Première lettre aux sœurs,

sur le point de partir de Paris pour la Chine

 

Paris

Décembre 1771

 

L.S.N.S. ! Que la grâce et la paix de Notre-Seigneur soient avec vous !

 

Mes pauvres sœurs en Notre-Seigneur,

 

Je suis sur le point de partir de Paris, pour aller au port m'embarquer pour la Chine ; je vous fais donc mes adieux. Je vous recommande à Dieu, à la sainte Vierge, aux saints Anges, à saint Joseph, à sainte Anne, à nos Patrons et à tous les Saints. Je vous confie à la sainte Providence dont vous êtes les filles ; ayez confiance en elle et elle ne vous abandonnera jamais.

Aimez la pauvreté ; réjouissez-vous dans les peines et les persécutions ; aimez-vous les unes les autres, et n'ayez ensemble qu'un cœur et qu'une âme. Sovez parfaitement soumises à vos Supérieurs ; obéissez-leur comme à Dieu ; ne faites rien sans les consulter ; soyez toujours prêtes à aller où ils vous enverront, et si vous avez à choisir, choisissez les places les plus difficiles, les plus humiliantes et les moins lucratives, cédant toujours les plus commodes aux autres. N'amassez rien pour l'avenir, mais amassez pour le ciel, et dites, selon un cantique que vous chantez : Quand on prend Dieu pour partage, qu'a-t-on besoin d'autre bien ? Le Seigneur est mon héritage, c'est de lui que j'attends les biens et les maux ; pour ce pèlerinage, on a toujours assez.

Tâchez de vous imprimer dans le cœur ce que vous lisez, ce que vous chantez, et ce que vous enseignez, de vous en bien convaincre vous-mêmes, et de le mettre en pratique les premières.

Donnez l'exemple, soyez la bonne odeur de Jésus-Christ ; sacrifiez volontiers votre santé, vos forces, vos talents, votre vie pour la gloire de Dieu et le salut des enfants que Dieu vous a confiés. Soyez persuadées que plus vous aurez à souffrir, plus vous attirerez de bénédictions sur vos écoles.

Aimez vos ennemis, attirez-les à Dieu par votre douceur, votre charité et vos bienfaits ; rendez le bien pour le mal, vengez le mal par le bien, menez une vie surnaturelle ; prenez garde que cette misérable nature ne se réveille, et qu'après avoir commencé par l'esprit, vous ne finissiez par la chair.

Demeurez dans votre simplicité et pauvreté, renonçant peu à peu à ce que vous pourriez avoir de beau, pour embrasser les humiliations et les opprobres de Jésus-Christ. La nature aime le brillant et le commode, et la grâce se couvre aisément d'habits vils et grossiers ; on est méprisé, mais ce n'est pas au monde que l'on doit chercher à plaire. Si vous cherchez encore à plaire au monde, vous n'êtes pas de vraies servantes de Jésus-Christ : c'est la maxime et la grande règle de saint Paul [Ga 1, 16].

Ne soyez pas trop attachées à vos parents ; ayez pour eux un amour surnaturel et chrétien, qui désire et procure leur salut ; mais renoncez à cet amour charnel qui est trop inquiet pour le corps, et pas assez pour l'âme. Ce n'est pas pour eux que vous devez amasser ; s'ils sont dans un extrême besoin, recommandez-les à des personnes charitables. Vous ne devez pas les tirer de l'état de pauvreté où Dieu les a mis, mais seulement les soulager, les consoler dans leurs afflictions ; et cela sans inquiétude, sans empressement, tranquillement, selon que la Providence vous en donnera les moyens, surtout par vos prières et vos exhortations.

Vous ne prendrez pas avec vous de vos sœurs ou de vos nièces ; la nature y trouverait sa satisfaction. Si la nécessité ou l'utilité demandait qu'on prît soin de leur éducation, avec le consentement des Supérieurs, vous les confieriez à d'autres Sœurs. Appliquez-vous à former de bons et solides sujets pour vous remplacer, ou pour établir de nouvelles écoles ailleurs.

Ne cherchez pas à avoir des fondations ; fondez-vous sur la Providence. Pourvu que vous ne manquiez pas à votre devoir et que vous fassiez en toute occasion ce qui dépend de vous, elle viendra à votre secours, quand elle vous aura un peu éprouvées.

