XXI. LE MONDE RENVERSE LE JUGEMENT DUN JEUNE ECCLÉSIASTIQUE
Cest lEsprit Saint même qui nous en assure : Fascinatio nugacitatis obscurat bona, et inconstantia concupiscentiæ transvestit sensum sine malitia (Sg 4, 12). Et lexpérience ne le prouve que trop. Combien ne voit-on pas de jeunes ecclésiastiques qui pensent bien au sortir du séminaire, et qui à peine ont vu le monde se trouvent tout changés, et cela sans presque sen apercevoir, car le changement se fait imperceptiblement, en ce que lesprit du monde sinsinue peu à peu dans leurs curs. Cum perverso perverteris (Ps 17, 27). On devient tel que ceux que lon fréquente. Si on se lie avec les mondains on devient aussitôt mondain comme eux. On parle bientôt comme eux, on pense comme eux, et on agit comme eux, on aime ce que le monde aime, quoique lApôtre saint Jean nous dise : Nolite diligere mundum neque ea quæ in mundo sunt (1 Jn 2, 15). Cest le monde qui est le corrupteur des jeunes ecclésiastiques ; cest le monde qui leur apprendra à mal prêcher, à mal confesser, et parce que comme le monde ne veut de religion que pour la bienséance, il apprend aux ecclésiastiques comment il faut prêcher pour ne pas convertir ni instruire solidement, et ne faire aucune impression forte et qui les alarme. Oui, un tel prêtre prêche les vérités de notre religion comme la foi nous lenseigne : lenfer, le jugement, etc. ; et quil retourne après cela chez les mondains, il verra les belles leçons quon lui donnera là-dessus. Les uns se railleront : " Monsieur, vous mavez quasi épouvanté ; si je navais lesprit assez fort vous meussiez effrayé ! ". Et si en effet quelque personne de la famille a été touchée, on remontrera fort bien à Monsieur le prédicateur quil se garde bien de prêcher désormais de tels sermons, quil ferait perdre la tête à tel et tel. Que prêchera-t-il donc ? Et comment ? Des sermons qui les amusent, les récréent ! Quil dise de jolies choses, et surtout avec grâce, étant bien peigné, bien frisé, bien adonisé, parlant avec onction, cest-à-dire dun ton doucereux et efféminé, en un mot, quil prêche de manière à nourrir et à entretenir le monde dans tous ses vices, ses erreurs, ses vanités, et ses passions. Après cela, que Monsieur le prédicateur vienne se présenter hardiment dans une belle compagnie, il sera applaudi, loué, estimé, exalté. Il en fera de même de toute autre chose. Si en confessant il veut dabord sappliquer, comme son devoir le demande, à pénétrer dans le fond des consciences, le monde lui représente quil veut aller trop loin, et quil nest pas décent dentrer dans ces sortes de détails. Sil parle sérieusement de la nécessité de quitter cette vie molle et aisée pour mener une vie pénitente et mortifiée, on lui représentera quil va faire tourner la tête, et quil se garde bien dêtre si sévère. Sil diffère labsolution, et sil donne des pénitences proportionnées, on lui représentera quil rebutera les pénitents et quon labandonnera. Pour la messe on lui dira quil est trop long, quil faut avoir égard à la faiblesse de ceux qui la viennent entendre. Ainsi de toutes les autres fonctions du ministère.
Voilà comme le monde enseigne à un jeune prêtre à sacquitter mal de son devoir, à le remplir dune manière toute séculière et toute mondaine, ou au moins dune manière toute humaine et naturelle, selon que les personnes quil fréquente sont plus ou moins perverties. Et les moins mauvaises nayant que de lhumain, et nayant quune foi déducation et un amour naturel de Dieu et de la religion, il arrive que lui-même naura plus quune foi humaine, des sentiments humains, et une manière dagir, même dans les exercices du ministère, toute naturelle et toute humaine. Voilà, dis-je, le moindre mal qui puisse lui arriver, ce qui est cependant un malheur inexprimable, et dont les conséquences sont terribles devant Dieu, quoiquelles ne le paraissent pas devant les hommes. Mais si ces mondains quun ecclésiastique fréquente sont tout à fait pervertis et nont plus de foi, comme cela est aujourdhui très commun parmi les gens du monde, cet ecclésiastique, de peur de leur déplaire, nose plus parler des mystères et des vérités de notre religion en leur présence, dans ses conversations, ni peut-être en chaire ; ou du moins il ne le fera que dune manière vague et générale qui ne pourra faire nulle impression. Il ira jusquà rougir de Jésus-Christ, de sa mort, de sa passion, de son incarnation, de son enfance, de sa pauvreté, etc., car ces mystères choquent et révoltent lorgueil des mondains. Peut-être peu à peu ira-t-il jusquà avoir honte lui même de tout cela. Lesprit et les sentiments de ces mondains passent insensiblement dans son cur. Il pensera à la fin comme eux, au lieu de confesser Jésus-Christ crucifié, comme lApôtre : Nos autem prædicamus Jesum crucifixum (1 Co 1, 23). Il en rougira, comme nous lavons vu, avec horreur.
