5e PARTIE

 

LA VIE DE M. JOBAL

RELATIVEMENT AU SAINT MINISTÈRE DU SACERDOCE

 

I. [LE MINISTÈRE]

M. Jobal ne s’est jamais ingéré témérairement dans le ministère. Il n’y est entré que par une vocation bien marquée et éprouvée, et avec les intentions les plus pures. Il y eut toujours une inclination décidée pour l’état ecclésiastique ; il ne pensa jamais à d’autre. Il avait toutes les marques d’une vocation certaine : de la piété, de la modération, de la prudence, des talents, un zèle ardent pour la gloire de Dieu et pour le salut des âmes, en un mot, un esprit vraiment ecclésiastique, et avec ces heureuses dispositions les vues les plus droites, n’ayant jamais d’autres intentions que celles de correspondre aux desseins de Dieu sur lui, c’est-à-dire l’accomplissement de sa volonté, sa propre sanctification et celle des autres, sans se proposer jamais ni son élévation à quelque poste honorable, avantageux ainsi qu’il eût pu espérer s’il eût employé pour cela le crédit de sa famille, mais ne cherchant uniquement que les intérêts de Dieu et de l’Église, oubliant totalement les siens, comme on le verra dans la suite. Voilà quels furent les motifs qui l’engagèrent à s’enrôler de bonne heure dans la milice ecclésiastique, à en porter l’habit, à en faire les fonctions, c’est-à-dire fréquenter plus assidûment la paroisse, assister à tous les offices, exercer avec une modestie et une dévotion d’ange. Les plus petites fonctions témoignaient assez, par la manière respectueuse dont il s’en acquittait, la haute estime qu’il en avait. On le voyait comme un ange auprès des autels, tantôt servir la messe, tantôt y assister en surplis, édifiant tout le monde par son profond recueillement, par son assiduité, par la fréquentation des sacrements. On le voyait déjà, avant d’entrer au séminaire, visiter les malades, les consoler, instruire non seulement dans les catéchismes, qu’il a toujours faits avec beaucoup de préparation, de précision, et de zèle, et de fruit, mais en particulier se chargeant des plus stupides et des plus ignorants, mais toujours avec une extrême humilité et dépendance des pasteurs dans la paroisse desquels il se trouvait, ne faisant rien que par leurs ordres et de leur aveu. On le voyait déjà aller assidûment dans les rues des pauvres s’informer de leurs besoins spirituels et corporels, concerter avec les personnes de bien sur les moyens d’y pourvoir en y contribuant de toutes ses facultés. Voilà comme M. Jobal s’est disposé longtemps auparavant au ministère redoutable du sacerdoce. Il est bien dangereux d’y entrer témérairement, précipitamment, en néophyte dans les vertus, car si les prêtres mêmes, qui se sont si longtemps exercés dans la pratique même de toutes les vertus relatives au sacerdoce, ont encore bien de la peine de se soutenir et de se préserver de tous les dangers auxquels on y est exposé, il n’est pas surprenant de voir ceux qui y sont entrés humainement tomber d’abord dans le précipice. On craint le séminaire comme un séjour pénible et incommode, mais M. Jobal y est entré avec une joie d’autant plus grande qu’il y trouvait des moyens de nourrir et d’augmenter sa piété. Personne n’était plus exact que lui à l’observance de la règle que l’on y pratique ; prière, méditation, étude, silence. Il était le premier à tous les exercices, l’exemple de tous ses confrères. Mais ces exercices ne lui étaient point étrangers. Il les pratiquait déjà auparavant. Jamais il ne souffrait qu’on eût pour lui le moindre égard. Il se regardait comme le moindre de tous ceux avec qui il a été, lui rendant unanimement ce témoignage qu’il a été parmi eux un exemple de piété, de mortification, de charité, et de toutes sortes de vertus. S’il est entré au séminaire avec joie, il en est sorti avec regret. Il eût désiré mener le reste de ses jours une vie de retraite et de prières, mais il avait préféré l’ordre de la Providence à son goût et à son inclination.

Comme il était fort jeune quand il y est entré, il eut plusieurs années d’intervalle qu’il passa dans sa maison paternelle - temps dangereux surtout pour un homme de sa condition. Le monde tend à une âme des pièges et des filets de tous côtés. L’appât des plaisirs, le faste des honneurs, la vanité des habits, l’enjouement des conversations, la liaison avec les personnes du sexe... Que d’écueils à éviter dans une circonstance si critique ! Car la nature sortant de l’austérité d’une vie régulière et mortifiée ne s’émancipe que trop ; elle a pour le plaisir naturel et sensuel un attrait d’autant plus sensible qu’elle en a été privée plus sévèrement et plus longtemps. Voilà donc les dangers que M. Jobal a eu à éviter dans les intervalles de son séminaire. Une vertu même solide y eue sans doute succombée, mais la sienne s’est non seulement soutenue parmi les écueils, mais s’y est augmentée. Elle s’est affermie de plus en plus. Loin de donner dans les vanités du monde il en a toujours mieux senti le néant ; loin de se livrer aux plaisirs des sens, il s’est toujours mortifié davantage ; loin de se répandre dans les compagnies des belles conversations des personnes enjouées ; il a mené une vie toujours plus retirée. C’est ainsi que sa constance dans le bien qu’il avait toujours commencé, et cette conduite uniforme confondait les fausses prédictions de certaines âmes mondaines qui, jalouses et envieuses d’une piété qui condamnait leur mondanité, se flattaient qu’elle ne durerait pas. Je me rappelle avoir ouï des personnes qui tenaient hautement ce discours, de sorte que les paysans les entendaient. M. Jobal venait de passer ; je le suivais à quelque distance ; et j’entendais ce que l’on disait : " Croyez-vous qu’il sera toujours de même ? Il sera bientôt changé ! ".

