Quatrième lettre aux sœurs,

de Chine

 

Du Su-tchuen, 19 juin 1773

 

Mes chères Sœurs,

Je ne vous oublie point, quoique je sois bien éloigné de vous de corps, car je suis à un bout du monde, et vous à l'autre. Je vous suis très présent de cœur et d'esprit ; il n'est point de jour où je ne pense à vous devant Dieu, non pas une fois, mais sans cesse, et je vous recommande à Dieu dans toutes les Messes que je dis, vous, les enfants que vous enseignez et les personnes qui vous aident. Sans doute que vous faites de même pour moi.

J'ai toujours une grande confiance en Dieu, pour vous et pour moi ; j'espère que celui qui a commencé la bonne œuvre l'achèvera. Non, mes chères Sœurs, Dieu ne nous manquera pas, si nous ne manquons pas de confiance en lui ; il ne nous abandonnera pas, si nous ne l'abandonnons les premiers. Je suis plus que jamais convaincu des maximes que je vous ai enseignées. Je vois plus clairement que jamais que la Providence conduit et dirige tout ; et les biens et les maux, et les consolations et les afflictions, tout vient de sa main paternelle, et tout doit tourner à sa gloire et à notre sanctification, si nous acceptons tout comme venant de lui, et si nous en faisons l'usage pour lequel il nous l'envoie.

J'ai souvent à l'esprit cette réflexion : Quand nous considérons l'ordre admirable qui règne dans la nature, nous nous écrions : Que la sagesse de Dieu est grande ! comme elle a bien réglé toute chose ! Cependant, toutes les créatures sont faites pour l'homme ; et si Dieu en prend tant de soin, quel soin ne prendra-t-il pas de nous ! C'est la conséquence que le Sauveur tire lui-même. Si Dieu dispose si bien les choses naturelles, pouvons-nous douter qu'il ne dispose infiniment mieux, avec encore plus de soin, de sagesse et de bonté les choses surnaturelles qui sont plus élevées au-dessus des choses naturelles, que le ciel ne l'est au-dessus de la terre. Ainsi, mes chères Sœurs, je vous le répète et je vous le répéterai toujours, jusqu'à la mort, ayez confiance en Dieu, abandonnez-vous à la divine Providence ; que ce ne soit pas en vain qu'on vous appelle les SŒURS DE LA PROVIDENCE. " Jetez tous vos soins dans le sein de Dieu, et il vous nourrira " ; c'est sa propre parole dans la sainte Ecriture [Ps 54, 23]. Ne mettez pas votre confiance dans les hommes, mais en Dieu seul. Si j'ai eu quelquefois recours aux grands du monde, ce n'était que pour suivre les conseils qu'on me donnait ; c'était toujours à contrecœur. Je l'ai fait rarement et je n'en ai vu nul bon résultat ; j'ai vu même arriver souvent tout le contraire de ce que j'attendais. Quand, selon les apparences humaines, il semblait que les choses devaient réussir, elles tombaient à rien ; et quand tout paraissait difficile et presque humainement impossible, Dieu venait à notre secours et tout nous réussissait.

Encore une fois, ne vous appuyez pas sur la créature faible et changeante, aujourd'hui pour vous, demain contre vous. Que Dieu soit votre unique appui, votre espérance, votre force, votre ressource, votre consolation, votre tout en tout. En tout temps, en tout lieu, en toute occasion, si Dieu est pour vous, personne ne pourra vous nuire, et les maux qu'on vous fera souffrir vous seront plus utiles que le bien qu'on pourrait vous faire. Dieu seul nous suffit et supplée à tout. Jamais je n'ai été si bien dans l'intérieur, si content, si uni à Dieu, que lorsque, abandonné et affligé des hommes, je n'avais d'autre consolation qu'en Dieu. Vous pouvez bien vous imaginer que pour arriver jusqu'ici, j'ai couru beaucoup de dangers et souffert beaucoup de peines, et qu'à présent, au milieu des païens qui haïssent les chrétiens et les persécutent, à parler humainement, je ne suis pas trop à mon aise. Cependant, par cet abandon à la divine Providence et cette confiance que je vous prêche, je suis, grâce à Dieu, aussi tranquille que si j'étais au milieu de ma patrie et dans le sein de ma famille, et même mieux, parce que nous n'avons la paix intérieure que lorsque nous sommes où Dieu nous veut. Soyez de même toujours prêtes à quitter une place, pour aller dans une autre où la Providence vous appelle par la voix de vos Supérieurs. N'ayez d'attache à rien. Mon Dieu, que ce détachement est nécessaire ! Qu'on est libre et tranquille quand on fait à Dieu le sacrifice de tout, qu'on ne tient plus à rien qu’à ce que Dieu veut ! ! Voilà la liberté des enfants de Dieu. Quand on a ce trésor, on est riche assez ; on peut voler en esprit au ciel, prenez bien garde que votre cœur ne s'attache à quoi que ce soit. Prenez garde de même que le démon ne mette en vous quelque racine de péché, que quelque ancienne passion ne se réveille, car alors ce que vous feriez n'aurait plus qu'un peu d'apparence, un peu d'extérieur. Vous seriez des vierges folles qui ornent leurs lampes au-dehors, et qui n'ont point d'huile. Mon Dieu, qu'il y a au monde de ces sépulcres blanchis, ayant un beau dehors, et dont l'intérieur est plein de corruption, ou du moins vide de bonnes intentions, de bonnes affections, vide de grâce et de vertu, vide de charité et d'humilité. On enseigne les autres, mais c'est sans fruit, sans onction. Ce sont des cymbales retentissantes qui battent l'air, font du bruit, et voilà tout.

