Treizième lettre aux sœurs

en retour de Chine

 

Sur mer, entre le cap de Bonne-Espérance et l'île de Sainte-Hélène

18 mars 1784

J.M.J.

 

Mes chères Sœurs,

La divine Providence qui m'a conduit en Chine, me rappelle en Europe. Elle a sans doute ses vues en cela ; puissiez-vous en tirer quelque avantage. Nous sommes dans ce monde comme des pèlerins, n'ayant point de demeure stable, errant sur la terre comme des exilés et des étrangers, soupirant après notre céleste patrie. Nous devons être sans attache, prêts à quitter les endroits qui nous plaisent le plus, pour aller partout où la volonté divine et celle de nos supérieurs nous appellent. C'est cette sainte indifférence et ce détachement de tout, qui nous conduit à la parfaite liberté de cœur.

Ne croyez pas à vos songes, dit l'Écriture [Jr 29, 5], à moins qu'ils ne viennent de Dieu, et c'est une chose très-difficile à distinguer. Cependant je vous en rapporterai un, sans décider s'il est surnaturel, ou naturel seulement. Étant très-malade, et me disposant à la mort, je me vis en songe, arrivant à Dieuze, accompagné de mon père. La sœur Morel, morte depuis quelques années, comme vous le savez, était venue à ma rencontre, ayant de petites taches noires sur le visage. Après m'avoir témoigné la satisfaction qu'elle avait de mon retour, elle me dit qu'elle viendrait me voir vendredi.

Si ce songe vient de Dieu, voici comment je l'explique. La sœur Morel, comme première Supérieure, représente tout le corps ; et ces petites taches noires marquent des souillures, des défauts, des imperfections que vous avez contractés, et que je dois voir, pour vous aider à vous corriger par la dévotion envers la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Vous savez que c'était ma dévotion favorite, et quoique je ne puisse plus faire, à cause de mon âge, de ma faiblesse, les mortifications que je faisais autrefois, j'espère cependant que ces pieuses pratiques demeureront toujours parmi vous, que vous les communiquerez à vos élèves, et que la vue et la contemplation des Plaies du Sauveur guérira les maladies spirituelles de vos âmes. Ainsi, si Dieu me fait la grâce de vous revoir, je l'espère, ma principale attention sera de vous purifier de vos taches, de vous corriger de vos défauts et de vous perfectionner dans les vertus convenables à votre état. Mais commencez dès à présent à le faire, c'est-à-dire à vous corriger, à vous réformer, à vous perfectionner, afin qu'en arrivant j'aie la consolation de vous trouver telles que je désire, mortes au monde et à vous-mêmes, ne vivant que pour Dieu, pleines de zèle pour les intérêts de sa gloire et le salut des âmes, surtout des enfants que Dieu a confiés à vos soins.

On m'a écrit d'Europe qu'il y avait parmi vous des Sœurs trop familières avec les Ecclésiastiques, et que cela causait du scandale. Cette nouvelle m'afflige ; j'espère que celles qui y ont donné occasion se corrigeront au plus tôt. Je vous ai déjà dit, dans les instructions primitives, que le respect que vous devez aux prêtres doit vous porter à n'agir à leur égard qu'avec une extrême retenue, à ne les voir et à ne leur parler que dans la nécessité, et avec tant de précautions que les langues malignes ne puissent trouver à redire. Vous devriez ne pas même les regarder en face, tant vous devriez être pénétrées de respect pour le caractère sacré dont ils sont revêtus ; vous devriez ne voir en eux que la personne de Jésus-Christ qu'ils représentent. Je vous recommande donc de vous mettre à faire un examen sérieux de l'état de vos âmes, de vos passions, de vos défauts, de toute votre conduite, et de réformer tout ce qui est répréhensible. Allez au pied du crucifix, lavez vos taches dans le sang et l'eau qui sont sortis du sacré côté du Sauveur. Je suis bien persuadé que ces taches que j'ai vues sur le visage de la Sœur Morel, vous regardaient, et non la Sœur Morel que j'ai vue en songe, quelques années avant sa mort, marchant d'un air tout en Dieu, tenant de sa main une autre Sœur, sans toucher la terre de ses pieds, ce qui marquait son détachement. Vous vous rappelez sa pureté, sa mortification, sa prudence, sa sobriété, et toutes les vertus pour lesquelles elle vous est un modèle à imiter.

