XI. MARQUES DU SURNATUREL DANS LES ÂMES

Quand on a soi-même un zèle surnaturel, on discerne aussi ce qu’il y a dans les autres de surnaturel, et c’est la pierre de touche pour discerner les vraies conversions des fausses, les vraies dévotions d’avec les hypocrisies, les vrais chrétiens d’avec les enfants du siècle. Voici quelques caractères qui serviront à faire ce discernement :

1° Une foi vive, quand on est frappé des vérités de la Religion, qu’on craint le jugement de Dieu, les peines de l’enfer, qu’on y pense sérieusement, au lieu que les mondains, quoiqu’ils ne nient pas ces vérités, ne les croient souvent que par une foi humaine, une croyance d’éducation, parce que la religion dans laquelle ils ont été élevés leur enseigne ces vérités comme un juif ou un luthérien croient ce qu’on croit dans leur religion. Or, il y a de la différence de la foi surnaturelle à la foi humaine. Quand Jésus-Christ eut entendu la confession que saint Pierre faisait par un principe surnaturel de sa divinité, il lui dit : " Vous êtes bienheureux, Simon Pierre, pour que ce n’est point la chair ni le sang qui vous l’ont révélé, mais mon Père qui est dans le ciel " (Mt 16, 17). Le principe de la foi des âmes chrétiennes est surnaturel, et celui des mondains n’est qu’humain. Ce n’est que la chair et le sang qui les porte à croire faiblement ce qu’ils croient, ou à le dire comme ils l’entendent, sans en avoir cette conviction intime qui persuade une âme que Dieu lui-même éclaire. Aussi cette foi divine et surnaturelle opère des effets bien différents de ce que fait la croyance humaine.

Quand on a cette foi surnaturelle, on est occupé de l’éternité ; on en est frappé ; on sent la conséquence du salut ou de la damnation éternelle ; on regarde tout le reste comme rien en comparaison. Et les âmes qui n’ont pas cette vraie foi (car il faut convenir qu’elle commence à devenir un peu rare dans le monde, qui se fait une religion à sa mode, admettant ce qui lui plaît et rejetant ce qui n’est pas de son goût), les âmes qui n’ont pas ce fonds de religion regardent les vérités éternelles, le paradis et l’enfer, comme un songe, ou ils s’en forment des idées si humaines qu’ils n’en sont pas touchés.

2° Cette foi surnaturelle réveille la conscience. On sent des remords, des inquiétudes ; on craint le péché, quand même on serait dans des habitudes criminelles, car la grandeur des crimes n’exclut pas toujours le surnaturel. Il arrive que Dieu, pour faire éclater la force de sa grâce, la fait opérer dans les âmes les plus criminelles, mais cette grâce, qui est dans le seul principe du surnaturel quand elle agit elle-même dans les pécheurs, les éclaire d’abord pour leur faire sentir l’horreur de leur état, car la grâce de lumière précède les autres, elle remue le fond de leur conscience ; elle fait qu’ils se condamnent, comme saint Augustin faisait. Les mondains se font une conscience à leur mode ; ils se justifient à leurs propres yeux, et font souvent leur panégyrique aux pieds des confesseurs, ou ne se condamnent que d’une manière vague qui ne coûte rien à l’amour-propre, au lieu que ceux qui sont éclairés et touchés de la grâce sentent leurs fautes, les reconnaissent et s’en humilient. Ainsi, tant qu’on voit des remords de conscience dans une âme on ne doit pas l’abandonner, puisque la grâce elle-même ne l’abandonne pas.

J’ai vu plusieurs pécheurs dans ce cas, entre autres un qui, après une conversion bien surnaturelle opérée certainement par le mouvement de la grâce, était retombé dans un état affreux et y persévérait des années entières, mais avec des remords qui me répondaient de son retour futur à Dieu, comme la chose arriva en effet.

3° Les âmes en qui il y a du surnaturel sont beaucoup plus affectées de ce qui a rapport au salut. Elles ont une haute idée de tout ce qui concerne la religion, du respect pour la parole de Dieu, pour l’Écriture, les Sacrements, la Messe, les prêtres. Les autres sont beaucoup plus affectés du monde et de ses pompes, méprisant du moins intérieurement tout ce qui a même apparence de religion et de piété, de sorte que s’ils en parlent quelquefois avec éloge, c’est qu’il y a quelque motif humain qui les y engage : affectu potius humano quam divino. Je voyais un jour un grand pécheur, et comme je sondais ses dispositions intérieures, je lui entendis dire une chose qui me consola beaucoup, et qui me fit tout espérer de lui pour l’avenir, savoir " que tout était rien en comparaison du salut, qu’il sacrifierait volontiers tout, et sa vie même, pour le salut de son âme ". Il le disait d’un ton et d’une manière qui faisaient bien voir que cela était sincère. Aussi s’est-il converti et a vécu très chrétiennement.

4° Les personnes qui ont de la religion font peu de cas des choses du monde, et seraient prêtes de tout sacrifier pour leur salut ; et les mondains au contraire mettent leur fin dernière dans les biens de la terre. Cela est aisé à voir dans le détail de la conduite et dans les différents événements de la vie ! Qu’il survienne quelque fortune à un mondain, il se livre à une joie excessive ; on dirait qu’il a trouvé une félicité, un paradis. C’est en effet là toute sa félicité, son paradis. C’est son trésor et son dieu, en comparaison duquel le ciel ne lui serait rien ; et en effet il est habituellement disposé à renoncer au ciel pour ce monde, aux biens éternels pour jouir des temporels. Et s’il lui arrive quelque perte, quelque disgrâce humaine, le voilà au désespoir. Mais un vrai chrétien pense tout différemment ; il se console du malheur de cette vie, pourvu qu’il conserve l’espérance de la vie éternelle.

5° Il est dans les mêmes sentiments à l’égard de ceux qu’il aime. Un père, une mère qui a de la religion se console de voir ses enfants dans la pauvreté et la misère, pourvu qu’il y ait lieu d’espérer qu’ils feront leur salut. Voilà ce qui leur tient à cœur. Et les mondains au contraire s’inquiètent fort peu de ce que leurs enfants seront dans l’autre monde, pourvu qu’ils soient grands, heureux, riches, élevés, dans celui-ci. Voilà ce qui les occupe uniquement.

