Sixième lettre de Chine aux surs
Le 19 février 1776
J. M. J.
Loué soit Jésus ! que la grâce et la paix de Notre Seigneur soient avec vous !
Mes chères Surs,
Que la bénédiction du Ciel descende sur vous et sur vos écoles ! Après avoir baptisé des enfants, je leur donne une bénédiction qui est sur le Rituel romain, et mon intention s'étend sur ceux que vous enseignez.
J'apprends avec bien de la joie et de la consolation que le Seigneur, par un effet de sa miséricorde, vous conserve et vous protège ; je l'en bénis mille et mille fois. Je ne cesse de prier pour vous, comme vous faites sans doute pour moi. Je vous écris tous les ans pour vous renouveler dans l'esprit primitif d'humilité, de pauvreté, de charité, d'amour tendre envers le très-saint Enfant Jésus, sa sainte Mère et saint Joseph, et surtout d'une grande dévotion envers la Passion de Notre-Seigneur avec un entier détachement du monde et un abandon total à la divine Providence.
M. R. craint que dans la suite quelqu'une d'entre vous ne lui donne du chagrin par son inconduite. Dieu veuille vous préserver de ce malheur ! Vous devez être la bonne odeur de Jésus-Christ par vos exemples, et non pas des pierres de scandale. Mais moi, j'ai une autre crainte pour vous, c'est la tentation de l'orgueil, de la présomption, de la vaine complaisance en soi-même. Si quelqu'une d'entre vous donnait du scandale au monde, - ce qu'à Dieu ne plaise ! - vous devriez toutes en boire le calice de confusion jusqu'à la lie, et réparer le mal par un accroissement de bien. Mais s'il arrive que vous ayez quelque réputation, qu'on vous loue, qu'on vous applaudisse, gardez-vous bien d'en concevoir de l'estime de vous-mêmes ! C'est là le poison que je crains pour vous, plus que la honte et le mépris. Pour moi, je n'estime rien tant que lhumilité, que la connaissance de ma pauvreté et de ma misère. J'ai pris une résolution et je la renouvelle souvent, de ne recevoir pour moi aucune louange, aucun honneur, mais de tout rapporter au saint Enfant Jésus, en reconnaissance de ses abaissements pour nous. Croyez-moi, les applaudissements et les caresses du monde sont bien plus à craindre que ses blâmes et ses persécutions. Tant que vous vous conserverez dans l'abjection et l'humiliation, tout ira bien pour vos âmes. Mais si une fois l'esprit d'orgueil et d'élévation se glisse en vous, il gâtera tout, il empoisonnera tout votre cur et ruinera votre uvre. Quelque bénédiction que Dieu daigne répandre sur vos écoles, tenez vous toujours bien humbles ; regardez-vous comme des servantes inutiles et des avortons. C'est ma pensée, que je ne suis qu'un avorton, et vous de même. Nous venons après tous les autres, et nous nous ressentons de la corruption du siècle où nous vivons.
Pour ce qui est de la pauvreté, qu'elle est nécessaire et avantageuse ! C'est le trésor que je vous laisse en partage. La privation des aises et des commodités de la vie présente fait les saints ; la jouissance des biens de ce monde amollit la vertu et nourrit le vice. C'est pour cela que notre-Seigneur a maudit les riches du siècle et béni les pauvres.
Si vous êtes de ce nombre, je vous en félicite. Je puis dire que je suis à bien des égards plus pauvre que vous. Je n'ai que deux chemises, que je porte depuis deux ou trois ans ; vous pouvez bien imaginer dans quel état elles sont, au milieu des sueurs, des voyages continuels dans un pays chaud et sur des montagnes hautes de sept lieues. J'ai un mouchoir et je ne dirai pas une paire de draps, mais seulement un. Souvent on se couche sans se déshabiller, et rarement on a un doigt de paille. Point de chaises pour s'asseoir ; un petit banc de la largeur d'une main. Des cabanes pour bâtiments ; les plus pauvres d'entre vous ont des maisons cent fois plus commodes. Quand je puis avoir du pain de sarrasin cuit sous la cendre, je m'estime heureux, car je ne puis me faire à leur nourriture. Imaginez le reste. Cependant, avec cela, je me plais dans mon état, et je le préfère à la royauté. Il en sera de même de vous ; si vous êtes véritablement appelées de Dieu, et si vous répondez fidèlement à votre vocation, vous préfèrerez votre état, quelque peine que vous y trouviez, à toutes les conditions du monde les plus avantageuses.
