XVI. ZÈLE HUMBLE

Il avait une si grande humilité dans l’exercice de son ministère qu’il se jugeait indigne et incapable de tout. Et cette vue de son indignité l’eût presque empêché de rien entreprendre s’il n’y eût été obligé par devoir et s’il n’eût eu la confiance que Dieu y suppléerait par sa Providence, car c’était là sa grande ressource et ce qui ramenait sa confiance, l’encourageait, et le rassurait un peu.

Voici l’endroit d’une de ses lettres qui fera connaître son sentiment : "  Je sais bien que je dois me regarder comme incapable de faire de grandes choses. Quand j’étais vicaire je voyais tant de bien à faire, et à présent je n’en ai pas la moindre pensée. On dirait que je suis hébété. Dieu veuille suppléer par des prières ferventes à mon inutilité. C’est par le fondement de l’humilité que je dois bâtir mon édifice. Cela est bien vrai. Demandez-la pour moi, ainsi que tout ce qu’il me faut. Avouez pourtant que Notre-Seigneur a de pauvres pasteurs ; pour la plupart ceux qui paraissent meilleurs sont si imparfaits. Il faut que lui-même supplée bien par sa Providence. Mais je suis toujours frappé de ce que disait saint Charles, qu’un évêque, un prêtre, était responsable à Dieu pour le salut des âmes du peu de soin qu’il avait de sa propre perfection. Saint Vincent de Paul, que je lis maintenant, le disait aussi : la grande obligation, c’est bien de devenir en quelque façon victime pour le peuple. "


Voilà comme M. Jobal se regardait comme un sujet incapable de faire aucun bien dans le ministère. Aussi, avant que d’entreprendre quelque chose de quelque peu d’importance qu’elle eût été il s’humiliait devant Dieu, lui avouant son incapacité, et protestant qu’il n’avait de confiance qu’en la grâce, demandant que ses péchés ne missent point d’obstacle à cette bonne œuvre. On peut juger de là s’il entrait dans ses projets et ses desseins et ses bonnes œuvres le moindre sentiment d’orgueil, d’ostentation et de vanité, et de présomption. C’était cette vue de sa misère, de son néant, de son indignité qui l’arrêtait souvent quand il supposait quelque chose d’un peu extraordinaire : " Je sens bien que je ne suis pas propre à cela. À moins que Dieu ne fasse lui-même, je ne ferai rien ". C’est dans ces sentiments de défiance qu’il citait souvent ces paroles du Psaume, Nisi Dominus ædificaverit domum (Ps 126, 1). Il disait aussi qu’il était au-dessus de sa place, qu’il n’avait ni assez de vertus ni de talents pour conduire sa paroisse, que s’il ne s’y fût senti appelé par l’ordre de la Providence il eût aussitôt couru à sa chère liberté de vicaire. Encore se plaignait-il de n’être pas assez touché de ce sentiment de défiance en soi-même.

Cette même humilité qui inspirait à M. Jobal une certaine défiance de soi-même avant de rien entreprendre l’engageait également à veiller avec une attention extrême sur tous les mouvements de son cœur, afin qu’en s’acquittant des fonctions du ministère ou en faisant quelque bonne œuvre il ne se glissât aucun sentiment d’amour propre ou de vaine complaisance en lui-même. Ayant fait de sérieuses réflexions sur un avis important que saint Vincent de Paul donnait à ce sujet aux prêtres de sa communauté, dans une assemblée où, les entretenant de la profonde humilité avec laquelle ils devaient remplir toutes les fonctions dont on les chargeait, il leur disait qu’il ne faudrait qu’un sentiment d’orgueil pour ruiner l’ouvrage de Dieu et attirer la malédiction.