Il y a encore bien d’autres marques du surnaturel que l’expérience fait connaître à un confesseur attentif : les peines intérieures, les doutes de conscience, les scrupules, les doutes, les inquiétudes sur ses confessions et communions, sur son état, sur son sort éternel, pourvu que ce ne soit pas un langage affecté pour vouloir paraître avoir une conscience délicate. Quand on craint qu’on ne soit en état de péché mortel, qu’on appréhende de mourir en cet état, qu’on craint de ne pas être du nombre des élus, comme saint François de Sales, qui était dans sa jeunesse continuellement tourmenté de cette pensée qu’il serait damné. Toutes ces inquiétudes dénotent d’ordinaire un fonds de religion et une foi surnaturelle, car les mondains n’en éprouvent guère de la sorte, ou du moins ils n’y sont pas sensibles.

Je vis il y a quelques jours une pauvre femme qui passait pour avoir perdu l’esprit depuis quelques années à l’occasion de peines intérieures qu’elle avait. Elle me racontait ses pensées avec une simplicité admirable. C’étaient des pensées contre Dieu, contre la sainte hostie, contre les choses saintes. Quand elle me voyait, son imagination ou le démon lui suggérait des paroles de mépris et d’injures, de blasphèmes, contre ce qu’elle voyait ou pensait. Cela l’affligeait tellement qu’elle en était inconsolable. Je fis diversion, tournant son attention ailleurs, et la rassurai beaucoup. Je voulus d’abord voir l’esprit qui l’animait, s’il y avait de l’humilité, ce qu’elle pensait d’elle ; et je vis bientôt que c’était un bon fonds, car l’humilité est encore une des meilleures marques de religion.

Je connais encore une autre personne plus peinée que celle-là, et qui est encore un meilleur sujet. C’est aussi par l’humilité que je me suis rassuré sur son compte. Mais il y a d’autres personnes qui donnent dans la folie, dans lesquelles on remarque un fonds d’orgueil. Pour celles-là je n’en augure pas bien, quand même elles parleraient de Dieu et du salut. Au reste, ces personnes que je cite (et j’en pourrais citer beaucoup d’autres) sont de la campagne, ce que je remarque exprès pour infirmer le préjugé de certains prêtres, qui disent qu’il faut se contenter de peu avec les gens de la campagne, qu’ils ne peuvent pas donner des marques de religion comme ceux des villes.

Je pense et je vois tout le contraire. La grâce n’est pas moins dans les gens de la campagne que dans ceux des villes, parce que la vanité des pompes du monde n’y met pas tant d’obstacles, et il est plus aisé de distinguer le surnaturel dans eux, parce que ce qu’ils disent ne peut venir que de leur fonds, au lieu que les beaux sentiments que les personnes de la ville expriment ne sont souvent que le langage des prédicateurs qu’elles entendent, des livres qu’elles lisent, ou de l’éducation qu’elles reçoivent. Ainsi, quand après avoir instruit et éclairé des âmes de la campagne, on ne voit rien, on ne sent rien, elles ne s’ouvrent pas, c’est qu’il n’y a rien, comme remarquait fort bien à ce sujet un prêtre éclairé et pieux, parce que, disait-il, " là où est la grâce, elle agit, on en voit les effets, et elle se fait apercevoir ". Ainsi ces confesseurs, qui donnent l’absolution aux gens de la campagne qui ne s’accusent que de quelques jurements et de quelques péchés extérieurs exposent évidemment les sacrements à la profanation. Le ton, la manière de se confesser, de s’avouer, en donnent toujours des indices ; et la manière de penser et d’agir comme le monde est aussi une marque qu’on est du nombre des enfants du siècle.

Quelquefois on remarque du surnaturel dans le mal même, dans des infirmités corporelles ou des défauts naturels, dans lesquels un confesseur éclairé sait que Dieu veut cacher le trésor de sa grâce dans des afflictions, des croix, des humiliations, par le moyen desquelles il veut détacher une âme du monde et la ramener dans la voie du salut.

Un esprit de prière, pourvu cependant qu’on ne prie pas par routine comme les Juifs et les hérétiques récitent leurs prières, mais par le mouvement de la grâce. Mais comment le distinguer ? Par l’Esprit de Dieu, qui peut lui seul bien discerner le même esprit qui prie en nous par des gémissements inénarrables. Cependant, voici encore une marque pour le distinguer. Si la personne qui prie demande comme d’elle-même et de son fonds certaines grâces spirituelles qu’elle désire avec ardeur, comme de faire son salut, de faire une bonne mort, etc. Mais si elle ne demande que des choses que les juifs et les païens demandent, comme de gagner sa vie, d’avoir la santé, de ne faire tort à personne, de vivre en honnête homme, cela ne prouve rien. Quand on s’attache sans raison d’intérêt et sans motif de sympathie naturelle aux personnes d’une vraie piété, quand on cherche un homme de Dieu pour nous conduire dans la voie du salut, quand on ne cherche dans les sermons, lectures, etc., qu’à s’édifier ; mais quand on se lie avec les mondains il y a lieu à craindre qu’on ne le soit soi-même, parce que, comme on l’a déjà dit, l’esprit de Dieu sympathise avec l’esprit de Dieu, l’esprit mondain sympathise aussi avec l’esprit mondain. Une grande effusion de paroles sur des choses terrestres et humaines dénote une âme qui sort hors d’elle-même et qui n’est pas unie à Dieu. Le silence, le recueillement, la retenue marquent souvent (c’est-à-dire quand ce n’est pas par timidité naturelle qu’on le garde) une âme qui se possède, qui domine ses passions, et qui est intérieurement unie à Dieu. Bourdaloue a fort bien remarqué que la légèreté, l’inconstance, est une marque de réprobation, et la constance et la persévérance dans le bien commencé, une marque de grâce et de prédestination.

