XXVI. COMBIEN IL EST DANGEREUX DE SE FAIRE UNE FAUSSE CONSCIENCE
Que fera donc un jeune prêtre confesseur dans tous ces embarras ? Il se fera illusion, comme Bourdaloue remarque au sujet de laveuglement spirituel. On a certaines vues confuses, certaines lumières sur ce quon devrait faire et quon ne fait pas. Lon a des inquiétudes et des remords, qui sont une voix par laquelle Dieu nous parle et nous veut faire entendre ce que nous devions faire. Mais on sent la différence quil y aurait de la mettre à exécution ; on sent toutes les suites et les conséquences où nous mèneraient ces reproches de notre conscience et cette grâce intérieure qui commence à nous éclairer ; on sent quil faudrait se résoudre et se déterminer à des choses qui coûteraient infiniment, comme à des critiques, à des murmures, à des examens, à des discussions, à des confessions générales, à des réparations, en un mot à bien des réformes sur notre conduite et sur celle de nos pénitents. Et pour sépargner toutes ces peines et ces fâcheuses conséquences, on saveugle, on sétourdit, on se fait une fausse conscience, on calme tous ses remords, toutes ses inquiétudes par des raisons vagues que lon cherche à dessein pour se rassurer, se tranquilliser, et se dispenser de faire ce que lon ne veut pas faire.
Dieu avait commencé de donner sa grâce. Si on en eût suivi les impressions, elle nous eût mené au point dexactitude où il en fallait venir. Mais on y résiste, on y a été infidèle : il la retire. On peut se tromper : on le sera. Dimisi eos secundum desideria cordis eorum (Ps 80, 13). On veut administrer les sacrements à sa mode, selon son caprice, sans règle, sans principe, ou du moins sans suivre exactement les vraies règles, les bons principes. On les administrera, on donnera des communions sacrilèges. On se jettera avec ceux que lon conduit dans le précipice : Ibunt in adinventionibus suis (Ps 89, 13). Quel prétexte prendra-t-on pour autoriser son relâchement ? Sur quel fondement sappuiera-t-on pour agir de la sorte ? La passion, ingénieuse à nous détruire, ne manquera pas de prétextes. On ne contredira pas les principes, ils sont trop clairs ; mais on les éludera pas des subterfuges. On dira que si on voulait pousser les principes à la rigueur, on ne trouverait personne à qui on puisse donner labsolution, que cette pratique est impraticable, quon fait comme le grand nombre, quaprès tout on juge secundum allegata, que si le pénitent nous trompe il se limpute à lui-même. Tout cela est bon, et plus que suffisant, pour sétourdir, mais pas pour se justifier devant Dieu. Si on pèse bien toutes ces raisons, au lieu dinfirmer la nécessité de lexactitude dans le tribunal, elles ne serviront quà la confirmer de plus en plus, ce quil est aisé de prouver dabord en général par un argument ad hominem.
En suivant les principes et en les appliquant avec exactitude il sensuit bien des difficultés, et ces exactitudes rendent le ministère bien pénible. Donc ces principes sont vrais, et cette exactitude est la vraie méthode quil faut suivre. En éludant ces principes que je viens de poser pour suivre ceux qui leur sont opposés, ladministration de la Pénitence sera facile. Donc ils sont faux. Pourquoi ? Cest que la foi et les saints Pères ont toujours représenté le ministère comme une chose très épineuse, très difficile, qui supposait bien des lumières, bien de la prudence, bien de la fermeté, bien des vertus. En un mot, ils ont parlé comme dun fardeau redoutable aux anges mêmes : sunt angelicis humeris formidandum. Donc les difficultés qui résultent de cette exactitude à appliquer les principes en sont une preuve et une confirmation, puisquelle nous représente la conduite des âmes telle que la foi et les saints Pères lont dépeinte, cest-à-dire très difficile. Donc les principes contraires qui portent au relâchement sont faux, puisquils rendraient ladministration des sacrements facile, ce qui tout opposé et contraire à ce que les Saints Pères nous ont dit. Donc les difficultés que lon objecte contre la méthode exacte en sont une preuve et une confirmation, et justifient quelle est la seule vraie, et la seule que lon doive suivre en sûreté de conscience.
Examinons maintenant toutes ces objections en détail, et nous verrons que chacune est une nouvelle preuve, et une preuve très solide du sentiment que lon veut combattre.
1° On dit quen suivant les règles que les théologiens donnent sur ladministration des sacrements, et en exigeant des Pénitents les dispositions quils demandent, on en trouverait très peu à qui on pût donner labsolution. Cela est très vrai, et dautant plus vrai que cela est conforme à lévangile, qui nous dit quil y a beaucoup dappelés et peu délus, peu qui marchent dans la voie étroite, je ne parle pas de la perfection, mais de la voie nécessaire et indispensable pour nous conduire au ciel : pauci sunt qui ambulant per eam (Mt 7, 14). Et en donnant labsolution à la multitude on dément lévangile, qui la condamne comme marchant dans la voie large de la perdition. Il faut donc que lon se condamne soi-même en avouant que lon donne labsolution à ceux qui suivent la voie de la perdition. Voilà comme les vrais principes se soutiennent et les faux se détruisent.
Quand un bon prêtre ne donnerait labsolution quà très peu de personnes, quand il ne convertirait, disait M. Bar, quune personne dans une année, cen serait assez pour le dédommager de toutes ses peines. Si on considérait bien de quel prix est une âme aux yeux de Dieu, on sestimerait heureux den gagner une seule à Jésus-Christ ; et pour cela il faut bien des peines et des soins. Et cela ne se fait pas en confessant à la hâte et dans la foule. Les confesseurs relâchés nauront jamais cette consolation. Ils nen ont dautre que de confesser le grand nombre, de sen faire honneur devant les hommes, consolation bien vaine, bien stérile, bien criminelle devant Dieu, puisquelle les rend coupables à ses yeux dorgueil, de vanité, de sacrilège, et de tous les désordres de leurs pénitents, quils fomentent par leur mollesse, qui est responsable de leur damnation éternelle : Sanguinem autem ejus de manu tua requiram (Ez 3, 18).