Enfin, après avoir exécuté ce qu’il avait dessein d’entreprendre, ou après s’être acquitté de quelque fonction du ministère, au lieu de concevoir quelque secrète complaisance d’avoir réussi, il en attribuait à Dieu toute la gloire et ne se réservait pour lui que le souvenir et l’humiliation des fautes qu’il aurait pu faire, gardant du reste un profond silence sur tout le bien qu’il avait fait, car jamais je n’ai vu un prêtre qui eût tant de soin de cacher ses bonnes œuvres aux yeux du monde, et même à la connaissance de ses amis. Si son entreprise ne réussissait pas, c’était pour lui un sujet d’humiliation dont il ne perdait rien. Il avalait ce calice jusqu’à la lie. Il s’en attribuait toute la faute, et ce n’était guère que dans ces occasions qu’il parlait de ses bonnes œuvres, lorsqu’elles devenaient pour lui une occasion de l’humilier ; sans cela il les eût ensevelies dans un profond silence.

Voici encore comment il s’explique sur cette matière : " Que vous dirais-je de mes travaux ? Ils sont pénibles et assez infructueux. Dieu soit béni ! C’est ma faute, et ma grande faute. Mon Dieu, la terrible charge dont celle d’un pasteur et d’un prêtre ayant soin des âmes ! Combien de grâces que j’arrête et suspends le cours pour les âmes par mes immortifications, mes sensualités et humanités. Et peribit in tua scientia frater pro quo Christus mortuus est (1 Co 8, 11). Est-il donc bien vrai que les âmes souffrent ainsi de mes infidélités ! L’ornement de mon église est suspendu. Je rougis des fautes d’empressement que j’ai commises, et mortifia au vif du retardement. Je bénis Dieu de m’avoir puni pour me rendre un peu à moi-même par là. "


Voilà comme son humilité, à laquelle il avait toujours recours comme à une ressource assurée, lui faisait tirer avantage de tout. C’est encore dans ce sentiment d’humilité qu’il m’écrit à l’occasion de quelque enfant qu’il devait admettre à la communion : " Ce n’est pas moi qui les confesse, hors une. Cela m’humilie et me mortifie. Je tâche d’offrir cela à Dieu pour leur sanctification ".

Je souhaiterais que ceux qui travaillent au salut des âmes fissent de peu de paroles toutes les réflexions qui conviennent, et qu’ils apprennent de là que les humiliations et les mortifications de son ministère étant acceptées, souffertes, et offertes à Dieu pour le salut des âmes, ont plus de forces et d’efficacité devant Dieu pour le procurer que ce qu’on pourrait dire ou faire ailleurs.

XVII. ZÈLE DISCRET

Ce qui me donne toujours beaucoup d’idée de la perfection de M. Jobal, c’est que plus j’entre dans le détail des qualités nécessaires à un vrai prêtre, plus je suis consolé en voyant que M. Jobal les possédait toutes parfaitement, et dans un si éminent degré qu’un autre qui en posséderait une seule comme il les possédait toutes ferait le sujet de l’admiration et mériterait les éloges de tout le monde. C’est ainsi qu’il était doué de la vertu dont je parle. Jamais on ne l’a vu parler, ni directement ni indirectement, d’un secret qu’on lui aurait confié ni d’une entreprise qu’il était de l’humilité de tenir dans le silence. Personne ne gardait le secret de la confession avec une exactitude si scrupuleuse. On ne saurait s’imaginer de combien de précautions il usait quand il fallait consulter sur quelque cas de conscience qui pouvait lui arriver dans le tribunal, afin de ne pas donner le moindre soupçon sur le compte de la personne. Il ne parlait ni en bien ni en mal de ceux qu’il confessait. Il était impossible de pouvoir rien conjecturer de ce qu’il en pensait. J’ai déjà dit combien il était réservé à parler de ce qui se passait en lui, et des grâces que Dieu lui faisait. Il était fidèle observateur de cette maxime: Secretum regis abscondere bonum est. Ce n’était que dans la dernière nécessité qu’il parlait à ses intimes amis du bien qu’il voulait faire. Il est vrai qu’il arrive souvent qu’un bon projet vanté est renversé et anéanti, tant la discrétion est nécessaire pour tenir caché le trésor: Deprædari ergo desiderat qui thesaurum publice portat in via... absconditur ut servetur. Il suffit quelquefois de découvrir une bonne œuvre pour la faire avorter, et de louer une personne pour lui inspirer de l’orgueil et la perdre, de s’applaudir de quelque chose, de la réussite d’une entreprise ou d’une conversion, pour inspirer au démon une jalousie capable de l’engager à tout faire pour la renverser.