Il y a des âmes qui ont des lueurs, des étincelles, des apparences de surnaturel qui paraissent et disparaissent, comme Saül, qui à certains moments condamnait sa conduite envers David, comme Balaam qui disait, moriatur anima mea morte justorum (Nb 23, 10). Il y a aussi des mondains qui tiennent pour un instant un semblable langage, mais qui se démentent aussitôt après, au lieu que le surnaturel est d’ordinaire constant. Cependant, ce n’est pas à dire pour cela qu’il soit inamissible, puisqu’il arrive à des âmes de finir par la chair après avoir commencé par l’esprit : Ad tempus credunt et in tempore tentationis recedunt (Lc 8, 13). Mais alors, un prêtre agit prudemment lorsqu’il administre les sacrements à ces âmes pour le temps où elles donnent des preuves suffisantes d’une conversion surnaturelle, quoiqu’elles ne persévèrent pas, comme il est arrivé à beaucoup de ceux à qui les apôtres eux-mêmes les avaient donnés, parce que le ministre doit agir selon les dispositions présentes, abandonnant l’avenir à la Providence, soit qu’elles se changent, soit que la suite fasse voir qu’elles nous ont trompés, cachant sous des apparences surnaturelles un fonds d’humain et de naturel qui était leur caractère essentiel. C’est alors que la prudence humaine faillit, car il n’y a que Dieu qui soit infaillible. Mais quand on est trompé en suivant les règles de la prudence chrétienne surnaturelle, Dieu ne l’imputera pas. De là je conclus donc qu’un confesseur peut, pour les premières fois et pendant quelque temps, donner l’absolution à une personne qui lui a donné des preuves suffisantes d’une conversion surnaturelle, quoiqu'il sache qu’il y en a peu qui persévèrent, et que celle-là ne persévèrera peut-être pas, qu’il y en a qui donnent des preuves de surnaturel et qui sont cependant radicalement humaines, et que celle-là est peut-être du nombre. Mais s’il suit cette personne il ne sera pas longtemps trompé. L’esprit dominant se révélera tôt ou tard. Et si c’est le mauvais il n’y a plus de sacrement à donner.

Enfin, on reconnaît quelquefois le surnaturel par le péché même, par la manière de le commettre. On trouve des âmes qui, en commettant un péché, se disent, " Je m’en confesserai, j’en ferai pénitence, Dieu me le pardonnera ". Ce sont des cris d’une conscience alarmée et droite, qui supposent un fonds de religion.

Il faut quelquefois que le confesseur lutte avec son pénitent pour l’éprouver, comme l’ange avec Jacob, et s’il est victorieux de ce combat, c’est bon signe. Qui legit intelligat (Mc 13, 14).

XII. CE QU’ON DOIT FAIRE À L’ÉGARD DES ÂMES

DANS LESQUELLES ON VOIT DU SURNATUREL

Quand un confesseur voit quelque chose de semblable dans une âme, il doit travailler avec confiance à son salut, quelque coupable et criminelle qu’elle puisse être, parce que ce fonds de religion, cette grâce actuelle qui opère encore dans cette âme, est un germe, une semence qui, étant cultivée à propos, pourra produire de dignes fruits de pénitence. Mais s’il n’y a rien de tout cela, et si au lieu de ces marques de grâce il y ait plutôt des caractères de réprobation, les traits qui peignent les enfants du siècle, attachés aux choses du monde, qui y mettent leur dernière fin, et cela après avoir été instruit, de sorte qu’après avoir entendu les vérités de la religion on se détermine ainsi librement et volontairement à penser, à agir, et à vivre en mondain. Non dico pro illo ut roget quis (1 Jn 5, 16).

Quoique les marques du surnaturel soient bien estimables, et doivent inspirer la confiance au conducteur, ce n’est pas à dire pour cela qu’il doive donner l’absolution aussitôt, mais selon les règles, positis ponendis. Ce n’est pas à dire pour cela que tous ceux qui ont ces marques seront infailliblement sauvés, puisque la foi et l’espérance, quoique vraies et surnaturelles, ne suffisent pas sans la charité. Et j’ai vu mourir des personnes en réprouvés avec bien des sentiments de religion, des remords, des craintes, une confession claire de leurs péchés ; mais au moins il y a espérance, il y a des dispositions, il y a un fonds sur lequel on peut bâtir. Et quand on est bien assuré de ce fonds de religion dans une âme, on peut bien plus aisément lui donner les sacrements, toujours positis ponendis, quoiqu’elle ait des défauts et des imperfections, des péchés, même mortels, auxquels elle n’a point d’attache, qu’à une personne d’une probité mondaine où on ne voit ni bien ni mal. Cette connaissance du surnaturel dans une âme sert beaucoup à décider dans le doute, car alors on détermine l’incertain par le certain, l’obscur par le clair et le manifeste. Si vous êtes une fois assuré de la religion, de la bonne conscience, et de la sincérité d’une personne, vous agissez envers elle plus librement que vis-à-vis une autre. Mais quand on n’a pas cette certitude on ne peut trop prendre de précautions avant d’agir, car c’est là l’essentiel qui doit vous déterminer, plutôt que l’accessoire.

On voit des confesseurs qui refusent l’absolution à des âmes vraiment chrétiennes pour des choses qui ont quelque apparence de péchés considérables, qui, étant bien pesées, ne sont pas si grièves qu’elles le paraissent, des fautes où il y a plus de tempérament que de malice, ou ce sont des défauts que Dieu leur laisse quelquefois pour les humilier et les exercer. Et ils donnent néanmoins les sacrements à des misérables parce qu’ils n’avouent rien, à des consciences aveugles et erronées, fourbes, qui ne se connaissent point, et qui craignent encore plus de se faire connaître.

La connaissance du surnaturel est donc la boussole qui doit guider le pasteur et le confesseur. Voilà comme pensait M. Jobal. Je l’ai ouï cent fois là-dessus.

XIII. CONDUITE À TENIR ENVERS CEUX

EN QUI ON NE REMARQUE RIEN DE SURNATUREL

Mais que faire avec les enfants du siècle ? Comment se comportera-t-on avec les mondains, avec lesquelles, comme parlait M. Jobal il y a si peu à gagner et tout à perdre ? Hic opus, hic labor.