Je vous recommande donc extrêmement de veiller sur votre intérieur. Purifiez-le de tout péché, de toute passion. Soyez toujours dans la disposition de plutôt mourir que de commettre un péché véniel de propos délibéré. Ayez en tout des vues pures ; ne faites rien, ne dites rien, si ce n'est pour Dieu. Ne faites pas même un pas pour plaire aux hommes. Souvenez-vous toujours de vos premières résolutions. Ne vous laissez pas aller à la tiédeur et au relâchement ; au contraire, animez-vous continuellement, et avancez tous les jours dans la voie du salut. Aimez la pauvreté. N'amassez rien sinon pour les besoins présents. Contentez-vous du pain quotidien ; Dieu vous pourvoira pour l'avenir. Je me trouve aussi dans des circonstances où je serais bien aise d'avoir, comme vous, un morceau de pain et des pommes de terre. Dieu le veut ainsi ; que sa sainte volonté soit faite ! Je regarde cela comme une vraie grâce. Lorsque nous sommes dans l'abondance, nous en abusons pour satisfaire notre gourmandise et notre sensualité. C'est donc une miséricorde de Dieu, de nous réduire par la privation à l'heureuse nécessité d'être sobres et mortifiés. D'ailleurs Dieu supplée ce qui nous manque en nous donnant la santé, et si la nature se plaint, la grâce se réjouit.

Quand quelqu'un vous offensera, recherchez si vous-mêmes n'avez pas offensé Dieu ou le prochain de la même manière, ou dans le même genre. Si vous vous examinez bien, vous trouverez que vous avez fait à d'autres, par le passé, ce que l'on vous fait maintenant, et que ce qui vous arrive est une juste punition, ou plutôt une grâce de Dieu, pour vous aider à mieux sentir et à expier vos fautes.

Que votre dévotion envers la Passion de Jésus-Christ et envers son Sacré-Cœur et celui de sa sainte Mère croisse de plus en plus. Adorez soir et matin, en vous prosternant, le Sacré-Cœur de Jésus. Pour moi, je l'ai sans cesse dans la bouche et dans le cœur, et si je demande une grâce à Dieu, je lui présente le Sacré Cœur de Jésus pour l'obtenir. Dites tous les jours cinq Pater et cinq Ave, les bras en croix, pour honorer les cinq plaies de Notre-Seigneur. Faites-le faire à vos enfants, au moins le vendredi, et n'oubliez pas de vous relever la nuit, pour adorer Jésus incarné.

Priez et faites prier pour la conversion des infidèles ; ils se convertissent ici miraculeusement, c'est-à-dire qu'il est évident que c’est Dieu qui les convertit et non pas les hommes, car nous n’osons pas et ne pouvons leur parler. Vous pouvez voir la lettre que j'écris à M. Mathieu ; je lui envoie aussi trois Chapelets, un pour le temps Pascal, un pour l'Ascension, un pour la Pentecôte ; il aura la bonté de les faire imprimer ou s'en chargera. Ne cherchez pas à lire beaucoup de livres nouveaux, par vanité et curiosité. Si vous pouvez avoir un Nouveau Testament, lisez-le à genoux. Je vous recommande l’IMITATION ; qu’elle soit votre ressource dans toutes vos tribulations. Mais votre vocation demande que vous vous attachiez surtout aux Catéchismes, c'est-à-dire, à des livres d'instructions qui expliquent et exposent la doctrine chrétienne.