Que la discrétion, le silence, la réserve est donc nécessaire au zèle d’un ecclésiastique ! Que de fautes, que d’étourderies, que de troubles, que de désordre et de scandale sans cette discrétion ! Que d’avis déplacés, que de paroles échappées, dont on a lieu de se repentir ! Or, M. Jobal était si réservé, si discret dans ses entretiens, dans ses propos, dans ses avis, qu’il ne lui échappait pas une parole qui ne fut méditée, pesée, examinée, et proférée avec prudence et en prévoyant les suites et les conséquences qu’elles pourraient avoir. Il ne parlait pour ainsi dire que par le mouvement de Dieu. Il parlait bien peu. Il fallait pour qu’il donnât des avis à une personne qu’il fût bien au fait de ce qui la concernait, et qu’il se sentit intérieurement porté à le faire. Il imita en cela saint François de Sales, à qui une femme avait amené son fils pour lui faire une correction, et à peine lui dit-il un mot. La mère lui demandant la raison de cette conduite, il répondit qu’il avait pris son cœur à deux mains pour s’exciter, et qu’il n’avait pu en dire davantage. Voilà comment agissent les personnes intérieures et unies à Dieu. Elles ne parlent point de leur propre mouvement, ce qui ne serait agir qu’humainement. Mais elles se recueillent, elles rentrent en elles-mêmes ; elles recourent à Dieu ; elles s’unissent à lui ; elles écoutent ce que le Saint-Esprit leur suggère, suggerit omnia (Jn 24, 26). Elles disent ce qu’il leur inspire ou, s’il ne leur dit rien, elles gardent le silence. Elles savent qu’il y a un temps pour parler et un temps pour se taire, au lieu que les autres suivent leur propre mouvement, la vivacité de la nature, qui veut toujours agir, parler, qui ne sait ce que c’est que de demeurer dans le néant et attendre le moment de la grâce, parlent à tort et à travers, fatiguent les bons, donnent prise aux méchants, ou nourrissent leurs passions et les autorisent dans les mêmes défauts.

J’ai vu des prêtres qui, suivant ainsi l’empressement de leur zèle, sans examiner ce que la prudence exigeait ni écouter ce que Dieu leur inspirait, fatiguaient des malades ou des pénitents, leur donnaient des avis qui étaient tout opposés à ceux que la situation demandait. Le moindre mal de tout cela est de troubler, d’agiter les consciences, remuer mal à propos l’imagination, faire perdre la paix du cœur, désunir les âmes d’avec Dieu, les jeter dans le même désordre où on est soi-même. Qu’on remarque bien que plus les âmes à qui l’on parle sont intérieures, plus il faut de discrétion pour voir ce que Dieu demande d’elles, et pour ne pas les retirer de la voie où elles sont et de l’attrait que le Saint-Esprit leur inspire. Il vaut beaucoup mieux se taire que de rien hasarder.

Il y a encore bien d’autres considérations qui doivent engager un prêtre à être discret, et à ne point suivre étourdiment l’empressement de son zèle à parler :

1° C’est que cette démangeaison de parler est une passion qu’il doit mortifier et qui, étant suivie, attire une sorte de malédiction sur ce qu’il pourrait dire de bon.

2° Toutes vérités ne sont pas toujours de saison. Il faut savoir le temps et le moment de les dire utilement, car si on les dit à contretemps elles nuisent plus qu’elles ne profitent.