Grâces immortelles en soient rendues à Dieu : les prédictions ont été fausses. La piété de M. Jobal a vaincu tous les dangers, évité les écueils, surmonté les difficultés et les obstacles que le démon, le monde, et la chair lui ont opposés. Elle s’est toujours maintenue et perfectionnée. Je conviens que c’est à la grâce qu’il en est le plus redevable qu’à ses soins, à ses efforts, et à sa fidélité. Quoiqu’il ait apporté de son côté toute l’attention à y correspondre, je suis persuadé que sans une protection spéciale de Dieu il n’eût pas échappé à tant de dangers, qu’il se fût peu à peu relâché, et qu’il eût suivi le torrent. C’était ce qu’il pouvait de lui-même. Aussi, pénétré de la plus vive reconnaissance, il sentait qu’il était redevable de tout cela à la bonté, à la miséricorde, et à la Providence de Dieu qui veillait sur lui avec un soin tout particulier. Cette vue des grâces que Dieu lui avait faites le touchait sensiblement et ranimait sa confiance pour l’avenir par ce souvenir du passé : " Dieu m’a fait tant de grâces ! ", m’écrivait-il dans une de ses lettres où il reconnaît que les discours et les exemples du monde avaient un peu ébloui son imagination, quoique sa conscience réclamât toujours, de sorte que bientôt ces impressions humaines tombèrent ; le calme et la paix lui furent rendus.

Il m’écrivait, dis-je, parlant des grâces que le Seigneur lui avait faites, [qu’elles] lui donnaient lieu d’espérer qu’il ne l’abandonnerait pour l’avenir. C’est ainsi que les âmes les plus éclairées mettent bien plus leur confiance dans la protection de Dieu et dans le secours de sa grâce que dans leur volonté et dans toutes les précautions qu’elles peuvent prendre d’elles-mêmes. Car, hélas ! ces dangers du salut sont si fréquents et la faiblesse humaine est si grande qu’il est moralement impossible qu’on ne succombe, à moins que Dieu ne veille spécialement sur nous et ne nous réveille de temps en temps, tantôt par des remords de conscience, tantôt par des événements propres à nous toucher et à nous détacher. Et c’est dans les différentes grâces distribuées à propos que consiste le don de persévérance. M. Jobal eut donc l’avantage de passer saintement le temps qu’il demeura dans le monde pendant l’intervalle de son séminaire, duquel il retourna avec joie pour se préparer immédiatement au sacerdoce.

Quel redoublement dans sa ferveur ! Quelle sainte défiance de lui-même à la vue de la sainteté et de la grandeur d’un mystère si redoutable aux anges mêmes ! Voilà la conduite que tint M. Jobal pour se disposer à la prêtrise avec de si saintes dispositions ! Quelles grâces ne reçût-il pas dans le sacrement de l’ordre ! Il reçut avec abondance toutes celles qui sont nécessaires pour faire un digne ministre des autels, un vrai ecclésiastique, un saint prêtre. Ces grâces ne purent tellement rester cachées sous la garde de l’humilité qu’elles ne parussent au-dehors, surtout par cet air de majesté, de recueillement, de modestie avec lequel on le vit paraître à l’autel la première fois. Quel spectacle et quelle consolation de voir un jeune homme venant de recevoir la prêtrise célébrer nos divins mystères avec la gravité, la décence, la piété d’un Ambroise, d’un saint Augustin ! J’eus la consolation d’y assister, et ne puis assurer que tous les assistants en furent enchantés, édifiés, et plusieurs touchés jusqu’aux larmes.

Qu’on se rappelle encore, pour avoir une idée juste de la manière dont M. Jobal s’est disposé au saint ministère, ce qui a été dit touchant sa dévotion au Saint-Sacrement, qu’il faisait tous les jours une visite à Jésus-Christ renfermé dans nos tabernacles, qu’il communiait deux ou trois fois la semaine, qu’il exerçait les fonctions des moindres ordres, comme de cérémoniaire, thuriféraire ; il portait la croix aux processions avec une modestie, un recueillement, et une dévotion qui était une preuve bien sensible de sa profonde humilité et du grand respect qu’il avait pour les fonctions du ministère, et à plus forte raison du sacerdoce, en un mot, d’une foi bien vive et bien éclairée et d’une religion bien sincère. Oui, tout ce qui était de la religion était grand pour lui, et on ne saurait dire quelle estime il en faisait. Et ces sentiments allaient toujours en augmentant, puisque immédiatement avant sa mort il a encore voulu dans des villages où il était faire des fonctions des moindres ordres, comme de cérémoniaire, de thuriféraire, et même de servir la messe en surplis. Aussi lui ai-je ouï dire avec une sorte d’admiration et qui le touchait beaucoup, que saint Louis avait voulu être nommé Louis de Poissy parce que c’était dans cette ville qu’il avait reçu le baptême, voulant faire entendre par là qu’il préférait sa qualité de chrétien à celle de roi de France. C’était aussi sa façon de penser, à l’imitation de son patron. Rien n’était grand à ses yeux que ce qui avait rapport à la religion. La conduite de certains prêtres affectant par leur habillement, leurs meubles, et leurs manières, de se rapprocher du monde et de s’éloigner de la simplicité et de la décence de leur état, lui paraissait inconcevable. " Quelle pitié ! ", s’écriait-il quand il voyait quelque chose de semblable, " quelle pauvreté ! ". Ou il témoignait sa douleur par des soupirs et des gémissements. Aussi personne ne portait plus loin la décence ecclésiastique. On sait qu’il portait toujours la soutane, même en compagnie et en voyage, avec une ceinture de laine et jamais rien à la mode.

Il évita les écueils funestes aux jeunes prêtres : un faux zèle qui sous prétexte de sauver les autres fait qu’on se néglige soi-même par la fréquentation du monde et par le relâchement dans les tribunaux.

II. LE FAUX ZÈLE

La Providence, qui avait délivré M. Jobal des dangers du siècle, veilla également sur lui pour le préserver des écueils du ministère. Il comprit d’abord toute l’importance de cette sentence de l’Imitation : Magna stultitia est cœteros curare, seipso neglecto. Aussi le parti qu’il prit fut toujours de commencer par lui-même, de se sanctifier lui-même avant de sanctifier les autres, de pratiquer lui-même le bien avant de le faire pratiquer aux autres, à l’exemple du Sauveur : Cœpit Jesus facere et docere (Ac 1, 1).

