Huitième lettre de Chine aux sœurs

 

Le 13 mars 1778

J. M. J.

 

Mes chères Sœurs,

C'est une des plus grandes consolations pour moi, dans cette pauvre et misérable vie, d'apprendre de vos chères nouvelles ; que vous subsistez toujours, que vous croissez. Dieu veuille que ce soit en grâces et en vertus, encore plus qu’en nombre ! Vous voyez bien maintenant que, comme Notre Seigneur le dit si souvent dans l'Évangile, dès qu'on s'abandonne véritablement tout à la Providence, elle prend soin de nous et pourvoit à nos besoins. Rappelez-vous souvent ces paroles du Seigneur : " Homme de peu de foi, pourquoi avez-vous douté ? " [Mt 14, 31]. Pourquoi s'inquiéter tant pour le peu de temps que nous avons à être dans ce misérable monde ? " Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera ajouté " [Mt 4, 25]. Votre Père céleste prendra soin de vous nourrir ; jetez vos soucis dans son sein paternel. Ce qui offense le plus la bonté de Dieu, c’est le défaut de confiance.

D'ailleurs, aimons la pauvreté. Souvenons-nous que Notre-Seigneur, dont la vie et la passion doivent être toujours présentes à nos yeux, a été dans un grand dénûment de toutes choses, non faute de pouvoir se procurer tout ce dont il avait besoin, mais par amour de la pauvreté, par amour pour nous, pour nous donner l'exemple du détachement de tous les biens temporels. Oh ! mes chères Sœurs, l'abondance est bien plus à craindre pour nous que la disette ; quittez tout pour Dieu et vous trouverez tout en Dieu. Si Jésus est avec vous, vous êtes assez riches. Si vous possédez sa grâce et son amour, vous êtes bien appelées ; si vous demeurez fidèles à votre vocation, vous préférerez votre état, tout vil et abject qu'il peut être aux yeux du monde, à tous les trésors de l'univers ; vous ne voudriez pas le changer avec celui des princes et des rois de la terre. La paix du cœur, les consolations divines seront votre partage dans ce monde, elles vous dédommageront au centuple des faux plaisirs du siècle, et un jour le ciel sera votre récompense à jamais. Quel bonheur de mourir quand on a été fidèle à une si sainte vocation ! Quand en s'est détaché de tout pendant sa vie, alors on quitte aisément tout à la mort.

Ayez toujours la mort et l'éternité devant les yeux, pour vous soutenir dans vos peines et vous animer à la pratique de toutes sortes de bonnes œuvres ; car vous devez être, par vos exemples, la bonne odeur de Jésus-Christ.

Trois fois par jour, au moins, je vous recommande à Dieu, vous et vos enfants, en adorant le Saint Cœur de Jésus, et ses cinq Plaies, ce qui m'est ordinaire. Je vous mets dans la plaie de la main droite, priant qu'elle vous bénisse, vous protège, vous dirige et fasse tout en vous. Quand je récite le chapelet en l'honneur de Notre-Seigneur et de sa sainte Mère, croissant l'un et l'autre en grâce et en sagesse, je demande pour vous et pour vos enfants un accroissement de grâce et de vertu ; je salue vos bons Anges et ceux de vos élèves ; j'invoque vos saints Patrons et je recommande cette œuvre surtout à saint Joseph, à sainte Anne, à la sainte Famille.

Je crains plutôt les louanges et les applaudissements du monde, qui pourraient vous inspirer de l'orgueil, tout gâter, tout renverser, bien plus que ses mépris et ses blâmes. Oh ! que les humiliations sont bonnes et nécessaires ! Rappelez-vous toutes celles dont Notre-Seigneur et sa sainte Mère ont été abreuvés pendant le cours de la Passion. Buvons avec eux et tous les Saints le calice d'amertume, si vous voulez jouir de leurs consolations et participer à leur gloire.