Vivez de la foi : Le juste vit de la foi [Rm 1, 17]. Conservez l'esprit de prière et inspirez-le à vos enfants ; faites tous vos exercices dans l'union avec Dieu ; demeurez en Jésus-Christ et il demeurera en vous, et vous porterez du fruit. Si les choses vont bien, rapportez-lui-en toute la gloire ; si elles vont mal, attribuez-vous-en la faute et humiliez-vous. Ne vous réjouissez pas trop dans la prospérité, et ne vous attristez pas trop dans l'adversité ; conservez toujours une sainte égalité d'âme. Que votre cœur ne se trouble point dans les différents événements de la vie ; voyez seulement l'avantage que vous pouvez en tirer, car tout tourne au bien et contribue au salut de ceux qui aiment Dieu. Priez pour moi et pour la conversion des infidèles ; que Dieu nous fasse la grâce d'en baptiser beaucoup !

Je prie sans cesse pour vous ; j'ai dit beaucoup de messes pour vous, sans compter celles que je dirai, auxquelles vous aurez une part spéciale, de même qu'au peu de bien que je pourrai faire.

Ce que je vous recommande surtout, c'est la persévérance dans l'état que vous avez embrassé. Oui, malgré les dégoûts, les ennuis, les persécutions, ne quittez jamais une école qu'on ne vous renvoie absolument et bien décidément. Alors allez trouver vos Supérieurs et attendez leurs ordres ; la Providence vous placera ailleurs. Persévérez jusqu'au dernier soupir, et vous aurez une grande récompense en proportion de vos travaux. Tâchez de faire tous les ans une retraite, selon que la Providence vous en donnera les moyens. Aimez le travail et tâchez de gagner votre vie à la sueur de votre front. Enseignez gratuitement pour l'amour de Dieu, et n'attendez pour salaire ici-bas que des mépris et des reproches, afin que votre récompense soit toute dans le ciel. Attendez-vous à toute sorte de calomnies, et à être regardées comme des insensées ; c'est par là que vous serez crucifiées au monde, et que le monde sera crucifié pour vous.

Vous chercherez, dans vos peines, votre consolation auprès du Saint-Sacrement et au pied de la Croix. Ce sera là votre asile, et vous n'irez pas décharger votre cœur auprès de vos amies. Vous souffrirez tout en silence, l'exemple du Sauveur, qui, comme une brebis qu'on mène à la boucherie, n'a pas ouvert la bouche pour se plaindre.

Parlez peu, jamais pour vous satisfaire, mais pour édifier, instruire et consoler le prochain. S'il y avait quelque chose d'important à décider, vous consulteriez vos Supérieurs.

Je vous recommande une dévotion spéciale envers les sacrés Cœurs de Jésus et de Marie, auxquels vous consacrerez tous les jours vos cœurs et ceux de vos élèves ; envers la Passion et la Mort de Jésus-Christ, à l'honneur et en union desquelles vous souffrirez tout ce que vous aurez à souffrir et vous ferez, au moins chaque vendredi, quelque mortification particulière. Vous inspirerez la même dévotion à vos enfants, et leur suggérerez quelque pratique à cette intention.

Vous aurez aussi une dévotion singulière envers le saint Enfant Jésus, vous en réciterez les Litanies avec vos élèves ; vous offrirez, comme je le fais, en récitant le Chapelet, le Sang précieux répandu dans sa circoncision, pour obtenir la grâce du baptême aux petits enfants. Vous tâcherez d'attirer les enfants et les grandes filles, par la douceur, par des manières aisées, pleines de bonté et de charité. Si vous avez quelque réprimande à leur faire, que ce soit avec ces mêmes sentiments de douceur et d'humilité ; si la faute est grave, témoignez par vos gémissements et vos larmes combien vous y êtes sensibles. En un mot, ayez, demandez à Dieu un esprit de prudence qui vous apprenne à parler et à vous taire, à faire et à ne pas faire, selon qu'il le faut ou qu'il ne le faut pas. Ne faites rien par passion, par vanité. Mais aussi n'omettez rien par paresse et négligence. Que le Seigneur soit avec vous dans toutes vos démarches, qu'il bénisse vos paroles et vos œuvres.

