Dixième lettre de Chine aux surs
Du jour de Pâques, 1780, en Chine
J. M. J.
Mes chères Surs et Filles en Notre-Seigneur,
L'été passé, il me fut dit en songe : " Avez un grand zèle pour l'éducation de la jeunesse. " Et peu après la Providence m'a ouvert la voie, pour envoyer çà et là des Vierges, et même des femmes, pour instruire et former la jeunesse. Une de ces Vierges étant accablée de tristesse, se mit en prière et s'endormit. Une femme respectable, c'est sans doute la sainte Vierge, lui apparut deux fois, et la reprenant de son abattement, lui dit qu'elle devait remercier sa mère de ce qu'elle la reprenait aussi sévèrement, etc. La seconde fois elle ajouta : " Vos parents se sont opposés à votre dessein de garder la virginité, et ils s'y opposeront encore. Abandonnez-vous à la conduite du père spirituel Moye, et passez dans la province du Yun-nan. " Elle y est passée, en effet, il y a un mois, malgré l'opposition de son père qui, ayant appris ce dessein que nous avions caché prudemment, est venu la prendre à moitié chemin. Mais cette fille courageuse a foulé aux pieds l'affection humaine, pour suivre la vocation divine, et elle goûte maintenant une joie ineffable, comme on la ressent après quelque sacrifice.
Je suis allé aussi l'année dernière dans cette province du Yun-nan, distante d'ici de cent quarante lieues, pour obéir à Dieu qui m'y appelait. Là j'ai vu notre cher confrère, M. Gleyo, qui a souffert huit ans de prison, sans quitter la chaîne ; j'ai parlé à ce cher ami de ce projet d'école. Il y a trouvé tant de difficultés relativement à la Chine, qu'il n'a osé l'accepter. Mais, après mon départ, voici ce qu'il m'a écrit ; sa lettre est datée du 11 février, je vais la copier mot à mot.
" Il a plu à Dieu de me changer le cur totalement sur cet article-là, et voici comment. Le lendemain au soir, réfléchissant là-dessus, il me vint en pensée que tout consistait à savoir si cétait la volonté de Dieu, laquelle étant connue, il ne fallait pas s'arrêter aux difficultés, ni pour le présent ni pour la suite, après surtout que Dieu m'a destiné à marcher dans une voie pleine d'obstacles, pour y avancer malgré tout et contre tout. Sur cela, je me mis à réciter Matines. Aussitôt que je fus à lAve Maria, je ressentis une paix, un contentement, une consolation que je ne puis exprimer, en même temps qu'une inspiration me disait que la sainte Vierge regardait avec complaisance un tel institut de Vierges. Pendant cette inspiration, j'avais une vision de la sainte Vierge, en haut, dans un lieu où elle était debout, me regardant comme si elle m'eût dit cela elle-même de cet endroit auquel misérablement je tournais le dos. Cette inspiration me fit penser, malgré mon bréviaire, que peut-être Dieu tirerait sa gloire de cet institut, qu'il se servirait peut-être de ces Vierges pour le progrès de la religion, peut-être même dans la voie où je suis envoyé. " (Notez que Dieu a révélé à M. Gleyo qu'il irait dans la province du Yun-nan, convertir un peuple qu'on appelle Lo-lo ; qu'il y souffrirait toutes sortes de contradictions, qu'il y mourrait martyr). " Aussitôt que j'eus pensé à cela, je reçus fort clairement cette inspiration, toujours avec l'impression de la sainte Vierge au même endroit : cela ne convient-il pas dans un pays consacré à la sainte Vierge ? ". (Notez encore que M. Gleyo, qui a une tendresse filiale envers la sainte Vierge dont il a eu bien des visions et reçu des secours singuliers, a mis la province du Yun-nan sous sa protection). " Amen, Amen. Je tiens pour certain que notre institut s'établira. Vous voyez sous quel patronage il doit être heureusement placé. La sainte Vierge s'en charge ; il faut qu'il ait pour fondement une dévotion et une consécration entières à la sainte Vierge. Si cela dépendait de moi, je l'appellerais les Filles de la Congrégation de la sainte Vierge : Che mou hoié té Koù niang.