En Chine, j'ai laissé les écoles en bon train, grâce à Dieu. Nos pauvres écolières chinoises étaient dans une grande désolation de me voir partir ; ce n'étaient partout que larmes, soupirs et gémissements. Je les mets entre les mains de la divine Providence, comme vous. Elles prient tous les jours pour les Sœurs d'Europe, et vous ont écrit une lettre chinoise. En quittant l'Europe, j'ai eu des amis qui ont pris ma place, se sont chargés de vous, de votre œuvre ; la même chose m'arrive en Chine ; j'y laisse des confrères qui ont cette bonne œuvre à cœur, et qui travaillent à la conserver et à l'augmenter. Il est vrai qu'elle y est traversée comme en Europe ; un prêtre, par bonne intention sans doute, avait tellement indisposé Mgr notre Évêque contre les écoles, qu'il paraissait tout déconcerté et prêt à les abolir. Mais Dieu ne l'a pas permis : elles se sont conservées ; après l'orage le calme est revenu, et cette épreuve m'est une assurance de la stabilité et de la prospérité future de notre institution en Chine, car toutes les œuvres de Dieu souffrent des épreuves et des contradictions.

Non, ce n’est point cela que je crains pour vous. Tant que vous serez méprisées, pauvres, humiliées, j'espère que tout ira bien ; la croix, si vous la portez, vous portera, vous conservera, vous sanctifiera. Mais je crains pour vous la prospérité ; quand vous aurez vos aises, quand vous vous élèverez, ce sera alors que vous tomberez. " Regardez donc ", vous dit saint Jacques, " comme le sujet d'une grande joie, les différentes tribulations qui pourront vous arriver " [Jc 1, 21], la pauvreté, les injures, les souffrances, etc. Alors, réjouissez-vous, car c'est ainsi qu'on se sanctifie, qu'on évite les dangers du monde, les pièges de Satan, les attraits de la nature ; c'est le chemin du ciel, le caractère des élus, la marque des amis de Jésus-Christ. J'ai un ami intime en Chine, qui a été en prison huit ans, dans les chaînes et les tourments ; Notre-Seigneur lui ayant apparu, lui dit : " Vous voyez que je vous traite en ami ; je vous fais part de ma croix ; vous en aurez bien d'autres encore ".

Nous avons perdu, l'année dernière, la principale de nos Sœurs de Chine ; elle est morte comme une sainte, ainsi qu'elle avait vécu. Je l'ai connue dès son enfance, pour ainsi dire, et les traits de modestie qui paraissaient sur son visage me faisaient espérer qu'elle serait dans la suite un vase d'élection. En effet, elle apprit à lire et étudia à fond la doctrine chrétienne pour l'enseigner aux autres après l'avoir pratiquée elle-même ; elle fut partout un modèle de vertu, et elle porta dans plusieurs provinces la bonne odeur de Jésus-Christ. Dieu la conduisit par les voies de la croix et des humiliations. Elle avait fait vœu de virginité ; le démon jaloux portait les païens à en murmurer, surtout le maître du terrain que ses parents cultivaient, et qui, ne pouvant supporter ces reproches, les faisaient retomber durement sur leur fille. Mais toujours elle demeura ferme dans son dessein. Un jour, accablée de tristesse et de reproches, elle s'endormit, et la sainte Vierge lui apparut, pour la consoler, la fortifier, et lui dit que le prêtre viendrait bientôt. Ce qui arriva ainsi. Elle a fait plus de deux cents lieues de chemin, pour établir les écoles et former les maîtresses.

