4e PARTIE

 

SES ATTRAITS

OU SES DÉVOTIONS PARTICULIÈRES

 

I. SA DÉVOTION ENVERS LE MYSTÈRE DE L’INCARNATION

ET LA SAINTE ENFANCE DE JÉSUS-CHRIST

M. Jobal avait une dévotion toute particulière envers le mystère de l’Incarnation du Fils de Dieu, et pour l’honorer plus spécialement il se relevait toutes les nuits et, le visage prosterné en terre, il adorait Jésus incarné en prononçant trois fois les vénérables paroles de l’évangile, Et Verbum caro factum est (Jn 1, 14). Aussi nous avons remarqué avec une sorte d’admiration qu’il soit mort à une heure après minuit, dans le moment qu’on récitait ces paroles du Psalmiste, Media nocte surgebam ad confitendum tibi (Ps 118, 62) ; " Je me relevais au milieu de la nuit pour vous bénir et vois adorer ". Ce passage peut encore lui convenir dans ce sens qu’il s’est élevé de la terre pour aller louer et aimer Dieu éternellement dans le ciel.

Il avait lu avec une satisfaction et un profit admirable La Vie et les Révélations de sainte Marguerite du Saint-Sacrement, dont l’attrait consistait dans une tendre dévotion envers la sainte Enfance de Jésus et le Saint-Sacrement où il renouvelle les abaissements et les humiliations de son Incarnation et de sa naissance. Il nous racontait souvent la simplicité admirable de cette sainte, qui retraçait celle du saint Enfant Jésus de même que les autres vertus de son Enfance. Il était aussi ravi d’admiration en lisant les choses admirables que le Cardinal de Bérulle dit sur le mystère de l’Incarnation. Il récitait dévotement la consécration à Jésus Incarné. Et ce qu’il disait avec le plus d’onction et de ferveur, c’étaient ces paroles de la formule que nous avons fait imprimer : "Prenez vous-même possession de moi de la manière la plus entière et la plus parfaite que vous savez, et que je ne sais pas ". C’était aussi pour honorer ce grand mystère qu’il récitait dévotement à genoux l’angélus.

II. SA DÉVOTION ENVERS LE SAINT-SACREMENT

Il a toujours eu un profond respect et une vénération singulière, jointe à une sincère dévotion, envers l’auguste sacrement de nos autels. J’ai déjà remarqué qu’avant d’entrer au séminaire il communiait trois ou quatre fois par semaine avec tous les sentiments de la plus tendre et de la plus solide dévotion, se préparait à ce grand sacrement avec tout le soin et l’attention possibles. Et outre la préparation habituelle ou éloignée qui consiste dans la pureté des mœurs et une sainte vie, il se préparait à ses communions par toutes sortes de pratiques de piété, jeûnes, mortifications, recueillement, plus grande vigilance sur soi-même, et toujours au moins une demi-heure de préparation prochaine et d’action de grâces devant et après. Je me rappelle avec édification qu’étant dans les ordres sacrés il venait servir la messe à Sainte-Croix en surplis avec une modestie et une dévotion d’ange, et c’était là qu’il communiait. Il avait la sainte habitude de faire tous les jours une visite au Saint-Sacrement, dont il a retiré un grand fruit, et c’est ce qui a beaucoup contribué à son avancement dans la perfection. J’ai déjà remarqué aussi que, loin de rien diminuer de ses pieux exercices étant prêtre ou curé sous prétexte de ses occupation, vers la fin de sa vie il les prolongeait tellement qu’il était presque toujours aux pieds des autels.

On n’a guère vu de prêtre célébrer nos divins mystères avec plus de respect, de décence, de gravité, de majesté que lui, et cela dès la première fois. Quelle édification pour l’Église dès qu’on l’a vu monter à l’autel pour dire sa première messe ! Tous ceux qui y ont assisté en étaient pénétrés, et la piété du ministre se communiquait à tous les assistants, qui ressentaient je ne sais quelle onction mêlée d’un sentiment d’admiration, se disant à eux-mêmes qu’un aussi saint prêtre allait être l’honneur du sacerdoce et la consolation des âmes pieuses.