3° Il faut examiner les dispositions de ceux à qui l’on parle. Car il y a parmi les chrétiens à qui nous avons à faire des pharisiens qui cherchent à nous surprendre, et à qui il ne faut parler qu’en parabole. Responde stulto juxta stultitiam ejus (Pr 26, 5), afin que, ne nous entendant pas, ils n’aient rien à répondre, et qu’ils n’abusent pas de la parole de Dieu, qui serait profanée si elle leur était clairement annoncée. Il y a des hérodiens qui voudraient nous entendre pour satisfaire leur curiosité et pour prendre de nos discours un sujet d’amusement, ce qui arrive quelquefois à de jeunes personnes du sexe, qui rapportent dans leurs entretiens ce que le confesseur leur a dit, pour s’en amuser. Il y a des mondains, qui sont si mal disposés à entendre les choses de Dieu que ce serait jeter les paroles devant les pourceaux que de leur en parler. Il y a des gens envers lesquels il faut agir politiquement sans s’ouvrir, et sans leur faire connaître sa façon de penser. Il y en a que l’on irriterait et que l’on porterait à des excès affreux, si on leur déclarait ce que l’on pense de leur état et de leur futur, et ce serait fort inutilement qu’on le ferait. Cum perverso perverteris (Ps 17, 27). Il y a des hypocrites qui viennent nous écouter, qui s’adressent à nous pour se confesser, dans des vues d’intérêt et de malice, et qui prennent des mesures pour nous surprendre, - plenum omni dolo (Ac 13, 10), - et ce serait bien du temps perdu que de se tourmenter à vouloir parler de Dieu à de pareils gens. Ils feraient semblant de nous écouter, pour nous faire mieux tomber dans les pièges qu’ils nous tendent.

Ces remarques et une infinité d’autres qu’on pourrait faire à ce sujet font bien voir combien la discrétion est nécessaire à un ecclésiastique. Ajoutez à cela que l’on rapporte ses discours, qu’on les interprète, qu’on en tire des conséquences. Nunquam pœnitebit sacerdos sed sæpe verbi prolati. Voilà ce qui engageait M. Jobal d’être si réservé dans ses entretiens, à parler peu avec les personnes qu’il ne connaissait pas et avec la plupart de ceux qu’il connaissait. Et quand il parlait ce n’était qu’après s’être recueilli, uni à Dieu, et en suivant le mouvement intérieur qui l’y portait. Ainsi une seule de ses paroles faisait plus d’impression que les plus beaux et les plus éloquents discours de ceux qui ne parlent qu’humainement.

J’admirais souvent son silence et sa discrétion. D’autres eussent été surpris qu’un si saint prêtre parlât si peu de Dieu et des choses spirituelles à certains moments. C’est que la prudence et l’esprit intérieur l’en empêchaient. La circonstance où on doit parler davantage, c’est quand il est question d’instruire. Encore faut-il faire attention pour voir si on nous écoute et si on nous comprend. Car il arrive souvent qu’au confessionnal et ailleurs certains prêtres, emportés par un zèle impétueux, quelquefois par leur amour propre, pleins de bonnes opinions pour eux-mêmes et pour les belles choses qu’ils disent, s’épuisent à parler, tandis que ceux à qui ils adressent la parole ne les écoutent pas et ne comprennent pas un mot de ce qu’ils disent, et pensent à tout autre chose. Non effundas sermonem ubi non est auditus.

