Onzième lettre de Chine aux sœurs

 

Du 24 août 1780

J.M.J.

 

Mes chères Sœurs,

Je vous ai écrit qu'étant allé voir notre cher et saint confrère, M. Gleyo, et que lui ayant parlé de notre établissement en Chine, il y ressentait de très grandes répugnances, des difficultés qui lui paraissaient insurmontables, pensant que jamais les Chinois ne consentiraient à recevoir des femmes étrangères dans leurs maisons, parce que cela est tout à fait contraire à leurs mœurs, et craignant, d'un autre côté, les oppositions des paÏens. Cependant, après avoir bien pesé le pour et le contre, il réduisit tout à savoir si c'était la volonté de Dieu que cet établissement se fît en Chine ; il n'y a point d'obstacle que la grâce ne surmonte. Alors la sainte Vierge lui apparut et lui dit, par inspiration, que ce projet était son ouvrage. Je vous transmis cela, en copiant la lettre de notre saint ami, qui m'écrit encore de nouveau qu'il se recommande à vos prières. Vous pouvez compter sur les siennes, pour le temps et l'éternité, car c'est un élu de Dieu, un saint, un martyr.

Je vous écris cette lettre pour vous apprendre le progrès que nos écoles commencent à faire ici. Je vous ai écrit qu'il m'avait été dit en songe, par une femme âgée : " Ayez un grand zèle pour l'éducation de la jeunesse ". Je crois que c'est l'an passé, ou il y a deux ans, et dès lors j'ai commencé à envoyer des maîtresses, et l'œuvre s'exécute avec succès, Dieu la bénissant et la sainte Vierge la protégeant d'une manière visible.

Étant allé voir notre confrère, M. Gleyo, j'ai trouvé par là plusieurs Vierges en état d'instruire ; je les ai y portées ; elles s'y livrent de tout leur cœur, et M. Gleyo m'écrit que le bien se perpétue dans cette partie.

J'avais envoyé, il y a trois ou quatre mois, une jeune fille, pensant qu'elle trouverait un asile dans une maison charitable, et qu'elle y instruirait. Mais Dieu lui demandait davantage. Une chrétienté voisine, timide à l'excès, avait d'abord été alarmée à la première nouvelle que je voulais y envoyer une Vierge de soixante ans ; à plus forte raison eût-elle été effrayée, si elle avait ouï dire qu'il lui en viendrait une âgée de dix-neuf ans. Voici comment la Providence a tout disposé, et a fait ce que je n'eusse pas osé tenter. La mère de famille de la maison charitable est morte. Les héritiers étaient en désunion quand notre jeune Vierge arriva, de sorte que ne pouvant demeurer là, elle a été obligée de fixer son domicile dans la chrétienté pusillanime. Dieu l'y a maintenue et protégée, de telle sorte que chaque maison voulait l'avoir, quoiqu'elle ne leur cachait pas leurs défauts. Elle s'y est comportée avec tant de prudence qu'on n'a pu trouver à mordre dans sa conduite, quoiqu'elle se soit vue dans des occasions critiques. Elle est tellement aimée qu'on ne peut se résoudre à la voir aller ailleurs.

Autre trait de Providence. Mon charitable hôte de la grande ville de Tchong-kin est mort. C'était le plus riche des chrétiens. Il laisse deux filles, dont l'aînée a fait vœu de virginité en cassant, j'ai rapporté comment, ses fiançailles. Voyant dans cette belle âme tant de qualités surnaturelles, car si on voulait peindre un ange ou une sainte, on n'aurait qu'à tirer son portrait, je reconnus que Dieu l'appelait à la virginité. Mais son père et sa famille s'y opposaient, à cause des fiançailles déjà faites. Mais j'espérais en Dieu. Son père, malade de telle sorte qu'aucune nourriture ne pouvait passer, était en danger ; je lui dis que je prierais pour sa guérison, s'il voulait consacrer sa fille Dieu. Il le promit, et, après sa guérison, il exécuta sa promesse ; il offrit sa fille à Dieu, au pied des autels, et elle fit vœu de virginité, en présence des chrétiens, je crois à dix-sept ans. Maintenant son père est mort depuis trois ou quatre mois, en ma présence, et d'une mort de prédestiné.