Pour n’être point accablé de besogne, mais pour apprendre à la bien faire, il voulut commencer par les moindres exercices, confesser d’abord quelques enfants, puis quelques personnes, afin d’apprendre par une expérience prudente à appliquer les principes de la théologie. C’est pour cela qu’il voulut demeurer quelque temps à la paroisse de Sainte-Croix avec moi, pour servir de vicaire sans recevoir de rétribution, aidant même les pauvres du lieu, afin que n’étant pas surchargé d’occupations il s’accoutuma de bonne heure à la bien faire, à ne rien précipiter, à ne rien hasarder dans une matière aussi essentielle que celle du ministère, et afin d’avoir pour lui le loisir de nourrir, d’augmenter sa piété, bien convaincu de cette nécessité de commencer par lui-même. Il reconnaissait que le grand fruit que les saints avaient fait était la récompense de leur sainteté, et le peu que nous faisons était la juste punition de nos défauts et de nos misères qui se glissent dans les fonctions de notre ministère, et une suite du zèle déplacé, inquiet, remuant, précipité, empressé, se portant par son propre mouvement à des objets qui ne sont point dans l’ordre de la Providence, voulant faire beaucoup et ne faisant rien, car, comme dit Bourdaloue, " nous avons du zèle, mais c’est souvent un zèle mal réglé qui se porte à des choses qui ne sont point dans les desseins de Dieu ni conformes aux vues de sa Providence ". Et par là il arrive que, nous opiniâtrant de faire ce que Dieu n’a pas dessein de faire, notre zèle s’épuisant en vain - nisi Deus ædificaverit domum (Ps 126, 1), - on veut quelquefois convertir bon gré mal gré des pécheurs endurcis, et on néglige des âmes que la grâce touche, et chez lesquelles il y aurait du fruit à faire. Et sous prétexte de sauver beaucoup de monde et de sauver un plus grand nombre de personnes, on précipite les conversions ; on n’entre pas à fond dans l’intérieur des âmes ; on ne pénètre pas les replis de leur conscience ; et on fait avorter des conversions commencées parce qu’on n’a pas le talent de les conduire au point de leur entière conversion. On veut confesser beaucoup de monde, on hâte la besogne, et on ne fait rien de solide. Ce n’est qu’un fruit apparent de conversion fausse, c’est-à-dire qu’on en a fait assez pour se tromper soi-même, pour se flatter, et pour tromper les autres. Passant pour zélé, on trompe les âmes qui s’adressent à nous. Tout cela n’est rien devant Dieu que des péchés réels sous l’apparence de bonnes œuvres, des conversions fausses sous l’extérieur de piété, des sacrilèges sous les dehors de la religion.

Je n’oublierai jamais ce que j’ai ouï dire à un ecclésiastique bien éclairé à ce sujet. En parlant de confesser beaucoup ou peu de monde, il dit qu’un confesseur qui, d’une multitude, en entendrait trois ou quatre bons, c’est-à-dire qui voudraient, aidés de la grâce et de ses soins, travailler à leur sanctification, ferait autant et plus que celui qui entendrait toute cette multitude désespérée, comme il arrive pour l’ordinaire, se confessant par cérémonie ou par des vues toutes humaines, comme on a coutume de le faire.

Je reconnais d’autant plus cet abus de vouloir par un faux zèle, de vouloir à tort et à travers entreprendre de convertir toutes ces âmes, que j’en ai été moi-même la dupe. Et j’ai vu par expérience combien cela était non seulement inutile, mais dangereux et nuisible pour soi et pour les autres. Pour soi on se néglige, on s’oublie ; pour les autres on ne leur est d’aucune autorité, on les séduit, on les induit en des sacrilèges, et on met le trouble et le désordre, parce qu’on entreprend souvent ce qui n’est pas de son ressort. Et envers Dieu on renverse les vues de sa Providence et on se rend coupable de présomption, comme si on était capable de faire le bien par soi-même sans la grâce, car quoiqu’on en reconnaisse la nécessité spéculativement on la néglige pratiquement.

Je m’imaginais faussement et présomptueusement que quand quelqu’un venait se confesser à moi, on entendait mes avis ; je les amènerais. Mais l’expérience m’a bien appris le contraire. À moins que Dieu ne commence, ne continue, et n’achève nous ne faisons rien ; nous perdons un temps qu’il faudrait employer à prier et à nous sanctifier. C’est donc un abus, comme me dit M. Jobal, de tout remuer et s’agiter humainement. Et qu’on remarque bien ce mot, humainement, c’est-à-dire de son chef, suivant ses idées et par son mouvement. Car il faut des soins, de l’attention, des efforts ; mais pour que cela soit dans l’ordre selon Dieu, que cela se fasse par le mouvement de la grâce et non par celui de la nature.

 

Voici comment parlait M. Jobal là-dessus. Il parlait d’un projet qu’il formait pour le bien de la paroisse : Je sens bien qu’il faut un ordre exprès ; je sens bien que ce fruit, quand il serait de bonne nature, ne serait pas encore mûr. Quand ma jeunesse sera formée, et par elle ma paroisse mise en bon train, je parle toujours avec dépendance de la grâce de Dieu. C’est à lui à donner de l’accroissement. Je pourrai peut-être, mais alors seulement, penser à quelque chose de plus que je sens, que pour être choisi de Dieu pour une telle œuvre il faudrait être mort à moi-même et participer à l’esprit des apôtres. Voilà surtout ce qui m’empêche beaucoup de compter sur mes idées. J’avais pris la résolution de n’en plus parler ; je vous en parle pour prier Dieu. Quoi qu’il en soit, je vois cela fort paisiblement et sans empressement.

Ces paroles font bien voir de quelle nature était son zèle :

" Je sens bien qu’il faut un ordre, etc. " - zèle subordonné à la volonté de Dieu, qui exécute ici-bas ce qui est ordonné dans le ciel.

