PARTIE I

La Vie chrétienne

 

1. Acte de consécration qu’on doit faire dès l’enfance, et renouveler souvent pendant la vie

2. Sur les principaux mystères

3. Sur les perfections de Dieu

4. Pratique pour suppléer aux défauts de notre culte envers Dieu, et à l’insuffisance de nos pénitences

5. Sur la grâce

6. Zèle des fidèles pour l’Église

 

7. DE LA CONFORMITÉ A LA VOLONTÉ DE DIEU

La volonté de Dieu doit être la règle de toute notre conduite. Nous ne sommes point sur la terre pour faire notre volonté. Ce n’est qu’en faisant la volonté de Dieu que nous pouvons lui plaire et nous sanctifier. La plus gloire que nous puissions procurer à Dieu, et le témoignage le plus certain que nous puissions lui donner de notre amour, c’est de faire sa volonté ; c’est dans l’accomplissement de la volonté de Dieu que consiste toute notre perfection, et notre perfection la plus sublime et la plus Sûre : la plus sublime, parce que la volonté de Dieu étant infiniment sainte et parfaite, elle est la règle de toute perfection, et par conséquent nous ne serons saints et parfaits qu’à proportion que nous conformerons notre volonté à celle de Dieu ; perfection la plus sûre, parce qu’elle est la moins sujette à l’illusion. Dans toutes les bonnes œuvres qui sont de notre choix et selon notre goût il est bien à craindre que l’amour propre n’en soit le principe. Mais en faisant la volonté de Dieu on est toujours sûr de bien faire. C’est encore dans l’accomplissement de la volonté de Dieu que consiste tout notre mérite. Nous ferions les actions les plus héroïques en elles-mêmes qu’elles ne seraient d’aucun mérite devant Dieu si nous ne faisions sa volonté. La fidélité dans les petites choses pratiquées par le motif de la conformité à la volonté de Dieu suffit pour nous sanctifier et nous acquérir des trésors de mérites pour le ciel.

La conformité à la volonté de Dieu doit être entière et sans réserve, c’est-à-dire que nous devons nous conformer à la volonté de Dieu en tout, sans rien excepter. Nous devons nous soumettre à la volonté de Dieu dans tous les temps, dans tous les lieux, dans toutes les circonstances de notre vie, dans les petites choses comme dans les grandes, dans les humiliations, les contradictions, les injures, les mépris comme dans les honneurs et les applaudissements, dans les sécheresses et les aridités, dans les ennuis et les désolations comme dans les douceurs et les consolations, dans la tristesse et le chagrin comme dans la joie et le plaisir, dans l’adversité comme dans la prospérité, dans la maladie aussi bien que dans la santé, tellement qu’il n’y ait ni épreuves si rigoureuses, ni répugnances si vives, ni contretemps si fâcheux où notre volonté ne soit souple et docile sous la main de Dieu. C’est mettre des bornes à la volonté de Dieu que de ne vouloir se résigner qu’à une chose et non pas à une autre, comme lorsqu’on dit, " Je souffrirais bien cette peine mais non pas celle-là ", parce que ce n’est pas à nous à choisir notre croix ; nous devons la porter telle que Dieu nous l’a donnée. Ainsi dans tous les événements de la vie qui sont le plus contraires à nos inclinations, au lieu de murmurer, au lieu de nous impatienter, la première chose que nous devons faire, c’est de réprimer toutes les révoltes de notre volonté, c’est de modérer tous les mouvements des passions qui s’élèvent dans notre cœur, ensuite accepter la peine, les contretemps qui nous arrivent comme venant de la main de Dieu, en disant avec Jésus-Christ dans le Jardin des oliviers, " Mon Père, que votre volonté soit faite, et non la mienne ! ".