Mais un bon confesseur a une vraie consolation. À limitation de Dieu même, il se console dans les bonnes âmes : consolabitur Deus in sanctis suis (2 M 7, 6). Il se réjouit avec les anges de la conversion dun pécheur, qui, après leur avoir causé bien des peines et des amertumes, est enfin arraché dentre les mains du démon et rapporté dans le bercail du Seigneur ; da amantem et sentis quod dico. Or ce nest quaux prêtres qui sacquittent comme il faut et avec exactitude de leur ministère, en sacrifiant pour cela leurs intérêts et leur réputation, que Dieu accorde de semblables consolations, pour les dédommager de ce quils ont à souffrir des discours du monde et a falsis fratribus (2 Co 11, 26). Mais pour les grands confesseurs, ces confesseurs de mode et à la vogue, ils nont jamais été témoins dune vraie conversion, et ils ne savent ce qui se passe dans une âme qui se convertit véritablement ; ils ne saperçoivent ni de ses combats, ni de ce que la grâce y opère, ni des révoltes, ni de ce que le démon sefforce dopérer pour renverser louvrage de la grâce. En un mot ils nont aucune idée dune vraie conversion. Cci sunt et duces ccorum (Mt 15, 14).
2° On dit que la pratique des auteurs qui ont parlé de ladministration du sacrement de Pénitence est impraticable. Oui, elle est impraticable pour eux. Ils nont ni assez de lumières, ni de fermeté, ni de prudence surnaturelle, ni de discernement, ni desprit intérieur pour la mettre en pratique. Ils nont pas même le moindre désir den venir là ; ils nosent ni le tenter ni lespérer. Quelles règles suivront-ils dans leur caprice, leur fantaisie, leur humeur, leurs passions ? Au lieu dêtre les conducteurs de leurs pénitents, ils sen laissent conduire eux-mêmes ; ils donneront aveuglément dans toutes leurs idées. Une telle pratique est fort facile ; rien de plus aisé à conduire selon son penchant, selon son inclination, et selon la volonté de ceux que lon a à diriger ! Il ne faut pour cela se faire beaucoup de violence ; il nest pas nécessaire de faire de longs examens, de sérieuses discussions des consciences. On na pas de résistance à éprouver de leur part dès quon leur donne la liberté de faire ce quils veulent, et quon se contente dune exhortation vague qui ne remédie à rien, et qui sert quà éblouir et le confesseur et le pénitent par quelque appareil de religion, comme la cendre cache le feu et le conserve.
On peut même ajouter quil faut bien souvent enchérir encore sur la méthode que les théologiens prescrivent, quil faut, outre la connaissance de tous les principes quils y établissent, quelque chose de plus pour en faire une juste application. Et cette chose si importante est lEsprit de Dieu, lesprit intérieur. Quand M. Jobal voulait faire léloge dun prêtre, il ne trouvait rien de plus grand et de plus honorable que de dire en sa faveur que cela : " Cest un prêtre qui a lEsprit de Dieu, qui écoute lesprit intérieur ". En effet, cest là la plus essentielle qualité dun confesseur, sans laquelle il fera mille fautes et très peu de fruit dans le ministère. Avec toute la science du monde et les plus beaux principes il se trompera à tout moment ; il prendra une vertu de tempérament pour une vertu chrétienne, une conversion humaine pour une conversion surnaturelle ; et il donnera labsolution à beaucoup de personnes à qui un prêtre intérieur verrait du premier abord quil faudra la refuser, et il la refusera à qui il faudrait la donner. Cest ce qui arrive continuellement à ceux quon appelle dans le monde gens desprit, gens de littérature. Ce nest pas pour mépriser leur science, mais cest pour dire quelle ne suffit pas si elle nest jointe aux lumières surnaturelles, parce que tout lobjet de notre ministère est surnaturel. Il suppose donc dans ceux qui en sont chargés une lumière, une science, une prudence surnaturelles, en un mot, lEsprit de Dieu.
Voilà pourquoi Notre Seigneur, avant de donner à ses apôtres le pouvoir de remettre les péchés, souffla sur eux et leur donna le Saint-Esprit, parce que cet Esprit divin leur était absolument nécessaire pour exercer la fonction dont il les chargeait et en les établissant juges des consciences. Or, pour exercer ce jugement avec prudence, lesprit humain ne suffisant pas du tout, il leur accordait son propre esprit. Aussi le concile de Trente nous fait bien voir quun confesseur doit avoir lEsprit de Dieu, lécouter, et le suivre quand il dit : quantum Spiritus et prudentia suggesserit.
3° On dit quon se contente de faire comme les autres, quon ne veut pas être plus sage que tel et tel qui passent pour bons ecclésiastiques, qui sont applaudis de tout le monde, et qui donnent cependant labsolution au plus grand nombre. Je réponds à cela que lexemple du grand nombre ne doit faire nulle impression sur un bon prêtre qui cherche sincèrement à faire son devoir selon Dieu, et non selon les idées et les préjugés du monde, que cest partout que le petit nombre suit la bonne voie, que saint Chrysostome nous assure quil y a peu de prêtres qui sont sauvés - pauci sacerdotes -, quainsi on ne doit pas se modeler sur le grand nombre, que bien des personnes qui sont approuvées, louées, et estimées des hommes seront réprouvés de Dieu, dont les jugements sont infiniment levés au-dessus de ceux des hommes, et presque toujours contraires à ceux du monde, que la grande réputation est très dangereuse, quelle ne sert souvent quà éblouir le confesseur et le pénitent, et quelle est souvent un piège pour lun et pour lautre. Il est à craindre quon sacrifie les intérêts de Dieu pour la conserver, au lieu quun prêtre qui est censuré et méprisé, après avoir fait le sacrifice de sa réputation, na plus rien à se ménager, et il peut procurer plus librement la gloire de Dieu et suivre les règles de sa conscience, que lorsquon examine de près la prétendue probité des prêtres qui sont relâchés dans le tribunal, on la trouve souvent défectueuse, et quainsi elle ne doit pas nous autoriser à les imiter, et quil arrive au contraire que tous les prêtres dont la piété est certaine sont exacts dans le ministère.