" Je sens bien que ce fruit, quand il serait, etc. " - zèle patient qui attend le moment de Dieu et ne précipite rien, car souvent en voulant trop avancer une bonne œuvre on la détruit.

" Quand ma jeunesse sera formée " - zèle prudent qui commence par le plus nécessaire et le plus pressant, qui préfère le précepte au conseil.

" Je parle toujours avec dépendance de la grâce de Dieu " - zèle surnaturel qui n’agit point de lui-même, mais qui fait tout dépendamment de la grâce.

" Je sens surtout que pour être choisi pour une telle œuvre il faudrait, etc. " - zèle humble qui se défie de soi-même.

" J’avais résolu de n’en plus parler " - zèle discret qui cache le trésor, et qui ne divulgue pas le secret, et qui n’en parle que lorsqu’il est utile.

" Quoi qu’il en soit, je vois cela fort paisiblement " - zèle qui conserve la paix du cœur, et qui est toujours disposé à faire autre chose, c’est-à-dire ses devoirs ou d’autres bonnes œuvres si la Providence décide autrement.

" Je vous en parle pour prier Dieu " - excellent caractère du vrai zèle, qui fait plus par la prière que par des paroles et des démarches.

Développons un peu plus au long ces caractères qui conviennent parfaitement au zèle dont M. Jobal était animé.

III. QUALITÉS DU ZÈLE DE M. JOBAL

J’ai déjà remarqué, et on ne saurait y faire trop attention, que tout ce que l’homme entreprend dans l’ordre surnaturel ne réussit qu’autant que c’est la volonté de Dieu, et que tous les pieux desseins en apparence tombent et s’évanouissent sans aucun fruit réel dès qu’ils ne sont pas formés dans le ciel avant de s’exécuter sur la terre, qu’il est par conséquent d’une extrême importance pour les personnes animées du zèle pour la gloire de Dieu ; de ne rien entreprendre de leur chef, et de s’appliquer à connaître la volonté de Dieu, qui se déclare par les supérieurs et par les événements de la Providence. C’est faute de bien connaître et de bien suivre cette maxime qu’on se donne tant de peine et de mouvements inutiles, faisant ce que Dieu ne veut pas, donnant ses soins à ceux qui n’en retirent aucun avantage, qui en abusent même, jetant les perles aux pourceaux, et refusant le pain aux enfants du royaume, voulant absolument changer ceux qui sont incorrigibles, contre cette maxime du Saint-Esprit, Nemo potest corrigere quem Deus despexerit (Qo 7, 14), s’appliquant à ceux que Dieu rejette. Usquequo tu luges Saül, cum abjecerim eum ? (1 Ro16, 1). Qu’on entende tout cela dans un bon sens. Car à Dieu ne plaise que je veuille faire entendre par là quelque chose de contraire au sentiment commun des théologiens, dont on ne doit jamais s’écarter. Car voudrais-je dire par là qu’on ne doit pas travailler à la conversion des plus grands pécheurs, non, ce n’est point là ma pensée. Ce n’était point celle de M. Jobal. Il faut d’abord prêcher en public, exhorter - Insta opportune, importune (2 Tm 4, 2) - parce que dans la multitude il y en a qui peuvent en profiter. Il faut en particulier sonder, examiner les dispositions de chacun, instruire les ignorants, car on ne peut pas décider d’une personne qui n’a pas été instruite, exhortée, et touchée. Mais aussi, [si] après avoir bien examiné et fait ce qui est du devoir d’un bon prêtre, il voit que la personne n’a point de fond de religion, de surnaturel, et ne donne lieu de rien espérer, pourquoi s’opiniâtrerait-on à vouloir la convertir sans la grâce, ou du moins sans la coopération de la grâce ? Pourquoi lui donner tout son temps ou une plus grande partie de son temps ? Que l’on verrait, si on étudiait bien la Providence, que la volonté de Dieu est qu’on l’emploie plus utilement ailleurs. C’est là le sens de ce passage de saint Jean : Si quis peccaverit ad mortem, non dico pro illo ut roget quis (1 Jn 5, 16).

Selon Corneille de la Pierre cela signifie que selon le cours ordinaire de la grâce on n’est point obligé de travailler à la conversion d’une personne qui n’en donne aucune espérance, qui n’a plus aucune racine de vie, et que ce serait perdre son temps. Je dis, selon le cours ordinaire de la Providence et selon l’ordre que Dieu a établi, lequel si on le suit, on est dans l’ordre soi-même et on agit prudemment. Car nous convenons, comme le remarque Corneille de la Pierre, que par un miracle de la grâce et un prodige Dieu pourrait convertir une telle âme, et qu’un homme extraordinaire pourrait entreprendre une telle conversion et la demander à Dieu, parce qu’il pourrait espérer ce que nous ne devons pas espérer, et ce qui serait pour nous une présomption d’espérer.

Il faut donc abandonner tout à fait de telles âmes. Si on avait assez de lumières surnaturelles pour les bien connaître, on ne risquerait peut-être pas beaucoup. Jésus-Christ a abandonné les pharisiens ; il a dit à ses apôtres de les laisser à leurs sens réprouvés : Sinite illos ; cœci sunt. Mais comme on ne doit pas se flatter d’avoir une parfaite connaissance du fond de ces âmes, il faut les recevoir de temps en temps, lorsqu’on a lieu de penser que quelque événement extraordinaire, comme une maladie, par exemple, aurait pu apporter quelque changement à leurs dispositions. Mais si leurs dispositions sont toujours également mauvaises, s’ils ne donnent encore aucune ouverture à la grâce, si les avis qu’on lui donne sont inutiles, ne serait-ce pas une présomption de vouloir les convertir ou de leur donner même à la mort les sacrements, tandis qu’on est sûr de leurs mauvaises dispositions ? Et n’est-ce pas bien une imprudence de prodiguer et la parole de Dieu et les sacrements et des forces extraordinaires à ces âmes qui n’en retirent aucune utilité, tandis que plusieurs autres sur qui Dieu a des desseins de miséricorde et à qui il a déjà ouvert les oreilles du cœur seront négligées, et qu’on se néglige soi-même, et qu’on donnera à peine le moindre temps à la prière, au recueillement, sous prétexte d’être employé ailleurs. Mais à quoi ? À rien, parce que l’on ne fait ce que l’on devrait. On consume son temps, ses peines, inutilement vis-à-vis des mondains ou d’autres qui n’ont nul principe de religion, tout cela faute d’examiner la volonté de Dieu et de la suivre.