En agissant de la sorte on évite bien des péchés, bien des impatiences, bien des vivacités ; on s’épargne bien des chagrins et bien des troubles ; on mérite beaucoup, puisqu’on fait à Dieu le sacrifice de sa volonté. Et par cette pratique, peu à peu l’on parvient à acquérir une paix profonde que rien ne peut troubler ni altérer.

Pour connaître la volonté de Dieu dans les choses douteuses il faut, 1/ ne pas se laisser aveugler par le préjugé et la passion, demeurant dans une sainte indifférence sans se déterminer par avance à une chose plutôt qu’à une autre, et laissant le choix au bon plaisir de Dieu, 2/ recourir à la prière, 3/ consulter ses supérieurs.

 

ACTE DE CONFORMITÉ à la volonté de Dieu

Trop longtemps, mon Dieu, ma volonté rebelle à la vôtre s’est soustraite à l’obéissance et à la soumission qu’elle lui devait. Mais il est temps qu’elle plie enfin, qu’elle se range sous vos lois, et qu’elle subisse votre joug. Oui, Seigneur, je renonce aujourd’hui pour toujours à ma volonté, à mes désirs, à mes penchants ; et pour n’avoir plus désormais d’autre volonté que la vôtre, je vous fais dans ce moment le sacrifice de mes inclinations les plus chères, pour me conformer en tout à votre bon plaisir. Je consens que ma volonté meure pour être remplacée par la vôtre, ou du moins qu’elle soit changée et transformée dans la vôtre. Quoi de plus juste, Seigneur ? Votre volonté est toujours bonne, et la mienne est presque toujours mauvaise ; votre volonté est sainte, et la mienne est corrompue ; votre volonté est infiniment sage et éclairée, et la mienne est pleine de ténèbres et le plus souvent conduite par la passion. Vous savez ce qui m’est utile et nécessaire, et moi je l’ignore. Votre volonté est stable et immuable dans le bien et la mienne est changeante.

Me voilà donc entre vos mains, Seigneur. Faites de moi ce qu’il vous plaira. Si vous ordonnez que je sois dans les ténèbres, soyez béni ; si vous voulez que je sois dans la lumière, soyez également béni ; si vous m’envoyez dans les tribulations, je suis disposé à les recevoir aussi bien que des faveurs et des consolations. J’accepte tout de votre main sacrée ; je me soumets à tout ; je veux tout ce que vous voulez, comme vous le voulez. Je ne vous demande qu’une seule chose : c’est la grâce de connaître et de faire en tout votre sainte volonté. Ainsi soit-il.

 

8. SUR LA PROVIDENCE

Motifs de confiance en la Providence

La Providence prévoit tout, règle tout, pourvoit à tout. La Providence veille sur l’univers en général et sur chaque créature en particulier comme si elle était seule et unique, parce que, son attention étant infinie, elle n’est ni partagée ni diminuée par la multiplicité des objets. La Providence a soin de tout, elle s’étend jusqu’aux plus viles insectes, elle nourrit les oiseaux du ciel et les animaux de la terre ; elle revêt le lys des champs, elles sait le nombre des grains de sable qui sont sur le bord de la mer et celui des atomes qui sont dans les airs. À combien plus forte raison aura-t-elle soin de nous qui sommes faits à l’image de Dieu et destinés à le posséder ? Dieu connaît tous nos besoins puisqu’il sait tout ; il peut y pourvoir puisqu’il est tout-puissant ; il le veut puisqu’il est infiniment bon : quel sujet de confiance pour nous ! La Providence gouverne tout avec une sagesse admirable ; il ne tombe pas un cheveu de notre tête sans sa participation. Elle procure le bien, et permet le mal pour en tirer un plus grand bien. Elle distribue les croix et les afflictions aussi bien que les faveurs et les prospérités ; elle élève ; elle abaisse, elle conduit aux portes de la mort et elle en retire ; mais dans tout elle a ses vues et ses desseins, faisant tout servir à la gloire de Dieu et au salut des élus. Rien n’est plus juste, rien n’est plus consolant, rien n’est plus avantageux que de se confier en la Providence. Cette confiance bannit les inquiétudes de notre esprit, elle calme les troubles et les agitations de notre cœur, elle apaise les révoltes de notre volonté, elle modère la violence de nos empressements, elle arrête nos plaintes et nos murmures, elle adoucit nos peines, elle nous fait tirer avantage de tout. Combien de puissants motifs pour nous porter à un abandon total à cette divine Providence, qui veille avec une attention et une bienveillance toute particulière sur ceux qui se confient en elle !

