3e PARTIE
LUMIÉRES SURNATURELLES
I. SON DON DORAISON
Il avait acquis le don doraison par un long et constant exercice, faisant exactement en tout temps et en tout lieu dabord une demi-heure de méditation le matin, au moins autant laprès-midi dans une visite au Saint-Sacrement, outre une demi-heure avant et après la communion.
Sans doute il a éprouvé des sécheresses et des aridités, des ennuis et des dégoûts dans ce saint exercice, comme il arrive dabord et même quelquefois longtemps aux plus grands saints. Mais Dieu, pour récompenser sa fidélité et sa constance dans toutes ses pratiques, les lui avait rendues dans les dernières années douces, faciles, et consolantes, de sorte que loraison était la nourriture de son âme la plus solide et la plus ordinaire. Cétait pour elle un pain de délice. Elle lui était devenue si familière que la fin de sa vie était une oraison continuelle. Ce nétaient plus des demi-heures réglées et déterminées quil priait, mais cétait sans cesse, sans relâche. Cétaient des matinées et des après-dînées entières quil était aux pieds des autels. Sil se fut trouvé en compagne, libre doccupation, on eût dit dix messes quil nen eût pas manqué aucune. Et laprès-midi, tandis que dautres allaient à la promenade, il se retirait dans les églises pour prier. Il fallait lui faire violence pour len faire sortir. Il était toujours le premier à y entrer, et le dernier à en sortir.
On dit communément que dans les embarras et la multitude des affaires on ne peut pas prier, nayant pas lesprit assez libre ni le cur assez tranquille pour penser à Dieu. Cela est vrai quand on sy porte humainement ou passionnément, quand on se livre à ses occupations de telle sorte quon perd Dieu de vue. Mais on ny donne quun soin raisonnable, conservant toujours sa principale attention sur Dieu, quand on ne regarde toutes les choses humaines que de lil gauche et les divines de lil droit, comme parle lImitation, quand on sacquitte de son devoir dune manière surnaturelle, sans empressement, sans passion, demeurant toujours uni à Dieu et faisant tout en Dieu, on ne perd pas le goût de la prière. Quoiquil en soit, M. Jobal me dit un jour quil était accablé daffaires et doccupations pénibles et embarrassantes, que dans ces sortes doccasion sa consolation était de recourir à Dieu par la prière, et quil nétait jamais si content et si heureux que quand, au milieu de ses nombreuses et différentes occupations, il avait quelque partie de son bréviaire à dire pour se délasser, se reposer en Dieu de ses fatigues, selon ce passage de lImitation, " Reposez-vous en Dieu car il est le repos des saints " (Imitation III ch. 21, 1). Cependant son attrait était encore plus pour loraison mentale que pour la prière vocale ; on le voyait avec édification à genoux aux pieds de lautel le corps immobile, les yeux fixés sur le tabernacle, vers lequel ses pensées, ses affections, ses sentiments; et tout son cur se portaient parce quil passait les heures et les jours dans de saints entretiens avec son Sauveur. Dieu lui parlait, il écoutait, et son âme sunissait à Dieu et Dieu remplissait son âme de ses plus vives lumières, de ses grâces, et de ses faveurs les plus abondantes.
Comme la dévotion de M. Jobal nétait pas de ces dévotions de tempérament, où tout consiste à exciter dans un cur tendre des consolations sensibles et affectueuses, souvent bien sujettes à lillusion, nétant quhumaines, naturelles, et produites simplement par limagination ou par les effets du tempérament pour contenter la nature qui aime toujours à sentir du goût et de la satisfaction et qui abhorre le néant, de sorte que lorsquelle na plus de consolations surnaturelles elle est ingénieuse à sen former elle-même en excitant en soi des mouvements tout humains, tout se passait chez lui dans la pointe de lesprit et de la volonté, dans la partie supérieure de lâme, quil distinguait très bien de la partie inférieure et sensitive. Cest pour cela quon le voyait toujours tranquille et égal à lui-même, et sa piété en était dautant plus spirituelle, plus pure, plus solide et plus constante quelle était dégagée des sens est plus élevée au-dessus de la nature. La méthode quil suivait dans son oraison était de se recueillir, de shumilier devant Dieu, et de se livrer aux opérations du Saint-Esprit par une donation et un abandon total de lui-même, laissant la grâce agir en lui comme elle voulait, recevant ses impressions et y correspondant en demeurant en paix et en silence, humilié et anéanti en présence de la majesté de Dieu, dautres fois confessant ses imperfections au Seigneur et sen dépouillant, sen détachant par le sacrifice quil lui en faisait, ou enfin demandant des grâces particulières pour lui, pour quelques âmes, et pour toute lÉglise, selon que le mouvement du Saint-Esprit le lui inspirait. Il ny a que Dieu seul qui sache ce qui sest passé en lui dans ces moments précieux.