M. Jobal et moi, oui, nous avons vu un prêtre très estimé dans le monde, et qui pensait très bien avant de fréquenter le monde, qui faisait même profession de piété au sortir du séminaire, rougir de la sainte enfance de Jésus-Christ, ne voulant pas quon en parlât ni quon la proposât aux fidèles comme lobjet de leur culte, disant que Jésus-Christ nétait plus un enfant. Quel sujet de peine et damertume pour la tendre piété de M. Jobal, on peut se limaginer ! Quels gémissements ! Car il se contenta de gémir, ne disant autre chose que ces paroles de lApôtre : Judæis quidem scandalum, gentibus autem stultitiam (1 Co 1, 23). Voilà le fruit détestable de la fréquentation du monde : un renversement de la foi et de la religion, un jugement dépravé qui ne fait plus penser ni juger des choses de Dieu et de la religion en chrétien, mais en mondain, en ennemi de la croix de Jésus-Christ. Inimicos crucis Christi (Ph 3, 18). Voilà la parole du Saint-Esprit bien justifiée : transvertit sensum (Sg 4, 12).
XXII. LA FRÉQUENTATION DU MONDE
FAIT PERDRE LESPRIT ECCLÉSIASTIQUE
ET CONDUIT À UNE VIE MONDAINE
Il est naturel dimiter les murs de ceux avec qui on vit. Ainsi, dès quun ecclésiastique fréquente le monde il deviendra mondain, non seulement dans la manière de penser, mais aussi dans la façon dagir. Et il perdra bientôt lesprit ecclésiastique, qui consiste à vivre simplement, modestement, et pauvrement, comme faisait M. Jobal et comme il était résolu de faire toute sa vie. Un ecclésiastique voyant les meubles précieux, les habillements superbes, les mets délicats des gens du monde, se modèle bientôt sur eux. Et sil na pas le pouvoir de les imiter sur tout, il les suit du plus près quil lui est possible, avec la ferme résolution de les égaler et de les surpasser même dans la suite, sil le peut. Ainsi les revenus des bénéfices ne sont employés à dautres usages quà se bâtir des maisons superbes, des appartements commodes, et à se procurer des meubles décents, des habillements convenables, avoir une bonne table pour traiter non pas les pauvres ecclésiastiques, et encore moins les autres, mais les gens du grand monde, dont on veut se prouver lestime et les applaudissements. Or, pour soutenir une telle dépense les plus grands revenus suffisent à peine. Ainsi lornement des églises est négligé, linstruction des enfants méprisée, les pauvres abandonnés. Tout cela nest pas digne de lattention dun ecclésiastique qui voit le monde. Faire visite à Madame, recevoir Monsieur, lui tenir compagnie et faire sa partie sont des choses plus intéressantes, plus élevées, et plus dignes de ses soins ! Nest-ce pas là labomination dans le lieu saint ? Et cela est-il rare parmi les ecclésiastiques ? Quelle est la source dun tel malheur ? La fréquentation du monde.