1° Il faut instruire et exhorter une personne qui ne l’a pas encore été, car quelque stupide et inepte qu’elle paraisse, on ne peut porter un jugement sain jusqu’à ce qu’on l’ait remuée, exercée, éclairée. Il s’agit donc ici de ceux qui, ayant été instruit, s’ils se déterminent librement et volontairement à s’attacher au monde, à y mettre constamment leur dernière fin, ne cherchant d’autre félicité, rejetant la lumière de la grâce qui leur était offerte, et qui disent comme les juifs : Nolumus hunc regnare super nos (Lc 19, 14). Viam scientiarum tuarum nolumus. Je dis, salvo meliori judicio, - que c’est le cas d’appliquer pour un temps ces paroles de l’Écriture : Sinite illos (Mt 15, 14). Nolite dare sanctum canibus, nolite projicere margaritas ante porcos (Mt 7, 6). Usquequo tu luges, Saül (1 R 16, 1). Etiam pulverem excutite (Mc 6, 11), - et que ce serait perdre son temps que de vouloir s’opiniâtrer à convertir de telles âmes où il n’y a point de principe de conversion, qu’il faut donc tourner son zèle ailleurs où Dieu veut l’appliquer. Vetati sunt ire. Que si dans la suite ces dispositions changent, on changera aussi sa façon d’agir. Mais hélas ! Si potest Aethiops mutare pellem suam et pardus varietates suas (Jr 13, 23)...

2° On peut prier pour eux en général, quoique Jésus-Christ n’ait pas voulu prier efficacement pour le monde, non pro mundo rogo, parce qu’il le connaissait spécialement et parfaitement, au lieu que nous pouvons nous tromper dans le jugement que nous en portons. Aussi en priant en général pour ceux qui nous paraissent de ce nombre nous demandons que, s’il y en a quelqu’un qui soit autrement disposé qu’il ne paraît, Dieu veuille lui appliquer nos prières et nous le faire connaître. D’ailleurs c’est que de medio extraordinario Dieu peut les convertir, et il en convertit peut-être quelqu’un. Ainsi nous agissons toujours bien en tenant notre volonté unie à la sienne, et en priant pour ceux sur qui il a des vues de miséricorde, quoique nous ne les connaissons pas en particulier. Non pro illo dico ut roget quis ; id est, non audeo polliciri quod exaudiatur (1 Jn 5, 16).

3° Il y a bien des circonstances où l’on peut exercer son zèle à leur égard, pour les éloigner du mal et à les porter à quelque bien relatif. Et par là on fera que Dieu sera moins offensé, et eux moins criminels et moins puni dans l’enfer. Il faut surtout empêcher leurs désordres dès qu’ils scandalisent les autres. Mais on ne doit pas les irriter ni les porter à des extrémités, excepté quand on y est obligé par nécessité, n’ayant point d’autre moyen pour empêcher le scandale qu’ils causent. Pour le bien relatif on peut tirer beaucoup pour le bien des autres, et on imite en cela la conduite de Dieu qui se sert des méchants pour punir les bons, pour exercer leur patience, et pour exécuter ses desseins, comme il s’est servi de Nabuchodonosor pour punir les Juifs. Et Dieu se sert aussi des enfants du siècle pour faire certaines bonnes œuvres qui servent au bien des élus, omnia propter electos. C’est ainsi qu’il s’est servi de Cyrus pour rétablir les juifs dans Jérusalem, - c’est pour cela qu’il l’appelle son serviteur : Dicite servo meo Cyro (Is 45, 1), - d’Assuérus pour les soutenir et les conserver malgré la haine d’Aman. Et ceux qui étaient du temps de Noé ont travaillé avec lui à bâtir l’arche, dans laquelle ils ne sont point entrés. C’étaient des mercenaires qui ne le faisaient que par intérêt. De même, plusieurs concourent à l’édification de l’Église et au bien des élus sans être du nombre. Les uns bâtissent des hôpitaux. Les autres établissent des endroits pieux, ornent les églises. Et ainsi un ministre de Jésus-Christ, suivant les vues de Dieu, emploie les qualités et les talents du siècle en les payant comme des mercenaires au bien des bonnes âmes. C’est pourquoi il peut les louer, leur donner leur récompense temporelle, puisqu’ils n’en ont point d’autre à attendre, et il faut se proportionner à leur portée, à leur capacité, comme Dieu s’est proportionné aux Juifs charnels en leur promettant de semblables récompenses, et comme on voit qu’Abraham et Jacob se proportionnaient à la façon de penser des cananéens. Et ce serait quelquefois tout gâter que de vouloir leur tenir un langage spirituel. Lac vobis potum dedi, non escam, nondum enim poteratis (1 Co 3, 2). Scientiam loquimur inter perfectos (1 Co 2, 6).

Ces principes sont vrais, mais il n’est pas aisé d’en faire l’application. C’est là qu’il faut, comme disait M. Jobal, une mesure de l’Esprit de Dieu. Que si on ne l’a pas, qu’on suive les règles communes. Aliis loquitur communia, aliis subtilia.

C’est en suivant ces maximes qu’il prenait soin des femmes et des filles enceintes, pour la conservation de leurs enfants afin qu’ils reçussent le saint baptême, et qu’il traitait honorablement les pères et mères, pour avoir le moyen de donner une éducation chrétienne à leurs enfants. Ainsi, de plusieurs autres sortes de gens, dont il prévoyait pouvoir se servir pour procurer quelque bien ou qu’ils ne l’empêchassent pas. Et alors il disait : " Ce n’est point pour eux que je fais cela. Je sais bien que cela leur est inutile, qu’il n’y a rien à faire, que c’est un temps perdu, mais c’est pour ceci, c’est pour cela, c’est pour tel ou tel motif. "

Cette vérité est encore confirmée par les interprètes sur la remarque de l’amitié qu’Isaac portait à Esaü et à Jacob. Il aimait Jacob absolument et Esaü relativement, parce qu’il allait à la chasse et qu’il lui apportait du gibier qu’il aimait. Voilà le portrait des élus et des réprouvés. Les élus sont aimables, estimables absolument, parce qu’ils ont une bonté absolue, et les réprouvés secundum quid, parce qu’ils ont une bonté relative, et qu’ils peuvent servir en quelque chose aux intérêts de Dieu et au bien des âmes. C’est la paille qui porte le bon grain, qui le nourrit et le conserve ensuite. Quand elle a fait son office elle est jetée au feu. C’est donc à la prudence du pasteur éclairé de voir l’avantage qu’il peut tirer des méchants, et de les ménager pour cela en leur donnant non point le spirituel mais le temporel. C’est ainsi qu’il arrive quelquefois que les serviteurs de Dieu cultivent les mondains, pour les intérêts de Dieu, comme les mondains cultivent les serviteurs de Dieu pour leurs propres intérêts.