Mais Dieu veut le salut de tous les hommes ! Oui, je le crois bien sincèrement. Mais, malgré cette volonté générale de sauver tous les hommes, il n’y aura de sauvés que ceux que Dieu voudra sauver efficacement ; et notre devoir est de concourir au salut des élus. Ou, pour ôter toute difficulté, Dieu ne sauve les hommes que selon les règles qu’il a établies, que par les moyens qu’il prescrit; et si on ne les emploie, comment peut-on sauver celui qui veut se perdre ? Que dirait-on d’un médecin qui, ayant une multitude de malades, abandonnerait ceux qui seraient encore en état de profiter des remèdes, pour donner tous ses soins à un incurable et à un désespéré ? On le taxerait, et avec justice, d’imprudence, puisque par cette conduite ils périront tous, au lieu qu’un autre plus sage, qui eût donné à propos des remèdes à ceux qui avaient encore quelque espérance de guérison en eût en effet guéri plusieurs. Que dirait-on d’un jardinier qui se fatiguerait à cultiver et à arroser des plantes mortes et déracinées, tandis qu’il refuserait ou du moins épargnerait ses soins et sa culture à l’égard de celles à qui elle profiterait beaucoup ?

Qu’on fasse maintenant l’application de tout cela, mais prudemment, comme l’un et l’autre agirait selon la volonté de son maître. Aussi, un prêtre qui par un zèle malentendu veut sauver ceux que Dieu réprouve ou, pour parler plus clairement, voudrait sauver les âmes autrement que Dieu, sans qu’elles soient converties, sans qu’elles soient changées, sans qu’elles en aient même la volonté, agit certainement contre les desseins de Dieu et les vues de la Providence. Un jardinier sage cultivera surtout les arbres et les plantes qui seront du goût de son maître. Un ministre de Dieu s’appliquera à connaître les desseins du Seigneur sur les âmes ; il les secondera ; il agira de concert avec lui, car s’il agit seul et selon ses idées il travaille en vain. In vanum laborant.

M. Jobal après m’avoir cité les paroles : " Je n’ose rien faire à cause de cela, c’est-à-dire de nouveau et d’extraordinaire, car il faut toujours exécuter la volonté de Dieu connue, mais s’il s’agit de choses où elle ne l’est pas, je prévois bien que les choses iront autrement que je ne l’ai pensé et comme avais-je dans mon idée. C’est donc bien perdre son temps que de beaucoup agir humainement et sans Dieu. Mais patience ! Je crois qu’on n’est guéri de cela qu’après une longue expérience et bien des fatigues sans aucun fruit. Dieu veuille bien être le médecin ".

Voilà comme parlait M. Jobal. Voilà comme son zèle était toujours subordonné à la volonté divine. C’est pour cela qu’il m’écrivit encore à ce sujet : " J’attends quelque événement de la Providence qui me décide ". " Je sens mieux que jamais ", m’écrit-il dans une autre lettre, " combien l’étude de la Providence m’est nécessaire ".

C’est en effet en suivant cette Providence qui règle les choses tout autrement que nous ne pensons, qu’on peut faire du fruit dans le ministère. Mais si on s’écarte de ses vues pour suivre ses propres idées, on se donne beaucoup de peines inutilement. Je l’ai aussi éprouvé moi-même. Je me rappelle à ce sujet ce que saint François Xavier rapporte dans une de ses lettres qu’il écrivait souvent, que des malades l’envoyait chercher pour les guérir, et qu’il prenait de là occasion de les convertir. Les maladies étaient un effet de la Providence pour fournir un saint un moyen de leur prêcher Jésus-Christ. Voilà comme il arriverait si nous étions bien abandonnés à Dieu et que notre zèle lui fut totalement subordonné. La Providence se déclarerait souvent. Elle nous amènerait elle-même les âmes sur lesquelles elle a des vues ; elle susciterait quelque occasion pour nous les faire connaître ; elle frayerait elle-même le chemin à leur conversion. Il ne s’agirait que de suivre ses voies. Mais parce qu’on n’a pas assez de foi et de confiance, et qu’on ose trop de soi-même, cette Providence nous abandonne ainsi à nous-même, nous travaillons seul et en vain, in vanum. Nous croyons faire beaucoup et nous ne faisons rien, per totam noctam laborantes (Lc 5, 5). Jésus-Christ n’est point avec nous ; nihil cœpimus.

J’ai ouï dire que M. de Cornely, l’ancien supérieur du Séminaire de Sainte-Anne, recommandait aux prêtres de s’attacher aux bons parce qu’il n’y avait rien à gagner avec les mauvais, c’est-à-dire avec ceux qui le sont sciemment, délibérément, et qui n’ont point de religion, car il y a quelquefois de grands pécheurs qui se convertissent, mais si on y prend garde on verra qu’ils ont toujours un bon fond de religion, une conscience droite, des remords, comme saint Augustin le raconte de lui-même. Or, tandis qu’il y a encore dans les plus grands pécheurs ce fond de religion et les remords de conscience, il ne veut pas les abandonner. Linum fumigans non extinguet (Mt 12, 20).

