Cinquième lettre de Chine aux sœurs

 

Le 21 avril 1775

Loué soit Jésus !

 

Je viens de dire la sainte Messe pour vous en général, et pour chacune en particulier. C'est une grande consolation pour moi d'apprendre de vos nouvelles, surtout si elles sont édifiantes, que vous persévérez, que vous croissiez dans l'amour de Dieu, dans la grâce, dans le zèle pour le salut des âmes, l'éducation des enfants. Soyez partout la bonne odeur de Jésus-Christ ; que vos bons exemples fassent taire les langues médisantes et malignes. Ne mettez pas votre confiance dans les hommes, mais dans Dieu seul ; laissez-lui le soin de vos corps et de vos âmes. Aimez la croix, et vous trouverez le paradis sur la terre ; vous serez remplies de joie spirituelle. Mais si vous quittez la croix, votre âme sera languissante et votre vertu s'amollira et se perdra.

Soyez toujours convaincues que c'est Dieu qui fait tout. L'Évangile dit que tout a été fait par le Verbe qui est Jésus-Christ, et que sans lui rien n’a été fait [Jn 1]. Dieu a tout créé par son Verbe dans l'ordre naturel ; à plus forte raison fait-il tout par lui dans l'ordre surnaturel de la grâce, qui est au-dessus de la création. Quand on est bien convaincu de cette vérité, qu'on vit de la foi et qu’on envisage Dieu dans tous les événements, on est tranquille, quoiqu'il puisse arriver, persuadé que c'est Dieu qui le veut pour sa gloire et notre sanctification.

Avez-vous bien des peines ? Bénissez-en Dieu ; il y a lieu d'espérer du fruit. Rien ne se fait sans peine. C'est par la croix que Jésus-Christ nous a engendrés, c'est par la croix que nous engendrons des âmes à Jésus-Christ. C'est par la croix que je vous ai engendrées aussi, puisque vous me regardez comme votre père et que je vous regarde comme mes enfants. Je puis vous dire que les peines, les peines intérieures surtout, que j'ai souffertes à votre sujet, passent l'imagination. J'ai été, Dieu en soit béni ! dans les prisons et les fers, incertain si on allait me faire mourir, et par quel supplice. Cependant, ce que je souffrais alors n'égalait pas ce que j'ai souffert pour vous. Il faut maintenant que vous souffriez à votre tour. Je souffre aujourd’hui d’autres peines pour la conversion des gentils ; c’est à vous de souffrir pour le progrès des écoles et l'éducation des enfants. Si leurs mères ont tant souffert pour les engendrer au monde, vous qui êtes leurs mères spirituelles, que ne devez-vous pas souffrir pour les engendrer à Jésus-Christ, les former à la piété et à la religion.

Je pense souvent que votre genre de vie et le mien sont assez semblables. Vous êtes sans établissement fixe, et moi aussi ; à peine suis-je dans un endroit qu'il faut le quitter et aller ailleurs. Je suis errant de pays en pays, de ville en ville, de maison en maison, faisant mille lieues de chemin par an, à pied, dans les montagnes ou par des chemins presque impraticables. Vous êtes pauvres, nourries par la charité des infidèles, et moi aussi. Ceux qui doivent vous donner à manger manquent souvent eux-mêmes du nécessaire ; ici nos chrétiens sont encore bien plus pauvres que chez vous : on n'a ni meubles, ni effets, ni pain, ni vin, ni laitage, ni fruits. Il arrive bien des fois que si j'avais comme vous des pommes de terre, je m'estimerais heureux ; mais après une journée de marche, arrivant chez nos chrétiens, je ne trouve aucun rafraîchissement ; il faut attendre deux heures pour cuire du riz dont je ne puis manger. Cependant, dans certains endroits, les chrétiens, plus généreux ou plus riches, me donnent plus abondamment. Ainsi, il faut vous et moi, comme dit saint Paul, " Souffrir la pauvreté et user de l'abondance " [Ph 4, 12]. Vous avez une paillasse pour vous coucher, tandis que souvent je n'ai pas deux doigts de paille ; je couche sur une simple natte, sur le bois dur.

Ce que je dis, ce n'est pas pour me plaindre, mais pour me consoler et me réjouir avec vous. J'aime mon état. Je puis vous assurer que je ne le changerais pas pour avoir la royauté ou Ia papauté. Aimez de même le vôtre. Quand on est appelé à un état aussi sublime que de procurer le salut des âmes, quand on comprend le prix inestimable de ces âmes rachetées par le sang de Jésus-Christ, quand on sent bien la dignité et l'excellence de sa vocation, on la préfère au monde entier ; on est heureux et en paix, malgré les adversités qui s'y rencontrent ; on souffre tout pour le salut des élus, pour la gloire de Dieu, dit saint Paul.