La vénération profonde qu’il avait pour le sacrement de nos autels le portait à tout faire pour empêcher les sacrilèges et pour préparer les âmes à s’en approcher dignement, et dans le tribunal de la pénitence, et en prêchant publiquement, et en donnant des avis particuliers. Deux personnes étant venues à l’église avec un air mondain pour se présenter à la Sainte Table pendant la quinzaine de Pâques, il les appela en particulier et leur représenta fortement leurs mauvaises dispositions, et leur défendit de s’en approcher. Aussitôt elles éclatèrent en murmures et portèrent leurs plaintes à Monseigneur, qui, ayant entendu M. Jobal, approuva sa conduite.

Voulant nous témoigner la peine qu’il ressentait toutes les fois qu’il voyait des indignes à la Sainte Table, il ne pouvait trouver des expressions assez fortes pour exprimer les sentiments qu’il nous faisait bien mieux connaître par son silence, ses soupirs, et ses gémissements que par les paroles les plus expressives. Il n’admettait personne à la communion après l’avoir entendu en confesse qu’il n’eût une certitude morale de sa bonne conscience et de ses bonnes dispositions, et il prenait tous moyens imaginables pour s’en assurer. Ce n’était point assez pour lui qu’on menât d’ailleurs une vie bien réglée à l’extérieur; il voulait pénétrer dans le cœur, le sonder, voir quelles étaient ses dispositions intérieures, les vues, les motifs, les intentions, les attaches, les passions, et surtout quel était l’esprit qui animait une personne, si c’était un esprit mondain ou de religion, qui n’est pas si commun qu’on se l’imagine.

Lorsqu’il était question de disposer les enfants à la première communion ou à la confirmation, il n’y avait rien qu’il ne fît pour les préparer à recevoir dignement ce sacrement et pour les bien connaître, afin de n’en point recevoir qui ne fussent bien disposés. Et dans ces sortes de rencontres il n’y avait ni contrainte ni murmure ni respect humain ni recommandation ni toute autre considération qui pût faire impression sur son esprit pour lui faire tant soit peu pencher la balance du côté que l’on eût souhaité. Il était d’une droiture et d’une fermeté inflexible. Il eût tout souffert et tout sacrifié pour l’honneur et la gloire de son ministère, ce qui est le caractère et la marque du vrai prêtre lorsqu’il sacrifie sa réputation, son repos, et ses intérêts plutôt que son ministère et sa conscience.

Combien de fois M. Jobal ne fut-il pas dans cette nécessité ! Combien de plaintes, de murmures, de sollicitations chaque fois qu’il était question de la confirmation ou de la première communion. Quel petit nombre de ceux qu’il y admettait ! On disait par dérision en les montrant, " Voilà la poignée de Sainte-Ségolène ! ". Mais il craignait plus le moindre péché que tous les discours et les mépris du monde ; et ce n’était ni au grand nombre, ni au petit, ni à ce qu’on dirait, ni à ce que l’on penserait, qu’il avait égard, mais uniquement aux dispositions des personnes, aux intérêts de Dieu, au respect dû au Saint-Sacrement, en un mot, à son devoir et à sa propre conscience.

III. SA DÉVOTION POUR LA PASSION

DE NOTRE SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST

Il avait aussi une grande dévotion pour la passion de Notre-Seigneur, à l’exemple de tous les saints, qui ont fait de la mort et des souffrances de Jésus-Christ le principal objet de leurs méditations. Il faisait tous les vendredis quelque mortification particulière pour l’honorer et pour y participer : il jeûnait, il se privait de tout ce qui avait l’apparence de plaisir ou de récréation, quelque permise qu’elle eût été ; il se retirait à l’église ou dans sa chambre devant un crucifix à trois heures après midi pour adorer Jésus mourant, selon le désir de Clément X, qui a accordé une indulgence plénière à tous ceux qui, s’unissant d’esprit, adoreraient ainsi tous les vendredis de l’année le Sauveur à l’heure à laquelle il est mort pour la Rédemption du genre humain.

J’ai remarqué que lorsque la dernière oraison de la messe était laissée au choix du prêtre, il disait tous les vendredis celle de la passion. Il regardait aussi les mercredis comme un jour de pénitence. Mais j’ai déjà fait voir que chaque jour était pour lui un jour de pénitence, puisqu’il vivait dans une mortification continuelle. Il pensait, comme l’auteur de l’Imitation, que Notre-Seigneur n’avait pas été un moment sans souffrir, et cette pensée est très propre pour soutenir une âme dans l’exercice continuel de la mortification.