C’est faute de cette prudence qui sait appliquer à propos ces principes qu’il arrive quelquefois que de jeunes ecclésiastiques zélés donnent à contretemps à ces mondains des avis et des corrections. Au lieu de les gagner ils les irritent, les indignent, leur inspirent encore plus d’éloignement et plus d’horreur pour la vertu et les personnes qui la pratiquent. Voilà le fruit de leur zèle déplacé, contre cette mesure de l’évangile : Neque mittamus vinum novum in utres veteres, alioquin rumpuntur utres (Lc 5, 37). Il y a cependant des cas où l’on doit exercer la correction, quoiqu’on juge qu’elle ne profitera pas à ceux à qui on la fera, par exemple, lorsque le bien public y est intéressé pour empêcher le scandale, et lorsque le silence serait une approbation tacite du mal. Mais il en est beaucoup d’autres où il faut vivre en paix avec eux, pourvu que l’on ne coopère pas à leur péché.

XIV. FERMETÉ ET CONSTANCE DE SON ZÈLE

Quand le zèle n’est qu’humain ou passionné, il tourne à tout vent selon que la passion ou la nature toujours inconstante l’exige ; il plie et fait plier la règle selon que l’intérêt le demande ; il cède à l’importunité de ceux-ci, il craint la puissance de ceux-là, il se laisse fléchir par la prière des uns, il est touché et attendri d’une molle compassion pour les autres ; il flatte les grands, méprise les petits, sujet en mille rencontres à l’acception des personnes. Et pour lui-même il est sujet à une vicissitude perpétuelle ; il s’enfle dans la prospérité, il est dans la consternation dans l’adversité ; il s’amollit et s’énerve encore bien plus par le plaisir, il se choque et s’excite s’il se croit offensé ; il abandonne son entreprise à la moindre difficulté. Voilà quelle est ordinairement l’inconstance d’un zèle humain. Ou s’il paraît avoir plus de fermeté c’est qu’il y a quelque passion plus forte qui le soutient ; ou intérêt ou ambition ou orgueil ; on veut se faire un nom, une réputation. Mais dans d’autres occasions où son honneur et sa fortune ne seront point compromis, le faux zèle se dément. Il n’y a donc que le zèle surnaturel qui puisse être ferme et inébranlable, parce qu’étant soutenu de la grâce il peut tout faire, tout souffrir, tout entreprendre ? Omnia possum in eo qui me confortat (Ph 4, 13). Aidé de cette grâce il s’élève au-dessus de toute crainte, de tout respect humain, de toute passion, de toutes les affections de la chair et du sang. Il ne regarde que Dieu. Et comme le motif et le principe surnaturel qui l’anime est toujours le même, il est toujours aussi le même, indépendant de toutes les vicissitudes auxquelles le zèle humain n’est que trop sujet.

M. Jobal a donné en bien des rencontres des preuves de la fermeté de son zèle. Plus il était doux et humble, complaisant, lorsqu’il s’agissait de ses propres intérêts et de sa propre réputation, plus aussi il était ferme et inébranlable lorsqu’il s’agissait de ceux de la gloire de Dieu et de son ministère. Rien n’était capable alors de l’arrêter. Toutes les considérations humaines ne faisaient aucune impression sur lui. En vain lui eût-on demandé des choses qu’il ne croyait devoir accorder en sûreté de conscience : " C’est inutile ", disait-il, " je trahirais mon ministère ; je ne le peux faire en conscience ". Toutes les sollicitations humaines étaient alors sans effet ; il n’y avait aucun égard, au contraire, elles étaient pour lui une nouvelle raison de défiance et d’examen. Il était sourd à toutes les plaintes et à tous les murmures que l’on faisait contra lui : " Je m’embarrasse bien de ce que l’on dise ", disait-il, " il faut faire mon devoir. Il est vrai, je serais fâché de donner lieu à des discours mal à propos, mais dès que je ne les occasionne qu’en remplissant mes devoirs je ne dois pas m’en inquiéter. D’ailleurs, qui sont les personnes qui parlent ? des gens qui suivent les préjugés et les discours du public sans rien examiner ". M. Jobal était donc absolument au-dessus des craintes, du respect humain, plaintes, murmures, de l’estime et du mépris des hommes, imitant saint Paul, qui disait : Si adhuc hominibus placerem Christi servus non essem (Ga 1, 10).

J’ai déjà dit qu’il avait fait punir un officier qui avait manqué de respect à la procession, et qu’il avait empêché deux personnes de s’approcher de la sainte table, et qu’ayant été appelé chez Monseigneur pour y rendre compte de sa conduite il avait répondu sans tergiverser un seul instant. Et comme quelques personnes lui demandaient en présence de Monseigneur : " Qu’auriez-vous fait s’ils s’étaient présentés à la sainte table ? ". Un autre que lui eût répondu par complaisance ou par timidité, conformément au sentiment de la personne qui lui faisait cette question. Mais lui, qui n’agissait et ne parlait jamais par considération humaine, dit avec fermeté : " Je n’en sais rien ".

On sait aussi quelle était sa fermeté pour n’admettre à la confirmation, à la première communion, au mariage, que ceux qu’il jugeait en conscience pourvoir y admettre, sans s’embarrasser des plaintes qu’on portait aux supérieurs, des murmures qu’on faisait contre lui, du mépris qui lui en revenait lorsque, par dérision, on montrait le petit nombre de ses admis en disant : " Voilà la petite poignée de Sainte-Ségolène ! ".

Ce petit nombre paraîtrait excessif ; je n’ose presque dire à quoi il se réduisait. Je remarquai seulement que plus on a de lumière surnaturelle, moins on voit d’élus ou de vrais chrétiens. C’est pour cela que le petit nombre que les Pères reconnaissent nous paraît une exagération. Du moins les bons prêtres seront toujours édifiés de cette conduite de M. Jobal, et ils apprendront par là à n’avoir égard dans ces sortes de rencontres qu’aux dispositions des personnes, et non aux inconvénients qui en résultent aux yeux des hommes. Enfin, peut-être que Dieu permettait qu’il trouve ce peu de dispositions, pour éprouver sa fidélité au saint ministère et sa fermeté, pour lui donner occasion de faire un des plus grands sacrifices, qui est celui de sa réputation, qui est une espèce de martyre lorsqu’on souffre toutes ces sortes de calomnies pour la bonne cause. Beati estis cum maledixerint vobis homines et dixerint omne malum adversus vos, mentientes propter me (Mt 5, 11).