II. SON UNION À DIEU ET SON ORAISON CONTINUELLE
À force de prier on acquiert souvent une telle habitude que la prière, de fréquente, devient continuelle, et lâme à force de recourir souvent à Dieu, de sélever souvent à lui, de se rappeler souvent sa présence, parvient aussi enfin à demeurer toujours unie en lui, selon ces paroles du Psalmiste : Providebam in conspectu meo semper (Ps 15, 8), Adhæsit anima mea post te (Ps 62, 9), Anima mea in manibus meis semper (Ps 118, 109) : " Je voyais le Seigneur toujours devant moi... Mon âme est toujours dans mes mains... ". Elle parvient à faire tout en Dieu et pour Dieu : Omnia per ipsum et cum ipso et in ipso
[Formule qui figure en conclusion du canon de la messe] : " Tout par lui, avec lui, en lui ". Voilà quelle était lunion de M. Jobal avec Dieu. Il sétait tellement appliqué à dompter ses passions et à faire mourir la nature, à réprimer son activité et à suivre le sentiment de la grâce, quil sen était fait une sainte habitude. Et pour peu quil eût agi autrement il sen apercevait aussitôt et il se le reprochait : " Je nétais pas assez uni à Dieu quand jai fait cela, quand jai dit cela. Jai agi trop naturellement ". Car voilà tous les moyens dont il sest servi pour en venir à une attention continuelle à mortifier la nature : beaucoup doraison et dhumilité. La mortification pour détacher du monde et de nous-mêmes, loraison et lhumilité nous élèvent à Dieu.Voici un endroit de ses lettres qui justifiera ce que javance : " Je ne métonne pas que Dieu me donne peu de part de ses communications divines, et je men reconnais vraiment bien indigne. Je sens pourtant quil veut my disposer par les amertumes quil répand sur ce qui mintéresse et menvironne : précieuses amertumes qui munissent à Dieu. Cela est si bon quon ne peut sen passer, pourvu que Dieu les ménage par sa Providence en donnant la mesure quil faut pour le moment présent ". Ce peu de paroles marque en M. Jobal un grand désir dentrer dans les communications et lunion avec Dieu, une haute idée de cette faveur, une humilité profonde pour sen reconnaître indigne, beaucoup de peines intérieures et extérieures jointes à une grande résignation et un saint usage quil en faisait, les acceptant comme une grâce infiniment précieuse. Voilà, dis-je, le moyen dentrer en union avec Dieu : ce nest que par les peines. LImitation le dit bien partout. Cest par la mortification quune âme sélève à Dieu et entre dans la vie intérieure et surnaturelle de la grâce. Au ch. 3 du IIe livre il est dit expressément que personne nest capable de comprendre les choses du ciel sil nest disposé à bien souffrir. Cest la croix qui nous ouvre à la vie intérieure.
Comme la vie de la nature est opposé à celle de la grâce, il faut que la première soit anéantie pour faire place à la seconde, et ce nest que par la mortification quon peut faire mourir cette nature corrompue et dépravée. Aussi M. Jobal après avoir longtemps combattu toutes les inclinations de la nature a eu la consolation de lavoir soumise. " Grâce à Dieu ", disait-il, " la misérable nature saffaisse un peu et me laisse un peu de repos ; je trouve un peu la paix du cur. Vivent pour cela les traverses et les afflictions ! ". La raison en est claire : cest que sans cela, sans les peines extérieures qui nous détachent du monde, sans les peines intérieures qui nous détachent de nous-mêmes, cest toujours la nature qui vit en nous et qui se nourrit ou par des objets extérieurs auxquels elle est attachée, ou par lamour de nous-même. Et tandis quil en est ainsi, point de paix du cur, parce que la grâce et la religion réclament contre cette vie ou ces mouvements de la nature. Mais si elle est morte, la grâce vit et lâme vit en paix, nayant plus dennemis dont elle ressente les attaques. Une excellente pratique pour parvenir à lunion avec Dieu, cest de saccoutumer de sunir à Dieu avant toutes ses actions et de les continuer dans cette union, de sorte quon ne dise rien, quon entreprenne rien quon ne soit auparavant uni à Dieu.