Aimez le livre de l'IMITATION ; lisez-le sans cesse, vous y trouverez tout. Si quelqu'accident fâcheux ou humiliant vous arrive, ne vous déconcertez point, mettez votre confiance en Dieu. Il faut des croix et des épreuves. Il y a des temps de tribulations, de nuages, d’abandon, de délaissement ; il faut passer par le chaud et le froid, par le fer et le feu, pour mériter le repos éternel et la gloire du ciel ; et pour purifier la vertu, il faut faire mourir le vice et mortifier les passions. Dieu sait ce qui nous est nécessaire, et nous, nous n'en savons rien. Laissons donc faire le Seigneur ; laissons-nous conduire par ce suprême directeur dont la sagesse est infaillible. Il ne permet les maux que pour en tirer un bien.

Nous avons ici des femmes vertueuses et aussi des vierges qui ont un zèle et un courage au-dessus de leur sexe ; elles ne craignent ni la hauteur des montagnes, ni l'éloignement des lieux, ni les persécutions, ni la mort. Elles vont, comme les Apôtres, prêcher, exhorter, instruire, convertir les païens, édifier les chrétiens, baptiser les enfants et établir la religion partout. C’est là ma plus grande consolation. Je leur parle de vous ; elles se réjouissent de votre établissement, elles s'unissent à vous et prient pour vous. Priez pour elles, et vos enfants aussi.

Dernièrement, une d'elles était allée à trois lieues, par la boue et les montagnes, instruire les néophytes, bonnes gens qui, touchés de sa charité, se mirent à lui préparer à manger, car elles vont sans provisions, abandonnées à la Providence. Mais dès qu'elle s’en aperçut, elle leur dit : Ne préparez rien ; je ne veux qu'un peu de blé de Turquie, afin que je puisse vous instruire avant de partir.

Elles prient avec beaucoup de ferveur et jeûnent même souvent ; ce sont elles qui font presque tout le bien. Elles ont un talent merveilleux pour parler solidement, méthodiquement, clairement ; elles m'entendent, me comprennent parfaitement, retiennent, répètent, expliquent toutes mes instructions. Elles reçoivent aussi des humiliations ; cependant leur conduite irréprochable et pleine de prudence ferme la bouche à tout le monde. Les païens mêmes les respectent et les écoutent ; ce sont elles qui les convertissent. J'en ai entendu disputer un jour avec un maître de Confucius ; elles l'ont confondu avec des raisons si justes et si à propos, que j'étais dans l'admiration. Il y en a une qui, tout récemment, après avoir délivré une possédée, l'a convertie avec sa famille ; une autre que j'ai établie dans une ville pour y former des chrétiens, baptiser, etc., etc. Priez pour tout cela.

Ce sont véritablement des miracles de la Providence. Au reste, elles connaissent parfaitement les bienséances qui conviennent à leur sexe ; elles les observent avec prudence, ne s'émancipent point, sont très humbles. Dieu répand tous les jours de nouvelles bénédictions sur leurs travaux. Ce sont elles qui ont ranimé la ferveur. Vous les verrez dans le ciel. Je demandais à une que j'envoyais dans une ville à deux journées de chemin, si elle voulait de l'argent pour son voyage, ou si elle préférait s'abandonner à la Providence ; elle me répondit bien vite qu'elle ne voulait point d'argent, mais s'abandonnait à la Providence.

Tenez-vous toujours bien éloignées de l'esprit du monde et de la vanité qui est ordinaire à votre sexe. On dit que M. Raulin vous a prescrit un habit conforme à votre état ; embrassez-le avec l'esprit de modestie, d'humilité et de pauvreté dont il est le symbole, renonçant pour toujours aux vanités du monde. Mon Dieu, que Notre-Seigneur et sa sainte Mère aiment la pauvreté ! Que de grâces aux pauvres et aux simples ! Il se plaît, converse familièrement avec eux, répandant la paix, la bénédiction, la consolation sur tout ce qui leur appartient, et le démon s'enfuit loin d'eux.

Je crois vous avoir déjà recommandé, et je vous recommande encore de nouveau, de ne conserver aucune haine, aucun ressentiment contre vos ennemis, de ne laisser échapper contre eux aucune parole de plainte et de murmure, mais plutôt d'en parler toujours avantageusement, disant d'eux tout le bien que vous en savez.

