Deuxième lettre aux surs,
de l'Île de France [aujourd'hui, Île Maurice]
De l'Île de France, 16 mai 1772
Mes chères surs,
Sans doute que vous persévérez toujours dans la bonne uvre que vous avez commencée, sans vous rebuter des obstacles, des contradictions que vous y éprouvez. Je prie sans cesse pour vous, je vous présente continuellement à Dieu ; j'espère que celui qui a commencé une si sainte entreprise, la continuera, la perfectionnera, l'augmentera, l'étendra et la soutiendra jusqu'à la fin.
Soyez fidèles jusqu'à la mort, et vous remporterez la couronne qui vous est préparée. Mais si vous vous lassez, si vous retournez en arrière, cette couronne vous sera ôtée et sera donnée à d'autres. Souvenez-vous de l'histoire des quarante martyrs.
Ah ! mes chères Surs, le ciel est d'un prix infini. Nous ne pouvons ni assez faire, ni assez souffrir pour le mériter ; car toutes les souffrances de cette vie ne sont pas à comparer à ce poids immense de gloire qui nous est réservé dans le ciel.
Si vous voyiez ce que je vois ici, vous trouveriez votre sort heureux, quelque pénible qu'il vous paraisse. Il y a ici des esclaves de tous les pays voisins ; ils sont exposés aux ardeurs du soleil : à peine ont-ils quelques haillons pour couvrir leur misère. Plusieurs sont chargés de grosses chaînes qui les tiennent liés deux à deux, et avec ce poids souvent ils portent encore de lourds fardeaux. J'en ai vu ce matin, filles aussi bien que garçons et hommes, qui traînaient un char comme de pauvres animaux. J'en ai vu aussi de malades, nus et couchés par terre ; l'un d'eux, plus mal que les autres, était étendu sur du bois ; il avait pour chevet un morceau de bois large comme la main. La nourriture de ces pauvres gens est si chétive et en si petite quantité, qu'on mourrait de faim chez vous, si on était réduit à s'en contenter.
Pour la religion, cela est encore pire ; ils sont dans la plus grossière ignorance. La plupart ne sont point baptisés et ne savent pas faire le signe de la croix, ni une seule prière. Plusieurs meurent ainsi comme des bêtes.
Plaignons-nous après cela, vous et moi. Il n'y a ici que deux prêtres pour vingt mille âmes ; on fait un catéchisme tous les jours, mais ces infortunés ne peuvent y assister. J'ai parlé à plusieurs en passant, à peine entendent-ils le français. Cependant j'ai été édifié de voir comme ils écoutent. Quoique chargés d'un fardeau, ils s'arrêtent quand on leur parle et font comme la génuflexion pour remercier ; ils témoignent un grand désir d'être instruits et d'être chrétiens.
J'entrai un jour dans une maison où il n'y a rien, ni lit, ni meuble. L'homme et la femme sont chrétiens, mais hors d'état de pouvoir instruire leurs enfants qui ne savent aucune prière. Ils les faisaient pourtant mettre à genoux devant moi et leur faisaient joindre les mains. Eh ! que ne feraient pas ces pauvres âmes fidèles, si elles avaient la centième partie des instructions et des moyens de salut qu'on a chez vous ! Prions donc que Dieu leur donne une partie de ces grâces et de ces lumières dont nous abusons tant !
Je sens plus que jamais la faveur que Dieu a faite à la France et à l'Europe. À tous égards, nous devons bien dire comme David, avec reconnaissance : " Le Seigneur n'en a pas agi ainsi à l'égard de toutes les nations " qui sont encore dans les ténèbres ; " il ne leur a pas manifesté ", comme à nous, " ses divins mystères "
[Ps147].Voilà quatre ou cinq mille lieues que nous avons faites, et nous allons dans la Cochinchine dont l'entrée est toujours fermée aux Missionnaires. Que deviendrons-nous ? ce qu'il plaira à Dieu ; nous sommes entre ses mains ; il est notre soutien, notre espérance au milieu des doutes, des inquiétudes, des craintes, et de toutes les peines intérieures que nous éprouvons.
Nous sommes comme des voyageurs sur la terre, errants de mer en mer, de pays en pays. Pourvu que nous arrivions à la patrie céleste !
Vous pouvez bien vous imaginer que dans une pareille situation on n'est guère attaché au monde, et qu'on désire plutôt la mort qu'on ne la craint. Le souvenir de la Passion est mon soutien. Je suis rongé par des peines intérieures que j'unis toujours à l'agonie de Jésus-Christ dans le jardin des Olives.