 

 

Abandon à la Providence

Providence de mon Dieu, admirable et divine Providence, Providence infiniment éclairée qui prévoyez tout et qui pourvoyez à tout, Providence infiniment sage qui gouvernez tout avec ordre, avec poids et mesure, je vous adore dans toutes vos dispositions, je m’abandonne à vous sans réserve, je remets mon sort entre vos mains ; je vous confie le soin de mon corps et de mon âme, de ma santé et de réputation, de mes biens et de ma fortune, de ma vie et de ma mort, et surtout celui de mon salut éternel, dans la ferme persuasion qu’il ne peut être mieux qu’entre vos mains.

Je ne veux plus désormais me gouverner moi-même, mais je veux me laisser gouverner en tout par la Providence. Je ne veux plus me livrer à des inquiétudes inutiles ni à des soins superflus ; mais en faisant de mon côté ce que Dieu m’ordonne, je confierai à la Providence le succès de toutes mes entreprises et de tous mes travaux ; j’attendrai tout de sa bonté et je me reposerai entièrement sur elle. Je n’entreprendrai rien que je ne l’ai confié à la Providence ; et dans toutes mes difficultés et mes embarras j’aurai toujours recours à la Providence comme à une ressource infaillible. Je mettrai en elle toute ma confiance, espérant ou qu’elle me préservera des maux que j’appréhende, ou qu’elle me donnera la force de les supporter avec patience si elle me les envoie, qu’ainsi elle me les rendra salutaires. D’ailleurs je ne craindrai qu’un seul et unique mal, qui est le péché. J’aurai toujours de devant les yeux cette vérité présente, que tout ce qui m’arrive est une disposition et un effet de la Providence, bien convaincu que Dieu prend autant soin de moi que si j’étais seul au monde. Ainsi, tranquille en tout et content de tout, je veux vivre et mourir sous l’empire et sous les ordres de la divine Providence. Je ne veux plus m’en écarter un seul instant, je ne la préviendrai point, je ne la devancerai point, j’attendrai patiemment les moments qu’elle a réglés et déterminés. Toute mon attention sera de l’étudier et de la suivre jusques dans les plus petites choses.

Sainte et aimable Providence, je vous rends grâce de tous les soins charitables que vous avez bien voulu prendre pour une aussi vile et chétive créature que moi. Je vous prie humblement et instamment de me les continuer. Conduisez tous mes pas, réglez toutes mes démarches, gouvernez-moi dans tous les moments de ma vie. Disposez de moi et de tout ce qui m’appartient comme il vous plaira, pour votre plus grande gloire et mon salut. Ainsi soit-il.

 

9. DE LA VIE INTÉRIEURE

La vie intérieure est un commerce spirituel entre Dieu et l’âme, par lequel Dieu se communique à l’âme et l’âme s’unit à Dieu. Méditer les vérités du salut, réfléchir sur soi-même, examiner ce qui se passe en nous, réprimer ses passions, veiller sur les mouvements de son cœur, discerner les sentiments de la grâce d’avec ceux de la nature, distinguer les inspirations d’avec les illusions, faire mourir la nature passionnée pour laisser agir la grâce, en étudier les impressions et savoir y correspondre, se tenir uni à Dieu, contempler ses perfections, goûter sa présence, être embrasé de son amour, faire ses actions d’une manière surnaturelle, et non seulement en purifiant ses intentions, n’ayant d’autre vue que celle de plaire à Dieu, mais, ce qui est bien plus difficile, agissant par un principe divin, qui est le mouvement du Saint-Esprit, et non pas par une affection humaine : voilà quels sont les principaux actes de la vie intérieure.