Ces ecclésiastiques mondains, au lieu de se reprocher une telle conduite, se savent bon gré de tout cela. Ils sont applaudis de Monsieur et de Madame, de telle ou telle demoiselle desprit, qui tournent en ridicule la conduite de ceux qui vivent séparés du monde comme des ennemis de la société, gens inutiles, car quiconque ne contribue pas à leurs plaisirs est inutile et insupportable. Et bien, ces applaudissements et ces éloges que lon sentend donner en même temps que lon blâme la conduite de ceux qui agissent différemment, ne sont que trop séduisant pour persuader à ces insensés quils ont trouvé le vrai moyen dallier la religion avec le monde en se faisant tout à tous pour les gagner tous. Et ils ne voient pas quils se perdent eux-mêmes avec les mondains quils se flattent en vain de pouvoir gagner, tandis quils sont un sujet de scandale aux vrais chrétiens, à qui leur conduite est en horreur et exécration. On ne saurait croire combien ces sortes de discours du monde font impression sur lesprit de ces jeunes prêtres, quelque frivoles quils soient en eux-mêmes. Ils sont capables de séduire les plus pieux si la Providence ne veillait sur eux pour les conserver, ita ut in errorem inducantur, si fieri potest, etiam electi (Mt 24, 24).
Je ne crains pas de rapporter à ce sujet une lettre de M. Jobal, où il me marque les impressions passagères que de semblables discours avaient faites pour un moment sur son imagination, plutôt que sur son cur, et contre sa volonté. On mavait rapporté quil commençait à quitter son ancienne simplicité pour se mettre à la mode. Je lui écrivis ce que je pensais, et voici sa réponse : " À Dieu ne plaise que jai pensé ou parlé comme on vous a dit. Je suis bien aise pourtant que ce bruit ait été loccasion de me recommander plus particulièrement à Dieu. Dabord, ces sentiments quon me prête me paraissent si contraires aux miens. Mais à bien envisager les choses cependant il ne faut présumer de rien. Et je ne suis point à labri de cette perversion, si le bon Dieu ne me garde. Jespère en lui. Jamais le cur et la volonté na changé (sic) en moi sur tout cela. Seulement jai été comme troublé au-dehors, les hommes maffectant et méblouissant, Mais dans certains moments la conscience me rappelait bien. Par exemple, je vous lavoue, je souhaitais avec une certaine inquiétude que mes cheveux, sans être frisés, allassent mieux. Javais soin de tirer mes manchettes
[Dans la suite, après un mûr examen, M. Jobal a cessé den porter], et je condamnais pourtant tout cela. Grâce à Dieu cela tombe à présent, et jespère en Dieu. " Or, si la vue et le discours du monde sont capables de faire des impressions, quoique involontaires et momentanées, sur une vertu aussi solide que celle de M. Jobal, que ne feront-elles pas sur une vertu faible et chancelante ! Hélas, la seule présence du monde est capable de la renverser du premier abord, comme cela narrive que trop souvent ! Après cela, peut-on trop se prémunir contre ce danger ? M. Jobal nosait se rassurer lui-même, et toute sa ressource et son appui contre les dangers du monde, cétait la prière et la confiance en Dieu. Comment après cela de jeunes ecclésiastiques, dont la piété est encore si tendre et délicate, osent-ils sexposer à tous les écueils du grand monde ? Javais rappelé à M. Jobal le scandale quavait donné aux mondains mêmes le changement extérieur dun ecclésiastique qui, par complaisance pour le monde, sétait un peu rapproché de lui par ses manières et ses façons de se mettre. Sur quoi il ajoute : " Oui, oui, je me rappelle très bien ce qui est arrivé à loccasion de M.--- ; et cet exemple me frappe. Je sens à certains moments le ridicule quil y aurait pour moi et la petitesse de me laisser ainsi conduire par le monde. Je vous avoue dun autre côté que je veux être conduit en ceci par la grâce. "Quon fasse attention que ces impressions que M. Jobal recevait de la crainte des discours du monde étaient involontaires, comme je lai déjà dit et comme il le reconnaît lui-même puisquil assure que le cur et la volonté nont point changé en lui, dailleurs, que ces impressions nont été que passagères et momentanées. Cela est arrivé lors de son changement de Sainte-Ségolène à Saint-Simplice, où il a eu tant de discours, de reproches, de remontrances à essuyer. Il nest pas étonnant que tous ces bruits ne laient affecté en moment. Mais, comme il dit, " la conscience réclamait toujours ". Et bientôt tout ce trouble dimagination était apaisé. Il a toujours senti de plus en plus la vanité, le néant, le faux, des discours, des jugements, de la conduite du monde ; et le mépris pour le monde et ses vanités croissant toujours de plus en plus à mesure que sa piété et que ses lumières augmentaient, cétait un vrai supplice pour lui que de voir les manières et les façons dagir du monde, et dentendre ses discours et ses maximes. " Quelle patience ! ", sécriait-il souvent, " quelle pitié ! ", après avoir entendu des gens du monde ou des ecclésiastiques mondains. " Mon Dieu, quelle patience il faut pour supporter ces gens-là ! ".