III. SES LUMIÉRES SURNATURELLES
La mortification, loraison, lunion avec Dieu nous mènent infailliblement à des lumières surnaturelles qui nous font voir la vérité dans sa source, cest-à-dire dans Dieu même. Dieu lui-même éclaire notre entendement ; il nous enseigne lui-même. Beatus quem tu erudieris, Domine (Ps 93, 12) : Bienheureux, Seigneur, celui que vous enseignez ! Ce nest pas tant par des raisonnements et par létude que dans la prière quon puise les lumières surnaturelles dont parle tant lImitation (I ch. 2 et II ch. 1-2). Ce sont ces lumières qui sont la science des saints. Heureux donc ceux que Dieu daigne ainsi éclairer par lui-même et qui ont les yeux du cur ouverts - Illuminatis oculis cordis (Ep 1, 18) - pour voir et sentir la vanité des choses du monde et la solidité des vérités du salut !
Or, M. Jobal a été favorisé de cette grâce de lumière. Le Saint-Esprit était son maître et il élevait son entendement au-dessus des vues humaines pour le rendre capable des infusions et des illustrations divines. Il arrivait souvent quen entendant la messe, à lépître ou à lévangile, en récitant le bréviaire, en lisant lÉcriture, tout à coup lEsprit de Dieu lui développait le sens dun passage de lÉcriture dans un jour et une clarté toute divine, de sorte que cette vue le pénétrait, le ravissait, et lui causait des impressions merveilleuses qui lui restaient longtemps et quelquefois toute la vie.
Cette illustration lui venait souvent même dans la conversation en parlant ou entendant parler de Dieu et des choses spirituelles. On le voyait tout à coup comme ravi et absorbé. Alors il levait les mains, et sil était assis il les laissait aussitôt retomber sur ses genoux, et les yeux fixés à terre. Il était aisé de voir que son intérieur était tout occupé de la vue de quelque vérité que les lumières de la foi lui présentaient dune manière si vive et si pénétrable que son entendement en était tout rempli et son cur tout enivré, de sorte que ses sens étaient fermés à tout autre objet. Et sil était debout et quil se promenât ; il sarrêtait tant soit peu, croisant les bras, levant la tête vers le ciel, les yeux presque fermés, la bouche entrouverte, le tout sans affectation, car cétait pour ne rien affecter quil ne tenait pas les yeux ouverts et élevés vers le ciel, afin quon ne remarquât pas ce qui se passait en lui ; mais pour peu quon le considérât attentivement, on sapercevait quil était tout recueilli en lui-même, et quil recevait dans le moment des impressions toutes divines et toutes célestes.
Ces lumières étaient aussi une suite de la pureté de son cur, car Jésus-Christ nous dit dans lÉvangile : " Heureux ceux qui ont le cur pur, car ils verront Dieu ". Cest aussi à la pureté du cur que lImitation attribue ces lumières surnaturelles ; elle assure même quune âme pure pénètre jusque dans le ciel. Cependant, comme il arrive que la lumière même donne encore un plus grand désir dêtre éclairé ici-bas, plus on saperçoit que toute la clarté et les plus vives lumières de ce moment ne sont que ténèbres en comparaison de cette clarté divine qui, sortant du sein de Dieu, éclairera les élus et leur découvrira les mystères les plus cachés. M. Jobal gémissait souvent par la considération de lobscurité de la nuit de cette vie, et il soupirait après le grand jour du jugement pour voir tout à découvert. Ce sentiment lui était très ordinaire. Un jour que nous sortions dun bois dont les ombres épaisses obscurcissaient un peu la clarté du jour qui parut dans tout son éclat " Voilà ", sécria-t-il avec une sorte de joie intérieure, " voilà qui me représente la clarté du grand jour du jugement, où nous verrons tout clairement et manifestement ". Et il convint dans ce moment quil avait un grand désir de voir lavènement de ce jour, parce que dans ce monde nous ne voyons quà travers les ombres de la foi, quon y est sujet à bien des erreurs et des illusions.