IV. SA DÉVOTION ENVERS LES SAINTS

Je n’ai jamais vu personne qui eut plus de respect, de dévotion, et d’affection pour les saints que lui. Il s’appliquait continuellement à méditer leurs sentiments et leur conduite. Il lisait toujours la vie de quelque saint, surtout depuis cinq ou six ans, et il retirait de ses lectures un avantage inexprimable. C’est là qu’il a puisé les pensées, les vues, les maximes, en un mot l’esprit des saints. Il en parlait avec un respect, avec une onction, et avec une affection qui lui étaient uniques. Il ne parlait pour ainsi dire d’autre chose dans ses conversations, qui étaient toutes spirituelles et des plus édifiantes. Il ne se contentait pas de savoir leurs actions extérieures, mais ce qu’il considérait avec le plus d’attention, c’était l’esprit intérieur qui les animait, les vues, les motifs qu’ils se proposaient, le principe surtout qui les faisait agir, la grâce, le mouvement surnaturel qui les portait à faire ce qu’ils faisaient. C’est surtout par cette considération que tout lui paraissait grand et admirable dans les saints, parce que le motif et le principe de leurs plus petites actions était toujours droit, leurs affections pures, leurs sentiments surnaturels. Il ne pouvait comprendre comment les gens d’esprit, mais d’un esprit trop humain, peut-être trop mondain, pouvaient blâmer ou mépriser certaines actions des saints qui paraissaient petites, méprisables et enfantines aux yeux du monde, mais qui, envisagées par les lumières de la foi, étaient trouvées grandes devant Dieu, parce qu’ils avaient des vues, des motifs bien grands et bien admirables cachés dans le fond de leur cœur et connus de Dieu seul. Il rapportait avec plaisir à cette occasion la réflexion que l’auteur de la vie de sainte Marguerite du Saint-Sacrement faisait dans sa préface: " Je sais qu’en rapportant bien des choses de cette sainte je serai regardé par un petit esprit des gens qui se piquent d’en avoir beaucoup, mais je fais volontiers le sacrifice de ma réputation pour satisfaire à mon devoir, bien convaincu que dans toutes ces choses c’était l’Esprit de Dieu qui conduisait cette grande sainte ". C’est que l’attrait de cette sainte avait été d’honorer et d’imiter par sa simplicité la sainte Enfance de Jésus-Christ, en conservant toute sa vie cette simplicité et cette innocence d’enfant. Elle disait et faisait bien des choses qui eussent pu paraître petites aux yeux des esprits superbes et orgueilleux. Mais encore une fois, quand on considérait attentivement le principe qui la faisait agir, l’Esprit de Dieu, l’Esprit de Jésus-Enfant qui était en elle, ses actions devaient paraître bien grandes et bien admirables devant Dieu, qui considère plus l’affection du cœur que l’action du corps.

La lecture de la vie de cette sainte avait beaucoup contribué à lui inspirer une grande dévotion envers la sainte Enfance de Notre-Seigneur et envers la sainte Vierge et saint Joseph. On ne saurait dire avec quelle application il nous rapportait ce qu’il avait lu de ces deux grands âmes. Il avait coutume de réciter chaque jour le chapelet à l’honneur de la Mère de Dieu. Il avait pour elle une confiance filiale ; il n’entreprenait guère de bonne œuvre qu’il ne la lui recommandât. Il honorait ses fêtes avec de grands sentiments de piété.

Il nous racontait aussi avec consolation que cette sainte avait entendu des anges qui chantaient le jour de la Nativité, Nativitas est hodie, etc., et ce concert de l’Église triomphante avec l’Église militante le charmait. Il avait lu successivement et fort au long les vies de saint Vincent de Paul, de saint Charles Borromée, de sainte Thérèse, de saint François de Sales, de Mme de Chantal, dont il a fait le panégyrique à la Visitation de Metz. Son sermon a duré plus d’une heure parce qu’il ne tarissait pas quand il parlait des saints.