On appelle aussi cette vie, mystique, c’est-à-dire, cachée, parce qu’elle est inconnue aux hommes et que Dieu seul en est témoin. On la nomme encore, vie contemplative, parce qu’une âme qui vit de la sorte est presque toujours en contemplation, du moins dans ce sens qu’elle considère toujours les choses divines et qu’elle est toujours attentive à Dieu, par opposition à la vie active ; où l’on donne son attention principale aux objets extérieurs. Ces deux vies nous étaient représentées par Marthe et Marie. Marie aux pieds du Sauveur, uniquement occupée à écouter sa parole et à goûter la douceur de sa présence, était l’image de la vie contemplative. Et Marthe, empressée et agitée pour lui préparer un repas, était la figure de la vie active. Jésus-Christ a donné la préférence à la vie contemplative lorsqu’il dit à la sœur de Marie, Marthe, Marthe, vous vous empressez et vous vous troublez pour beaucoup de choses. Il n’y en a qu’une qui soit nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point ôtée (Lc 10, 41). Ainsi la vie intérieure est au-dessus de la vie extérieure, quand même celle-ci aurait pour objet quelque œuvre de piété, telle qu’était celle de Marthe qui s’empressait à servir notre divin maître. Les théologiens [Habert, De actibus humanis, chap. 4, § 5. Note de l’auteur] prouvent aussi par de solides raisons que la vie intérieure est plus estimable que l’extérieure, parce que celle-là s’occupe immédiatement de Dieu, et celle-ci du prochain, parce que la vie contemplative sera la vie du ciel, et la vie active est celle de la terre.

" L’une et l’autre sont bonnes et louables, " dit saint Augustin, mais la vie contemplative est plus parfaite, quoique l’une et l’autre de ces deux manières de vivre ne soient point incompatibles. Il y a eu bien des saints qui les ont réunies toutes les deux. Le moyen de les faire compatir l’une avec l’autre, c’est de faire ses actions extérieures d’une manière surnaturelle, par le mouvement de la grâce, et non pas par celui de la passion et de la nature, demeurant uni à Dieu par le sentiment du cœur, sans se laisser aller à la vivacité, à l’empressement, et à la dissipation. Ce n’est que par une longue habitude que l’on peut parvenir à cette perfection. Une âme longtemps exercée à la vie intérieure et fortement unie à Dieu, toute occupée de Dieu, toute absorbée dans Dieu, peut aisément agir à l’extérieur sans le perdre de vue et sans en quitter le sentiment. Dieu lui donne deux attentions tout à la fois, une sur elle, et une autre sur l’action qu’elle fait. Elle a deux vues, une intérieure pour voir ce qui se passe en elle, et une extérieure pour regarder ce qui se passe au-dehors. Mais une personne qui n’est pas encore bien enracinée dans la vertu, ou qui n’est pas encore fortement unie à Dieu, qui ne sent guère sa présence que dans l’oraison, est aussitôt distraite par les objets extérieurs, et elle a besoin de rentrer souvent en elle-même et de se rappeler le souvenir de Dieu, de renouveler ses résolutions, faisant souvent des actes d’amour, de consécration, et de dévouement total à son service, lui protestant qu’elle veut être à lui sans réserve et ne vivre et n’agir que pour sa gloire. Toutes ces pratiques demandent de l’attention et de la fidélité pendant quelque temps. Mais ensuite elles deviennent si familières et si aisées qu’elles ne coûtent plus rien. On s’en fait une sainte habitude qui console, qui nourrit l’âme au lieu de la lasser et de la fatiguer.