Il les prévoyait souvent, ces plaintes, ces murmures, ces impertinences, quand il était sur le point de faire un bien, ou de réprimer un scandale, ou de corriger un abus ; mais elle ne l’arrêtaient point dès qu’il avait de bonnes raisons pour agir. On sait tout ce qu’on a dit sur son compte lorsqu’il a voulu abolir l’immodestie des quêteuses. Ou plutôt on ne le sait pas, car outre ce qu’on a débité dans le public on a essuyé dans le particulier des humiliations bien plus grandes encore. Une dame lui dit à lui-même qu’elle avait pitié de lui, qu’il lui faisait compassion, et mille autres choses dans ce goût-là, qu’il souffrait avec une patience et une douceur qui lui était ordinaire, sans en témoigner le moindre ressentiment.

Cependant tous ces discours ne l’empêchaient point d’agir et de continuer une si sainte entreprise, dont il vint à bout par sa constance, et qu’un autre aurait abandonnée à la vue de tant de difficultés. Lorsque je fus à Metz pour le voir il vint une fille pour quêter qui paraissait assez décemment mise, et qui n’avait cependant point de mouchoir. Il lui ordonna absolument d’en mettre un. On sait son zèle au sujet de livres qu’il acheta d’un colporteur, dont j’ai déjà parlé plus haut. On en jasait beaucoup dans la ville. Mais je laisse à décider si c’est une action blâmable d’empêcher le débit de mauvais livres. Mais c’est le monde qui juge de la sorte ; c’est le beau monde. Ce serait se singulariser de ne pas suivre le torrent. On blâme souvent dans les autres ce qu’on n’a pas le courage d’imiter, afin d’apaiser les remords d’une conscience qui nous dit : pourquoi ne le fais-tu pas toi-même ?

Si le zèle de M. Jobal n’eût été qu’humain, tant de difficultés, tant de contradictions l’eussent bientôt ralenti, comme il arrive à tant d’autres qui, voyant les obstacles qu’on oppose à leurs bons desseins, cèdent d’abord et se rebutent à la moindre difficulté. Comme aucun motif humain ne faisait agir M. Jobal, aucune considération humaine ne l’arrêtait, au contraire, - virtus agitata crescit, - il tirait de toutes ces humiliations une utilité merveilleuse pour se confondre, s’humilier, s’anéantir. Et ce qu’il y a d’admirable, c’est qu’en tout cela, au lieu de se justifier, il se blâmait lui-même. Ce n’est point que son action fut blâmable. Mais c’est que son humilité lui faisait toujours voir quelques défauts dans ce qu’il faisait. Tantôt il se reprochait son empressement, tantôt sa manière d’agir. Et jamais il ne lui échappait la moindre plainte contre les auteurs de ces discours. Il était aisé de voir qu’il n’en concevait aucun ressentiment.

Voici encore un trait qui prouve la vigilance de son zèle et l’injustice des jugements du monde. M. Jobal, voyant avec douleur le grand nombre de péchés qui se commettaient par l’excès du vin, crut que pour empêcher le mal il fallait aller à sa source en parlant aux taverniers et leur représentant leur obligation à cet égard. Il alla donc en trouver plusieurs, et leur fit de si sages remontrances pour obvier à un mal si grand, si universel, et sans doute que sa démarche eut son effet, qu’elle empêcha bien des péchés. Mais aussi, le démon et le monde ennemi de tout bien ne manquèrent pas de s’en venger par des censures, des railleries semblables aux précédents. Les uns disaient : " De quoi se mêle M. Jobal d’empêcher cela ? A-t-on jamais vu de pareilles choses ? ", ce qui fait voir que son zèle surpassait celui de beaucoup d’autres, qui se contentaient de parler en chaire sans aller dans les caves. Mais je dis qu’un bon pasteur connaît ses brebis en particulier, qu’il ne se contente pas de parler en général, mais en détail, nominatim. Les avis particuliers font une toute autre impression. Aussi saint Paul rappelle aux fidèles comment son zèle l’avait porté à donner à un chacun des avis particuliers, monens unumquemque vestrum publice et per domos (Ac 20, 31 ; 20, 20). Il devra donc les abandonner ? Et il n’aura pas droit de les instruire nulle part ? Qu’on se souvienne donc que c’est un monde, et un monde aveugle, qui parle de la sorte. Malheur à ceux qui s’arrêtent à ses discours et qui craignent ses jugements !

Mais enfin peut-être qu’à présent on rendra justice à M. Jobal, et qu’on louera après sa mort ses vertus et ses bonnes œuvres qu’on a blâmées pendant sa vie. Son zèle le portait aussi à empêcher les danses, les rondeaux, les chansons déshonnêtes, les jeux indécents entre les jeunes personnes de différents sexes, sans se rebuter des peines, des contradictions, des humiliations qu’il recevait dans ces rencontres. Du reste il n’y avait dans le zèle de M. Jobal ni opiniâtreté ni entêtement ni attache à son propre sens, car il n’avait point de sentiment particulier, et il était parfaitement soumis aux décisions de l’Église et des Souverains Pontifes, détestant toutes les hérésies et toutes les erreurs, entre autre le jansénisme. Il ne voulait pas même qu’on s’éloignât tant soit peu du sentiment des théologiens. Il consultait plus que personne, avait une grande déférence pour les décisions de ses supérieurs. Personne n’était si docile pour recevoir des avis et pour écouter les raisons de tout le monde. On le voyait aussitôt se mettre dans une équilibre vue de sainte indifférence, afin qu’il pût peser sans prévention les raisons de part et d’autre. Après cela il recourait à la prière, il écoutait l’esprit intérieur. Et quand après toutes ces sages précautions et toutes celles que la prudence extérieure peut dicter il se détermina à prendre un parti, il le poursuivait constamment malgré toutes les difficultés et les contradictions et les humiliations qu’il y rencontrait. Et voilà le caractère du vrai zèle, ferme et constant, sans être opiniâtre comme celui des hérétiques et des innovateurs.

Il a refusé plusieurs fois les sacrements à la mort. Il a laissé mourir des pécheurs impénitents sans absolution. Mais ce n’était ni par humeur ni par étourderie ni par négligence, ni parce qu’il aurait eu à ce sujet un entendement particulier, puisqu’il avait pour maxime de ne pas s’éloigner du sentiment de l’Église et des théologiens, qui conviennent tous qu’on doit refuser les sacrements à ceux qui ne donnent pas des marques de conversion au moins douteuses.