XXIII. LE MOINDRE MAL QUUN ECCLÉSIASTIQUE
A À CRAINDRE DE LA FREQUENTATION DU MONDE,
CEST LA PERTE DE TEMPS
Il nest point de crimes ni de désordres si affreux qui ne puissent résulter de la fréquentation du monde : vanité, orgueil, ambition, simonie, flatteries, médisances, paroles bouffonnes, équivoques, et peut-être déshonnêtes, divertissements indignes dun chrétien et à plus forte raison dun ecclésiastique, jeux passionnés et pertes considérables, approbation du vice, de lerreur, et de lhérésie même, car les mondains en profèrent souvent, et les ecclésiastiques qui leur font la cour nont guère la force de les contredire. Ils les applaudissent souvent jusque dans leur impiété, ou du moins les autorisent par un lâche et morne silence. Canes muti non valentes latrare (Is 56, 10). Sils disent que leurs remontrances seraient inutiles, quils séloignent donc de telles compagnies pour quon ne puisse point sautoriser de leur silence. Outre cela, les intempérances, les repas somptueux, les profusions et folles dépenses, les liaisons scandaleuses avec les personnes du sexe et, en conséquence, les suites les plus funestes, des images dans lesprit qui lobscurcissent et éteignent les lumières de la foi, des embarras, des attaches dans le cur qui épuisent, énervent toute lonction de la piété, ninspirent plus que du dégoût et de lindifférence pour tous les exercices de la religion qui devraient la nourrir et laugmenter, joserai le dire, des horreurs et des abominations, car le poison de ces malheureuses tendresses, une fois entré dans un cur, sinsinue toujours de plus en plus et corrompt toutes les affections, et est peut-être la source des derniers malheurs. Je serais infini si je voulais entrer dans le détail de tous les désordres que cause aux ecclésiastiques le commerce avec les gens du monde. Jen appelle à lexpérience et à leurs consciences. Y a-t-il un bon prêtre qui, en sexaminant sérieusement au sortir dune compagnie, nait lieu de se dire, quoties inter homines fui minus homo redii (Imitation I, ch. 20, 6) ?
M. Jobal avait donc raison de dire quavec les mondains non seulement il ny avait rien à gagner mais tout à perdre. Au moins est-il incontestable que le moindre mal qui en résulte, cest la perte de son temps, ce qui est pour un ecclésiastique une perte considérable puisque le temps est si précieux pour tant de devoirs que lon a à remplir, et tant de bonnes uvres à faire de toute part. Cétait surtout pour cette raison que M. Jobal ne voyait les gens du monde que dans la dernière nécessité, et y employait le moins de temps quil lui était possible, disant toujours que cest un temps perdu. Il ne faisait pas même de visites de bienséance et de cérémonie, comme celles du nouvel an ou dautres semblables, disant que les ecclésiastiques devraient en être dispensés, ayant bien autre chose de mieux à faire. En effet, si une fois on sengage dans les visites et les bienséances du monde, tout le temps quon y donnera sera autant de retranché sur la lecture de lÉcriture, sur la méditation, sur la visite des malades et des pauvres, sur linstruction de la jeunesse. Un vrai ecclésiastique doit être un homme doraison, presque toujours aux pieds des autels et dans lexercice de son ministère. Et sil se livre au monde il lui sera impossible de vaquer à ce saint exercice, de remplir les fonctions de son saint ministère avec lattention, lapplication, la fidélité, lesprit intérieur convenable. Mais il les précipitera pour avoir le temps de voir le monde. Et il ne sen acquittera que dune manière toute humaine, toute mondaine, pleine de défauts, ayant une attention plutôt sur le monde que sur Dieu, plutôt sur ce qui lenvironne au-dehors que sur ce qui se passe en lui-même.