À l'âge de dix-huit ans, elle avait la maturité et la prudence d'une personne consommée. À son arrivée dans ces pays lointains où elle n'avait ni parents, ni amis, que n'eut-elle pas à souffrir ! Les mépris, les injures, les railleries des principaux du lieu où elle s'arrêta d'abord. Personne ne voulait la recevoir, ni la nourrir ; elle fut, dit-on, trois jours sans manger. Voilà ses commencements : la croix, les mépris, l'humiliation. Mais Dieu la bénit tellement, qu'elle fut dans la suite la maîtresse d'une nombreuse école de grandes filles, dont plusieurs ont embrassé le même état. Elle les gouvernait avec une pleine autorité, était la première levée, la dernière couchée et se relevait la nuit pour prier. Elle jeûnait rigoureusement, malgré ses infirmités continuelles, car elle crachait le sang, faisait usage de divers instruments de pénitence, tels que disciplines, et bracelets, - sorte de chaîne hérissée de pointes qu'on met autour du bras. - Mais admirez comme Dieu nous veut toujours détachés et prêts à aller partout ! Dès qu'elle fut aimée et respectée dans cet endroit où elle avait été tant méprisée d'abord, la Providence l'envoya dans une autre province où elle eut à souffrir de nouveaux mépris et des croix d'un autre genre. Enfin elle est morte, accablée, épuisée de peines et de travaux. Les filles de l'endroit voyant ses exemples admirables, en étaient si touchées qu'elles protestaient vouloir sortir du monde, pour se donner tout à Dieu, à son exemple.

Ce même prêtre qui avait combattu notre établissement, m'écrit qu'un certain chrétien eut une révélation de la sainte Vierge, qui lui faisait des reproches de ce qu'on n'allait pas chercher cette fille, pour faire une école. Il répondit : Nous n'aurons pas de salaire, pour les frais du voyage. La sainte Vierge lui dit : Il y en aura. Il vint trouver Mgr l'Évêque qui lui envoya notre maîtresse. Le même prêtre m'écrit qu'en chemin on vit la sainte Vierge dans les airs, qui la précédait. Je n'ose assurer, ni même croire, surtout le second fait allégué par ce confrère. Mais ce que je sais certainement, c'est que cette chère Sœur était une âme privilégiée, singulièrement chérie de Dieu et de la Vierge qui lui a apparu ; qu'elle a constamment marché dans les voies de la croix ; qu'elle a été l'exemple de tous les chrétiens ; qu'elle a établi et dirigé plusieurs écoles avec tout le succès possible, et formée plusieurs filles à cet état. Elle est morte âgée d'environ vingt-trois ou vingt-quatre ans. Elle avait eu dès l'enfance une tendre piété, et elle a toujours vécu dans la mortification. Voilà pour vous des exemples à imiter : son détachement jusqu'à quitter ses parents, son pays, pour aller recevoir ailleurs des mépris, des injures, des incommodités ; sa force, sa constance dans les croix ; son exactitude à observer la règle ; son zèle pour Dieu et pour la religion, qui lui fit dévorer toutes les amertumes ; la constance dans ses saintes résolutions, ne se laissant jamais ébranler ni par les reproches de ses parents, ni par les railleries des païens.

Il y en a plusieurs autres en Chine, que Dieu conduit ainsi par les voies de la croix. C'est la voie sûre : il n'y en a pas de plus élevée ni de plus assurée. Voyez l'IMITATION, Livre 1 et 2, Chapitre 12.

Faites toujours grand cas de votre Pauvreté. Notre-Seigneur, pendant les trois ans qu'il a prêché, a vécu d'aumônes, et l'expérience m'a appris combien il est avantageux pour la pratique des vertus de manger à la table d'autrui, ou de recevoir son entretien des autres. On a, dans ce cas, mille occasions de pratiquer la mortification : on n'ose pas manger selon son appétit, on reçoit des humiliations et on prie pour ses bienfaiteurs. Il est vrai qu'il m’est arrivé bien des fois de murmurer, quand la nature n'avait pas ce qu'elle désirait et croyait lui être nécessaire ; ne m'imitez pas en cela, pas plus que dans mes autres défauts. Mais aussi, en me voyant dans la frugalité et les autres dans l'abondance et la sensualité, je ressentais une consolation intérieure selon l'esprit, quoique la chair ne fût point satisfaite ; je pensais que Dieu nous préparait dans le ciel une autre nourriture, plus délicieuse que tous les mets délicats de ce monde. Au lieu de me faire envier le sort des riches et des sensuels, cette consolation me portait à en avoir pitié. Ainsi aimez votre pauvreté ; c'est un grand trésor.

Je disais, en quittant la Chine, à un ami spirituel, que nous devions tirer avantage de tout, et qu'à chaque peine, croix, humiliation, contradiction, au lieu de nous fâcher, de nous déconcerter, de nous plaindre et de murmurer, nous devions prendre cette croix et l'approcher de celle de Jésus-Christ, l'y unir, afin qu'elle soit sanctifiée par cette union et cet attouchement spirituel et sacré, comme les choses profanes deviennent saintes en touchant les choses saintes. Cet avis est d'une grande importance, et d'une étendue immense pour la pratique. Si nous y étions fidèles, tout nous serait utile et profitable, et nous acquerrions des trésors de mérites.