Voilà ce que je puis assurer. Jai vu des prêtres qui avaient beaucoup de bon en apparence, et qui étaient loués et estimés dans le monde, mais peu exacts dans le tribunal. Et jai remarqué par après selon les différentes occasions quils étaient sujets à des défauts essentiels. Et tous ceux que jai connus pour être dune vertu solide, soutenue, surnaturelle, je les ai trouvés exacts dans ladministration du sacrement de pénitence. Cest aussi la réflexion que M. Jobal a faite plus dune fois. La piété dun prêtre lui était suspecte dès quil était relâché dans le tribunal de la pénitence. Croyons comme le grand nombre, et vivons comme le petit nombre. Voilà la bonne voie.
4° Enfin, on dit quon juge secundum allegata et probata. Cela est faux. On juge secundum allegata, à la bonne heure, mais non secundum probata, car si on éprouvait bien le pénitent, on trouverait très souvent que ce quil allègue est faux. Si on se donnait la peine et le temps dexaminer ses réponses, on verrait le plus souvent quil répond en sa faveur, sans savoir ce que nous lui demandons. Si on examinait bien ses dispositions on les trouverait souvent fausses et trompeuses. Cest donc mal à propos quon prétend se justifier en alléguant pour cela une maxime qui, étant bien entendue et appliquée, suffisait déjà pour condamner la conduite de ceux qui prétendent sen autoriser.
En effet, les juges eux-mêmes, pour des causes civiles, sinforment, remettent la décision de la cause à un autre temps, jusquà ce quils soient parfaitement instruits de tout et, quayant tout bien examiné, bien discuté, ils puissent porter un jugement sage, prudent, et équitable. Et un confesseur, lorsquil sagit de la profanation du sang de Jésus-Christ et de labus des sacrements, du salut ou de la damnation éternelle des âmes, prononcera une sentence décisive de premier abord, légèrement, témérairement, sans connaissance de cause, et sur la simple allégation dun pénitent suspect par mille endroits sil voulait y faire attention ? Et comment peut-il après cela citer cette maxime, secundum allegata et probata, puisque rien nest prouvé, puisque loin de chercher des preuves et de mettre en usage des épreuves convenables, on ne se donne pas même le temps dexaminer ce quon lui a dit ?
Que sera-ce donc si nous disons, avec la plus saine partie des théologiens, que cette maxime, - qui nest pas toujours suivie en justice, puisque selon que saint Thomas lenseigne, un juge ne peut condamner contre sa conscience un innocent sur la déposition de deux témoins, - na pas lieu dans le tribunal de la pénitence, parce que le confesseur tient la place de Dieu et que Dieu juge selon la vérité et non selon les formalités de la justice, et que dailleurs la qualité de directeur et de médecin loblige à se servir pour le bien de son pénitent de toutes les connaissances quil peut avoir par lui-même et par autrui. On dit quil faut croire le pénitent. Oui, quand on a des preuves de sa sincérité, mais quand elle nous est suspecte, comme quand il navoue pas ce que nous avons tout lieu de croire quil a fait, comme lorsque des gens nous disent quils nont ni mauvaises pensées ni distractions, quils nient ce qui arrive aux personnes de leur âge, de leur condition, et que nous ne voyons pas dailleurs des marques de cette pureté angélique quil faudrait leur supposer pour pouvoir les croire exemptes de ces fautes. Il faut croire le pénitent sur certaines choses et non pas sur dautres. Le croire sur des faits où les hommes nont pas coutumes de tromper, à la bonne heure ! Mais le croire sur des dispositions intérieures, le croire lorsque, voulant extorquer une absolution, il nous assurera et nous protestera quil a de la contrition, quil aime Dieu de tout son cur, ce serait une folie, une imprudence du premier ordre ! Ce serait laisser au pénitent le pouvoir de se juger lui-même, ce qui est loffice du confesseur. Ce serait exposer évidemment le sacrement à la nullité et à la profanation, puisque tous ceux qui parlent le plus à leur avantage sont les plus méchants, les plus mal disposés. Il faut croire le pénitent, mais non pas toujours. Il faut le croire prudemment, mais non pas témérairement. Sil nous trompe, tant pis pour lui ; cest son affaire et la nôtre, puisque nous sommes établis de Dieu pour le tirer de ses erreurs et de ses égarements, et non pour les fomenter et les autoriser.