Rappelez-vous de temps en temps ce que je vous ai dit pour la droiture d'intention : 1° faire tout pour la gloire de Dieu, et rien pour sa propre gloire ; 2° chercher en tout à faire la volonté de Dieu, et non la sienne ; 3° chercher les intérêts de Jésus-Christ et du prochain, et non les siens, le bon plaisir de Dieu et non le nôtre. Comme dit saint Paul, le Sauveur n'a pas cherché à se satisfaire, puisqu'il a porté pour nous, parce qu'il l'a voulu, les opprobres et les ignominies qui sont tombés sur lui de toutes parts [Rm 15, 3].

Adieu donc, mes pauvres Sœurs ; que Dieu vous bénisse et vous conserve ; croissez et multipliez. Au lieu de reculer, avancez chaque jour dans la piété ; que la nature diminue en vous et que la grâce augmente de jour en jour. Prenez garde que des passions que vous croyez vaincues ne renaissent et ne vous dominent de nouveau ; mortifiez-les, déracinez-les de plus en plus jusqu’à la mort. Ne croyez pas que vous êtes parfaites ; nous ne sommes, vous et moi, que de faibles commençants, des novices dans la vertu, pleins de corruption et de misère ; nous ne faisons que commencer, nous n'avons encore rien fait pour Dieu et pour le ciel. Commençons donc dès à présent, entrons dans la carrière du salut ; faisons, souffrons tout pour la gloire de Dieu. Pesons bien ces paroles de saint Paul, que " ce n'est que par beaucoup de tribulations que nous pourrons entrer dans le royaume des Cieux " [Ac 14, 21] ; que toutes les peines de cette vie n'ont point de proportion avec le poids immense de gloire que Dieu nous prépare dans l'éternité [Rm 8, 18]. Sainte Thérèse disait qu'elle eût été disposée à souffrir tous les tourments, jusqu’à la fin du monde, pour un petit degré de gloire dans le ciel.

Ainsi, mes pauvres Sœurs, encouragez-vous, aimez-vous les unes les autres ; imitez entre vous celles en qui vous voyez quelque bien. Je vous donne ma bénédiction, ou plutôt je prie Dieu de vous donner la sienne ; je vous bénis tous les jours à ma Messe. Je prie Dieu qu'il répande sur vous et sur vos écoles ses grâces les plus abondantes ; que vous fassiez du fruit ; que ce fruit soit réel, durable et permanent, et que vous en receviez au ciel une récompense pleine et entière. C’est là que nous nous reverrons, si Dieu nous fait miséricorde.

Je ne me sépare de vous à présent, et je ne vous quitte que pour un peu de temps ; mais après peu de temps, si nous sommes fidèles à notre vocation, nous nous verrons pour jamais réunis dans le sein de Dieu. Et encore, nous ne nous séparons que de corps ; car je vous serai toujours uni de cœur et d'esprit, et nous demeurerons toujours ensemble dans les sacrés Cœurs de Jésus et de Marie. Chaque fois que nous communierons, nous renouvellerons, nous augmenterons notre union, et qui sait, après tout, si je ne reviendrai pas vous visiter au bout de plusieurs années, et voir le progrès que vous aurez fait ? La volonté de Dieu en tout et partout ! Nous ne savons pas ses desseins ; il faut les adorer dans l'obscurité de la foi.

Enfin, " soit que nous vivions, soit que nous mourrions, soyons tout à Jésus-Christ " [Rm 14, 8]. Je demande souvent pour vous et pour moi la persévérance et une bonne mort. Malheur, malheur à celles qui quitteront leur état par inconstance, par lâcheté, par intérêt ou par quelqu'autre mauvais motif ! elles perdront leur couronne et seront sujettes à bien des maux. Demeurez donc fermes dans le Seigneur et dans votre vocation ; appliquez-vous tous les jours à en mieux connaître les devoirs et à les mieux remplir. Pour moi, qui suis plein de défauts et de péchés, je bénis Dieu de ce qu'il m'appelle à l'état de Missionnaire aux Indes ; car n'ayant pas le courage de faire pénitence de mon propre choix, j'y serai forcé par nécessité.

Je suis, dans les Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie, votre serviteur,

 

Moye, Missionnaire apostolique

 

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