Or, ces lectures lui ont été d’une utilité merveilleuse. C’est là qu’il a appris à penser non en mondain, non en savant selon le siècle, quoiqu’il ne le cédât guère à aucun autre dans la science de la théologie, non en homme d’esprit, mais en vrai chrétien, en vrai ministre de Jésus-Christ, en un mot en vrai saint. Car de même qu’à force de voir et d’entendre les mondains on se mondanise avec eux, à force de lire et de méditer la vie et les sentiments des saints on se sanctifie. À force de voir le monde et de converser avec le monde on agit comme le monde, de même à force de converser avec les saints en lisant et méditant leurs vies, non par ostentation pour en parler ni par curiosité pour se satisfaire, mais par un désir sincère de s’instruire et de s’édifier peu à peu, on commence à entrer dans les pensées et les sentiments des saints, et on retire toujours quelque fruit de la vue et de considération de leurs vertus. Ainsi on voyait avec édification M. Jobal après la lecture de la vie de ces saints tout ravi d’admiration, pénétré de componction à la vue des grands sentiments qu’il avait remarqués dans ces saintes âmes. " Hélas, hélas ! ", s’écriait-il, " qu’est-ce que c’est de nous en comparaison de ces grands saints. Mon Dieu, quelle différence ! Que nous sommes éloignés de leurs sentiments ! ". En effet, tout cela me donne toujours une plus haute idée de la vertu des saints, car, puisque les sentiments et la conduite des vrais chrétiens qui sont dans le degré inférieur - ayant cependant ce qui est absolument nécessaire pour cela, c’est-à-dire qui observent du moins les commandements de Dieu et de l’Église, évitent le péché mortel et sont en état de grâce, sont infiniment supérieurs aux honnêtes gens du monde, les sentiments et la conduite de M. Jobal étant bien supérieurs à ceux des plus fervents des fidèles et des plus dignes prêtres, que devons-nous penser de ceux des saints ?

Une de ses pratiques pour honorer les saints était de s’unir tous les jours à ceux dont on faisait la fête, c’est-à-dire qu’il entrait dans leurs vues, les intentions, offrant à Dieu et renouvelant ce qu’ils avaient fait pour le servir et le glorifier [Voir en fin de section l’addition sur sa dévotion envers les saints].

Il avait aussi une dévotion singulière pour les enfants morts après le baptême. Il les invoquait souvent, il priait surtout ceux qui avaient été baptisés dans des accidents fâcheux, comme après la mort de leur mère; en des fausses couches, pour obtenir par leur intercession de la miséricorde de Dieu la même grâce en faveur de ceux qui à présent ou dans la suite pourraient être sujets à de semblables accidents. Enfin il priait aussi très dévotement pour les morts. Il gagnait en leur faveur des indulgences qui leur étaient applicables. Il ne négligeait rien. Il était de toutes les dévotions. Il prenait part à tout bien: Particeps ego sum omnium (Ps 118, 63). Il accomplissait toute justice : Oportet nos adimplere omnem justitiam (Mt 3, 15).

Il a aussi retiré un très grand avantage de la lecture du livre de l’Imitation de Jésus-Christ. Après l’Écriture sainte il le préférait à tous les autres, et j’ai remarqué qu’il le portait toujours avec lui lorsqu’il allait en campagne, et qu’il ne passait pas de jour sans y lire quelque chose. Il est vrai que tout ce qu’on dit les auteurs les plus éclairés dans la vie intérieure est renfermé dans ce livre. Mais pour pouvoir le comprendre il faut beaucoup d’attention, d’application, de méditation, de prières, de pratique. Sans cela on le lit comme les juifs lisent l’Ancien Testament, avec un bandeau devant les yeux qui fait qu’on n’aperçoit que la lettre qui tue et qu’on n’entre pas dans l’esprit qui vivifie. J’ai vu des mondains qui lisaient ce livre assez fréquemment, et j’ai remarqué que les endroits qui étaient les plus opposés à leur manière de penser, à leur conduite, ne faisaient aucune impression sur eux. Il semblait que cela ne les regardait nullement, semblables à ces aveugles volontaires dont parle l’évangile après le prophète, qui ont des yeux pour ne point voir et des oreilles pour ne point entendre. Heureux donc ceux à qui le Saint-Esprit donne la clef de ce divin livre, et à qui il en donne l’intelligence pour bien comprendre les vérités qui y sont contenues ! Plus heureux encore ceux à qui il accorde la grâce de sentir par expérience et de pratiquer les maximes qui y sont renfermées ! Il sera pour eux un trésor inestimable où ils puiseront de nouvelles lumières selon leurs progrès dans la piété.