Javoue cependant que si, après avoir pris toutes les mesures que la prudence exige, et après avoir eu de sa part des preuves suffisantes de sa sincérité et de ses bonnes dispositions, nous ne sommes plus responsables de notre erreur. Mais nous sommes coupables si nous ne prenons pas toutes les mesures que la sainteté dun si grand ministère exige, ou si, après avoir examiné, interrogé, différé, nous ne sommes pas plus avancés, et que nous nayons pas acquis une plus grande connaissance des dispositions dune âme, et que nous nayons pas des motifs suffisants pour appuyer un jugement prudent, nous ne devons point hasarder labsolution. Ce serait lexposer. Nous ne devons point absoudre celui dont lignorance nous est inconnue et suspecte, nous navons pas cette certitude morale des bonnes dispositions du pénitent, nous sommes toujours dans le doute à son égard, ou dans une ignorance et une méfiance qui suffisent pour nous arrêter. Car voilà en quoi se trompent bien des ecclésiastiques. Ils imaginent quaprès avoir interrogé et examiné ils peuvent donner labsolution sils nont rien découvert, ce qui est très faux, étant pris universellement, car si leurs interrogations ne leur ont pas apporté des lumières nouvelles, ils sont dans le même doute quauparavant. Et de même quils ne pourraient donner labsolution alors, ils ne peuvent non plus la donner par après, parce que cest la même raison qui subsiste, savoir, quon ne doit pas donner labsolution dans le doute.
Cest lerreur de plusieurs confesseurs qui croient pouvoir donner labsolution à ceux en qui ils ne trouvent point dobstacle positif, quoiquils ne voient aucune preuve solide des dispositions nécessaires. Il y a bien des confesseurs qui croient pourvoir donner labsolution à ceux en qui ils ne voient ni habitudes, ni occasion prochaine, ni ignorance crasse de leur religion, quoique ces pénitents ne leur donnent dailleurs aucune preuve de leur sincérité, de leur religion, et de leur bonne conscience. Cest une erreur, et cest agir contre le principe qui est de ne donner labsolution quà ceux que lon connait être bien disposés. Or, dans cet état on ne les connait point ; on na point de certitude morale de leurs bonnes dispositions, puisquils nen donnent pas de preuves suffisantes. On est donc à cet égard dans lincertitude, dans lignorance ; et ce serait exposer le sacrement que de le hasarder dans ca cas qui est très commun.
On voit même des prêtres qui, pour satisfaire à leur devoir, examinent avec empressement ces quatre ou cinq articles où les théologiens disent quil faut refuser labsolution, et, si la réponse du pénitent le satisfait, ils la donnent, et ils sont eux-mêmes bien aises de ne pas se trouver dans la nécessité de la refuser : mauvaises dispositions, qui supposent en eux de la crainte des murmures et des difficultés quils prévoient devoir résulter de leur refus ; et par conséquent il y a en eux une passion cachée, un respect humain, timidité naturelle, envie de plaire aux hommes, crainte de leur déplaire, et peut-être quelque chose de plus, de lintérêt et trop damour de soi-même, de sa réputation, de son repos. Tout cela est déjà une très grande disposition à la séduction et à lerreur. Car il faut quun confesseur en entrant dans son confessionnal soit élevé au-dessus de toute considération humaine, nayant point dautre vue que de faire son devoir sans sinquiéter de ce qui arrivera sil refuse labsolution à tel et tel, sans envie, par conséquent, de la donner sans crainte de la refuser, mais indifférent sur tout, libre et dégagé de toute passion, uni à Dieu. Sans cela, hélas !, dans le moindre doute lenvie passionnée de donner labsolution et la crainte de la refuser laveuglera (sic) et le séduira, lui fera trouver des raisons et des prétextes pour la donner à ceux à qui il devrait la refuser selon les règles de son ministère.
Mais, disent les confesseurs, les théologiens et les livrets disent quil faut seulement refuser labsolution à ceux qui ignorent leur religion ou les devoirs de leur état, aux habitudinaires, à ceux qui sont dans loccasion prochaine de pécher, à ceux qui ne veulent pas restituer ni se réconcilier avec leurs ennemis ; or, je ne trouve rien de tout cela à légard de cette personne ; donc je peux labsoudre en sûreté de conscience. Cela est faux. Les théologiens et les livrets ne proposent point ces cas comme les seuls dans lesquels on doit refuser labsolution, puisquaprès les avoir cités ils ajoutent expressément quon doit la refuser toutes les fois que le confesseur ne juge pas le pénitent bien disposé. Or, comment peut-il le juger bien disposé sil ne lui donne pas de marques convenables de ses bonnes dispositions ? Ce nest pas le juger ; cest être dans la nescience. Notre livret dit positivement : qui signa sinceræ contritionis non exhibent. Or, une personne qui ne développe pas son cur, qui ne fait pas connaître son état à son confesseur, qui donne même lieu de penser quelle veut se déguiser pour le surprendre, qui dispute pour avoir labsolution, qui ne saccuse que de quelques péchés intérieurs sans entrer dans le fond de sa conscience pour manifester ses pensées et ses sentiments, et qui donne au confesseur qui linterroge des réponses sèches et presque toujours en sa faveur, ou, en un mot, qui ne dit rien ou presque rien, qui ne sent rien, comme cela arrive à une infinité de personnes qui cependant navouent aucun de ces péchés que les théologiens citent comme un exemple, et non comme une règle universelle et exclusive du refus dabsolution, - or, peut-on dire quon ait avec de tels gens une certitude morale de leurs bonnes dispositions ?
La certitude morale doit atteindre la vérité pour lordinaire, - quæ in pluribus veritatem attingat, licet in paucioribus a veritate deficiat -, pour que le confesseur qui hasarde ainsi labsolution se donne la peine dexaminer ces sortes de personne de près, quil veille un peu sur leur conduite, il verra bientôt sil na pas été trompé de la part du plus grand nombre, et de presque tous ! Il navait donc pas une certitude morale pour agir. Il a donc agi imprudemment et sans connaissance de cause. Son jugement était téméraire et faux ; il devait donc le suspendre jusquà ce quil eût des raisons solides pour le porter. Nolite judicare secundum faciem sed verum judicium judicate (Jn 7, 24).