Quand on est une fois éclairé de ces lumières surnaturelles on ne juge plus les choses selon les apparences, mais on les voit telles quelles sont en elles-mêmes et aux yeux de Dieu, puisque cest lEsprit de Dieu même et la lumière de sa grâce qui nous les fait voir. On voit donc alors la vanité de ce monde, ses erreurs, ses égarements, ses folies, ses préjugés, quomodo mundus errat et clarius videt (III, ch. 20, 21). On voit aussi la solidité, la sainteté, la grandeur des mystères et des vérités de notre religion ; et ce qui choque et scandalise les mondains édifie les âmes simples dans la science du siècle et éclairées dans celle du salut. On ne juge donc plus selon le monde ; au contraire, on juge et on parle tout différemment, on approuve ce quil condamne ou condamne ce quil approuve ; on blâme ce quil loue, on trouve que ce quil blâme est digne de louange, on méprise ce quil estime et on estime ce quil méprise, on aime et on recherche ce quil fuit et on abhorre ce quil aime. Cest dans ce sens que lImitation applique à une âme éclairée de ces lumières surnaturelle ce quIsaïe dit du Messie, quil ne jugera pas des choses selon ce quil verra des yeux du corps ni selon ce quil entendra par les oreilles extérieures, mais jugera tout selon la vérité : Non secundum visionem oculorum judicabit neque secundum auditum aurium arguet (Is 11, 3).
IV. IL AVAIT LE DON DINTELLIGENCE
ET CELUI DU DISCERNEMENT DES ESPRITS
Ces lumières surnaturelles ne servent pas seulement à connaître la vanité, le néant, et la fausseté des discours, des préjugés, et de toutes les choses du mine, mais elles nous donnent de lintelligence pour les choses de Dieu. On commence à entrer dans les secrets de Dieu, car Dieu se révèle à ses amis, et surtout aux simples ; il leur manifeste ses desseins, ses vues, sa conduite autant quil le juge à propos : Jam non dicam vos servos (Jn 15, 15).
Ainsi M. Jobal découvrait souvent les desseins de la sagesse de Dieu dans les événements où le monde ne voyait et ne comprenait rien et dont il était même scandalisé, et il admirait la Providence en tout. " Mon Dieu ", sécriait-il, " que la Providence est admirable ! Que la conduite de Dieu est bienfaisante ! Que le bon Dieu fait bien toutes choses ! ". Il prévoyait même bien des choses à venir, car quand une fois on pénètre dans les secrets de la conduite de Dieu, dune chose on en peut conclure une autre, de ce qui arrive on peut conclure ce qui arrivera. On sait par exemple que les uvres de Dieu commencent par la peine, lhumiliation, et lobjection, et quelles ont un progrès moins difficile et une heureuse fin ; ainsi en voyant commencer une chose de cette manière on peut en juger sainement et prévoir les suites. Or, comme les ouvrages du monde ont les caractères tout contraires, on peut aussi les distinguer et en prévoir aussi les suites. Il nest pas difficile de juger que les uvres du démon, du monde, et de la nature, commençant avec éclat, avec emphase, avec applaudissements, se terminent à rien.
M. Jobal a prédit une chose contre toutes les apparences humaines ; si elle arrive, lévénement justifiera la vérité de sa prédiction. Ses lumières surnaturelles lui servaient encore merveilleusement pour distinguer dans lui-même et dans les autres les opérations de la grâce davec celles de la nature, limagination davec linspiration, la vraie dévotion davec la fausse. Il voulait quon fût extrêmement en garde contre son imagination, et il avait coutume de dire que ce que lon faisait par imagination nétait rien, de sorte que la plupart des beaux projets et des belles idées que nous arrangeons dans notre esprit ne sont que des illusions de limagination. Ce que Dieu veut et fait en nous se fait tout autrement, contre notre idée, et sans grande apparence dans les commencements, tant dans les pensées que dans les actions. Aussi M. Jobal disait quon devait beaucoup se défier de son imagination, qui nous porte à bien des choses qui nont que de lapparence et point de réalité, et que quand bien même une chose serait bonne en elle-même, si ce nest pas le mouvement de Dieu qui nous porte à le faire, mais la seule imagination, cest du temps perdu.