V. SA DERNIÈRE MALADIE ET SA MORT

On avait attribué sa maladie et sa mort à des mauvais traitements qu’il avait, dit-on, reçus de la part de quelques scélérats dans l’exercice de son ministère, irrités contre l’ardeur de son zèle qui voulait empêcher leurs désordres. Il est vrai que la charité qui animait M. Jobal le portait à exposer volontiers sa vie pour remplir les fonctions de son ministère et pour empêcher le mal. Il l’a fait plusieurs fois, et il n’a pas été martyr. Il a sincèrement désiré de l’être, et il a été martyr de sa charité et de sa mortification de bien des manières.

Mais cependant ces bruits sont faux. Ce que je crois de plus probable touchant sa maladie, c’est qu’elle a été occasionnée par la visite et la fatigue de la marche au retour de son dernier voyage. Il avait dîné chez un ami où il était allé pour conférer avec lui sur des choses spirituelles, car il n’avait jamais d’autre motif dans ses visites. Et il voulait encore se trouver à Metz le même jour, qui était un vendredi, afin qu’il pût le samedi entendre les confessions et se préparer à prêcher pour le dimanche suivant. Il marcha donc avec beaucoup de précipitation et il arriva à Metz comme il se l’était proposé. Peu de jours après il se sentit un point de côté, mais comme il était accoutumé de souffrir il n’en prévit pas d’abord la conséquence. Il le méprisa en disant que cela se passerait, qu’il ne fallait pas s’écouter, car il ne savait ce que c’était que la délicatesse et la sensibilité sur ses maux. Cependant; quinze jours après; il tomba tout à coup ; et cette pleurésie dégénéra en fièvre putride. On s’aperçut du danger trop tard. Tous les remèdes furent inutiles. Au reste c’était la Providence qui disposait ainsi les causes secondes pour retirer de ce malheureux monde un de ses fidèles serviteurs, qui ne souhaitait rien tant que de le quitter pour se réunir à Dieu. On peur imaginer avec quelle patience, quelle résignation il a souffert, lui qui disait peu auparavant qu’il ne souffrait rien, et qu’il n’avait pas assez à souffrir, et qu’il était trop à son aise, et qu’il voyait bien qu’il fallait des peines et des croix pour s’unir à Dieu, lui qui admirait tant dans les saints ce désir qu’ils avaient de souffrir, non sans une volonté sincère de l’imiter, car je me rappelle encore combien il était touché de ce qu’il racontait de ce grand désir des souffrances qu’avait sainte Marguerite du Saint-Sacrement. Cette sainte souffrit de grands maux de tête, et les médecins ayant jugé à propos de la trépaner elle y consentit volontiers, non pas dans le désir d’être guérie, mais pour souffrir davantage. On lui demanda dans cette opération si les maux qu’elle souffrait dans ce moment contentaient enfin ses désirs, " Oui ", répondit-elle, " mais il faudrait la durée ". Il souffrit les maux de sa maladie sans rien faire paraître de leur violence. " Ce qui me console ", disait-il dans sa maladie, " c’est de savoir que je fais la volonté de Dieu ".

Comme sa vertu dominante était l’humilité il ne fit rien voir dans cette maladie des grands sentiments de piété qui l’animaient. Seulement on le voyait tranquille, content, toujours égal à lui-même, attendant la mort avec constance, fermeté ; et même avec une sorte de consolation intérieure. Il priait sans cesse. Ce pauvre prêtre qu’il avait retiré chez lui par charité pour lui procurer tous les secours nécessaires après une longue maladie venant de faire un enterrement, lui rapportait le casuel. " Tenez cela ", dit-il, " et laissez-moi prier Dieu ". Un de ses amis le saluant en lui adressant ces paroles, Laudetur Jesus Christus !, il lui répondit, Amen, sive in vita sive in morte ! témoignant par là qu’il s’attendait à mourir et qu’il acceptait la mort de bon cœur, in die novissimo.