Motif de consolation pour un prêtre qui veut sacquitter dignement de son ministère. Qui credit non festinat ; quil laisse dire, quil laisse murmurer, quil mette sa confiance en Dieu ! Constantes estote et videbitis auxilium Domnini super vos (2 Ch 20, 17). Sil a la force et le courage de demeurer ferme dans les principes, sans sen écarter ni départir jamais, Dieu, après lavoir ainsi éprouvé, le consolera en lui envoyant des âmes telles quil les désire, des âmes qui cherchent Dieu dans la droiture et la simplicité de leur cur, des pécheurs qui veulent sincèrement se convertir. Or, une seule de ces âmes, en qui il verra clairement et évidemment les merveilles et la force des opérations de la grâce, suffira pour le dédommager de toutes les critiques et les censures que lon a faites de sa conduite, et de toutes les peines quil a essuyées. Car ce sont là les vraies consolations du ministère, que les seuls bons prêtres fermes, exacts, et inébranlables dans lobservation des règles de leur ministère ont lavantage de goûter. Vincenti dabo manna absconditum (Ap 2, 17). Ajoutez à cela le témoignage de leur conscience - testimonium Dei in se - qui vaut mieux que tous les éloges et les applaudissements du monde, qui ne servent quà nous éblouir - testimonium Dei majus est - et enfin la récompense éternelle que Dieu promet à ses dignes ministres : Euge, serve bone et fidelis, quia super pauca fuisti fidelis supra multa te constituam (Mt 25, 21).
Encore un autre motif de consolation pour un confesseur exact, cest que sil convertit parfaitement une âme, ou sil en conduit une autre dans le chemin de la perfection, celles-là en convertiront dautres par leur bon exemple, et avec le temps il verra le fruit de ses travaux : labores manuum tuarum quia manducabis (Ps 127, 2).
Cest ainsi quon change peu à peu une paroisse. Un père ou une mère de famille conduits par un bon confesseur élève chrétiennement ses enfants et ses domestiques. Un jeune garçon ou une jeune fille édifie ses compagnons et ses compagnes, les détourne du mal, et les porte au bien. Tout cela, et une infinité dautres avantages réels et solides, qui résultent de lexactitude dans le tribunal, doivent donc engager un confesseur à sappliquer, non pas à faire beaucoup de besogne, mais à la bien faire et à la perfectionner toujours de plus en plus.
Jai dit que la piété dun prêtre devenait suspecte dès quil nétait point exact dans le tribunal de la pénitence, car lexpérience fait voir que tous ceux dont la vertu est certaine et incontestable ont cette exactitude. Je nai connu personne qui lait à un degré plus haut que M. Jobal. Aussi nai-je connu aucun prêtre qui fût plus solide et plus indubitable. Il ny avait point de mesure ni de précaution quil ne prît pour ne point exposer les sacrements à la profanation. Il voulait connaître les dispositions des personnes avant que de les admettre à la participation des sacrements. Et il prenait pour cela tout le temps ; il se donnait toute la peine convenable. Sa grande règle était celle de lApôtre : Probate si spiritus ex Deo sint (1 Jn 4, 1).
Il voulait pénétrer dans les plis et replis des consciences pour y découvrir ce qui y était de plus caché : les passions, les vices, les motifs, les intentions, les affections, et surtout le principe qui faisait agir, les attaches, en quoi on mettait sa fin dernière. Il sinformait aussi à lextérieur, mais prudemment, des personnes qui sadressaient à lui. Il examinait leur conduite et leurs démarches. Rarement il donnait labsolution la première fois, à moins quon ne lui donnât des marques de bonne conscience et dune vraie religion, car voilà ce qui le décidait, surtout la sincérité et la religion. Il ne pouvait se résoudre à absoudre une personne qui ne développait pas sincèrement sa conscience, et encore beaucoup moins à celles qui ne donnaient pas des preuves dune religion sincère. Ne se contentant pas dune conduite réglée à lextérieur, mais examinant surtout le principe intérieur qui en était le mobile, si cétait la grâce ou le tempérament, une vertu chrétienne ou une probité naturelle, lEsprit de Dieu ou lesprit du monde, et si après un long délai il ne découvrait rien qui pût le décider prudemment, il différait toujours, sans sinquiéter de ce quon penserait et de tout ce quon dirait. Sa grande attention était sur Dieu et non sur les hommes. An hominibus suadeo an Deo ? (Ga 1,10).
Il était fort long à confesser. Il navait point égard à la foule pour se presser davantage, ni au grand nombre des pénitents, ni au petit nombre de ceux quil admettait aux sacrements, ni ridicule quon lui donnait à ce sujet, comme il est arrivé plusieurs fois, surtout à la Confirmation, où on montrait avec dérision le petit nombre de ses admis, en disant : " Voilà la poignée de Sainte-Ségolène ! ". Cependant il lui arrivait ce qui arrive à des confesseurs exacts : son exactitude éloignait seulement les mondains et ceux qui avaient envie dabuser des sacrements. Mais toutes les âmes pieuses avaient en lui une entière confiance ; elles eussent toutes désiré de se confesser à lui. Et comme il lui était impossible de les entendre toutes, il se contentait de leur donner des avis salutaires sur ce qui regardait leur avancement dans la piété. On venait le consulter si fréquemment quil avait à peine le temps de manger, sortant très souvent dans un seul repas pour satisfaire aux désirs de ceux qui venaient le consulter, sadresser à lui comme à lhomme de Dieu.