Il était aisé de le voir, par la manière dont il se comportait dans ces rencontres, par la paix et la tranquillité de son âme, car il se possédait si parfaitement qu’il paraissait agir alors surnaturellement et prudemment. Aussi avait-il coutume de dire qu’il arrivait souvent que l’on donnait alors les sacrements plutôt par crainte imaginaire et passionnée, pour éviter les inconvénients temporels qui résultent de ce refus, pour ne pas troubler son repos plutôt que par amour pour la règle et pour suivre sa conscience, que si dans ces occasions on ne se troublait point, on pesât tout devant Dieu, qu’on s’élevât au-dessus de toute crainte, on verrait mieux ce qu’on a à faire. Pour moi, je reconnais avoir donné les sacrements par de mauvais motifs, dans les commencements, et ma conscience me l’a toujours reproché depuis, aussi bien que celle de M. Jobal, qui, ayant une conscience aussi pure et aussi délicate, se le serait reproché depuis s’il eût péché en cela. Car il est évident qu’en les donnant toujours, comme plusieurs ont coutume de faire, on anéantit la règle qui veut qu’on examine. Episcopus cum probaverit communionem dare debebit. Et s’il y a toujours du doute, comme on tâche de se le persuader, il n’y a plus besoin d’examen et de jugement ; ainsi le canon de l’Église est inutile. Il faut donc, pour suivre l’intention de l’Église, examiner, et si après un examen prudent il y a un doute, non pas imaginaire en se figurant des possibilités qui n’arrivent jamais, et qui ne sont point une règle de conduite pour nous qui devons suivre la voie ordinaire de la conduite de Dieu et la règle prescrite pas l’Église pour agir prudemment. Car si, par l’impossible il arrivait qu’une personne qui ne donne pas des marques douteuses de contrition, et qui en donne même de contraires, fût disposée, on agirait toujours prudemment en lui refusant les sacrements, et on pécherait en les donnant parce que ce cas métaphysique n’est point une règle de conduite pour nous. Si donc, après avoir examiné et pesé devant Dieu tranquillement et, se possédant, on trouve qu’il y a doute probable, comme si le pénitent reconnaît ses péchés et en témoigne de la douleur et sait ce qui est à faire, restituer, se réconcilier, alors il faut les lui donner, quelque grand pécheur qu’il ait été. Mais si au lieu de donner des marques douteuses il en donnerait même de contraires, qu’il n’avoue pas des péchés qu’on sait qu’il a commis, qu’il ne témoigne aucune douleur, qu’il refuse de faire ce qui est à faire, ou fasse ou dise des choses qui sont une preuve moralement certaine de la mauvaise disposition, on doit les refuser et les laisser mourir sans sacrements, malgré les bruits, les murmures, et les discours du monde.

Voilà la règle de l’Église. On ne la suit pas : tant pis ! Ce n’est point l’exemple de la multitude qui doit nous faire impression. Non sequeris multitudinem ad faciendum malum. On doit croire comme le grand nombre et agir comme le petit nombre, parce que c’est le petit nombre qui marche dans la voie étroite. En vérité, je ne sais comment on peut contester cette règle de l’Église, qui est si clairement exprimée dans les conciles, les canons, et les Rituels. Voici ce que dit celui de Metz à la 31e page de la 3e partie : Sacerdos, si ob urgens periculum non potuit prius ægrum invisere et ad percipiendum viaticum præparare ejus dispositiiones examinabit, et si rite dispositum non esse adverterit, eucharistiam ei non ministrabit.

Quoi de plus clair ? Il faut donc examiner, examinabit, et des dispositions au moins douteuses, lesquelles si elles ne se trouvent pas, on ne doit point lui donner les sacrements, quelque inconvénient qui en résulte aux yeux des hommes, car le cas que suppose le rituel y est plus sujet qu’aucun autre, puisqu’il suppose le prêtre avec le viatique dans la maison du malade. Il est aisé de voir que le refus des sacrements dans ce cas doit occasionner bien de la surprise, des murmures, et ce qu’on appelle communément et faussement du scandale.

C’est dans ces sortes de rencontres qu’on discerne les prêtres qui ont un zèle surnaturel d’avec ceux qui n’en ont qu’un humain. Le surnaturel a une fermeté qui l’élève au-dessus de tout, et l’humain cède. La crainte de la saisie du temporel fait plus d’impression que celle de la profanation des sacrements. J’ajouterai encore, pour la consolation de ceux qui, ayant un désir sincère de faire leur devoir, et qui, ayant tout bien examiné, jugeraient que la personne n’est pas bien disposée, ayant pour cela des preuves et des indices raisonnables qui lui donnent une certitude morale, pourraient néanmoins avoir quelque scrupule que le malade est peut-être disposé sans qu’il en donne les marques, - j’ajouterai, dis-je, pour leur tranquillité, que parmi ceux qui ont des dispositions douteuses et à qui nous donnons les sacrements, selon la maxime de saint Augustin, Sacramenta damus, securitatem non damus, le plus grand nombre est mal disposé et périt en recevant les sacrements, qu’il y en a encore beaucoup, parmi ceux qui nous donnent de grandes marques de conversion, qui nous trompent encore. Aussi qu’on juge après cela de ce qu’on peut penser de ceux qui n’en donnent point du tout, ou qui en donnent le contraire.

Ce qui doit nous rassurer, c’est que les plus pieux et les plus éclairés d’entre les prêtres pensent de la sorte. C’était le sentiment de M. Bar, chapelain de l’hôpital, que tout le monde reconnaît avoir été un prêtre pieux et studieux ; il ne faisait point de difficultés dans ces rencontres de laisser mourir sans sacrements.