Il distinguait ce quil y avait dhumain et de divin, de naturel et de surnaturel. Il avait par conséquent le don de discerner les esprits, car lesprit de Dieu, quand il est dominant dans une âme, voit et connaît cet esprit dans une autre par le rapport et la sympathie quil y a entre lun et l autre. Et par une raison contraire il voit aussi lesprit mondain ou lesprit dune fausse piété ; il distingue les faux dévots davec les vrais. Sainte Thérèse disait quelle voyait au loin des personnes qui disaient avoir certains dons et certaines grâces quelle avait elle-même, et qui nen avaient que le langage et lapparence sans en avoir la réalité. Ainsi M. Jobal sentait à labord, pour ainsi dire, dune personne, à son air, à ses manières, à son langage, quel était lesprit qui lanimait, et ce don de discernement, loin de lenorgueillir, lhumiliait extrêmement et le confondait, parce quil eût voulu ne rien voir dans les autres que du bien, et se regarder comme le dernier de tous les hommes. Mais ses lumières étaient si perçantes quil voyait aussi jusquaux moindres imperfections, et surtout ce quil y avait dhumain dans une âme et de naturel, parce que comme lesprit qui lanimait était tout de Dieu et ses sentiments tout surnaturels, il sentait mieux que personne lesprit et les sentiments opposés. Les contraires ne paraissent jamais mieux que par lopposition. Non, jamais je nai vu personne porter un jugement si juste sur ces dispositions intérieures des âmes que ceux quil en portait. Jai vu cent fois des personnes qui passent pour bien éclairées être trompées par les apparences dune fausse piété, élevant jusquau ciel des âmes pleines de défaits et dillusions. Mais, pour lui, il nen était point dupe du tout. Il en sentait dabord le faible. Cependant sa charité lui faisait tout dissimuler, supporter et cacher les défauts du prochain. Ce nétait que dans les cas de nécessité et lorsque la prudence le demandait quil sen servait, et cela à très peu de personnes, à qui il avait de bonnes raisons de les communiquer.
Il ma dit dans deux mots qui mont fait une grande impression et que je noublierai jamais le bien et le mal qui étaient en moi, et cela un peu avant de nous quitter pour la dernière fois. Comme sa piété et ses lumières allaient toujours en augmentant, cétait surtout dans ses dernières années quelles étaient si perçantes et si sublimes, car de même quun miroir bien net représente bien mieux les objets, au lieu que celui qui est sale et malpropre ne les fait voir quà demi ou point du tout, ainsi notre cur, notre intérieur, est le miroir qui nous représente toutes choses. Sil est pur nous voyons tout clairement : Spiritualis judicat omnia (1 Co 2, 15). Mais sil est corrompu par la passion ou obscurci par les nuages des affections humaines, nous ne voyons rien que passionnément et nous sommes sujets à mille erreurs. Cependant, quon se garde bien de juger témérairement le prochain, sous prétexte quon aurait le don de discerner les esprits, à moins que ce don ne soit bien constant, ce quon ne doit pas croire aisément. Il faut toujours sen tenir à la règle de lévangile, qui est de ne juger ni penser mal de personne, à moins quon ne soit en place et obligé par état à veiller sur les autres.