XVIII. ZÈLE TRANQUILLE ET SANS EMPRESSEMENT

Saint François de Sales avait bien raison de dire que l’empressement était la peste de la dévotion, parce qu’il gâte et corrompt toutes les bonnes œuvres que l’on peut faire en les précipitant, en les faisant à contretemps et hors de saison, pour la substance de l’action extérieure et en dérangeant l’économie de la grâce pour l’intérieur, puisque l’empressement est une passion opposée à la grâce et à son opération. Dieu, étant un Dieu de paix, veut que nous agissions comme lui dans la paix, le calme, et la tranquillité, et non dans le trouble et l’agitation : non in commotione Dominus (1 R 19, 11). Aussi toute action faite par empressement est une action au moins imparfaite, souvent inutile et même mauvaise. Pour moi, j’avoue, à ma honte et à ma confession, que ce défaut m’a fait faire une infinité de fautes de toutes espèces, et qu’il a infecté la plupart de mes œuvres, de sorte que le passage d’Isaïe, justitiæ nostræ sicut possumus menstruare (Is 64, 6), ne convient à personne mieux qu’à moi. J’ai remarqué que lorsqu’on sentait un empressement pour quelque chose, il y avait une secrète recherche de sa propre satisfaction, quelque sainte qu’eût été la chose en elle-même, et qu’on n’est jamais si assuré de la bonté du principe qui nous meut que lorsque nous sentons de la répugnance à ce que nous avons à faire, et que nous la surmontons, car alors ce ne peut guère être que la religion et la grâce qui nous inspirent, et non la nature, puisqu’elle s’y oppose. J’ai remarqué aussi très souvent que lorsque ce qu’on a cet empressement et qu’on le suit la chose que l’on entreprend réussit mal, c’est parce que l’homme qui agit de lui-même, sans Dieu, ou sans attendre le moment de Dieu. Ainsi l’on peut dire que toutes les fois que l’on sent cet empressement qui est un défaut bien commun, on doit différer ou attendre. C’est le parti le plus sûr. Et, au lieu de retarder par ce délai l’exécution de la bonne œuvre, on l’avancera beaucoup plus qu’en la précipitant, car en déférant on témoignera à Dieu sa dépendance : l’on ne veut rien faire que par sa volonté et sa grâce, sans laquelle on proteste que l’on ne peut rien. Or, une telle conduite plaît beaucoup à Dieu et attire une bénédiction spéciale sur la bonne œuvre que l’on veut faire, au lieu qu’en la précipitant on la gâte parce qu’on la fait mal, humainement, passionnément, contre l’ordre de la Providence, qui fixe et détermine non seulement le succès d’une entreprise, mais le temps, le moment, le lieu, et toutes les circonstances avec lesquelles elle se doit faire.

Voilà pourquoi M. Jobal en parlant de ses bons desseins dit : " Je prie Dieu que mes péchés et mon empressement ne mettent point d’obstacle à cette bonne œuvre, et que la Providence règle tout pour le temps et la manière ". C’est qu’il avait fait de pieuses réflexions sur ce que dit saint Vincent de Paul : " qu’il n’avait jamais eu grand effet d’une chose précipitée ". La grâce imite la lenteur de la nature, et plus un ouvrage est parfait plus il demande de temps et de précautions. M. Jobal, convaincu de tous ces principes, craignait tant l’empressement qu’après l’avoir modéré pendant des années entières il le craignait encore : " Je crains l’empressement ". Si la bonne œuvre presse, ou que le temps de la faire soit certainement arrivé, et qu’on le sente encore, cet empressement, il faut toujours le modérer d’abord intérieurement et le réprimer en soi-même en le renonçant, afin d’agir par un autre principe, c’est-à-dire par le mouvement de la grâce. Il faut aussi le réprimer à l’extérieur en faisant ce que l’on a à faire doucement, tranquillement, paisiblement. C’est en quoi M. Jobal excellait, accablé qu’il était d’une foule d’occupations. Vous le voyiez toujours tranquille, et faire la première chose avec la même attention, la même application, la même tranquillité, que si elle eût été la dernière et s’il n’eût plus rien ni autre chose à faire, au lieu qu’il arrive qu’en faisant une chose on est déjà occupé de celle qui doit la suivre. Aussi, l’attention étant partagée, on fait mal la première parce qu’on y est qu’à demi, et la seconde sous prétexte que l’on en a une troisième, ainsi de toutes les autres, de sorte qu’aucune n’est bien faite.