" La sainte Vierge a été seule, avec les saints anges, dans les campagnes, à préparer les voies à Notre-Seigneur. Étant à sa suite, elle répétait aux femmes les prédications de Notre-Seigneur. Ces filles-là seront pour honorer les travaux évangéliques de la sainte Vierge. J'espère en Dieu ; ayons confiance, si pourtant il faut compter sur un vase de corruption et d'ignominie comme je suis. "
Voilà les propres paroles de M. Gleyo. De là il suit que la sainte Vierge approuve votre Institut, qu'elle vous prend sous sa protection. Quelle consolation et quel sujet de confiance pour vous ! Dans les commencements, lorsqu'il est arrivé que Monseigneur l'évêque de Metz, à cause de l'opposition du Parlement et de quelques personnes en place, me fit défense d'envoyer de nouvelles Surs dans les campagnes, je remis tout ce projet entre les mains de Notre-Seigneur et de la très-sainte Vierge. Elle l'a pris sous sa protection, elle s'en est chargée et l'a ressuscité. Vous voyez aussi que, sans avoir passé les mers, vous vous trouvez établies en Chine. Unissez-vous aux Vierges qui y sont, qui font ici ce que vous-faites en Europe. Priez pour elles ; elles vous connaissent sans vous avoir vues, elles vous sont unies de cur et d'esprit. Priez également pour ce cher confrère, M. Gleyo, mon intime ami ; c'est un saint, un martyr que Dieu comble de ses plus insignes faveurs. Il a eu en prison, pendant huit ans, plusieurs révélations qui toutes ont les caractères de l'opération de Dieu ; elles s'accomplissent tous les jours. J'en ai reçu de grandes lumières. J'ai prié aujourd'hui spécialement pour vous, pour que Dieu renouvelle, conserve et augmente en vous l'esprit de l'Institut, les quatre vertus fondamentales de votre établissement, savoir : l'abandon à la Providence, la simplicité, la pauvreté et la charité. Tenez-vous-en à ces vertus comme à un fondement inébranlable.
Voici encore un trait de ce cher confrère, qui est intéressant pour vous. Étant dans une assemblée de chrétiens et se trouvant embarrassé, il lui vint en pensée d'invoquer les anges gardiens des fidèles présents. Aussitôt ces anges lui répondirent par une inspiration formelle : Espérez, espérez. Ainsi invoquez souvent les bons Anges des enfants que vous enseignez ; ils vous environnent, vous protègent et vous aident. Vous trouverez dans mes relations bien d'autres faits de M. Gleyo qui vous édifieront.
J'ai choisi depuis quelques jours saint Joseph pour notre procureur général et surnaturel : je lui ai remis entre les mains toutes les affaires ; faites de même et vous ne manquerez de rien. Je vous ai fait déjà remarquer quà certains moments il semble que tout nous manque ; mais ce sont des moments d'épreuve qui sont dans l'ordre de la divine Providence pour réveiller notre foi, notre confiance, et nous faire imiter Jésus et Marie qui se sont vus souvent dans la disette et un abandon universel de la part des hommes, même de leurs proches. Cela est très avantageux, pour exercer vos vertus fondamentales, l'abandon à la Providence et la pauvreté. Car, quel mérite y a-t-il à s'abandonner à la Providence si on a tout, et comment pratiquer la pauvreté si on ne manque de rien ?
10 avril
J'apprends, par des lettres de MM. Raulin et Demange, que vous persévérez toujours dans votre sainte entreprise ; que Dieu vous bénit ; qu'il vous conserve pures et intègres ; qu'il pourvoit à tous vos besoins du corps et de l'âme. Je l'en remercie de tout mon cur. Prions que Notre-Seigneur, qui a commencé l'uvre, la continue, l'augmente, la perfectionne de jour en jour et la couronne dans le ciel. Ainsi soit-il.
Priez sans cesse pour nous, et faites prier vos enfants pour la conversion des infidèles.
Je suis, en Notre-Seigneur, votre très-humble serviteur,
Moye, Prêtre missionnaire Apostolique
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