elle lui inspire une sainte frayeur par la considération des châtiments terribles qu’il a mérités. Cette crainte salutaire que la grâce excite dans ce pécheur n’est encore que le commencement de sa conversion ; initium sapientiæ timor Domini (Si 1, 16). Cette crainte néanmoins est un don de Dieu et un mouvement du Saint-Esprit si elle exclut la volonté de pécher. Ensuite la crainte le conduit à l’espérance, et de l’espérance il s’élève peu à peu à l’amour divin. Voilà selon la doctrine du saint Concile les degrés par où la grâce conduit un pécheur à sa justification. Or il faut du temps pour parcourir tous ces degrés, il faut bien des réflexions, bien des efforts, et tout cela ne se fait pas ordinairement si aisément ni si promptement qu’on se l’imagine. Quand même il serait vrai que la grâce agirait dans tous ces pénitents qui paraissent touchés, hélas ! leur conversion, loin d’être parfaite, n’est peut-être pas même au premier ou au second degré de la pénitence, qui consiste dans cette crainte salutaire qui nous éloigne du péché. Ainsi un confesseur ne doit pas donner d’abord l’absolution à un pécheur, quoiqu’il en remarque quelques bonnes dispositions, mais il doit nourrir, entretenir, augmenter ces dispositions jusqu’à ce qu’elles soient parvenues au degré de perfection nécessaire pour le mettre en état de recevoir les sacrements avec fruit. Autrement il agirait comme un médecin imprudent, qui, refermant trop tôt la plaie du malade, la rend incurable. C’est ce qui m’est arrivé plusieurs fois à moi-même. Ce n’est pas que j’approuve un rigorisme outré, ni que je prétende qu’il faille attendre qu’on soit parfait pour donner ou recevoir l’absolution, mais il faut au moins que l’on soit véritablement converti.

Dans les affaires temporelles on prend tant de mesures et de précautions pour s’assurer de la validité et de la solidité de ce que l’on a fait, par exemple, d’un contrat, d’un testament ; et lorsqu’il s’agit du salut, lorsqu’il s’agit de la validité d’une absolution de laquelle dépend notre justification ou notre condamnation, comment serons-nous capables devant Dieu d’en apporter si peu ? Si on les prenait, ces mesures, il en coûterait, il est vrai, mais on serait bien dédommagé de ses peines en voyant à la fin les fruits solides et permanents d’une véritable et sincère conversion. Ni les confesseurs qui se glorifient de confesser beaucoup de monde en peu de temps, ni les pénitents qui s’empressent de recevoir l’absolution n’auront jamais cette consolation, quoiqu’ils s’en flattent quelquefois.

Il y a encore un grand abus qui se commet dans la réception des Sacrements : C’est de la part des personnes du sexe qui s’en approchent d’une manière trop humaine, sans respect, plutôt par coutume et par habitude que par religion, et par des motifs tout naturels pour se satisfaire, pour ouvrir leur cœur, pour conter leurs peines, plutôt que pour s’humilier par une sincère accusation de leurs péchés, quelquefois mues par orgueil, par amour propre, pour être vues, pour être estimées, pour se distinguer. Car elles aiment l’extraordinaire, et la plus grande mortification pour elles, c’est de se voir mises au rang des autres. La fréquentation des Sacrements est bien louable en elle-même ; mais elle est très dangereuse à des personnes de ce caractère, puisqu’elle ne sert qu’à soutenir leurs passions, loin de les faire mourir. Quel sujet de douleur encore pour les vrais Ministres de ces augustes Sacrements, de voir qu’on en abuse en tant de manières ! Combien de pertes de temps de part et d’autre. C’est surtout dans ces occasions qu’il faut user de sévérité, pour retrancher l’humain et le naturel qui gâtent et qui empêchent l’ouvrage de la grâce, et s’en tenir à cette sage maxime de saint Jérôme : Sit sermo brevis et durus !

Enfin, un dernier abus très commun, c’est celui qu’on fait du Sacrement de Mariage. Il faut être en état de grâce pour le recevoir, aussi bien que les autres, et presque toujours on le reçoit en état de péché mortel. Car, hélas ! quelles dispositions y apporte-t-on ? des vues toutes humaines et souvent passionnées, beaucoup de dissipation, point de recueillement, point de piété ! Après cela on ne doit point s’étonner si on voit tant de mauvais ménages. C’est qu’on n’a pas reçu les grâces du Sacrement, faute de préparation.

 

4. Conversions humaines et naturelles

5. Marques d’une conversion surnaturelle

6. Illusion d’une vie aisée

7. Sur la mortification des passions

8. Vices qui règnent dans notre siècle : sur l’impureté, sur la médisance sur l’intempérance

 

Tables du Recueil

 

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