Vous avez sans doute des croix, car la Providence sait combien elles sont utiles et nécessaires ; elle en a placé partout, de sorte que, comme dit l'Imitation, tournez-vous de quelque côté qu'il vous plaira, vous en trouverez. Il faut, bon gré mal gré porter la croix. Mais souvenez-vous que Notre-Seigneur l'a portée et embrassée. Sa croix a sanctifié toutes nos croix, et leur a communiqué une vertu divine et surnaturelle, propre à nous sanctifier. Aimons la croix, portons la croix, demeurons attachés à la croix de Jésus-Christ, et ne la quittons qu'après la mort. Vous savez que les méchants, poussés par le démon, excitaient Notre-Seigneur à descendre de la croix ; mais il n'en est pas descendu, et il y est demeuré attaché jusqu'après la mort, malgré les railleries et les moqueries qu'on lui faisait. Il y a souffert, il y est mort, pour nous apprendre à demeurer tranquillement, amoureusement, pour la gloire de Dieu et le salut du prochain, cloués à la croix jusqu'à la mort. Quand nous souffrons nous sommes forts ; quand nous sommes à notre aise, nous sommes faibles et exposés à la tentation. Voyez, dans l'Imitation, combien de fruits admirables et de précieux avantages la croix produit ; et sans la croix tout est stérile, sans fruit et sans consolation. Bénissez le Seigneur de ce qu'il a multiplié mes croix, et priez-le de me donner la force et le courage, la patience de les porter toutes, les petites et les grandes, comme il plaît à sa sainte Providence de nous les distribuer. Je vous invite à faire très souvent avec moi cette prière, en union au Sacré-Cur : " Mon Dieu, je vous aime par la fournaise, l'embrasement, les flammes du Sacré-Cur de Jésus, du Saint Cur de Marie, par l'amour des Anges et de tous les Saints. J'adore vos grandeurs et votre Majesté suprême, par la profondeur des humiliations et des abaissements des Sacrés Curs de Jésus et de Marie, des Anges et de tous les Saints. Je désire vous remercier, pour moi et pour tous les ingrats, par la vivacité de la reconnaissance du Sacré-Cur de Jésus, du Saint Cur de Marie et la reconnaissance des Anges et des Saints. Je vous offre leur horreur pour le péché, pour détester mes péchés et tous les péchés du monde. J'approuve toutes les bonnes uvres par l'approbation qu'y donne le Sacré-Cur, et je demande d'y participer. Je moffre à vous, ô mon Dieu, par l'oblation et la dévotion du Sacré-Cur ".
Dieu veuille vous remplir du saint amour ! Quand on a une ardente charité, on peut tout. Souvenez-vous des règles que je vous ai prescrites pour la pureté d'intention, de chercher en tout la gloire de Dieu, et non votre propre gloire ; de faire la volonté de Dieu, et non votre propre plaisir et votre satisfaction.
Se rapporter tout à Dieu, de désirer surtout la plus grande gloire de Dieu, même infiniment plutôt que votre félicité éternelle que vous devez rapporter comme tout le reste, à la plus grande gloire de Dieu. Car c'est la doctrine des théologiens, qui enseignent avec saint Thomas que, lorsque le précepte de la charité oblige, nous devons tout souffrir, tout sacrifier, tout rapporter à la gloire, à l'amour de Dieu, même notre félicité éternelle. C'est-à-dire que nous devons désirer d'aller au ciel pour y louer Dieu à jamais.