Si vous voulez savoir la prière que je fais tous les jours, trois fois, pour mes ennemis, en adorant la plaie de la main gauche de Notre-Seigneur, la voici : Je leur pardonne de bon cœur, comme Notre-Seigneur et la sainte Vierge, en souvenir de ces paroles de Jésus-Christ, pendant qu'on le crucifiait : Pardonnez-leur, mon Père, parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils font. Je les aime sincèrement, comme Notre-Seigneur et la sainte Vierge ont aimé leurs ennemis, et je prie Dieu de changer, par sa grâce, leur haine en charité, leur mauvais vouloir en bonne volonté, leurs malédictions en bénédictions, leurs détractions et calomnies en une bonne réputation qui soit toute rapportée à la gloire de Dieu et de la religion, les obstacles qu'ils nous opposent en moyens efficaces pour la consommation de l'œuvre de Dieu ; en un mot, que le Seigneur, par sa sagesse, tourne tout le mal au bien, et qu'il les empêche de nous nuire, tirant sa gloire et notre utilité de toutes les persécutions, et de toutes les persécutions dont ils peuvent nous avoir affligés.

Mes chères Sœurs, on ne saurait trop le répéter, ce n'est que par les croix et les humiliations que le vrai bien se fait. Attendez-vous aux injures, aux railleries, aux contradictions qui vous sont préparées par la permission de Dieu, parce que la croix nous est préparée partout. C'est par la patience, l'humilité, la douceur à supporter la croix, les mépris, les discours du monde, que vous attirerez d'abondantes bénédictions sur nous et sur notre œuvre. Sans cela, rien de solide à espérer. Préparez votre âme à tout cela, comme Notre-Seigneur au jardin des Oliviers, ou, pour mieux dire, comme dès le premier instant de son incarnation, il préparait son cœur aux souffrances, aux opprobres, selon ce passage : Mon cœur a attendu les opprobres et la misère.

Quand vous aurez bien des peines, des humiliations à souffrir, loin de vous décourager, réjouissez-vous, car alors vous aurez lieu d'espérer que Jésus-Christ vous aime, puisqu'il vous fait part de sa croix, qu'il vous invite à la porter avec lui et après lui, comme Simon le Cyrénéen, qu'il vous associe à lui pour boire le calice d'amertume de sa Passion, et qu'ainsi vous aurez part à sa gloire.

Méditez-bien la Passion du Sauveur : vous y trouverez tout, comme dit l'IMITATION. J'espère, malgré la multitude de mes péchés, j'espère être sauvé ; et le fondement de mon espérance, c'est que Dieu m'a inspiré et m'inspire tous les jours une affection singulière pour la sainte mort et passion de Notre-Seigneur. C'est ma grande, ma favorite dévotion de repasser tous les jours les mystères de la très-sainte Passion du Sauveur. C'est là mon trésor.

Aimez-vous les uns les autres, disait Notre-Seigneur à ses disciples. Qu'il n'y ait parmi vous ni envie, ni jalousie, ni division ; mais faites en sorte que la paix, la charité règnent partout. Ne soyez toutes qu'un cœur et qu'une âme. Il y a un bon esprit de corps, il y en a un aussi qui est mauvais. Le bon, c'est quand plusieurs âmes s'unissent par les liens de la charité, pour une bonne œuvre, comme pour les écoles. Le mauvais, c'est quand on envie, qu'on jalouse, qu'on critique, qu'on méprise ceux qui ne sont point de notre corps. C'est l'écueil des corporations. Quand on a une vraie charité, on aime, on loue le bien partout où il se trouve, sans distinction de corps, ni acception de personnes.

Regardez-vous comme les dernières des créatures, comme la balayure du monde, et allez indifféremment partout où l'on vous enverra, sans désirer une place plutôt qu'une autre, à moins que ce ne soit la dernière que vous devez préférer, si on la laisse à votre choix. Ou plutôt, mettez tout entre les mains de la Providence. Laissez-vous conduire par l'organe de ceux qu'elle établit pour vous gouverner, comme un roseau dans la main de Notre-Seigneur, comme un faible instrument dont Dieu veut bien se servir, pour que la gloire du bien qu'il opère lui soit rendue uniquement à lui seul.

 

Moye, Missionnaire apostolique

 

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