Voilà le fruit de l’empressement, et il faut être bien parfait pour ne pas s’y laisser aller, et pour faire tout bien, chaque chose à son temps et entièrement, sans en rien retrancher ni précipiter, comme faisait M. Jobal, car on ne l’a jamais vu, quelque pressé qu’il pût être, hâter ni précipiter aucune fonction du ministère, ni mal prononcer un mot de son office, ni abréger une des cérémonies de l’Église. Il suivait bien exactement cette maxime de saint Bernard, Age quod agis ; " Faites bien tout ce que vous faites ".

XIX. ZÈLE ACCOMPAGNÉ ET SOUTENU DE LA PRIÈRE

M. Jobal n’entreprenait rien qu’il n’eût prié et fait prier pour en obtenir le succès de la bonté de Dieu. C’était là sa pratique constante. Il était convaincu qu’on faisait plus dans le ministère en priant qu’en parlant, et en souffrant qu’en agissant : " Je sens bien que je puis être plus utile à la paroisse par mes prières que par mes paroles, puisque je suis si humain ". Il admirait saint Martin, comme il faisait tout par la prière. On lui amenait des possédés pour qu’il les délivrât, et tandis qu’il était prosterné aux pieds des autels sans rien dire et sans rien faire les démons étaient contraints de s’enfuir par la force de ses prières.

Qu’on se rappelle comment M. Jobal, après avoir donné des avis convenables pour le baptême d’un enfant très petit, dont la mère était sujette à une perte de sang, priait pour obtenir cette faveur du ciel, qu’il a obtenue en effet, de même que bien d’autres. Il disait que c’était à la prière des bonnes âmes, souvent inconnues, que Dieu accordait la conversion des pécheurs et toutes sortes de grâces à l’Église, et qu’ainsi par leurs prières, leurs pénitences, et leurs mortifications, ils en faisaient beaucoup plus que les plus fameux prédicateurs. Il rapportait encore à ce sujet quelques traits de la vie de Sœur Marguerite du Saint-Sacrement, à qui Dieu inspirait de prier pour l’État, les princes dans quelques besoins particuliers, lui promettait une victoire sur les ennemis ou la conservation d’un prince ou la paix. Et il disait surtout cela : " On attribue dans le monde telle victoire, tel événement, à l’habileté d’un général, à la prudence et à l’adresse de celui-ci ou de celui-là, et cependant dans la réalité c’est la prière d’un saint, d’une sainte inconnue au monde qui en est la véritable cause ".

M. Jobal ne voulait pas qu’en priant on suivît son imagination , mais le mouvement du Saint-Esprit qui prie lui-même en nous : Orat in nobis gemitibus inenarrabilibus (Rm 8, 26). Je me souviens de l’avoir ouï converser là-dessus avec un prêtre qui lui disait que, quand bien même on prierait pour une personne qui ne donnerait aucune marque de religion ni de conversion, et du nombre de celles dont l’Apôtre dit, Non dico ut roget quis (1 Jn 5, 16), il soutenait, dis-je, qu’on mériterait toujours par cette prière, et M. Jobal lui répondit : " Je n’en sais rien, car si on ne prie que par imagination et non par le mouvement de la grâce c’est une action inutile ". Il est vrai que j’ai vu des personnes prier pour des gens morts dans le péché, et cela visiblement. Or, il est aisé de voir que ce n’était point la grâce qui les portait à prier pour de telles personnes, mais leur imagination. " Voyez ", dit l’Imitation, " si c’est l’esprit de Dieu que vous suivez ou le vôtre propre ".