V. IL AVAIT LE DON DÉDIFIER,
DE CONSOLER, ET DE SOUTENIR LES ÂMES
Il suffisait de le voir pour être édifié. Quand même il neût pas dit une parole, sa modestie, son recueillement, sa douceur, sa paix, sa bienveillance, sa candeur, sa chasteté, sa pureté, son innocence, et toutes les vertus chrétiennes paraissaient peintes sur son visage et dans tout son extérieur, qui était toujours composé et plein de retenue. Ainsi on pouvait bien dire de lui ce que lon disait de saint François, quil prêchait en marchant dans les rues et partout où il était, parce que sa seule présence répandait partout la bonne odeur de Jésus-Christ ; et comme je lai déjà remarqué, son souvenir seul et la pensée de sa personne étaient capables de faire dans les âmes des impressions salutaires. À peine paraissait-il dans une compagnie que limpudence, la dissolution, la médisance, et tous les vices qui y régnaient étaient obligés de se contraindre par respect pour lui. La haine déclarée quil portait à tous les vices les faisait disparaître de sa présence. Le démon était obligé de céder à lapproche de sa piété. Il fit diverses visites dans son dernier voyage, et un de nos amis communs mécrit aussitôt après que la visite de M. Jobal na pas été inutile, ayant laissé après soi la bonne odeur de ses vertus, quil a ranimé les bons et saints désirs dans son cur et celui de ses confrères voisins, et quils ont pris en conséquences de saintes résolutions. Il a édifié partout et les prêtres et les paroissiens, et on la vu avec admiration servir la messe en surplis dans un pauvre village, voulant témoigner par là la haute idée quil avait des moindres exercices du ministère. Partout on le regardait comme un saint ou comme un ange, tant sa piété et la pureté de ses murs éclataient en tout son maintien, malgré le soin quil prenait de ne rien affecter.
Sa présence avait aussi la vertu de consoler et de soutenir les malades et les affligés. Jai vu des personnes qui, accablées dune longue et pénible maladie, mont assuré que leur plus grande consolation était de voir M. Jobal, surtout quand il récitait près delles quelque partie de son bréviaire. Les personnes affligées allaient le trouver pour chercher dans ses avis et ses remontrances charitables un remède et un soutien dans leurs maux. Et une parole sortie de sa bouche, " Allez, allez, prenez passage, courage, cela ira bien, offrez vos maux à Dieu, souffrez-les patiemment, Dieu vous aidera, ayez confiance ; la Providence ne vous manquera pas ", une de ces paroles, ou dautres dictées par la charité qui lanimait, portait la paix et la consolation dans une âme désolée à qui il ladressait. Elle sen retournait ainsi contente, consolée, fortifiée, et édifiée.
VI. GUÉRISON MIRACULEUSE OPÉRÉE PAR SA MÉDIATION
Je laisse aux supérieurs à examiner le fait que je vais rapporter, et à juger sil tient du miracle. Mais une chose est très certaine : jen ai été témoin oculaire. Je lai toujours cachée et tenue dans le silence, mais à présent il est temps de la découvrir pour la gloire de Dieu et lhonneur de son serviteur.
Mme Miguet, qui avait une très grande confiance en M. Jobal, était malade dune hydropisie. Son état était si désespéré quelle était abandonnée des médecins. Et je me souviens très bien que, létant allée voir, sa sur me dit que les médecins lui avaient dit quil ny avait plus pour elle de guérison à espérer. Elle sattendait donc à mourir à chaque instant lorsque M. Jobal dun ton décisif dit quil fallait faire la ponction. On la fit. Je vins par hasard, ou peut-être par un effet de la Providence afin que je fus témoin de ce prodige. Je vis en entrant deux vases, un chaudron, si je ne me trompe, et un cuveau ou un baquet rempli de leau sortie de son corps par le moyen de lopération. Je frémis en voyant cette quantité prodigieuse dhumeurs, et je métonnai de ce que la malade ne fut pas morte pendant une opération si longue et si douloureuse en la situation où elle était. Mais je fus encore bien plus surpris de la voir se rétablir par après et recouvrer totalement sa santé. Elle vit encore actuellement, et se porte beaucoup mieux quavant sa maladie.
Voilà ce que jai toujours considéré comme un miracle, quoique je nen aie rien dit à personne, et trois raisons mont porté à le croire :
1° la promptitude et la certitude de la détermination de M. Jobal à décider de lui-même sans consulter, et même peut-être contre lavis des médecins qui, la voyant dans cette extrémité, nosaient sans doute pas hasarder cette opération de peur quelle nexpirât entre leurs mains. Comment M. Jobal, si prudent, si humble, et si édifiant, si fort de ses lumières dans les choses de son ministère, eût-il aussi témérairement décidé de son chef quil fallait faire cette opération, sil ny eût été porté par une inspiration et un mouvement surnaturel ?