Depuis, ses deux filles ont toujours été malades. La seconde étant à l'extrémité, on envoya m'inviter à lui administrer les sacrements ; elle se trouva beaucoup mieux. L'aînée allait de mal en pis. Étant entre les mains d'un prétendu médecin chrétien, que le démon inspirait sans qu’il le vît, elle se vit aussi à la dernière extrémité. Alors, voyant le stratagème de Satan, je retirai la malade des mains du médecin, pour la livrer uniquement au souverain médecin, lui inspirant une pleine confiance en Notre-Seigneur qu'elle reçut le lendemain. Elle se trouva mieux, pour ainsi dire guérie, ressentant seulement de la faiblesse. Il y avait vingt jours qu'elle ne pouvait ni boire ni manger, et vomissait tout, excepté la sainte Eucharistie. Elle voulait déjà dès le lendemain, qui était un vendredi, reprendre sa haire ; mais je la lui ai fait ôter. Son père n'eût jamais consenti à ce qu'elle allât à la campagne, pour enseigner ; maintenant elle le peut, sous prétexte de rétablir sa santé. Je l'envoie dans l'endroit où était la jeune Vierge de dix-neuf ans dont j'ai parlé. Elle ne peut encore presque pas manger, peut-être la valeur d'une once ; elle fait cependant l'école en cet état. Commençant par la croix, j'espère. Je voulais donner quelque argent pour sa subsistance ; je me suis senti retenu et repris intérieurement, par une impression me disant : " Abandonnez-les toutes à la Providence. Cela vaut mieux ; elles ne manqueront de rien ". En effet, celle qui l'a précédée, n'avait pas un denier, et elle n'a manqué de rien. Le bon Dieu et la bonne Vierge se chargent de tout, et saint Joseph sera notre procureur. L'argent, le revenu, les pensions souvent ne servent qu’à diminuer la confiance en Dieu, à donner des occasions de disputes, de procès, de divisions, de jalousie, d'avarice, etc.

Ainsi, tenez-vous-en à ce principe, de ne désirer d'autre fonds que celui de la seule Providence. Néanmoins je vous ai écrit, encore était-ce en tremblant, qu'on pouvait recevoir des pensions sans les désirer, sans les demander, sans s'y attacher pour deux raisons qui ne vous regardent pas vous-mêmes, vous n'en aviez nul besoin, la Providence vous suffit, mais 1° de peur de quitter une école où il surviendrait une pension ; 2° pour ne pas refuser la charité de MM. les curés, ou d'autres personnes, qui auront la bonne et pieuse intention de faire une fondation ou une pension, ce qui est certainement une sainte œuvre et selon les vues de l'Église.

Je vais maintenant transférer la Vierge de dix-neuf ans à quatre journées d'ici ; en sorte qu'avec la grâce de Dieu avant peu nous aurons dans toutes nos chrétientés des écoles et des Vierges zélées et édifiantes. Cela ranimera la piété. Nos jeunes filles vont se mettre à étudier, et nos jeunes femmes aussi. Cela commence fort bien, et cela était plus nécessaire en Chine qu'ailleurs.

Nos meilleures âmes sont des filles et des femmes, parce que le commerce qu'ont les hommes avec les païens en perd beaucoup. Cependant jusqu'ici presque aucune femme ni fille ne savait lire, ni n'entendait les prières qui sont d'un style aussi différent du commun que le latin l'est du français. Elles les prononçaient très mal ; à présent, elles apprendront à les bien prononcer et à les entendre. Quelques-unes étant bien instruites, instruiront les autres. Celle qui l'est le plus, c'est la fille de mon hôte de la ville ; elle comprend non seulement les prières, le catéchisme, etc., mais I'IMITATION qu'on a traduite dans un style extrêmement relevé, la Vie des Saints, et presque tout. Hier elle a étudié, - en un seul jour ! - un livre pour faire connaître Dieu aux païens par la vue des créatures. Celle qui est allée dans la province du Yunnan, selon la vision qu'elle a eue de la sainte Vierge, comprend aussi l’IMITATION, etc.