Il vit donc les approches de ce terrible moment sans trouble et sans frayeur parce qu’il y était préparé depuis longtemps, mourant tous les jours - quotidie morior (1 Co 15, 31) - par la pratique d’un renoncement et d’un mortification continuelle. Il demanda le premier les sacrements avec beaucoup d’empressement et il les reçut avec tous les sentiments de la dévotion la plus sincère. Il demanda publiquement alors pardon à sa paroisse des scandales qu’il avait pu donner, ajoutant qu’il avait eu une bonne intention dans tout ce qu’il avait fait. Quelle humilité ! Le plus saint prêtre du diocèse, qui avait édifié tout le monde par ses vertus et ses bonnes œuvres, demande pardon du scandale qu’il a pu occasionner : quel sujet de référence pour nous ! Il proteste cependant qu’il a eu une bonne intention : quel sujet de consolation de pouvoir, dans ce moment où l’on est prêt à paraître devant Dieu, se rendre à soi-même ce doux témoignage que l’on a eu dans toutes ses démarches et ses actions une bonne intention, que l’on a cherché Dieu dans la simplicité de son cœur, et qu’on n’a point eu d’autre vue que de lui plaire ! Or, cette droiture d’intention jointe à une affection pure justifie aisément le corps des actions : Si oculus tuus fuerit simplex, totum... (Mt 6, 22). On sait que M. Jobal donna tous ses biens aux pauvres par son testament, car la pension viagère qu’il avait faite à un vicaire de Metz était faite en vue des pauvres ; j’entends de ses biens-fonds, qui étaient considérables, car il n’avait ni meubles ni argent, donnant tout à mesure qu’il le recevait, donnant même quelquefois par avance ce qu’il devait bientôt recevoir.

Le jour de la Toussaint, avant-veille de sa mort, à l’instant où l’on sonnait les coups de la messe, un de ses amis lui dit que l’Église se disposait à célébrer la Fête des Saints et qu’il allait en augmenter le nombre. Il répondit, " Je n’en suis pas digne et je ne le mérite pas ". Ainsi l’humilité, après avoir été sa vertu favorite pendant toute sa vie, lui fut également chère, et plus que jamais, à sa mort. Je ne doute pas, et j’en suis bien sûr, qu’il a dû avoir pendant cette maladie tous les sentiments de la plus sincère et de la plus tendre piété, et que la grâce, qui se réveille plus que jamais dans les justes à ces derniers moments, fortifiant, animant, élevant leur âme vers le ciel à mesure que le corps s’affaiblit et penche vers la terre, - je suis sûr que cette divine grâce, qui avait opéré si efficacement dans son cœur pendant toute sa vie, y a surtout excité alors de grands sentiments. Mais son humilité, ingénieuse à les dérober à notre connaissance, affecta de ne rien laisser entrevoir que de commun et d’ordinaire, comme il avait fait pendant sa vie.

Enfin, le Jour des Âmes, à une heure après minuit, il est mort de la mort des justes, et cette nouvelle ayant été répandue par toute la ville on ne vit personne qui n’en fût vivement touché. Un des Messieurs les Grands Vicaires l’ayant appris ne put s’empêcher de verser des larmes. On ne parlait d’autre chose pendant plusieurs jours. On n’entendait que des gémissements et des pleurs dans toute la paroisse ; les grands et les petits le regrettaient également; tout le monde rendait à la piété l’éloge qu’elle méritait. On reconnut alors d’une voix unanime que c’était un vrai ecclésiastique et que ses vertus étaient incontestables. On vint en foule dans sa maison, autant pour l’invoquer comme un saint que pour prier pour lui. On était si convaincu de sa sainteté qu’on lui a coupé de ses cheveux et de ses vêtements pour les conserver comme des reliques. D’autres lui appliquaient des chapelets, des scapulaires, les croyant bénis par l’attouchement de son corps qui avait été le Temple du Saint-Esprit et l’instrument de tant de bonnes œuvres.

Fasse le ciel que tous ceux qui liront ou entendront ce récit de sa vie et de ses vertus soient portés à l’imiter !

VI. REMARQUE

sur la vérité des faits rapportés dans cette vie

Les personnes qui ont vu et connu M. Jobal verront bien que je n’ai rien avancé qui ne soit très vrai, et que, bien loin d’exagérer, je n’ai rien voulu avancer qui ne soit très certain, et j’ai été moi-même le témoin oculaire de presque tout. J’ai poussé l’exactitude jusqu’à corriger quelques faits peu importants, pour avoir la consolation de n’avoir rien dit que de vrai et je n’ai osé rapporter ce que des personnes de la probité et de la sincérité desquelles je suis très assuré m’ont écrit, de peur de hasarder la moindre chose qui soit douteuse et incertaine. Mais je me contenterai d’insérer leurs lettres ci-après, ensuite de celle de M. le secrétaire, qui seront une preuve bien convaincante de tout ce que j’ai avancé.