Jai eu moi-même pendant quelques années la faiblesse de voir les gens du monde, et même les plus honnêtes gens de la paroisse où jétais, parce quétant sans expérience on mavait mal conseillé et voulu me persuader que cela était nécessaire pour sattirer leur confiance et faire plus de bien. Mais, voyant par moi-même que toutes ces visites naboutissaient quà faire perdre mon temps, je men suis retiré avec une ferme résolution de ne plus donner désormais dans cet abus. Mais on le trouve mauvais. Qui ? Des mondains dont les jugements sont faux et erronés. Et on trouvera encore plus mauvais quun ecclésiastique fréquente le monde, car il scandalise par cette conduite tous les vrais fidèles. Et les mondains eux-mêmes en murmurent bientôt, car il arrive dordinaire quon va chez les uns par préférence ; et alors cette préférence cause des envies, des jalousies, des murmures, des soupçons. Quand un ecclésiastique fréquente le monde, il lui échappe toujours quelques paroles qui sont redites et badinées, et qui sont pour lui un sujet dune vraie peine et de scandale pour les autres.
Il est donc évident que pour éviter tous ces dangers, tous ces abus, tous ces inconvénients qui résultent de la fréquentation du monde, le parti le plus sûr et unique cest de sen éloigner, demployer son temps à létude, à la prière, à loraison, aux visites des malades, des pauvres, et à une infinité de bonnes uvres qui sont à faire quand on entre dans le détail des besoins dune paroisse, et de toutes les bonnes uvres qui peuvent se pratiquer dans le secret et dans le silence, et sans danger de tomber dans la vanité et lorgueil, au lieu que les prêtres mondains, laissant toutes ces uvres de charité obscures, ne sadonnent avec ardeur quà ce quil y a déclatant et dhonorable, méprisant tout le reste. Cest au monde quils cherchent à plaire plutôt quà Dieu. Si adhuc hominibus placerem Christi servus non essem (Ga 1, 10).
Or, un prêtre qui séloigne ainsi du monde pour sadonner entièrement à la vie intérieure et aux exercices de son ministère, quoiquil ait dans les commencements quelques critiques à soutenir de la part des gens du monde, sil les méprise, quil continue toujours dans ses résolutions, il arrive à la fin que le monde qui la condamné le loue et lapprouve, du moins ce quil y a de gens tant soit peu sensés parmi le monde. Les autres, on doit fort peu se soucier de leur approbation. Et on convient à la fin quil a raison den agir ainsi, quil a pris le bon parti, que cest un digne prêtre. Il arrive même, comme dit lImitation, que si nous laissons le monde, le monde nous laissera aussi à la fin vivre selon que nous voudrons. Et cette constance dans le bien lédifiera, et sil y a dans le monde quelque âme que la grâce touche, elle sadressera à un tel ecclésiastique préférablement aux mondains. Pour les autres gens du monde qui veulent toujours être ce quils sont, ce serait, comme je lai déjà remarqué, un danger pour un prêtre davoir leur confiance mondaine, qui naboutirait pour lordinaire quà linfatuer lui-même et à le rendre coupable de la profanation des sacrements quil serait peut-être tenté de leur accorder, du moins dans le doute, dans des circonstances où, lindignité ne paraissant pas manifestement, la complaisance, la condescendance, la crainte humaine, et cent autres passions cachées pourraient faire pencher la balance en faveur dun pénitent mondain. Quand on est dans le doute à cet égard on doit toujours présumer contre eux.
Enfin, quand un bon prêtre aurait contre lui le monde entier, comme il est arrivé à plusieurs saints, pourvu quil fasse son devoir il doit sestimer heureux, et il est toujours consolé par le témoignage de sa conscience, qui lui suffit. Les censures et les critiques du monde lui sont très salutaires, car il arrive dans ces sortes doccasions, comme lauteur de lImitation le remarque, quon recourt à Dieu plus efficacement, - tum Deum testem quærimus -, et on mérite même, comme remarque le même auteur, des lumières spéciales pour mieux connaître les erreurs du monde - quomodo mundus errat -, au lieu que les applaudissements du monde ne servent quà aveugler un ecclésiastique, que corrompre et renverser son jugement. Et de quoi lui serviront tous les applaudissements au jugement de Dieu ? Pourront-ils le soustraire à sa vengeance ? Il vaut donc mieux être condamné du monde et approuvé de Dieu. Saint Ignace demandait pour ses disciples les persécutions de la part du monde, pour les en détacher. Et lApôtre nous apprend quil se souciait peu des jugements du monde, - mihi pro minimo est ut a vobis judicer aut ab humano die ; Dominus est qui judicat (1 Co 4, 4) -, que Dieu était son juge.