Voilà la confiance surnaturelle qui mène directement à Dieu, et qui sacquiert par une sainte vie, par une droiture inflexible, - Scimus quia verax es et viam Dei in veritate doces (Mt 22, 16), - au lieu que la confiance humaine naboutit quà nous faire perdre notre temps, à nous infatuer nous-mêmes. Quoique M. Jobal ne confessait pas tous ceux qui sadressaient à lui, ne pouvant suffire à tant dâmes qui avaient en lui une entière confiance, il leur était toujours très utile. Il les renvoyait en les adressant à de bons confesseurs et se contentant de leur donner de bons avis. Il les animait à la piété par son exemple encore plus que par ses paroles. Il confessait presque toujours jusque huit heures du soir les samedis et les dimanches, outre ceux quil entendait pendant le courant de la semaine. Mais cétait le plus pur zèle de la gloire de Dieu et du salut des âmes qui ly portait, car comme il avait un soin de priver la nature de tout ce qui pouvait la satisfaire dans cette fonction, étant continuellement en garde contre tous les artifices, cétait pour lui un grand exercice de mortification, dautant plus grand quil se réservait toujours les sujets les plus grossiers, les plus incommodes, comme les sourds, les estropiés, et tous ceux qui étaient les plus propres à mortifier la nature.
XXVII. SA FAÇON DE PENSER SUR LES BÉNÉFICES
Il renonça à tous les moyens quil avait de sélever aux dignités les plus honorables dans lÉglise, pour demeurer dans le moindre poste. Personne navait plus de moyens de sélever aux premières dignités et de se procurer les bénéfices les plus considérables que M. Jobal. La noblesse de sa famille lui donnait accès chez les grands et des protections de tous côtés, jusque dans la cour des princes. Un de ses parents, grand vicaire de ... linvitait et le pressait même de venir dans son diocèse, lui promettant le meilleur bénéfice. Plusieurs personnes de considération le portaient à aller à Paris et en Sorbonne pour se faire voir, pour sy acquérir de la réputation, pour y faire éclater ses lumières, sa science, et ses talents - manifesta teipsum mundo - afin de sélever aux premières dignités, à celle de grand vicaire, puis à lépiscopat, car il avait tout ce quil fallait pour cela, et ce neût pas été pour lui une témérité de lespérer. Mais à toutes ces idées M. Jobal répondit avec le Psalmiste, Elegi abjectus esse in domo Dei magis, etc. Toutes ces belles apparences de grandeur et délévation ne lilluminaient point, parce que les lumières dune foi vive lui faisaient connaître la vanité et le néant de toutes les grandeurs et des dignités humaines dune manière si claire, si évidente, et si sensible, quil en avait un souverain mépris. Toute son ambition était dimiter Jésus-Christ pauvre, humilié, et les saints qui avaient eu le plis dattrait pour la pauvreté et lhumilité. Il sentait bien, lorsquil pesait tout devant Dieu et quil sunissait le plus intimement à lui dans loraison, que la grâce voulait le conduire par une voie bien différente que celle que suivent communément les gens du monde et même les ecclésiastiques qui ne se sont pas assez vidés de lesprit du monde. Il sentait que Dieu lui demandait le sacrifice de tous les avantages quil eût pu espérer dans le siècle, pour être par une vie simple, pauvre, et abjecte, plus propre à recevoir les communications les plus intimes.
Lambition des mondains et de bien des ecclésiastiques était un grand sujet de peine et daffliction pour lui. Comme ceux qui suivent les maximes du monde ne peuvent concevoir la conduite de ceux qui se détachent de tout, qui méprisent tout - omnia detrimentum feci et arbitror ut stercora - pour sattacher uniquement à Dieu - ut Christum lucrifaciam - ; traitant ce détachement de folie et ceux le pratiquent dinsensés, de gens qui perdent lesprit et à qui la tête tourne. Mais ceux qui sont éclairés et conduits par lEsprit de Dieu, qui Spiritu Dei aguntur, peuvent encore beaucoup moins comprendre comment on puisse avoir une si haute idée des choses qui aux yeux de la foi sont si viles et si méprisables, et quon puisse désirer avec tant dardeur des biens que la religion ne nous fait envisager que comme un fardeau, les honneurs qui ne sont quune fumée, des plaisirs qui ne sont quun enchantement et qui, après nous avoir été un sujet dinquiétude et de chagrin, une occasion de mille péchés dans cette vie, seront suivis, comme il narrive que trop, des supplices éternels dans lautre. Fili, recordare quia recepisti bona in vita tua. M. Jobal gémissait quand il était question de cette ardeur avec laquelle on désire et on court après les bénéfices. Quand on voit la conduite et les sentiments de bien des gens à ce sujet, en vérité on douterait presque quils sont chrétiens, quils croient que lÉcriture qui les condamne à chaque page, aussi bien que les Pères et tous les livres. Et maintenant ce malheureux esprit dintérêt et dambition a tellement prévalu que, loin de se faire scrupule de penser et dagir de cette manière, on donne du ridicule aux vrais ecclésiastiques, qui ont des sentiments et une conduite toute opposée. Mais il nest pas difficile de voir qui est le plus conforme à lévangile et à lesprit de Jésus-Christ. Tous les vrais ecclésiastiques pensent toujours bien différemment des mondains. Ils craignent tous de faire la moindre démarche pour sélever, de peur quils ne singèrent contre la volonté de Dieu. Et quelle conséquence terrible pour tout le reste de leur vie ! Quelle consolation et quelle tranquillité, sils sont entrés par la mauvaise porte ? On peut aussi rendre à M. Bar, qui avait servi lÉglise dans une place si pénible pendant lespace de douze ans, la même justice, quil neût pas fait un pas pour demander un bénéfice, comme il la souvent protesté.
XXVIII. LE DÉSIR EMPRESSÉ DAVOIR UN BÉNÉFICE
Il ny a aucune raison qui doive porter un ecclésiastique à rechercher les bénéfices. Car, quel motif pourrait-il avoir pour cela ? Serait-ce pour avoir plus de bien ? Cest intérêt et avarice ! - Pour être plus à son aise ? Cest sensualité ! - Pour ne plus dépendre dautrui ? Cest lesprit dindépendance, qui est blâmable et contraire à lesprit dhumilité et dobéissance dont Jésus-Christ nous a donné lexemple ! Et lImitation dit aussi : Valde magnum est obedientia stare sub prlato et suis suris non esse, multa tutius est stare in subjectione quam in prælatura. Est-ce pour avoir un chez soi, comme on dit ? Mais lapôtre nous dit : Non habemus hic manentam civitatem, et Jésus-Christ dans sa vie publique, na point eu de demeure fixe.