Car comment aurais-je osé alléguer la moindre fausseté dans un écrit que je savais devoir être vu et examiné de toutes les personnes qui, ayant été témoins elles-mêmes de tout ce que j’avance, eussent pu aisément me démentir si j’eusse apporté une seule circonstance qui n’eût été entièrement conforme à l’exacte vérité? Ainsi, non seulement je n’ai rien dit de trop ; mais je n’en ai pas même assez dit. Ses sentiments surpassaient ceux que je lui ai prêtés, et il a fait une infinité d’actions plus saintes et plus admirables que celles que j’ai rapportées. Son humilité les a tenu cachées, et elles ne seront manifestées au grand jour que dans l’autre monde, où Dieu, qui en a été le seul témoin, les récompensera selon leur véritable mérite.

 

[Jean-Martin Moye donne ensuite le texte de cinq lettres ou extraits de lettres qu’il reçut après le décès de Jobal. La première seule, venant de l’abbé Mathieu, secrétaire de l’évêché de Metz, est datée : 27 novembre 1766. Moye ajoute un commentaire à cette lettre, ainsi qu’à la dernière lettre citée. Nous omettons les lettres, qui répètent des points déjà signalés ; nous retenons les deux commentaires. Note de l’éditeur]

1. Voilà ce que m’écrit M. le Secrétaire. Comme il avait accompagné M. Jobal dans le voyage qu’il fit pour me voir pour la dernière fois un mois avant sa mort, on lui avait imputé sa maladie et sa mort, de même qu’à moi. Je lui écrivis pour le consoler de cette fausse interprétation, et voici ce qu’il me répondit dans une lettre à ce sujet : " Je suis bien consolé de l’imputation qu’on me fait d’avoir contribué à la mort de M. Jobal. Je serais bien fâché si je n’avais pas eu le bonheur de l’accompagner dans son voyage ". Dans une autre lettre il me raconte ce trait admirable de charité envers les pauvres malades, dont il tuait les poux et nettoyait les vêtements et les lits.

2. Quoique la personne qui a écrit cette lettre soit très véridique et bien éloignée de vouloir alléguer le moindre mensonge, cependant je n’ai osé en rapporter que ce que je tiens d’ailleurs et par des voies plus certaines encore.

Ce qu’elle dit dans l’avant-dernière lettre, que M. Jobal n’était point changé après sa mort, je l’apprends encore par un témoin oculaire qui était à côté de lui, qui lui a même baisé les mains, et qui recevait les livres, les chapelets, et les scapulaires des personnes pour les faire toucher à ce vénérable corps, et il m’a assuré qu’il était beaucoup plus rouge et plus vermeil que pendant sa vie, étant fort pâle de son naturel ou par l’effet de ses austérités. Cette sorte d’incorruption étant ordinairement un effet de la mortification, car on a remarqué que les corps des saints les plus mortifiés avaient été souvent préservés de la corruption en récompense des peines et des travaux qu’ils avaient supportés.

Le même témoin oculaire m’a encore appris que M. Jobal, de retour de son voyage, le samedi, avait été occupé à confesser et à travailler sans relâche, que le dimanche suivant il avait prêché au moins une heure le rosaire, et cela d’une manière édifiante, et je sais très certainement qu’il ne s’y était préparé qu’en marchant en chemin ou en priant, et en vaquant à sa besogne sans avoir rien écrit. C’était là sa manière ordinaire, et ses sermons n’en valaient que mieux, étant inspirés, dictés, et prêchés, par l’Esprit de Dieu, et animés d’une onction toute divine et toute surnaturelle.

La même personne ajoute qu’après avoir ainsi prêché le rosaire il invita les bonnes âmes à venir le réciter l’après-midi avec lui et les enfants, ce qu’il fit en effet étant à genoux, non point dans la chaire pastorale mais sur les carreaux au milieu des enfants et du peuple, récitant le Pater et faisant réciter alternativement le reste par les garçons et les filles.

Le jour que sa maladie s’est entièrement déclarée, qui était un vendredi, se voyant dans l’impossibilité de dire la messe, il fit des efforts extraordinaires pour se transporter à l’église pour aller l’entendre. Il s’y trouva si mal qu’il fut obligé de s’asseoir, et en retournant il se tenait après les murs pour pouvoir revenir dans sa chambre. Son amour pour la pauvreté lui fit demander le médecin des pauvres, et il fit venir des hommes de l’hôpital pour lui servir d’infirmiers : circonstance bien admirable, et qui fait bien voir sa vertu sincère et sa grande mortification, car c’était apparemment de peur que la nature n’eut quelque satisfaction humaine et naturelle s’il s’était servi de personnes du sexe ou de ses parents. C’était encore par prudence et par amour de la chasteté, qu’il portait au point de ne vouloir point qu’on le touchât ni qu’on le vît découvert, faisant même éteindre la chandelle quand il était absolument nécessaire de le découvrir.