IV. ZÈLE PATIENT

Si la patience est nécessaire, c’est surtout dans les choses divines et surnaturelles, qui se font avec d’autant plus de lenteur qu’elles sont plus difficiles, plus élevés, plus parfaites. Qu’on lise dans le concile de Trente les dispositions à la justification, et l’on verra qu’il faut parcourir bien des degrés avant que d’arriver au point d’une vraie conversion. Il faut donc de la patience pour ne rien précipiter, car si l’on se hâte l’on perd tout. Combien de conversions avortées pour avoir été faites trop à la hâte ! Combien d’absolutions sacrilèges pour avoir été données trop tôt ! La grâce commençait à toucher une âme, à l’éclairer, et parce que cette âme ou son confesseur n’ont pas eu la patience d’attendre que la grâce eût achevé son ouvrage et qu’ils se sont trop pressés, l’une pour demander, l’autre pour accorder l’absolution, il faut recommencer tout de nouveau, souvent même avec plus de difficultés. Et combien de fois n’arrive-t-il pas qu’après cette absolution et cette communion on se croit en bon état, et que l’on vit et meurt dans son péché ! " Il ne faut point cueillir de fruit avant qu’il ne soit mûr ", pour me servir de l’expression de M. Jobal, qui est fort juste. Il faut avoir la patience d’attendre sa parfaite maturité, sans avoir égard à la longueur, car il faut quelquefois un ou deux ans même, on ne peut fixer précisément le terme qu’il faut, pour une vraie conversion qui ait au moins les qualités essentielles, ce qui est plus rare et plus difficile qu’on ne pense, car je ne parle pas de sa perfection. Quand on a une fois les dispositions suffisantes le saint usage mène à la perfection. Il est même dangereux de se fixer un temps pour donner l’absolution à quelqu’un ; cette détermination serait un préjugé qui pourrait faire pencher la balance. Il faut toujours être indifférent là-dessus, n’avoir d’autre détermination que celle de faire ce que Dieu inspirera, ce que la Providence décidera, ce que les dispositions à la Providence exigeraient, sans s’attrister, effrayé par la longueur du temps, car si une personne ne se convertit pas au bout de vingt ans, il n’est pas plus permis de lui donner l’absolution que dès le premier moment.

Il faut encore attendre qu’on soit au fait des dispositions d’une âme, qu’on la connaisse à fond, qu’on sache quel est l’esprit qui la conduit et la passion qui la domine. Car de croire, comme il arrive à bien des confesseurs, qu’après certaines interrogations faites avec empressement, et auxquelles on aura répondu encore avec plus de précipitation, sans souvent se faire entendre, et toujours en sa faveur, de croire qu’après cela on soit autorisé à donner l’absolution en sûreté de conscience. C’est un abus, une témérité, d’exposer ainsi les sacrements à la profanation. On ne doit les donner qu’avec prudence, qu’avec connaissance de cause, après avoir pris les précautions nécessaires pour prononcer un jugement sage, en un mot, ayant une certitude morale que le pénitent est bien disposé. Or, allant ainsi à la hâte, ou quand, même après avoir fait toutes sortes d’examens, si ces réponses n’ont pas été satisfaisantes, rendues d’une manière qui dénote de la sincérité, de la religion, en un mot d’une manière qui ôte tout doute raisonnable, quelle certitude a-t-on des dispositions de son pénitent ? Et n’est-ce pas exposer visiblement le sacrement à la profanation que de le hasarder de la sorte ?

Il faut donc qu’on se donne le temps d’examiner, de peser tout au poids du sanctuaire, qu’après un mûr examen et des preuves suffisantes on puisse se dire à soi-même devant Dieu que cette personne est bien disposée, qu’elle est bien sincère, qu’elle dit tout ce qu’elle a sur la conscience, qu’elle est touchée de la grâce et de la religion. Une conversion ne sera pas surnaturelle si on n’aperçoit les marques de la grâce. Elle sera vaine et inutile devant Dieu. Or, pour avoir tout cela il faut du temps ; souvent une première fois ne suffit pas, à moins que la personne ne donne des marques d’une grande délicatesse de conscience et des preuves d’une sincère piété.

Il faut aussi une grande patience pour attendre le fruit de ses travaux. Fructum afferunt in patientia (Lc 8, 15). Il ne faut pas se lasser de retraiter, d’instruire, d’empêcher le désordre. Ce n’est que peu à peu que le bien se fait par bien des peines et des difficultés. Mais si on n’est pas constant et persévérant on se lassera soi-même, et les méchants nous feront céder à leurs efforts et à leurs importunités. Comment accorder cette constance à travailler au salut des âmes avec ce qui a été dit dans le chapitre précédent, qu’il ne fallait pas perdre son temps avec des pécheurs endurcis, des mondains qui méprisent la religion, des enfants du siècle qui mettent leur fin dernière dans les biens de la terre, qui ont renoncé à leur félicité éternelle par leurs sentiments et leur conduite ? Cela s’accorde facilement quand on sait prendre les choses dans un bon sens, et l’exemple de M. Jobal en est une preuve. Il pensait qu’il était inutile de s’opiniâtrer à vouloir convertir des âmes qui portaient des caractères de réprobation, et qui avaient un esprit et des sentiments contraires à l’Esprit de Dieu.

Le moyen d’accorder ces choses, c’est,

1° de prêcher toujours et d’agir en général,

2° d’agir dans le particulier pour empêcher le mal, car toutes les voies sont bonnes pour arriver à ce but. On peut se servir pour cela des voies humaines. Mais, comme le bien véritable doit avoir les qualités essentielles, il faut beaucoup de discernement pour savoir les âmes que Dieu se choisit, et chez qui la grâce opère. On doit par un sage discernement laisser jusqu’à un autre temps plus favorable ceux où il n’y a nulle racine de foi et de conversion, pour se tourner avec la grâce du côté de ceux qui ont cette racine et ce germe de grâce, quelques sentiments de religion qui ne sont point détruits par ces caractères qui démontrent les enfants du siècle, filii hujus sœculi. C’est alors qu’il ne faut pas se lasser, mais qu’il faut exhorter, pousser, et exciter in omni patientia, et ne pas se rebuter de leur état ni de leur stupidité ni de leur ignorance ni de leur dureté ni de leur résistance ni de leur rechute. J’ai vu des pécheurs dans des états affreux, mais je ne les laissais pas parce que je sentais toujours en eux un fond de religion, et la grâce qui ne les avait pas tout à fait abandonnés, et j’étais comme sûr qu’ils se convertiraient. Cela est arrivé ainsi.