Je les ai une fois donnés en sa présence contre son avis à un malade qui me disait pour un moment de belles choses. Mais M. Bar, qui l’avait suivi, tout bien examiné, sentait bien que ce n’était que des paroles, et qu’il n’y avait point de vrai changement. C’était une petite lueur de conversion. Et il me dit que je verrais par après ce qu’il en serait. En effet, peu de temps après le malade donna des preuves claires qu’il était toujours le même et il mourut misérablement. Bien entendu, si on demande positivement les sacrements de la part d’un pécheur occulte, nous devons les lui donner si nous ne trouvons pas de moyen prudent pour les lui refuser. Mais M. Jobal admirait souvent comment la Providence concourait souvent avec un ministre zélé, pour l’honneur des sacrements, à empêcher la profanation. Mais quand le pécheur est public, que la publicité soit de fait, dès qu’elle est bien réelle et assurée, il faut nécessairement les refuser. Et M. Jobal était si disposé à cela que l’exil, la prison, et les tortures, et les derniers supplices, ne l’en eussent point empêché. Mais il examinait, consultait, pour voir si la publicité était réelle. Il nous disait dans son dernier voyage qu’il était disposé à refuser la communion publiquement à certaines filles mondaines qui venaient se présenter à la sainte table indécemment. Mais nous lui représentâmes que selon ce qu’il nous disait l’indécence n’était point assez notoire. Il acquiesça à notre sentiment. Mais au moins cette disposition fait voir le surnaturel et la fermeté de son zèle.

XV. PURETÉ DE SON ZÈLE

La pureté de son zèle était encore une suite du principe surnaturel qui l’animait, car dès que le principe est surnaturel les effets le sont aussi puisque le principe influe sur la cause dans l’effet. De ce que son zèle était surnaturel on peut aisément conclure qu’il était pur et chaste. Et l’extrême chasteté de son zèle prouve aussi combien il était surnaturel. J’ai déjà dit que lorsque M. Jobal commençait à exercer son ministère je lui ai fait remarquer d’abord combien était dangereux pour un jeune prêtre d’avoir à exercer son ministère vis-à-vis de jeunes personnes du sexe, combien il y avait de pièges à craindre de part et d’autres, et combien il fallait être sur ses gardes pour les suites funestes que la moindre familiarité occasionne, et que les liaisons que l’on contractait, même sous prétexte de piété, étaient très dangereuses pour soi-même et très scandaleuses pour les autres, et que la nature recherchait dans les fonctions du ministère les plus sacrées, et que dès lors que le zèle était tant soit peu altéré, corrompu, humanisé, amolli par une affection d’une attache humaine, et tout le temps qu’on employait à sa satisfaction était non seulement perdu, mais mal employé, et qu’ainsi il était de la dernière importance de se prémunir dès le commencement contre tous ces dangers.

M. Jobal n’avait peut-être pas besoin de tous ces avis, étant lui-même très porté à se conduire à cet égard de la manière la plus irrépréhensible. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’il a pris là-dessus tant de mesures et de précautions qu’il a évité jusqu’à l’apparence même du danger, et qu’il s’est conduit d’une manière si pure, si sainte, qu’il n’avait rien à se reproché lui-même, ce qui supposait une extrême pureté puisqu’il était si ardent à se condamner sur tout. En m’écrivant donc pour me répondre sur cela il me dit : " Rassurez-vous, quoique je ne doive pas me rassurer moi-même, étant capable de tout. Je confesse peu de jeunes filles, et celles qui s’adressent à moi se retirent bientôt ". Quelle consolation pour un prêtre de se rendre ce consolant témoignage dans une matière si délicate. Il faut être pour cela bien élevé au-dessus des affections naturelles, bien mortifié, bien uni à Dieu, et avoir un zèle bien surnaturel, car s’il y a eu quelque chose d’humain et de sensuel, M. Jobal n’eût pas manqué de se le reprocher, et, au lieu de se justifier, il se fût regardé comme le plus coupable de tous les hommes. Qu’on conclue donc de là qu’il était d’une chasteté angélique. Ces paroles de l’Apôtre, despondi enim vos uni viro virginem castam exhibere Christo (2 Co 11, 2), faisaient sur lui une impression merveilleuse. À ce sujet il comprenait de ce passage, que le Saint-Esprit lui développait d’une manière surnaturelle, combien le zèle pour le salut des âmes doit être pur et divin, et afin de ne rien s’attribuer à soi-même, mais à Dieu, de les purifier tellement qu’elles puissent être en état de lui être présentées comme des épouses dignes de lui.

La chasteté et la pureté de M. Jobal fut telle que la censure la plus maligne n’eut jamais la moindre occasion de l’attaquer tant soit peu à cet égard. On a bien critiqué sur le reste de sa conduite ; on a bien blâmé ses vertus ; mais jamais personne n’a osé lui imputer la moindre faute contre la pureté. Aussi avait-il un soin extrême d’éviter tout ce qui eût pu donner le plus petit sujet du plus léger soupçon. Il évitait avec l’attention la plus scrupuleuse la visite et la fréquentation des personnes du sexe ; et lorsque son ministère l’obligeait absolument à leur parler, il prenait mille précautions ; on le voyait comme sur des épines et dans des entraves ; il eût déjà souhaité la fin de la conversation dès son commencement ; il souffrait, il était dans la gêne. Jamais il ne prenait les mains d’une personne du sexe ni ne la touchait tant soit peu ; il ne s’en approchait que le moins qu’il était possible ; il ne la regardait point en face ; quand il parlait à quelqu’une, il regardait d’un autre côté ; il avait les yeux baissés sur terre. Lorsque la charité l’obligeait à en visiter quelqu’une, il cherchait aussitôt des moyens pour retrancher ces visites et les conversations, craignant qu’elles ne fussent un sujet de scandale pour les faibles, qu’on ne peut trop ménager en ce point, car rien n’est plus déshonorant pour le ministère que de voir des liaisons entre les ecclésiastiques et les personnes du sexe. Et rien ne donne plus de matière à soupçonner, à jaser aux laïques. Aussi me témoignait-il quelquefois la peine et la douleur qu’il ressentait des reproches que l’on faisait dans le monde à cet égard aux ecclésiastiques d’ailleurs respectables.

Il est encore bon de remarquer qu’il arrive à bien des personnes du sexe de se confesser humainement, quoiqu’elles disent des choses bien humiliantes, et cela par un sentiment qui leur est naturel de rechercher un ami, un confident, à qui elles aiment d’épancher leur cœur et de raconter leurs peines ; sans avoir rien de chrétien, rien de surnaturel, elles sont même très dangereuses, très propres à insinuer à un confesseur des sentiments de tendresse et d’affection humaines que ces personnes veulent lui inspirer pour elles-mêmes.

En général on doit être en garde pour ne point contracter les vices des personnes que l’on confesse, car ils se communiquent aisément par une malheureuse sympathie ; ils passent d’un cœur à l’autre.

 

16. Zèle humble

 

Tables de la Vie de M. Jobal

 

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