Toutes les vertus sont belles, saintes, louables et très désirables. Puissions-nous les pratiquer toutes, la foi, l'espérance, etc. Mais la plus sublime, c'est la charité, à laquelle saint Paul nous exhorte surtout. Ce grand Apôtre nous enseigne que Jésus-Christ nous ayant rachetés de son sang, nous sommes à lui et non à nous ; que nous lui appartenons de justice et de droit ; par conséquent, que nous devons vivre et mourir pour lui, et que " soit que nous mourions, soit que nous vivions, nous sommes au Seigneur "
[Rm 14, 18]. Nous ne devons donc pas vivre, pour suivre nos volontés, notre goût, nos plaisirs, mais pour la gloire de Dieu et les intérêts de Jésus-Christ. Méditez bien sur ces paroles. Saint Paul dit aussi que tous cherchent leurs propres intérêts, et non ceux de Jésus-Christ [Ph 2, 21]. Je vous conjure, au contraire, de sacrifier constamment en tout vos propres intérêts pour les intérêts de Jésus-Christ et le salut du prochain. Nous devons aimer Dieu par-dessus tout, et plus que nous-mêmes, plus que notre félicité éternelle. Comme l'enseignent les théologiens, si on aimait hors de Dieu quelque chose plus que Dieu, ce serait péché mortel ; à plus forte raison devons-nous aimer et préférer la gloire, les intérêts, la volonté de Dieu, à nos intérêts, à notre gloire, à nos avantages temporels, à nos commodités, à nos plaisirs, toutes choses que nous devons, sans contredit, sacrifier pour la gloire de Dieu, notre salut et celui du prochain. Ainsi, en toute occasion, regardez, non pas vos intérêts, vos commodités temporelles, mais la plus grande gloire de Dieu. Suivez les dispositions de la divine Providence qui tourne tout au bien des élus.Je vous exhorte aussi à prier souvent, ou plutôt continuellement, Notre-Seigneur de faire lui-même tout ce que nous faisons. Saint Jean dit que toutes choses ont été faites par lui ; et encore actuellement et éternellement, tout ce qu'il y a de bien, c'est Jésus-Christ qui le fait. Nous ne pouvons rien sans lui. Je le prie sans cesse qu'il fasse tout, qu'il répare les maux que je fais, fasse tout le bien que j'omets et supplée à tous mes défauts. Faites prier vos enfants pour vous.
Nous avons ici des jeunes femmes et des vierges qui se donnent toutes à l'instruction des fidèles et à la conversion des païens ; qui quittent tout, quand la prudence le permet, pour la gloire de Dieu et le salut de leurs frères. Elles ont un talent merveilleux pour instruire, exhorter, convertir. C'est un don de Dieu. Une d'elles, dont le mari est en exil pour la religion, a été envoyée par moi dans une province, où j'espère qu'elle fera grand fruit. Elle a déjà converti plus de cent païens ; tout le monde la respecte à cause de sa vertu et de ses bons exemples. Priez pour elle et pour toutes les personnes qui concourent à la propagation de la foi. Plusieurs de nos bonnes âmes chinoises vous connaissent et vous sont unies ; elles prient pour vous.
Soyez soumises à ceux que la Providence a établis pour vous gouverner, et à la Sur Morel, - si elle vit encore -. Allez partout où l'on vous enverra, sans murmurer, sans faire attention si vous y serez bien ou mal.
Préparez votre cur à souffrir, et faites par avance le sacrifice des peines intérieures et extérieures qui vous attendent, vous souvenant, comme dit l'Imitation, que Notre-Seigneur a envoyé ses disciples prêcher, non pour jouir des plaisirs, non pour recevoir des honneurs, mais pour souffrir toutes sortes de peines et de croix, mais pour être exposés aux mépris et aux humiliations. Je vous recommande plus que jamais la dévotion envers la Passion de Notre-Seigneur. Méditez bien ses souffrances ; compatissez avec la sainte Vierge et les Saints assistant à la croix, ressentez-en vous-mêmes pour Jésus-Christ ce qu'il a ressenti pour vous [Ph 2, 5]. Inspirez à vos enfants cette dévotion ; ne passez pas de vendredi sans leur en parler. Pratiquez et faites-leur pratiquer quelque mortification. Que le crucifix soit votre livre de méditation ; que Jésus crucifié soit dans votre cur, et toutes ses souffrances dans votre esprit, en sorte que vous ne puissiez jamais les oublier. Jésus-Christ crucifié est notre modèle ; toutes les vertus se trouvent dans sa Passion et il y a crucifié tous nos vices. Demandez que la force de la croix attire tout l'univers à Jésus-Christ. Offrez sans cesse à Dieu le Père les mérites de la Passion du Sauveur, ses cinq Plaies, son Chef couronné dépines, son Sacré-Cur percé d'une lance et le Sang précieux qui en est sorti, pour la conversion des pauvres infidèles et des pécheurs, surtout pour la mienne. Aimez sincèrement vos ennemis ; priez pour eux, faites-leur du bien, n'ayez contre eux aucun ressentiment, n'en parlez qu'avec éloge.
Que la plus grande gloire de Dieu soit toujours l'intention de vos actions. Que la charité en soit le principal motif ; la grâce, le principe ; la divine volonté, la règle ; la prudence, la directrice ; et le ciel, Ia récompense.
Quoique ce soit une bonne chose de chanter des cantiques, cependant je crois devoir vous dire qu'il faut éviter de faire de l'accessoire le principal, et de donner dans l'excès à cet égard. Prenez garde que la nature, lostentation, la propre satisfaction ne corrompent cette bonne uvre.
Dieu soit béni à jamais !
Moye, Missionnaire apostolique
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