Le vendredi au sortir de la messe il s’était enfermé, ne voulant voir personne, apparemment pour qu’il pût quitter ses instruments sans qu’on les vît. Ce ne fut qu’avec bien de la peine que ses parents l’obligèrent de se mettre dans un lit plus commode que celui dont il se servait ordinairement. Il ne voulut d’autre médecin que celui des pauvres ni d’autres remèdes que ceux que l’on prenait à la charité, et il défendit expressément qu’on l’enterrât autrement que les pauvres, ne voulant point de drap mortuaire ni sur la porte de l’église ni sur celle de sa maison. Il prenait même avec regret les bouillons qu’on lui donnait, disant qu’il eût mieux valu les donner aux pauvres.

On a encore remarqué que M. Jobal dans le fort de ses douleurs et même à l’agonie ne se remuait point de côté et d’autre, comme il arrive ordinairement aux autres malades, mais il se tenait dans la même situation, sans sortir la main de son lit, comme Jésus-Christ attaché à la croix; car c’était probablement là le sentiment qui l’occupait et l’animait dans ses derniers moments, où la nature est ordinairement peu maîtresse d’elle-même.

ADDITIONS SUR SON EXTÉRIEUR

[Ces trois additions sont prises à la version de l’abbé Chatrian.]

1° [Sa gravité]

Il était si composé, si plein de gravité et de modestie que les gens mêmes de la campagne remarquaient en lui quelque chose de surnaturel et de divin, comme je l’ai ouï dire à un curé dans la paroisse duquel il était demeuré quelques jours. Jamais on ne l’a vu éclater ni faire un geste qui dénotât de la dissipation, mais il souriait souvent d’une manière qui dénotait un cœur plein de bonté, d’affection, de cordialité, une joie modérée, toute spirituelle, qui est le fait du Saint-Esprit qui habite dans une conscience pure.

2° [Sa dévotion à la sainte Vierge]

Il avait coutume de se tenir à genoux sur le pavé devant son autel, car il se mettait toujours sur la pierre par humilité et par mortification, et cela pendant des temps si considérables que ses paroissiens lui portaient compassion et, craignant pour sa santé, se proposaient de le prier d’apporter à cette dévotion quelque modération.

3° [Sa dévotion envers les saints]

Il faisait dans ses processions d’après Pâques ses stations dans les différentes églises de sa paroisse, et cela alternativement pour mieux marquer la communion des saints et invoquer leurs suffrages. Je lui ai ouï dire qu’il y trouvait une singulière consolation. Pour en avoir quelque idée il faudrait sentir quelque chose de la dévotion qu’il avait pour eux, une réflexion que faisait fort à propos une personne qui est inconsolable de sa perte, et qui, ayant été témoin de sa vie, ne se lasse d’admirer ses vertus : elle me disait dans son langage naturel que tout ce qu’on écrivait de M. Jobal n’était que de la croisette en comparaison de ce qui en était, parce que, ajoutait-elle, il faisait de cœur tout en Dieu et pour Dieu, comme parlant à Dieu, voulant dire que son intérieur surpassait de beaucoup ce qui paraissait à l’extérieur.

En effet, on peut appliquer à M. Jobal ce qu’il disait des saints : que pour juger de leurs actions il fallait avoir leur esprit. On aurait encore une bien plus haute et plus grande idée de sa piété si on savait quelles étaient ses vues, ses motifs, ses intentions, et le principe qui l’animait en tout. Pour moi, plus je pense à lui, plus j’en entends parler, plus j’examine tout devant Dieu, plus je l’admire, plus je le respecte, je le regarde comme un vrai imitateur des saints et comme un vrai saint lui-même, et je ne serais pas surpris si Dieu, dans la suite, manifestait sa sainteté par des miracles.

Je regarde déjà comme un miracle et comme une preuve de sa béatitude l’heureux succès de plusieurs pieuses entreprises qu’il avait à cœur pendant sa vie, et qui, ayant été retardées, ont commencé à s’exécuter après sa mort.

 

5e PARTIE

 

Tables de la Vie de M. Jobal

 

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