 

DES AVANTAGES DE LA VIE INTÉRIEURE

Les principaux avantages de la vie intérieure sont,

1° des lumières surnaturelles qui éclairent l’âme ; et qui lui font voir par une vue simple et d’un seul coup d’œil les vérités de la foi les plus sublimes, la vérité de ce monde, la grandeur des récompenses et des châtiments futurs, et une infinité d’autres choses concernant le salut. Elle voit tout cela d’une manière vive et pénétrante, et dans un plus grand jour que tous les livres ne peuvent l’exposer (Imitation I, ch. 3). Les autres fidèles croient bien les vérités de la religion, mais ils en sont moins touchés, étant beaucoup plus frappés des objets qui les environnent. Ils ont de la foi, mais c’est une foi faible et languissante, non pas une foi vive et animée comme celle des âmes intérieures.

2° Une délicatesse de conscience, qui nous fait apercevoir jusqu’au moindre péché, jusqu’aux plus légères imperfections, et qui nous reproche nos plus petites fautes. De là cette profonde humilité que les saints avaient, parce que cette abondance de lumières leur découvrait clairement leurs défauts, leurs misères, leurs faiblesses et leur néant, au lieu que les personnes les plus remplies de défauts sont souvent celles qui en voient le moins, parce qu’elles sont dans les ténèbres et que leurs passions les aveuglent.

3° Une attention presque continuelle à la présence de Dieu, qui nourrit en nous un esprit de prière de d’oraison, car on ne peut guère penser à Dieu sans l’adorer, l’aimer, le louer, et se dévouer à lui. C’est dans une âme intérieure que le Saint-Esprit, comme dit saint Paul, prie avec des gémissements inénarrables (Rm 8, 26) ; et cet Esprit est dans cette âme comme " une source d’eau vive qui rejaillit pour la vie éternelle " (c’est l’expression de l’évangile en saint Jean, 4, 14), c’est-à-dire que la grâce excite dans nos cœurs de pieux mouvements et de saints transports qui nous portent vers Dieu et nous élèvent continuellement vers le ciel. Heureux ceux qui éprouvent tout cela par leur propre expérience !

4° Une manière d’agir surnaturelle qui rend presque toutes nos actions saintes et méritoires, parce qu’elle nous les fait faire avec une intention droite et une affection pure, qui sont deux choses que l’on ne distingue pas assez, car il y a bien de la différence entre l’une et l’autre. L’intention, c’est la fin que l’on se propose en agissant, et l’affection, c’est le principe qui nous meut intérieurement et qui nous fait agir. La droiture de l’intention consiste à n’avoir que Dieu en vue ou quelque motif de religion. Et la pureté d’affection consiste à agir par le mouvement de la grâce et non par celui de la nature ou de la passion (Imitation II, ch. 4). On a souvent une bonne intention avec une mauvaise affection. Saint Pierre avait une bonne intention en protestant qu’il mourrait avec Jésus-Christ plutôt que de le renier. Mais le principe qui le faisait parler et penser de la sorte était une présomption. L’intention des disciples qui demandaient au Sauveur de faire descendre le feu du ciel sur les habitants de Samarie, qui leur avaient refusé l’entrée de leur ville, était bonne aussi, mais le principe était un faux zèle, un zèle trop précipité et peu charitable. Voilà pourquoi leur divin maître leur disait, " Vous ne savez pas quel est l’esprit qui vous anime " (Lc 9, 55). Saint Marthe avait aussi une intention très louable ; cependant Jésus-Christ lui reproche son inquiétude et son empressement. " Tous se proposent le bien ", dit l’auteur de l’Imitation, mais beaucoup sont trompés par l’apparence du bien, et il faut être bien spirituel pour discerner le vrai bien et pour le faire de la manière qu’il convient. Et c’est là un des principaux avantages de la vie intérieure, au lieu que la plupart des bonnes œuvres des personnes qui se livrent toutes à l’extérieur sans presque nulle attention sur elles-mêmes sont corrompues et viciées, tantôt par une intention mauvaise ou imparfaite, tantôt par un principe humain ou passionné. Souvent ce n’est point Dieu qu’elles cherchent, quoiqu’elles le disent et qu’elles le pensent. Et plus rarement encore agissent-elles par un bon principe lors même qu’elles travaillent pour Dieu. Ici c’est l’empressement qui les emporte ; là c’est la vivacité du tempérament qui les excite ; presque toujours la nature qui domine, de sorte que la grâce a très peu de part à leurs actions. Mais comme elles ne sont pas assez spirituelles pour discerner le motif qui les conduit, elles croient toujours bien faire dès que l’objet de leurs actions a quelqu’apparence de bien, elles s’applaudissent à elles-mêmes, elles comptent leurs vertus et leurs bonnes œuvres. Mais quand Dieu les examinera dans sa justice, quand il démêlera le bon d’avec le mauvais, quand il en développera les vues, les motifs, et les principes, elles verront à quoi se réduira leur prétendu mérite. Tout cela, quand on y fait attention, prouve bien l’excellence et la nécessité de la vie intérieure, sans laquelle l’extérieure n’est qu’un corps sans âme. Cependant, rien de plus négligé, rien de plus inconnu, rien de plus rare, que cette vie intérieure !