Voilà comment la sainte Vierge bénit, protège, établit cette œuvre en Chine ; priez pour qu'elle s'y conserve, qu'elle s'y augmente de jour en jour. Jamais je n'eusse osé entreprendre cela ici.

C'est la Providence qui a commencé l'œuvre, et qui sans doute la confirmera, la consommera pour la plus grande gloire de Dieu et le salut des âmes. Amen, amen.

Priez donc pour vos Sœurs de la Chine, qui vous savent en Europe et qui vous sont unies d'esprit et de cœur. Je vous salue toutes en Notre-Seigneur, surtout notre chère sœur Morel, si elle vit encore, et toutes celles que j'ai vues et connues. Je prie plus que jamais pour vous, depuis que j'ai appris par la révélation faite à M. Gleyo, que votre établissement est l'œuvre de la sainte Vierge. Quelle consolation pour moi d'être assuré en cela de la protection de cette sainte et divine Mère de Jésus qui vous aime, vous favorise, vous protège, vous nourrit comme ses enfants ! Je me rappelle avec consolation que dans le moment où ce projet semblait devoir être renversé de fond en comble, je fus m'en démettre entre ses mains devant son autel, et qu'après y avoir passé une heure en prière, j'ai senti l'espérance renaître dans mon cœur.

Une autre bonne œuvre commence à s'établir ici, et cela, je ne sais comment. Je n'eusse osé l'espérer non plus, et cependant elle commence assez bien. Les vigiles des grandes fêtes et les veilles de communion, nos chrétiens, du moins un certain nombre, se réunissent pour passer la nuit en prières. Mais s'il n'y a pas de personnes d'autorité pour présider, il faut qu'on n'admette à ces réunions que des personnes du même sexe afin de prévenir les abus.

Le 30 août

Je suis depuis douze jours dans cette pusillanime chrétienté qui a apostasié, et qui, lorsque, par crainte des païens, elle redoutait tant d'avoir une Sœur de soixante ans, la Providence en a donné une de dix-neuf ans. Celle-ci va partir pour un autre endroit, et elle est bien regrettée ; mais j'ai peur que le bon succès ne lui soit une tentation d'amour-propre. La fille de mon hôte, convalescente encore, la remplace ; elle ne peut manger que très-peu, et encore rejette-elle tout ce qu'elle mange ; la grâce la soutient. Elle enseigne avec une douceur, une affabilité, une simplicité et une candeur bien propres à insinuer la piété dans les cœurs. Elle n'affecte aucun air de maîtresse ; mais elle est parmi ses écolières comme l'une d'entre elles. Je connais sa droiture d'intention ; elle ne se cherche en rien ; elle n'a ni vanité, ni aucune envie d'être estimée ou honorée ; elle reçoit également le mépris et la louanges. Elle dont la famille est la plus riche dans la ville, se réduit à vivre d'aumônes, à la campagne, sans avoir même un denier ; car je la laisse, comme les autres, dénuée de tout, pour l'aider à mieux pratiquer les vertus fondamentales de notre Insti!ut, qui sont l'abandon à la Providence, la pauvreté, la simplicité, la charité. Elle fait tout cela, elle embrasse tout d'un grand cœur. Je ne crois pas avoir rencontré en Europe de personne qui la surpasse, ni peut-être qui puisse l'égaler en talent pour instruire et exciter à la vertu.

Hier encore j'admirais comme elle expliquait l'IMITATION chinoise dont le style est inintelligible même aux lettrés qui ne peuvent la comprendre ; elle aplanit tout et met tout à la portée de celles à qui elle parle. Elle n'a guère que vingt ans, mais qu'elle a rendu déjà de services à l'Église ! Je lui prophétisais, en lui racontant l'histoire de nos Sœurs d'Europe, qu'un jour elle serait, comme elles, employée à l'instruction. Alors, son père vivant, la chose n'était pas possible ; maintenant, son père étant mort, la prophétie s'accomplit. Providence !

Votre humble et obéissant serviteur,

 

Moye

 

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