Nous n'avons rien à attendre des hommes, que des mépris et des persécutions : cela ne nous manquera pas. Je lis souvent lImitation et j'y trouve toujours la croix, la croix, qu'il me faut disposer à de plus grandes peines. Un de nos confrères, en Chine, est dans les prisons depuis trois ou quatre ans. Voilà un serviteur de Jésus-Christ ! mais moi, je n'ai encore rien fait ni rien souffert qui soit digne de Dieu. C'est ce que disait M. notre Supérieur à notre départ de Paris.
Animons-nous donc, mes chères Surs, à souffrir et à travailler pour Dieu, pour le salut des âmes. On ne fait du bien qu'autant que l'on souffre, qu'on est humilié, méprisé.
Jésus-Christ nous a précédés portant sa croix. Quand même " je marcherais dans les ombres de la mort, je ne craindrais rien, parce que vous êtes avec moi, Seigneur ". Jésus nous tiendra lieu de tout, lui seul nous suffit. Sa Providence nous conduira, ayons confiance. Je l'éprouve tous les jours ; elle dispose de tout, elle subvient à tous nos besoins. Nous avions fait quelques petites provisions de bouche pour le vaisseau, elles ont été inutiles, Dieu y a pourvu d'ailleurs.
Oh ! mes chères Surs, je vous le recommande plus que jamais, abandonnez-vous toutes entièrement à Dieu ; mettez toute votre confiance en Dieu, et non pas dans les hommes. Vous verrez par expérience que ceux sur qui vous comptez le plus, vous manqueront d'une façon ou d'une autre. Mais si vous vous confiez en Dieu, il ne vous manquera pas, il tournera le cur des hommes comme il lui plaira, il vous rendra favorables, s'il le faut, ceux mêmes qui vous étaient contraires. Du reste, ne vous plaignez jamais de vos ennemis ; priez pour eux et parlez-en avec éloge.
Je prie aussi pour vos enfants ; je me recommande à leurs prières et aux vôtres.
Je suis bien content selon Dieu du genre de vie que j'ai embrassé. Notre misérable nature est si portée au mal et au relâchement, qu'il faut qu'elle soit, pour ainsi dire, forcée au bien. Je n'aurais pas le courage de faire et de souffrir de mon choix quelque chose pour Dieu, ni de renoncer à bien des satisfactions naturelles ; c'est une grâce du Seigneur de me mettre dans des circonstances où j'y suis obligé. Pensez de même pour vous. Si vous fussiez restées dans le monde, vous eussiez fait comme les autres ; vous vous fussiez, peut-être, damnées comme les autres. Mais, votre état vous met dans la nécessité d'éviter bien des dangers auxquels vous auriez été exposées. Quand on a le cur serré, quon est sous la presse, qu'on boit le calice d'amertume, on nest pas tenté de prendre goût aux plaisirs et aux vanités du monde ; n'est-ce pas là une grâce ? J'en sens tout le prix.
Ayons donc encore un peu de patience ; nos travaux finiront, " notre tristesse se changera en joie, et personne ne nous ravira cette joie "
[Jn 16]. Laissons le monde se divertir, se réjouir. Hélas ! que ses folles joies et ses plaisirs seront bien vite écoulés et changés en pleurs et en grincements de dents !Aimez toujours la pauvreté et la simplicité ; point d'inquiétude pour le temporel, Dieu y pourvoira si vous mettez en lui toute votre confiance et si vous remplissez tous vos devoirs.
Ne cherchez point de place fixe ou d'établissement, et soyez prêtes à quitter un bon endroit pour un mauvais. Nous n'avons pas ici-bas de demeure permanente
[He 13, 14] ; c'est notre exil. Les Juifs ont erré pendant quarante ans dans le désert ; c'est l'image de l'Église-militante dont nous sommes les membres.Ayez beaucoup d'humilité, de charité les unes pour les autres ; point de contestations, ni d'envie, ni de jalousie. Pensez que vous avez déjà plusieurs compagnes dans le ciel, comme nous avons lieu de l'espérer, sans compter celles qui sont peut-être mortes depuis mon départ. Imitez-les, animez-vous par l'espérance du bonheur dont elles jouissent.
Saluez de ma part toutes les personnes de ma connaissance ; je suis obligé à toutes celles qui vous font du bien, comme si elles me le faisaient à moi-même. Soyez soumises à vos Supérieurs.
Je vous repasse toutes dans mon esprit, et je vous salue toutes nommément, priant Notre-Seigneur de répandre sur vous et sur vos écoles ses grâces et ses bénédictions.
Moye, missionnaire apostolique
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