Je ne vous écris pas en détail ce qui se passe ici ; mes amis vous liront les lettres où il en est question. Je vous dirai seulement, pour votre consolation, que depuis un an et demi que j'administre cette partie, déjà vingt ou trente filles chinoises, dont plusieurs baptisées par moi et quelques-unes promises en mariage à des païens, ont consacré à Dieu leur virginité, pour être à lui sans partage. Elles sont l'exemple des chrétiens, s'adonnant à toutes les pratiques des vertus, et, autant que les circonstances le permettent, à la conversion des païens et à l'instruction des enfants. Ainsi vous avez des sœurs en Chine, et je vous assure qu'elles ne vous cèdent en rien, si même elles ne vous surpassent. Il y en a qui sont comme des anges, en qui je ne puis découvrir de défauts, pour petits qu'ils soient. Plusieurs jeûnent tous les jours, ne mangent point de viande, prennent la discipline, couchent sur la dure, portent le cilice, et sont des journées à genoux en prière.

Je ne vous dis pas ce que je souffre ici de peines intérieures, de craintes presque continuelles, car je ne passe guère de jours sans danger, réel ou imaginaire, d'être pris par les païens. Mais ma force, c'est le souvenir de l'agonie de Notre-Seigneur au jardin des Oliviers. C'est dans l'union aux peines intérieures de ce divin Sauveur, et aux sept douleurs de la sainte Vierge, que je souffre ces craintes. C'est dans ces circonstances qu'on fait des actes de vertu, d'abandon à la Providence, et le sacrifice de sa vie. On peut dire qu'il faut mourir tous les jours.

Quand il vous arrivera des tracasseries de la part du monde, qu'on menacera de vous chasser, de vous dépouiller, pensez un peu à cela, faites des sacrifices. Quand on vous accablera d'injures, pensez que Notre-Seigneur a été rassasié d'opprobres. Si vous êtes privées de toute consolation humaine, Dieu vous communiquera des consolations divines. C'est surtout dans les peines qu'on les éprouve, comme dit saint Paul : " Je surabonde de joie dans toutes mes tribulations " [2 Co 7, 4].

Allez de vertu en vertu ; renoncez au monde et à vous-mêmes ; vivez en Dieu et pour Dieu ; priez sans cesse pour moi et pour la conversion des infidèles. Faites aussi prier vos enfants.

Plusieurs de vos sœurs sont déjà décédées, et reçoivent leur récompense ; que l'espérance d'aller les rejoindre vous anime. Puissions-nous tous nous voir réunis dans le ciel, comme nous sommes unis pour la même œuvre sur la terre !

S'il arrive qu'on vous fasse du bien, qu'on vous procure quelque avantage temporel, comme une aumône, une maison, etc., remerciez-en le Seigneur et la sainte Providence. Cependant ne vous en réjouissez pas beaucoup, ni ne vous en occupez pas trop ; le trésor de la pauvreté est plus précieux que toutes les richesses de la terre ! Que les intérêts de Jésus-Christ occupent seuls vos pensées et remplissent toutes les affections de vos cœurs. Les intérêts temporels sont un piége qui prend et captive bien des âmes ; les richesses, comme dit saint Paul, causent mille tentations, mille pensées et désirs inutiles et dangereux qu'ils suscitent continuellement, et entraînent à la mort éternelle. Soyez en garde contre cette funeste tentation. Tenez votre âme libre et dégagée de la terre, élevée vers le ciel, pleine de saintes pensées, de saints désirs, de pieuses affections pour la plus grande gloire de Dieu et le salut des âmes. Occupez-vous de votre devoir, et jetez toutes vos inquiétudes dans le sein de la Providence qui nourrit les oiseaux du ciel.

Je viens d'essuyer deux maladies mortelles. N'étant pas remis de la première, il m'a fallu faire deux ou trois journées de chemin, ce qui m'a fait tomber dans une seconde plus dangereuse encore que l'autre. À peine étais-je guéri, j'ai essuyé une persécution des païens qui d'abord voulaient me tuer ; mais ensuite ils m'ont relâché, sans doute parce que je n'étais pas digne de souffrir le martyre. Je suis presque toujours en péril de mort ; mais je comprends que les périls de l'âme sont bien plus à craindre et en plus grand nombre que ceux du corps.

Au milieu de toutes ces tribulations, je viens de baptiser, dans l'espace de deux ou trois mois, cent adultes, outre les enfants, et j’ai eu la consolation de voir la ferveur de nos chrétiens considérablement augmentée, et une grande espérance de conversions d'infidèles, malgré toutes sortes d'obstacles. Admirez la Providence et le triomphe de la grâce ! Là où il n'y a point d'obstacles, les païens ne se convertissent pas ; et où il y en a, c'est là qu'il se fait des conversions.

 

Moye, Missionnaire

 

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