Ce chez soi est très dangereux. On sattache à ce quon a ; on y met ses affections ; la nature se repose dans tout cela. Quel obstacle pour le salut et pour la perfection dun ecclésiastique, qui doit pouvoir dire avec vérité, Dominus pars hereditatis meæ ! Au lieu que nayant rien, nétant attaché à rien, on honore véritablement la Providence, de qui on dépend absolument ; on pratique la pauvreté, lhumilité ; on a le cur libre et dégagé ; on est, comme dit lImitation, comme de vrais hébreux, cest-à-dire comme des passants qui ne regardent les choses dici-bas que de lil gauche, et le ciel de lil droit, et, à la mort, moment fatal, qui se seront attachés au monde, et seront contraints de dire avec Agag, Sic cine separas amara mors. Les autres mourront avec confiance : Magna fiducia erit morituro quem nullus affectus detinet in mundo.
Nest-il donc pas permis daccepter et de posséder un bénéfice ? Cela est très permis, mais le mal, cest de le désirer avec ardeur et de le rechercher avec empressement. On voit des ecclésiastiques qui, à la vacance de chaque bénéfice, sont tout occupés du bénéfice vacant et ont limagination échauffée et troublée par mille idées, mille projets, mille desseins sur le bénéfice, tous également dangereux, pour ne pas dire criminels, troublant la paix du cur, sont causes de mille distractions, et qui réveillent mille passions qui déchirent le cur comme des épines. " Quelle misère ! Quelle pitié ! ", sécriait M. Jobal dans ces occasions.
Dautres ne se contentent pas didées ni de désirs ; ils vont jusquà faire des démarches, souvent honteuses pour létat ecclésiastique et scandaleuses pour les mondains. Aussi on sait comme les gens du monde eux-mêmes glosent, et cela avec raison, sur lambition des prêtres au sujet des bénéfices. Cest donc un mal de les désirer et rechercher ; et cest une tentation très dangereuse, cest une joie vaine de saffecter beaucoup quand on en reçoit. Et, mon Dieu !, on voit souvent des ecclésiastiques qui sont alors si extasiés quils ne peuvent se contenir. Nec inepte te tradas lætitia.
Quel sujet de joie est-ce pour un prêtre ? Cest plutôt un grand sujet de peine, un horrible fardeau. On doit donc les recevoir avec une sainte indifférence, prêt à les abandonner si nos supérieurs le jugent à propos, comme a fait M. Jobal. Il avait été nommé au canonicat de Saint-Thiébaut. Il ne voulut point laccepter quil neût pris lavis et lagrément de Monseigneur. Son Excellence lui conseilla dy renoncer. Il le fit de tout cur, et cela contre lavis de ceux qui pensaient humainement et non surnaturellement. Et après avoir fait cette renonciation il en ressentit une grande joie, comme sil eût été déchargé dun fardeau.
Voilà comme on doit accepter les bénéfices avec une sainte indifférence. Les saints Pères, au lieu de se réjouir dans ces occasions, pleuraient, fuyaient, se cachaient. Il fallait leur faire violence. Cest quils sentaient les obligations et le fardeau. Et les mondains nenvisagent les bénéfices que du côté quils pourront satisfaire leurs passions. Ils les désirent et les reçoivent avec avidité, ce qui est un très mauvais préjugé contre leurs dispositions intérieures. Enfin, après avoir reçu un bénéfice uniquement parce que cest la volonté de Dieu que nous y soyons, et que cette volonté est bien déclarée et clairement manifestée par les voies de la Providence, il sagit den bien remplir les devoirs, ce qui est si difficile que, si on sen acquitte comme faisait M. Jobal, la nature, loin dy trouver son repos et sa satisfaction, y trouvera au contraire tous les jours mille sujets de peine et de tristesse ; elle y sera à chaque moment mortifiée et crucifiée.
Cest ce qui faisait dire à M. Jobal quil regrettait sincèrement sa qualité de vicaire, et que si la volonté de Dieu ne leût attaché et cloué à la place où elle lavait mis, il eût couru bien vite à sa liberté de vicaire. Pourquoi peu de prêtres parlent-ils ainsi ? Je laisse cet examen à leur conscience. Il ny a donc aucun motif raisonnable et surnaturel qui puisse engager à désirer et à rechercher un bénéfice avec tant dardeur et dempressement, car si cétait véritablement la gloire de Dieu et le salut des âmes que lon se proposait, comme on le dit souvent pour se faire illusion à soi-même et pour justifier sa conduite, il serait aisé de répondre quon ne travaille jamais plus efficacement au salut des âmes que lorsquon est plus spirituel, plus mortifié, plus abandonné à la Providence, plus humble, plus dépendant de ses supérieurs, et plus détaché des biens du monde. Or on peut être tout cela sans avoir un bénéfice, qui devient souvent un obstacle à tout cela.
LETTRE DE M. JOBAL À LOCCASION DE SA NOMINATION À LA CURE DE
SAINTE-SÉGOLÈNE, QUI FAIT VOIR DANS QUELS SENTIMENTS
ON DOIT RECEVOIR UN BÉNÉFICE.