Je priais, au commencement que j’étais dans le ministère, ainsi par mon propre esprit pour certaines personnes en qui il n’y avait point de germe de surnaturel ; et aussi n’ai-je vu aucun effet de ces prières. Mais quand une personne intérieure se sent portée à prier pour quelqu’âme en particulier, c’est une marque que Dieu veut lui faire quelque grâce, car quand Dieu veut accorder une grâce il inspire à quelque bonne âme de la demander pour celle à qui il l’a destinée, car la grâce est toujours précédée de la prière. Saint Pierre dans la prison devait être délivré ; c’est pour cela que l’Esprit de Dieu inspirait aux fidèles de prier avec ardeur pour sa délivrance. Il y a une infinité d’autres exemples dans l’Écriture. Mais si on n’est pas assez intérieur pour discerner ce que l’Esprit de Dieu nous inspire, qu’on suive les règles communes. C’est toujours une très bonne pratique d’unir son intention à celle de Jésus-Christ et des bonnes âmes pour désirer et demander ce qu’ils demandent et désirent.

Je rapporterai encore en finissant cet article une belle réflexion du supérieur du séminaire ; " On voit ", disait-il, " bien des ecclésiastiques qui se plaignent du peu de fruit qu’ils font dans le ministère, quoiqu’ils se donnent beaucoup de peines et de mouvement. La raison de ce peu de fruit, c’est qu’ils ne prient pas assez ". On trouve encore assez de personnes pour instruire, pour prêcher et confesser, mais fort peu qui veuillent se mortifier, souffrir et prier pour la conversion et le salut des âmes.

XX. SON ÉLOIGNEMENT POUR LE MONDE

M. Jobal évita heureusement l’illusion d’un faux zèle. Il eut aussi l’avantage de se préserver des dangers du monde en fuyant ses pompes, détestant ses maximes, et en se préservant de son esprit. C’était encore un grand piège que le démon lui tendait que la vue et la fréquentation du monde. Tout devait naturellement l’y porter : son éducation, sa franchise, ses qualités qui étaient très propres à la faire bien venir partout.

Cependant la grâce le fit triompher de tous ces écueils. Il sentait le danger ; il l’évita soigneusement. Il était si ennemi du monde que c’était pour lui un supplice de se trouver dans les cercles et les belles conversations : " Quoi qu’on en dise, je ne puis trouver de récréation dans ces compagnies qui m’ennuient ". Ce sont ses termes. Mais ses sentiments étaient le fruit de la victoire remportée sur les vanités du monde. Car s’il eût suivi le penchant naturel qui porte l’homme vers les pompes du siècle, les plaisirs, et les divertissements, il eût pensé différemment. Mais quand on a le courage d’en faire le sacrifice Dieu nous récompense, en découvre le néant à ses serviteurs, et leur inspire un tel dégoût qu’ils ne conçoivent pas comment on peut y trouver de la satisfaction. Fasse le ciel que son exemple fasse impression sur d’autres, qu’il porte les ecclésiastiques à fuir le monde comme le plus dangereux ennemi de leur pureté, de leur innocence, et de la sainteté que leur caractère et leur ministère exigent.