2° Cest que dans le cours ordinaire de la nature la malade eût dû mourir dans lopération.
3° Cest que, quand bien même elle eût pu en soutenir la douleur, elle eût dû mourir après, car lexpérience fait voir que, moralement parlant, cette opération ne fait que prolonger les jours, mais quelle ne guérit pas radicalement, et que ceux à qui on la fait meurent plus communément que ceux à qui on ne la fait pas. Cependant la personne a été radicalement guérie, quoique son état eût été cent fois plus désespéré que celui de mille autres qui en meurent. Je laisse encore une fois aux supérieurs à en juger et à en décider.
VII. DES ENFANTS SONT BAPTISÉS
PAR SA PRIÈRE ET SES SOINS
[Ce passage reprend la doctrine du pamphlet sur le baptême des foetus, dont Moye trouve une illustration dans le ministère de son ami. Cette défense dune pratique contestée ne fut pas étrangère à lagitation locale qui allait amener lévêque, pendant la semaine sainte de 1767, à interdire Moye dans la paroisse de Dieuze, ce qui fut à lorigine du départ de celui-ci pour la prévôté de St-Dié, puis pour les Missions étrangères et la Chine. Le souci du baptême des enfants pendant la famine de 1777-1779 fut un aspect notable de son apostolat au Sichuan. Note de léditeur]
Lorsque M. Jobal était vicaire à Sainte-Simplice une femme enceinte y mourut, et il fit en sorte, pas son attention, ses prières, et ses soins, quon lui fit lopération césarienne, de sorte que lenfant fut tiré du sein de la mère morte, et il eut la consolation de lui administrer le sacrement du baptême, ce qui était pour lui un plus grand sujet de joie que si on lui eût donné toutes les richesses et tous les trésors du monde.
Mais voici un fait plus merveilleux, et qui est une marque plus sensible du pouvoir quil avait auprès de Dieu pour obtenir de lui des grâces pour le salut des âmes. Trois ou quatre mois avant sa mort, ayant appris quune femme de la paroisse avait, à ce que je crois, une perte de sang dans le commencement de sa grossesse, il donna dabord les avis convenables en pareil cas pour quon prît toutes les précautions nécessaires afin quon pût donner le baptême à lenfant, et ensuite il se mit en prières, demandant cette grâce à Dieu avec ferveur, car il avait un zèle extrême pour procurer le baptême aux enfants, surtout dans ces incidents fâcheux. Le ciel exauça ses vux. Lenfant, quoique dune extrême petitesse, eut le bonheur dêtre baptisé, et il survécut encore quelques minutes après son baptême.
Voilà certainement encore un trait dune Providence particulière et un fruit bien consolant de son zèle. On exposa ensuite lenfant mort, et comme il était extrêmement petit et presque imperceptible, ce fait excitant la curiosité, on venait en foule autour de la maison pour la satisfaire. Plusieurs en prenait occasion den rire, soit par légèreté, soit que le démon à qui on avait enlevé une âme, les y excitât pour tourner ce fait en ridicule. Ces rires et ces moqueries continuèrent jusquà lenterrement, où ils augmentèrent encore.
Voilà ce quon appelle dans le vulgaire, et parmi le monde, qui est erroné en ses jugements, et qui ne se conduit que par préjugés sans rien examiner à fond, voilà, dis-je, ce quon appelle donner du scandale. Mais selon les principes de la saine théologie, cest surprise, admiration, étonnement, ou tout au plus scandale reçu et non donné, scandale pharisaïque que lon tire dun bien nécessaire, mais dans la réalité une vraie édification, parce quédifier, cest porter au bien. Et par cette conduite M. Jobal montrait quon devait avoir un soin extrême de baptiser ces sortes denfants, comme on y est obligé sous peine de péché mortel, quand même on devrait pour cela sacrifier sa vie même et perdre son repos, sa santé, sa réputation. Car selon la décision de tous les théologiens on est obligé de sacrifier un bien dun ordre inférieur pour procurer au prochain un bien dun ordre supérieur, du moins dans les cas de nécessité. Or, la vie humaine et temporelle du corps est peu de chose en comparaison du salut dune âme. Ainsi il nest rien quon ne doive faire et souffrir pour le procurer.