" Me voilà donc curé de Sainte-Ségolène. Que ce soit pour la gloire de Dieu et le salut des âmes ! Je lespère de sa grande miséricorde et de sa grâce. Jai tout lieu de penser que cest la Providence qui my a placé. Tout concourt à me donner cette assurance ; aussi jen suis extrêmement consolé. Je vous prie instamment de len remercier, non pas de ce que je suis placé, mais de ce quelle a bien voulu me placer. Mon Dieu, quelle grâce ! Je sens que je ne mérite pas une telle attention, mais jespère avec la grâce en être reconnaissant en mabandonnant à sa sainte conduite mieux que jamais. Demandez pour moi que jy sois fidèle. Je jouis dune paix, dune consolation, que je crois spirituelle. Il me semble que je suis moins affecté dêtre curé que de lêtre par la voie de la Providence. Je serai pauvrement logé, et jespère vivre pauvrement et être pauvrement meublé. Jai un peuple simple et peu maniéré pour le plus grand nombre. Je puis en juger maintenant par comparaison. Jaurai un pauvre revenu, il y a apparence, car le casuel, qui est presque tout, nira pas haut, si, comme jy suis déterminé, je ne lexige pas bien strictement. Nai-je pas une joie spirituelle ? Jai lieu despérer que Dieu ne bornera point ses récompenses à la terre, et que je puis en attendre de meilleures. Non habemus hic manentem civitatem sed futuram inquiramus...
" Mon évêque ma écrit et ma nommé dabord. Encore une fois, quil est doux pour moi de dire que la chair et le sang ny ont point eu de part ! Cest le jour de saint Mathias que jai reçu ses instructions. Bonum omnem... Jai dit avec un grand cur : Deus qui Beatum Matthiam apostolorum tuorum collegio sociasti... Jai pris possession ; je suis entièrement installé. Il me semble que les bonnes âmes me reçoivent à bras ouverts, et dautres assez mal. Je sais quon a déjà fait des chansons sur moi ; ce nest pas cela qui membarrasse. Que de besognes pour un curé, et qui mènent indirectement au ministère ! À peine ai-je le temps de respirer ! Que je vois dans des événements semblables que je suis imparfait: Je sens que cor meum conturbatum est in me, derelinquit me virtus mea. Mais, je le répète, ma consolation dans tout cela, cest que je ne me suis point ingéré ces tracas. Ces troubles sapaisent, je lespère. Jai eu quelques vaines joies, car je me sens déchu étonnamment. Je les ai bien payées par les inquiétudes et les perplexités où mont jeté quelques permissions de faire gras. Ces amertumes sont excellentes pour unir à Dieu, faire mourir la nature, et réveiller lesprit de prière. Pauvres pécheurs que nous sommes ! Mon Dieu !, où est lesprit qui animait les saints ? Quelle prodigieuse différence ! De temps en temps au milieu de mon peuple jai un sentiment que je crois intérieurement sincère, quhumainement je suis au-dessus de ma place et que je suis trop jeune. Jai trop peu dautorité. Dieu veuille bien me fonder dans lhumilité et la connaissance de moi-même ! Le grand trésor que cela ! Si je le possédais je ne craindrais rien. Oh, malheur à ceux qui viennent, qui entrent, ailleurs que par la porte, per ostium. Quelle témérité ! Quelle présomption ! Dieu men préserve à jamais! Mais, je le répète encore, je nai pas fait cela, grâce à Dieu, et jespère tout de sa grâce à cause de cela. "
Cette lettre donne lieu à bien des réflexions sur lentrée dans un bénéfice, et elle prouve
1° que M. Jobal na accepté le sien que par lordre de la Providence, sans que personne du monde lait demandé pour lui, ses parents surtout nayant fait aucune démarche. " Je leur sais bon gré ", ajoute-t-il, "de leur indifférence. Si quelque chose me prouve le dessein de Dieu et sa Providence pour moi, cest leur indifférence et leur opposition, aussi bien que lobscurité de la place ". M. Jobal est donc entré par la bonne porte, per ostium, par la vocation et le choix de son évêque, qui lui écrivit à cette occasion la lettre la plus gracieuse. Mais par humilité il ne me dit pas un mot de ce quelle contient. Malheur à ceux qui viennent, qui entrent ailleurs, qui singèrent ! Cest en effet une grande témérité et une grande présomption, qui les rend responsables de toute les suites les plus funestes, et les prive de la consolation quavait M. Jobal en se disant, avec vérité, quil ne sétait point ingéré, et que, par conséquent, il espérait tout de la grâce de Dieu, qui lavait placé à ce poste.
2° que M. Jobal dans cette occasion nétait point touché de ce qui pouvait flatter la nature, comme dêtre placé, dêtre curé, mais de ce quil y avait de surnaturel, que cétait la Providence qui lavait ainsi ordonné, du soin quelle prenait de lui, et ce qui eût affligé un autre qui eût pensé humainement, cest-à-dire la médiocrité des revenus, lobscurité de la place, car il eût pu, comme on la dit, parvenir aux premières dignités de lÉglise, ayant un parent évêque, un autre grand vicaire, et partout de très grandes protections, avec de rares talents. Mais ce qui eût dû mortifier la nature était justement la source de sa joie et de sa consolation toute sainte, et toute spirituelle, et toute surnaturelle, savoir quil serait pauvrement logé et quil vivrait pauvrement. Pour ce qui est des joies vaines quil avoue quil a ressenties, cétaient des sentiments involontaires que les plus grands saints ressentent à certains moments afin davoir sujet de shumilier. Et ils sont très avantageux quand on sait en faire un bon usage ; et cest un remède contre lorgueil, et un avertissement de veiller sur soi-même et de nous tenir en garde contre la nature, qui veut avoir part à tout.
Heureux ceux qui, comme M. Jobal, reconnaissent sincèrement tous ces mouvements intérieurs de la passion, et qui sont aussi fidèles que lui à les réprimer pour ne suivre que ceux de la grâce !