Personne n’avait plus de prétextes de voir le monde que M. Jobal. Cependant il l’a évité. Ainsi d’autres doivent le fuir à plus forte raison. On allègue différentes raisons spécieuses pour s’autoriser à fréquenter le monde ; mais quand on examine tout avec sincérité on voit que la vraie raison, c’est parce qu’on est soi-même du monde et qu’on l’aime. Ipsi de mundo sunt et de mundo loquuntur, ideo audit eos mundus (1 Jn 4, 5). Il est inconcevable qu’il puisse y avoir des ecclésiastiques qui aiment et fréquentent le monde, et prétendent justifier leur conduite et leur sentiment à cet égard, après ce que Jésus-Christ en a dit à ses apôtres : Non estis de mundo, elegi vos de mundo... Si de mundo estetis mundus quod suum erat diligeret utique (Jn 15, 19). Or, voici ce que M. Jobal pensait à ce sujet, qu’il n’y avait rien à gagner avec les mondains, et qu’il y avait tout à perdre, car que peut-on espérer de cette fréquentation, de leur conversation ? Hélas ! Le monde, comme monde, n’est pas susceptible de conversion. Il met une opposition formelle aux grâces de l’Esprit de Dieu, quem mundus non potest accipere (Jn 14, 17). Qu’on lise Bourdaloue sur ce sujet. Et s’il y a parmi les gens du grand monde des âmes qui pensent chrétiennement, elles ne sont pas du monde. Si quelques-unes de ces âmes veuillent se convertir, ce ne sera pas aux ecclésiastiques mondains qu’elles s’adresseront. Au contraire, ce sera à ceux qui fuient le monde. L’expérience le fait voir tous les jours. Pour les âmes mondaines, ce serait un grand malheur de s’attirer leur confiance. Cette confiance humaine n’aboutit qu’à tendre des pièges à un bon prêtre et à surprendre de lui des absolutions ou, du moins, le mettre dans un très grand danger d’en donner mal à propos, car dans cette occasion c’est une tentation bien délicate pour un jeune prêtre de voir à ses pieds un des grands de ce monde, ou une dame dont il a à craindre ou à espérer ne fût-ce que son estime ou son mépris, son blâme ou ses applaudissements, sa reconnaissance ou son ressentiment. Or, c’est une prudence d’éviter de pareils dangers. D’ailleurs, un ecclésiastique, en fréquentant le monde, se comporte en vrai prêtre ; et alors il est bientôt à charge aux gens du monde, qui n’aiment et ne voient que ceux qui peuvent contribuer quelque chose à leurs plaisirs et à leur satisfaction. Ou il se comportera en mondain, et alors, au lieu de convertir le monde, il l’autorisera dans ses excès et ses abus, et se rendra complice de ses crimes. L’expérience apprend que s’il arrive qu’un ecclésiastique lie amitié avec un mondain dans les commencements, soit qu’il ne l’ait pas bien connu d’abord, ou qu’étant jeune et sans expérience il ait cru devoir le faire pour des raisons apparentes, il faut tôt ou tard la rompre. Cette liaison et cette rupture sont accompagnées et suivies de bien des misères, discours, scandales, et mille inconvénients que l’on eût évités si on avait eu la prudence de ne point la contracter. Turpius ejicitur quam non admittitur hospes.

C’est ce que M. Jobal a éprouvé : " J’ai perdu la confiance humaine que nos mondains étaient un peu tentés de me donner dans les commencements ". Dira-t-on encore qu’il faut avoir des gens du monde pour attirer la protection pour les pauvres, et des aumônes en faveur des misérables ? Mais l’expérience apprend encore que personne ne procure moins de charité aux pauvres que les prêtres qui fréquentent le monde. Et lorsque les gens du monde ont des charités à faire, ils les donnent plutôt à de bons prêtres qui, au lieu de perdre leur temps avec les mondains, vont visiter et consoler les pauvres, parce, disent-ils eux-mêmes, que ceux-là connaissent la nécessité des vrais pauvres et qu’ils cherchent à y subvenir.

De tout cela il s’ensuit qu’un bon prêtre doit fuir le monde puisqu’il n’y a rien à y gagner en le fréquentant. Il doit être crucifié au monde et le monde doit être crucifié pour lui, c’est-à-dire que, comme il sera un sujet d’horreur pour les mondains, qui ont en effet une sorte d’horreur pour la piété et la religion parce qu’elle les révolte, étant tout opposée à leurs manières de penser et d’agir, réciproquement, le monde avec ses maximes et ses vanités, son luxe, ses plaisirs, ses discours, ses sentiments, ses compagnies, doit être pour un vrai ministre de Jésus-Christ un objet d’horreur et d’exécration. Mundus mihi crucifixus est (Ga 6, 14).

 

21. Jugement d’un jeune ecclésiastique

 

Tables de la Vie de M. Jobal

 

Home Page