XXIV. EXACTITUDE DE M. JOBAL DANS LE CONFESSIONNAL
Un des plus grands dangers quun jeune prêtre ait encore à craindre, cest le relâchement dans le tribunal de la pénitence et la trop grande facilité à donner labsolution et les autres sacrements. La fermeté et lexactitude dans ladministration des sacrements est (sic) une chose si difficile que lon peut dire quun prêtre qui sacquitte comme il faut et constamment de cette partie du ministère est un vrai ministre de Jésus-Christ, car cette seule fonction bien exercée suppose toutes les bonnes qualités qui constituent un bon prêtre, mais aussi les plus belles qualités quon pourrait avoir dailleurs deviennent suspectes dans un prêtre qui se relâche dans ladministration des sacrements, car alors il y a tout lieu de présumer que ces qualités ne sont quhumaines, car si elles étaient surnaturelles et divines elles soutiendraient les épreuves auxquelles le ministre est exposé dans le tribunal.
La manière dont on se conduit dans ladministration du sacrement de pénitence est donc la pierre de touche qui sert à distinguer les bons prêtres davec les mauvais, le vrai zèle davec le faux, la charité surnaturelle davec une affection et une compassion humaine, la prudence chrétienne davec la sagesse mondaine, la constance et la fermeté dune vertu solide davec un excès de rigueur qui veut sattirer la réputation dun confesseur exact. Quand ce nest pas la grâce et la religion qui sont le principe de la fermeté dun ministre de Jésus-Christ, elle ne se soutient pas. Il est des temps, des circonstances, où elle plie, où, après avoir donné dans un excès de rigidité, parce quelle avait quelques motifs passionnés qui ly engageaient, elle donne aussi dans un excès de relâchement, parce que dautres raisons également passionnées ly engagent. Un prêtre qui veut exercer cette fonction du ministère selon les saintes règles de lÉglise et selon sa conscience se trouvera infailliblement dans des circonstances si embarrassantes quil succombera à la tentation, à moins quil nait une vertu bien solide. Et il ny a que la seule religion qui puisse le soutenir dans une pratique exacte et constante. Je dis, constante, parce quà certains temps il pourra montrer de la fermeté parce quil y aurait des motifs dhonneur et dintérêt qui ly engageront. Mais dêtre toujours aussi ferme et inébranlable dans les circonstances où il y aura non seulement aucun motif humain qui puisse ly porter, mais où toutes les raisons humaines, sil veut les écouter, le porteront au relâchement. Cest encore une fois une preuve incontestable dune vertu héroïque dans un prêtre, et on peut hardiment le mettre au nombre des fidèles dispensateurs des mystères de Jésus-Christ.
XXV. COMBIEN LA TENTATION QUI PORTE AU RELACHEMENT EST DÉLICATE
Pour donner plus déclaircissement à ce principe, entrons dans le détail. Supposons un jeune prêtre arrivé dans une paroisse qui nest pas des plus en ordre. Il se présente au confessionnal, et, en suivant ces principes qui sont vrais et dont ne doit jamais se départir, à peine trouvera-t-il quelques personnes parmi une grande multitude à qui il puisse, selon la règle, donner labsolution. Que fera-t-il dans cette conjoncture si embarrassante ? Sa crainte des murmures, des discours sur lui, et de toutes les suites de son refus de labsolution, quil ne sent que trop, feront sur lui une impression si vive quil ne pourra point y résister. Que fera-t-il donc?