Voilà donc comment se concilient les passages de l’Écriture qui paraissent d’abord si opposés à ces maximes : de ne pas jeter les perles devant les pourceaux et de prêcher sans se lasser ; de n’entreprendre pas de corriger celui que Dieu méprise et de ne désespérer de personne. M. Jobal accordait tout cela. Il était infatigable pour les uns et évitait prudemment les autres. Il avait aussi une singulière patience dans certaines situations embarrassantes où on ne sait se décider pour ne pas se dépiter intérieurement, et attendre patiemment que Dieu lui fît connaître sa volonté. Ces états d’incertitude où se trouvent souvent les plus éclairés et les plus timorés des ecclésiastiques sont admirables pour apprendre à recourir à Dieu, à l’invoquer, à se tenir uni à lui, à avoir les yeux sur lui, à attendre qu’il nous montre ce que nous devons faire, selon ces paroles du psaume, Ad te levavi oculos meos (Ps 24, 1).

Je n’ai vu personne se comporter mieux dans ces sortes de situation que M. Jobal, demeurant tranquille, se possédant, et toujours attentif sur Dieu pour attendre de lui la décision d’un parti qu’on a à prendre. Car si on agit autrement alors, si pour se débarrasser on suit ses idées, on se décide autrement que par la Providence surnaturelle dont nous allons parler, on agit toujours mal.

Je me souviens qu’étant moi-même dans un embarras au sujet d’un homme qui, ayant fort mal vécu - et cela immédiatement avant sa maladie - se trouvait à l’article de la mort sans pouvoir donner des signes de contrition. Je consultais M. Jobal, et sa réponse fut que je devais attendre que la Providence me décidât autrement, et que si je lui donnais les sacrements de la sorte j’agissais humainement. Un autre eut trouvé un expédient humain pour me tirer d’embarras. Quand on est dans de semblables incertitudes, il faut se tenir élevé au-dessus de toute passion et de toute considération humaine, bien uni à Dieu et attentif à la Providence, qui nous décide pour l’ordinaire si nous avons confiance en elle et si nous savons la connaître dans ses dispositions. Mais quelquefois ce n’est que dans le moment même, et il est très dangereux de vouloir se décider trop tôt. Nous devons attendre le moment de Dieu et demeurer ainsi dans l’attente, la dépendance, et l’indifférence. Enfin, s’il faut absolument se décider et que nous ne voyons pas plus clair, nous devons prendre le parti le plus probable, ou, dans ceux qui le sont également, celui qui est le plus opposé à notre inclination, car cette raison de se mortifier est très agréable à Dieu et qui justifiera notre détermination, au lieu que l’autre la rendra suspecte.

V. ZÈLE PRUDENT

Non pas de cette prudence humaine qui est contraire à l’esprit de notre religion, mais d’une prudence toute divine et toute surnaturelle. " Je crains la prudence humaine de M... " ? Ce sont ses paroles. Et dans son dernier voyage, comme je disais à un jeune ecclésiastique qu’il fallait beaucoup de prudence surnaturelle pour s’acquitter des fonctions du ministère, " Cela, oui ! ", reprit M. Jobal, " une prudence surnaturelle ! Le grand mot ! " En effet, il y a une grande différence entre l’une et l’autre.

La prudence humaine a recours aux moyens humains, à l’approbation des hommes, à l’éloquence du monde. On cherche à se faire aimer et estimer du monde. On emploie pour cela des voies opposées à la simplicité chrétienne, à la modestie, à la pauvreté ecclésiastique. Meubles superbes, repas somptueux, propreté recherchée, manières enjouées, visites assidues ! On fait la cour aux grands, - Cum magnatibus nolite blandiri, - flatterie, etc.

La prudence surnaturelle emploie les voies toutes contraires. Elle met sa principale confiance en Dieu, et ses armes, c’est la droiture, la simplicité, la prière, la mortification. La prudence humaine ne manque pas de raisons apparentes pour autoriser ses vues et ses desseins, et la prudence surnaturelle sacrifie tout pour maintenir la règle, pour suivre la vérité, pour conserver la grâce, et pour l’honneur du ministère.

La prudence humaine a toujours les hommes en vue. Elle est toujours occupée de ce qu’on dira et de ce qu’on fera, si elle fait ceci ou cela. La prudence surnaturelle ne pense qu’à Dieu et se soucie peu des discours des hommes, pourvu que Dieu soit content et qu’elle remplisse ses devoirs.

La prudence humaine ne fait qu’un bien apparent et cause des maux réels ; et la prudence surnaturelle fait de vrais biens surnaturels et cause souvent des maux apparents, comme le trouble et les murmures que la doctrine et la religion ont occasionnés dans le monde. Un prêtre qui a la sagesse humaine s’applique uniquement à l’extérieur, pourvu qu’on puisse dire que la paroisse est bien réglée, qu’il puisse être loué et estimé des supérieurs et des gens du monde. Un ecclésiastique qui a la prudence surnaturelle s’applique plus à l’intérieur des âmes. Il aura soin de l’extérieur autant qu’il pourra être un moyen pour arriver à cette fin qu’il se propose, et ne sera pas beaucoup touché des fruits, des avantages, ni des plaintes et des murmures qu’on fera à son désavantage ni à son occasion, lorsqu’il aura pour lui le témoignage de sa conscience qui le justifie devant Dieu, et la consolation de voir des âmes se convertir sincèrement et avancer dans la voie de Dieu dans le secret et le silence sans que les hommes le sachent.