 

POURQUOI IL Y A SI PEU DE PERSONNES qui embrassent la vie intérieure et

qui s’y perfectionnent

On voit encore assez de personnes qui s’adonnent à la pratique des bonnes œuvres extérieures, mais il y en a très peu qui s’appliquent sérieusement aux exercices de la vie intérieure, et cela pour plusieurs raisons :

1° parce que la nature, et souvent même la passion, trouve de quoi se satisfaire dans les occupations de la vie extérieure, au lieu que tous les exercices de la vie intérieure tendent directement à la dépouiller et à la faire mourir. Or, il n’y a rien de si difficile et de si effrayant que cette mort à soi-même. Dans les actions extérieures il y a un certain éclat qui nourrit l’amour propre ; on est loué et approuvé des hommes, ou du moins on en est vu et connu, et cela suffit. Mais dans la vie spirituelle tout est caché aux yeux du monde, tout se passe entre Dieu et nous dans l’intérieur de la conscience. Or l’orgueil de l’homme, qui aime de paraître et de faire parler de soi a bien de la peine à se faire à un genre de vie qui le réduit à demeurer dans l’obscurité et l’oubli. Enfin, dans les occupations de la vie extérieure, la vivacité, l’empressement, qui sont des défauts si communs et si ordinaires, se nourrissent dans les actions que l’on fait. Et, loin de travailler à les détruire, on se sait bon gré de les avoir, parce qu’on les fait passer pour une diligence louable, et on blâme la modération et la retenue comme une nonchalance et une paresse odieuse. Mais dans la vie intérieure, où, en réfléchissant sur tous les mouvements de son cœur, on apprend à distinguer le vice d’avec la vertu, on trouve le plus souvent que cette ardeur qui nous anime et qui nous porte avec violence à une bonne œuvre n’est qu’un empressement tout naturel et tout humain. Peut-être même que, si on voulait bien s’examiner, on apercevrait quelque passion cachée qui est le vrai principe qui nous fait agir. Mais comme il en coûterait trop pour veiller ainsi sur tout ce qui se passe dans soi-même pour discerner les mouvements de la nature d’avec ceux de la grâce et pour réprimer les uns et suivre les autres, on se détermine à un parti plus facile, on n’y regarde pas de si près ; on fait sans examen tout ce que l’on désire de faire, et l’on se persuade aisément que l’on fait toujours bien.