Il se fera une conscience telle que sa faiblesse et ses intérêts le demanderont ; et pour cela il ne manquera pas de prétexte. Le démon lui en suggérera assez pour le séduire. Il se dira à lui-même que sil suit ces principes dans leur exactitude il perdra la confiance de son peuple, quon le quittera, et quon ira ailleurs trouver des confesseurs relâchés qui gâteront tout, que dans la suite il rectifiera ce quil aura toléré par condescendance pour le présent. Ainsi, suivant cette fausse prudence qui sacrifie les intérêts de Dieu pour ménager les siens propres, et qui préfère son repos à son devoir, il donnera labsolution à des indignes. Voilà le premier pas qui, le faisant sortir de la bonne voie, le conduira bientôt de précipice en précipice et dabîme en abîme. Abyssus abyssum invocat (Ps 41, 8). Chaque fois quil se trouvera dans lembarras mille prétextes spécieux se présenteront à son imagination pour lentraîner dans le relâchement. Et cependant les lumières quil avait dans le commencement séclipseront de plus en plus ; lentendement sobscurcira par des ténèbres que les passions y élèveront ; la conscience sapaisera, se calmera ; les remords se tairont bientôt à force de multiplier les sacrilèges ; on nen sentira plus lhorreur, on vivra tranquillement et on mourra dans ce déplorable état. Si cependant cette conscience réclame encore à certains moments, comme lorsque, relisant la théologie, ou son livret, ou lauteur de La Conduite des Confesseurs, ou la Pratique dHabert, on voit partout les principes quon ne doit donner labsolution que lorsquon a une certitude morale des bonnes dispositions du pénitent, et que dans le doute on ne doit point exposer le sacrement, excepté à larticle de la mort, que pour avoir cette certitude morale il faut des marques dune bonne conscience, dune conscience éclairée et sincère, et dune religion véritable, ou dune contrition intérieure, universelle, souveraine, surnaturelle, et efficace, et que quiconque donne des sacrements sans avoir cette certitude les donne imprudemment et se rend coupable de leur profanation.
Tous ces principes sont incontestables. Et lexpérience, au lieu den rendre lapplication facile, la rend au contraire bien plus difficile, parce que, pour peu quon examine une paroisse en particulier, il est aisé de voir qu'il y a très peu de bons chrétiens, très peu de personnes qui soient disposées à recevoir dignement les sacrements. On voit bien des mondains dans les villes, bien des brutes et des stupides dans les campagnes, qui ont des sentiments tout contraires à lesprit du christianisme, et qui, loin davoir la sincérité nécessaire dans la déclaration de leurs péchés, se les cachent à eux-mêmes et les déguisent le plus quils peuvent à leur confesseur, et qui, loin davoir une contrition intérieure, universelle, surnaturelle, souveraine, et efficace, nont pas la moindre de ces qualités dans le plus infime degré. Dautres auront quelques sentiments passagers de religion. Mais le confesseur sent bien, pour peu quil soit éclairé, que cette contrition est bien faible, quelle manque de bien des qualités essentielles, car on ne demande pas ici la perfection mais le moindre degré suffisant des dispositions indispensablement requises. Et il est évident que ce dernier degré des dispositions suffisantes ne se trouve que dans le plus petit nombre.
Et si un confesseur éclairé veut examiner de près ses pénitents, à lextérieur en veillant sur leur conduite et en sinformant prudemment, et dans lintérieur en sondant les plis et replis de leur conscience, il trouvera bientôt des défauts essentiels qui larrêteront : défauts de sincérité dans les uns, défauts de contrition dans les autres, habitudes dans ceux-ci et occasion prochaine dans ceux-là, injustice, haine, inimitié, et surtout ces vices positifs : le manque de foi, de religion, dans le plus grand nombre, qui, comme on la déjà remarqué en parlant du surnaturel, nest que trop ordinaire.
Voilà ce que lexpérience apprendra bientôt à un jeune confesseur, sil veut examiner les choses de près. Mais ces connaissances quil acquiert de jour en jour, loin de le mettre au large, le rendront tous les jours plus timide et plus circonspect. Les fautes mêmes quil découvrira à chaque pas, sil veut bien faire de sérieuses réflexions sur la besogne, et sil la veut mettre au creuset pour léprouver et la purifier, ces fautes seront déjà pour lui une nouvelle raison de se tenir en garde contre les surprises, et, au lieu de multiplier les absolutions, il en diminuera le nombre. Voilà donc où il se verra réduit à un petit nombre de bonnes âmes, cest-à-dire, non pas parfaites, au contraire, pécheresses encore, si vous voulez, mais du moins qui lui donnent quelque espérance de correction, et en qui on voit un germe de grâce et de religion.
26. Dangers dune fausse conscience