Ces caractères de la prudence surnaturelle sont le vrai portrait de M. Jobal, et ceux de la prudence humaine sont des ombres qui le relèvent, car personne ne fut plus amateur de celle-là et plus ennemi de celle-ci. Il était persuadé que la prudence humaine n’était propre qu’à corrompre l’œuvre de Dieu. Ainsi il était extrêmement attentif à ce qu’elle n’eût la moindre part ni dans ses vues ni dans ses entreprises ni dans ses démarches, on l’a déjà dit. Il était simple et droit dans toute sa conduite, incapable de la moindre duplicité. Qui ambulat simpliciter ambulat confidenter (Pr 10, 9).

Les moyens auxquels il avait recours étaient toujours des moyens surnaturels dictés par la religion et l’esprit de Dieu, comme la prière, la confiance en Dieu, la patience, l’humilité, l’étude de la Providence. On sait bien qu’il y a des moyens naturels qui sont dans l’ordre de la Providence, comme l’étude, le travail, l’attention. Il n’en manquait pas, car il avait l’œil sur tout. Il voulait savoir tout ce qui se passait dans sa paroisse et il examinait tout par lui-même, les scandales pour y remédier, les désordres pour les empêcher, les besoins spirituels et corporels pour y subvenir, les bonnes œuvres pour les seconder, les bons pour les aider à se perfectionner, les méchants pour les gagner ou du moins pour voir s’il y avait moyen de les convertir ou si la prudence disait qu’il fallait les laisser, du moins pour le moment présent. Ainsi son zèle était extrêmement attentif et vigilant. Il consultait aussi, mais il se défiait des conseils de ceux qui avaient l’esprit du monde.

Voici comme il m’écrit là-dessus d’une personne : " Je n’ai pas en lui une pleine confiance sur certains articles, pour la décision desquels, ce me semble, il faudrait être plus mort à soi-même et ne pas raisonner selon l’esprit, mais par la grâce ". Voilà en effet la vraie prudence, celle qui sans les choses de Dieu ne raisonne pas selon les fausses lumières de l’esprit humain, qui parle et voit souvent en aveugle dans les choses de la religion plutôt que selon celles de la grâce qui nous fait juger sainement des choses spirituelles où la raison ne comprend rien.

Aussi les avis qu’il donnait étaient bien justes et dénotaient combien sa prudence était surnaturelle. Il blâmait dans l’un sa façon de se mettre et d’agir trop mondaine, dans l’autre ses meubles trop précieux comme contraires à la simplicité et pauvreté évangélique, ne pouvant concevoir qu’on allègue ces sortes de choses comme des moyens de s’attirer la confiance, puisque ce ne serait qu’une confiance humaine, qui ne nous attirerait que des mondains pour nous faire perdre notre temps.

Il disait que les beaux mots et les belles phrases l’empêcheraient de goûter ce qu’il disait de bon, et que les paroles simples d’un autre entraient bien avant dans son cœur, qu’elles lui faisaient grande impression, et qu’aucune n’était perdue. Il ne voulait pas qu’on prêchât avec une élégance mondaine et recherchée, selon ces paroles de saint Paul, Non in persuabilibus humanæ sapientiæ verbis, ut non evacuetur verbum Christi (1 Co 2, 4), reconnaissant après l’Apôtre que cette éloquence humaine énervait la force de la vérité, qui consistait dans la simplicité et dans la seule exposition. Il eut souhaité qu’au lieu de préparer de belles pièces d’éloquence on eût exposé plus au long les mystères et la morale de notre sainte religion, et que le temps qu’on employait à composer les sermons fût donné à la prière ou à la méditation, assurant que dans ces cas Dieu suppléerait aux fautes que l’on ferait en prêchant.

Il me racontait à cette occasion l’histoire du fameux Tauler [Jean Tauler, dominicain, théologien mystique et prédicateur alsacien, Strasbourg v. 1300 - 1361], qui prêchait d’abord avec cette éloquence humaine, étant couru et applaudi, mais ayant entendu là-dessus les avis d’un homme de Dieu, rentra en lui-même, s’interdit la prédication pendant plusieurs années dans la retraite pour gémir de tout l’humain qui s’était glissé dans son zèle et se purifier de tous les obstacles qu’il avait apportés à la grâce par cette recherche de lui-même, et qui sortant ensuite de sa retraite recommença à prêcher, mais tout autrement, sans autre préparation que le recueillement et la prière, fit un fruit tout différent, qui ne consistait plus comme d’abord dans les applaudissements et l’admiration des auditeurs, mais dans leur conversion, leurs larmes, et leur componction.

En effet, cette éloquence humaine, ces sermons d’appareil, n’aboutissent guère à autre chose qu’à nourrir l’amour propre du prédicateur, exciter les passions, et contenter la vaine curiosité des auditeurs, et s’ils produisent quelques sentiments, ce sont des sentiments tout humains et tout naturels qui passent sans produire aucun effet surnaturel, au lieu qu’instruisant et prêchant comme M. Jobal faisait après une courte préparation selon le peu de temps que lui donnaient les exercices de piété et les occupations de son ministère, pour ne pas tenter la Providence, qui demande plutôt qu’on suive l’ordre, que pour se confier dans cette préparation, puisqu’en s’abandonnant à l’Esprit de Dieu on est souvent porté à dire autre chose. Prêchant de la sorte, on fait un tout autre effet, l’Esprit de Dieu qui est dans le prédicateur passe dans l’auditoire. Le principe qui agit en lui étant surnaturel produit aussi dans ceux qui l’écoutent des effets surnaturels. Ses termes, ses manières ne satisferont pas la nature, mais il donnera d’autant plus entrée à la grâce.

Un ecclésiastique demandait avis à M. Jobal sur ce qu’ayant la dévotion de prêcher à jeun, et aussi après avoir jeûner la veille, il se sentait faible en prêchant, de sorte que son action n’était pas si animée qu’elle l’eût été s’il eût mangé auparavant, il lui répondit là-dessus que la grâce suppléerait à ce défaut naturel, et à un autre qui avait beaucoup étudié et n’avait pas assez médité : " Vous avez assez étudié ; il est temps de prier et de méditer ". Tout cela prouve combien sa prudence était surnaturelle.

 

6. Autre preuve de sa prudence surnaturelle

 

Tables de la Vie de M. Jobal

 

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