Sur mer, le 19 juillet 1772

Que la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ soit avec vous !

Mes chères Sœurs,

Je vous ai déjà écrit de l'Île-de-France qui est à quatre mille lieues de la Lorraine, au-delà du soleil. C'est là que j'ai vu, pour la première fois, des nègres et des négresses esclaves, nus et dans un état pitoyable, couchés sur la dure, nourris avec des racines et du blé de Turquie qu'on donne aux animaux. C'est là que l'on voit ce que c'est que la misère ; mais surtout, ce qui est plus déplorable, des hommes n'ayant aucun secours pour l'âme, sans instructions, sans exhortations, sans sacrifice, ni sacrements. C'est ainsi qu'ils vivent et qu'ils meurent.

À tous ceux que je rencontrais, je faisais faire le signe de la croix, dire quelques prières, produire quelques actes de religion, et demander la grâce du baptême, car la plupart ne sont pas baptisés. J'en ai baptisé une douzaine qui étaient malades, plusieurs sont morts. Ces pauvres gens disaient et faisaient ce qu'ils pouvaient, la plupart n'entendant pas ma langue, ni moi la leur. Mais ils faisaient le signe de la croix, baisaient le crucifix, prononçaient le saint nom de Jésus, levaient les yeux et les mains au ciel, souffraient sans jeter un soupir, quoiqu'ils n'eussent presque aucun soulagement, étant couchés sur le plancher, sans lit, ni oreiller, rien que quelques misérables haillons pour couvrir leur nudité. Il y en a qui m'ont donné des marques presque certaines de prédestination, on voyait la grâce opérer sensiblement dans leurs cœurs. Tout cela doit vous réveiller, vous édifier, vous confondre.

Nous, nous ne devons pas nous plaindre, puisqu'il y a dans le monde tant d'hommes qui souffrent cent fois plus que nous. Murmurez dans vos peines, tandis que ces pauvres esclaves, qui n'ont pas, comme nous, les instructions ni les exemples de Jésus-Christ, souffrent en silence ! Pourriez-vous vous plaindre dans votre pauvreté ? Êtes-vous réduites à n'avoir plus qu'un petit morceau de toile ? Quelle consolation d'avoir des sacrements, des livres, tant de moyens de salut, dont la plupart des hommes sont privés !

Nous ne sentons pas assez les bienfaits de Dieu ; nous n'en sommes pas assez touchés de reconnaissance.

J'espère que vous persévérerez, car je vous ai recommandé sans cesse la persévérance et vous la recommande de nouveau. Au lieu de reculer, avancez tous les jours dans la vertu et la perfection chrétienne, dans le détachement, l'amour de la pauvreté, le zèle pour procurer la gloire de Dieu et le salut des âmes, surtout des enfants que Dieu vous a confiés. Réjouissez-vous dans les peines et les tribulations ; c'est la doctrine de Jésus-Christ, des Apôtres et des Saints.

Je repasse ma vie et les bienfaits de Dieu, et je regarde comme un des plus grands les humiliations et les afflictions qu'il m'a envoyées ; sans cela je serais tombé dans l'abîme.

Car dans la fleur de l'âge, avec le mauvais penchant que nous avons, hélas ! la nature prévaudrait, dominerait bien vite si Dieu, par un effet de sa miséricorde, ne l'humiliait, ne la retenait, ne la réprimait par la croix. Il est moralement impossible qu'une personne, à la fleur de l'âge, ne se laisse aller à l'orgueil et à la vanité, si elle a des habits pour se parer ; à l'impureté, si elle est recherchée ; à la sensualité, si elle a de quoi se bien nourrir ; à l'amour-propre, si elle est flattée ; à une vie molle et tiède, si elle a ses aises et si elle est d'une bonne santé. Il faut donc, et c'est une grâce bien grande, il faut que Dieu envoie lui-même des maladies pour affaiblir la violence de ce tempérament qui l'entraînerait vers l'amour des plaisirs sensuels et, par là, corromprait son cœur ; il faut qu'elle soit humiliée, contrariée, critiquée, pour rabaisser son orgueil ; il faut qu'elle soit dans l'indigence et la pauvreté, afin qu'elle ne puisse pas donner à la nature ses commodités et ses aises, et qu'elle soit forcée de mener une vie humble et mortifiée, au lieu d'être aimée et caressée. C'est un grand bonheur pour les personnes du sexe d'être haïes, rebutées, persécutées. Voilà, mes chères Sœurs, la morale de l'Évangile : méditez-la, aimez-la, et vous vivrez de la vie de la grâce en ce monde, et de la vie de la gloire en l'autre.