2° Une autre raison pour laquelle il y a si peu de personnes qui fassent des progrès dans la vie intérieure, c’est qu’il y en a peu qui aient le courage de souffrir les peines que l’on éprouve, et qui sont nécessaires pour purifier l’âme, pour la détacher et la spiritualiser. Car il faut, pour que la nature meure à elle-même, qu’elle passe par des peines intérieures qui la mettent dans une espèce d’agonie ; et on voit peu d’âmes qui aient la force de les supporter. Il y en a de deux sortes : des ennuis, des dégoûts, des aridités et des sécheresses. Tant qu’on ressent du goût dans les exercices de piété on s’en acquitte avec ardeur ; mais quand on n’y éprouve plus que de la peine et de l’ennui on les abandonne, et on cherche des consolations ailleurs dans les plaisirs et la dissipation. On se reproche encore quelque temps son infidélité ; on sent bien qu’on n’est plus dans la voie où Dieu nous avait appelé et où il nous avait fait entrer ; mais on s’étourdit là-dessus, et bientôt on n’y pense plus.

Une autre sorte de peine intérieure que l’on éprouve dans ce genre de vie, ce sont les inquiétudes, les incertitudes sur son état présent et sur sa destinée future, des doutes sur ce que l’on a à faire lorsqu’on ne connaît pas assez clairement la volonté de Dieu, les troubles et les agitations, les amertumes, les remords, les reproches de conscience que l’on ressent après avoir mal agi, les combats de la nature et de la grâce, la révolte de ses passions, les efforts extraordinaires qu’il faut faire en certaines rencontres pour les mortifier, et d’un autre côté la crainte d’offenser Dieu, de résister à ses lumières, de déchoir et tomber dans le relâchement. Toutes ces peines, et cent autres de cette espèce que l’expérience fait mieux connaître qu’on ne peut les exprimer, sont autant de supplices intérieurs qui crucifient une âme qui est dans le cas de les souffrir.

Or, il y a deux manières toutes contraires de se délivrer de ces peines. L’une, c’est d’avancer, l’autre, c’est de reculer dans le chemin de la vertu. On s’en délivre en avançant vers la perfection, parce qu’à mesure que l’on se perfectionne on augmente dans l’amour de Dieu, et l’amour excite la confiance, qui diminue la crainte. L’autre manière, c’est de traiter tous ces remords et tous ces reproches de scrupules, et de tâcher de les étouffer. On n’y réussit que trop pour peu qu’on s’éloigne de Dieu et qu’on se livre au monde et à ses passions. Il est vrai qu’il y a des scrupules déraisonnables qu’on ne doit pas suivre, mais ordinairement les inquiétudes et les remords de conscience sont de la part de Dieu une voix qui nous avertit de faire quelque chose que nous ne faisons pas, quelque sacrifice, par exemple, que nous lui refusons. Et le vrai moyen de s’en défaire et de se procurer une paix solide, c’est de se donner à Dieu sans réserve, et les scrupules cesseront bientôt.

3° Si l’on n’a pas la constance de souffrir les peines intérieures, on a encore moins le courage de se faire violence pour se renoncer soi-même. Car le renoncement à soi-même est le point capital de la vie intérieure. Il consiste en deux choses, à se priver de ce que la nature désire, et à la contraindre à faire ou à souffrir ce à quoi elle a de la répugnance. Ce n’est qu’à proportion que l’on se fait violence que l’on avance dans la perfection. Mais en quoi doit-on pratiquement ce renoncement et se faire cette violence ? En tout temps et en tout lieu, dit l’Imitation (III, ch. 37, 5), dans les petites choses et dans les grandes, selon cette maxime qui est mille fois répétée dans ce livre divin. Combien de sacrifices à faire ? Et voit-on beaucoup de personnes qui aient la force de les faire, ces sacrifices ? Loin de se refuser ce que l’on aime, on le recherche avec empressement. Et loin d’aller au-devant de la croix, on la fuit avec horreur. Après cela il n’est pas surprenant qu’il y ait si peu de personnes qui deviennent intérieures et spirituelles. C’est la raison qu’en donne encore l’Imitation que l’on vient de citer.