J'espère qu'après vous avoir visitées, je vous ferai des remarques et vous donnerai des avis en conséquence de ce que j'aurai vu chez vous à reprendre, à corriger, à réformer. Priez pour cela, si c’est la volonté de Dieu. Demandons toujours que tout ce que nous faisons et tout ce qui arrive, tourne à la plus grande gloire de Dieu.

Souvenez-vous de ce qui est dit dans l'IMITATION, dont je vous recommande toujours plus la lecture, que " Jésus-Christ ne reçut que des ingratitudes pour ses bienfaits, des reproches pour sa doctrine, et des blasphèmes pour ses miracles " [Livre 3, Chapitre 18]. Ne soyez donc pas surprises si vous vous voyez contredites ou outragées par les pères ou mères des enfants que vous instruisez, ainsi que par d'autres. C'est là un bon présage, c'est une preuve que Dieu veut vous récompenser dans le ciel et que déjà dans ce monde il bénira vos travaux. Mais si vous êtes louées, applaudies du bien que vous faites, craignez de recevoir votre récompense ici-bas et qu'il ne vous en reste plus à recevoir au ciel.

Ma grande dévotion, c'est d'offrir sans cesse les mérites de Notre-Seigneur, non-seulement en général, mais en particulier. Vous avez cette pratique dans l'Acte de supplément au défaut de notre culte. Mais on peut l'étendre et la particulariser bien davantage, en offrant à Dieu en détail toutes les actions, les souffrances, les larmes, les soupirs, les gémissements, prières, désirs, pensées, etc., de Notre-Seigneur, le présentant au Père éternel, comme il a été dans toutes les différentes circonstances de sa Vie et de sa Passion, dans le sein de sa Mère, naissant, pleurant, travaillant, voyageant, priant, prêchant, fatiguant, disputant avec les Pharisiens, contredit, humilié, lié, garrotté, renversé, couvert de crachats, allant par les rues de Jérusalem, méprisé, flagellé, couronné d'épines, présenté aux Juifs en cet état d'ignominie, portant sa croix, crucifié, répandant son sang, agonisant, mourant, mort et enseveli. C'est une pensée qui m'est venue récemment ; je vous conseille cette pratique. Apprenez-la à vos enfants. Nous ne pouvons rien faire de plus agréable à Dieu, que de lui offrir sans cesse son Fils ; c'est notre unique victime.

Je vous considère, ainsi que moi-même, comme les plus petits sujets du monde, tenant la dernière place. En conséquence, je demande pour vous et pour moi la plus petite portion dans les grâces et les faveurs du Seigneur en ce monde et la dernière place dans le ciel, une étincelle de charité, une goutte d'eau de la sagesse, une miette du pain céleste, un peu de foi et d'espérance, comme un grain de sénevé, et les restes des précieux dons du Saint-Esprit, dont les Apôtres ont eu les prémices. Priez toujours pour vos contradicteurs ; plusieurs de nos ennemis en Chine se sont convertis. Oh ! la bonne voie que celle des contradictions ! Je prie sans cesse pour vous et vos écolières ; je salue tous les jours vos bons Anges et les leurs. Priez aussi vous-mêmes, et faites prier pour moi, pour nos écoles en Chine, pour les missions et les missionnaires, pour la conversion des infidèles, pour le baptême des enfants. Priez surtout pour ce saint confrère que je laisse en Chine, M. Gleyo, qui a tant souffert pour la religion.

J'ai lu dans les lettres de saint Jérôme, qu'il dirigeait de saintes Vierges, entre autres les filles de sainte Paule, et qu'il les conduisait par des voies bien austères. C'était des filles de la première noblesse, qui avaient été nourries dans les délices ; mais il les réduisait à une grande mortification, leur interdisait le vin, les faisait lever plusieurs fois la nuit pour prier, etc. Cela doit vous confirmer dans vos pratiques.

Je suis, en Notre-Seigneur Jésus-Christ, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

 

Moye, Missionnaire apostolique

 

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