La croix, la croix, la croix ! Voilà le chemin du ciel. Ne vous attachez à rien, je vous en conjure, ni à personne quelconque, ni à quoi que ce soit, à l'argent moins qu'à toute autre chose. Vous savez que saint François avait défendu à ses religieux d'en toucher. Si vous ne pouvez suivre à la lettre cette défense, du moins, prenez-en l'esprit. Malheur à celles qui feront une bourse, comme Judas, ou un petit trésor, car leur cœur y sera attaché ! Mettez votre cœur dans les sacrés Cœurs de Jésus et de Marie ; voilà votre trésor. Point de provisions pour l'avenir, point de poire pour la soif, mais un parfait dénuement, une entière confiance et un abandon total à la Providence. J’ai écrit de Paris que j'étais habillé à neuf. Ce n'est pas que les habits neufs me touchent, j'aime mieux les vieux ; mais c'est pour marquer les soins de la Providence qui m’a revêtu, parce que je ne voulais rien acheter pour moi, réservant pour les pauvres ce que j’avais. Faites de même, donnez le peu qui vous avez aux pauvres et Dieu vous nourrira, vous vêtira, vous logera. Mais je crains toujours que peu à peu le malheureux esprit du monde, l'intérêt, l'attache à vos parents, la crainte de manquer, l'amour des plaisirs que vous avez quittés, ou que vous vous imaginez être dans les autres états différents du vôtre, ne vous séduisent, et que le démon qui a trompé Ève, ne vous tente aussi par l'appât du fruit défendu.

Quand quelqu'une d'entre vous se relâchera, qu'elle quittera les bons sentiments qu'on lui a inspirés, qu'elle perdra l'esprit de son état, qu'elle parlera, qu'elle agira comme les gens du monde ou qu'elle n'aura plus de zèle pour l'école, qu'elle s'habillera mieux que les autres ou qu'elle aura quelque familiarité, quelque envie de plaire, il faudra d'abord l'avertir charitablement ; et si elle ne se corrige pas, en avertir les Supérieurs. On lui fera faire une retraite dans laquelle elle purifiera son cœur de tout poison du vice, arrachant la passion jusqu'à la racine et renouvelant toutes ses bonnes résolutions.

Priez toujours pour moi, comme je ne cesse de prier pour vous. Aimez-vous les unes les autres, édifiez-vous, consolez-vous, animez-vous et fortifiez-vous dans le Seigneur ; confiez-vous en Dieu et n'ayez aucune inquiétude. Que la paix de Notre-Seigneur conserve vos esprits et vos cœurs. Vivez sans désirs et sans crainte ; ne désirez que la grâce et la gloire, et ne craignez que le péché. N'ayez point d'autre volonté que celle de Dieu ; laissez-vous conduire par ceux qui sont en place. Tirez avantage de tout et ne vous affligez d'aucun événement ; car ce qui nous paraît un mal est toujours un bien dans les vues de la Providence.

Je suis ici environné de nations païennes ; à droite et à gauche, il n'y a que des idolâtres. Aimons, adorons, servons Dieu, puisqu’il nous a fait la grâce de le connaître et de nous appeler à la foi ; aimons, prions, adorons, bénissons-le pour tous ces peuples qui ne le connaissent pas. Nous prions tous les jours sur notre vaisseau, avec nos bons matelots, pour leur conversion ; vous ne manquez pas, sans doute, de prier et de faire prier vos enfants pour la même fin.

J'espère arriver en Chine dans six semaines, mais je ne sais si je pourrai y pénétrer. N'importe, je suis tranquille, parce que je suis entre les mains de Dieu. J'espère plus que jamais que Dieu prendra un soin encore plus particulier de moi pour l'avenir. Ah ! que je lui remets volontiers le soin de mon corps et de mon âme. Je n'ai aucune inquiétude pour le temporel, la nourriture et le vêtement. J'eusse été prêt, avec le secours de la grâce, à aller dans une île où on n'a pas encore établi la religion. J'irais sans rien dans ce pays, si on m y envoyait, et cela arrivera peut-être ; Dieu qui nourrit les petits oiseaux du ciel ne me laisserait pas mourir de faim.

Ayons de la foi, mes chères Sœurs, ayons de la confiance en Dieu ; si nous manquons de pain, c'est que nous manquons de foi. Ma crainte n'est pas de manquer du nécessaire, mais de manquer à la grâce, de ne pas répondre à ma vocation, de tomber dans le péché, d'offenser Dieu. Voilà le sujet que nous avons de craindre et de trembler.

J'ai prié, le jour de la Visitation, que la sainte Vierge vous visite toutes, les écoles, les Sœurs, les écolières, avec le saint Enfant Jésus, saint Joseph, sainte Anne, saint Joachim, saint Jean-Baptiste et toute la sainte Famille. C'est une grâce que je demande souvent, que Dieu vous visite, qu'il réforme ce qu'il y a de défectueux en vous, et qu'il vous rende telles que vous devez être.

Sans doute nous avons à travailler aussi pour gagner notre vie. Oui, mais il y a bien de la différence entre travailler pour les autres et travailler pour soi. Travailler pour soi, c'est avarice, amour-propre, attache ; quel mérite en a-t-on ? Travailler pour les autres, c'est imiter Jésus-Christ et saint Joseph, c'est charité et humilité.

Si vous voyez des filles qui se découvrent pendant la chaleur et le travail, vous pourrez leur dire de ma part, que les pauvres négresses, par mes exhortations, se sont couvertes d'un mouchoir, celles du moins qui ont pu en avoir, et les autres comme elles pouvaient, et cela dans un pays où le soleil passe deux fois l'an sur la tête.