 

DES MOYENS de s’avancer dans la vie intérieure

Les deux grands moyens de s’avancer dans la vie intérieure sont la mortification et l’oraison. La mortification purifie l’âme et l’oraison l’éclaire et l’unit à Dieu. Il y a deux sortes de mortifications, la mortification intérieure et l’extérieure. L’intérieure consiste à retrancher ses vices, ses passions, ses affections humaines et trop naturelles. Et l’extérieure consiste à crucifier la chair par les exercices laborieux de la pénitence. Sans la mortification la vie intérieure n’est qu’illusion, toutes les vertus qu’on croit pratiquer ne sont que des vertus en idées ; et tous les grands sentiments que l’on prétend avoir ne sont que dans l’imagination. C’est par ce défaut de la mortification qu’il y a tant d’abus dans la dévotion, parce qu’on veut l’accorder avec ses passions. Il y a peu de confesseurs qui s’appliquent à bien connaître les passions de leurs pénitents et à leur donner des moyens pour les vaincre. Et il y a encore moins de pénitents qui écoutent en cela leurs confesseurs. Voyez Bourdaloue dans ses pensées sur la mortification des passions.

Le second moyen nécessaire pour faire des progrès dans la vie intérieure, c’est l’oraison, je veux dire l’oraison mentale ou la méditation, parce que c’est dans l’oraison que se fait principalement ce commerce entre Dieu et l’âme. C’est dans l’oraison que Dieu se communique surtout à l’âme, en l’éclairant de ses lumières, en la remplissant de son amour. C’est dans l’oraison que l’âme réfléchit sur elle-même, qu’elle connaît mieux ses défauts, qu’elle étudie les moyens de les corriger, qu’elle y renonce, et qu’elle se consacre tout à Dieu. Il serait aussi bien nécessaire que les personnes qui veulent embrasser la vie intérieure eussent un directeur expérimenté dans ce genre de vie, pour les éloigner des illusions et des dangers où l’on peut s’engager, surtout dans les commencements. Mais que ces guides éclairés et expérimentés sont rares ! On peut suppléer au défaut d’un tel confesseur, se servir davantage de bons livres, tels que l’Imitation, qui renferme tout ce que l’on peut désirer sur cette matière. Mais pour le comprendre il faut le relire souvent et le méditer attentivement. Le Combat spirituel est admirable pour apprendre la manière de combattre ses vices et ses passions. On trouve dans l’Introduction à la vie dévote de saint François de Sales la méthode ordinaire de faire la méditation, et dans Traité de l’amour de Dieu tout ce que l’on peut dire de mieux sur la contemplation et sur les différents degrés d’oraison. On voit aussi ces matières divinement traitées dans les ouvrages de sainte Thérèse. On ne peut trop souvent relire le cinquante-quatrième chapitre du troisième livre de l’Imitation pour apprendre à discerner les mouvements de la nature d’avec ceux de la grâce. C’est surtout dans la lecture de la vie et ouvrages des saints que l’on trouvera des règles et des exemples de la vraie spiritualité. La retraite, la solitude et le silence, l’esprit sérieux, sont aussi d’une grande utilité pour la vie intérieure, et rien ne lui est plus contraire que la dissipation.

Seigneur, inspirez à vos serviteurs un désir sincère d’embrasser la vie intérieure. Donnez-leur la force de vaincre les obstacles qui pourraient les en empêcher, et le courage de prendre les moyens les plus propres pour s’y avancer. Préservez-les des illusions et des égarements dans lesquels ils pourraient tomber. Et accordez à ceux qui sont engagés par état à mener la vie active la grâce d’y joindre la contemplative, en demeurant uni à vous dans leurs occupations extérieures, faisant tout en vous, par vous, et pour vous.

 

PARTIE II

Réflexions sur les vices dominants de notre siècle

 

Tables du Recueil

 

Home Page