Soyez unies par la charité, ne faites qu'un cœur et qu'une âme. Qu'il n'y ait entre vous point de divisions, point d'envie, ni jalousies, ni critiques, ni plaintes, ni murmures. Priez les unes pour les autres. Estimez-vous chacune la dernière et la moindre ; réjouissez-vous en apprenant que les autres font mieux que vous, et vous aurez part à leurs mérites.

Je vous repasse toutes en particulier dans mon esprit.

Ne laissez pas ralentir votre zèle pour l'instruction de la jeunesse, pour la prière et pour tout le bien que vous pouvez faire dans votre profession. Ne vous rebutez pas des difficultés, espérez contre toute espérance. Empêchez toujours tout le mal que vous pouvez, donnez partout l'exemple, soyez la bonne odeur de Jésus-Christ. Outre les peines extérieures, attendez-vous encore à bien des mortifications intérieures ; elles sont nécessaires pour purifier l'âme. Quand vous irez à votre destination, rappelez-vous ce beau passage de l'IMITATION qui est à la fin du 30e chapitre, livre 3, et où il est dit que Jésus-Christ " a envoyé ses chers disciples, non pas à la joie ni aux plaisirs, mais aux combats ; non pas aux honneurs, mais aux mépris ; non pas au repos, mais au travail, et pour qu’ils rapportassent beaucoup de fruits par beaucoup de patience ". Appliquons-nous ces paroles, puisque Jésus-Christ veut bien nous aimer aussi, et que c'est aux combats, aux humiliations, et aux travaux que nous sommes aussi envoyés. Notre repos n'est pas sur la terre, niais au ciel où nous ne parviendrons que par la croix, passant de la croix à la mortification.

Réjouissez-vous donc, mes chères Sœurs, quand vous avez à souffrir toutes sortes de tribulations, parce qu'elles vous éprouvent, vous purifient et vous rendent dignes d'une gloire immortelle. Il y a eu, du temps de saint Vincent de Paul, des filles qui avaient embrassé le même état que vous, qui s'étaient consacrées à l'éducation des enfants de la campagne ; elles eurent tant de traverses qu'on les appela les Amantes de la croix. Dieu vous fasse la même grâce, de mériter le nom d'amantes de la croix ! Les théologiens enseignent que le degré de gloire au ciel correspond au degré d'amour et de souffrances sur la terre, et sainte Thérèse dit que, pour le moindre degré de gloire céleste, elle eût été disposée à souffrir tous les tourments possibles jusqu'à la fin du monde.

Croissez donc en charité envers Dieu et le prochain ; augmentez de jour en jour dans l'amour de Jésus et de Marie, et réjouissez-vous de souffrir pour leur amour.

Les souffrances et les humiliations attireront sur nous et sur nos écoles de grandes bénédictions. Dieu nous fasse la grâce de nous voir réunis dans le ciel avec nos Sœurs qui y sont déjà, comme je l'espère ! Alors notre tristesse sera changée en joie, et personne ne pourra nous ravir cette joie.

J'ai dit la Messe pour vous toutes à la Pentecôte, et j'ai demandé pour vous le Saint-Esprit, afin qu'il dirige vos esprits et vos cœurs. Ayez toujours devant les yeux les cinq intentions que je vous ai désignées, pour avoir en tout des vues droites et des motifs purs, savoir : 1° ne plus chercher votre gloire, mais la gloire de Dieu ; 2° ni votre intérêt, mais les intérêts de Jésus-Christ ; 3° ni votre plaisir, mais le bon plaisir de Dieu ; 4° ni à plaire aux hommes, mais à Dieu ; 5° ni à faire votre volonté, mais celle de Dieu. Voilà les intentions qui doivent conduire et diriger toutes vos démarches, et animer toutes vos actions. Outre cela ayez des affections pures.

Demandez souvent et sincèrement à Dieu qu'il ôte de vous tout ce qui lui déplait, et qu'il y mette tout ce qui lui plaît. Puisez dans les Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie des affections pures et saintes, la charité, la bonté, la douceur, l'humilité, la patience, le zèle, etc., etc.

Entre les souffrances de Jésus-Christ, une des plus sensibles a été de voir que ceux qui eussent dû être pour lui et le seconder, étaient contre lui et le persécutaient. Nous aurons à combattre non seulement contre le monde et contre la chair, mais contre les démons qui emploient toutes sortes de ruses et de stratagèmes pour détruire le bien. Armez-vous donc contre eux des armes de Dieu, pour les combattre et les vaincre par la grâce de Jésus-Christ. Résistez-leur avec force et courage ; c'est la foi qui nous fait remporter la victoire sur les ennemis du salut. Priez et veillez sans cesse.

 

Moye, Missionnaire apostolique

 

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