2e PARTIE
SES VERTUS
I. SON HUMILITÉ
En traitant de ses vertus je commence par son humilité, car cétait sa vertu favorite. Cétait celle quil désirait, quil recherchait le plus, et quil admirait davantage dans les saints. Cétait en cela quil eût désiré ardemment les imiter. Oui, ce quil admirait le plus dans les saints, cétait ce sentiment intime quils avaient de leur bassesse, de leur néant qui leur faisait préférer les autres à eux-mêmes, en sorte quils sestimaient les moindres de tous. Aussi la manière dont il pensait, dont il parlait de lui-même était toujours pleine de modestie et dhumilité. Il sappliquait le passage du Psaume : Ut jumentum factus sum apud te (Ps 72, 23). " Je suis comme une bête en votre présence ". Il disait que ce verset lui convenait parfaitement et faisait son portrait. " Voilà ", disait-il, " le passage de lÉcriture qui me peint au naturel devant Dieu, dans loraison, aux visites du Saint-Sacrement, dans lintelligence de lÉcriture. Je suis un stupide : Animalis homo non percipit ea quæ Dei sunt (1 Co 2, 14). À la garde du bon Dieu cest au moins un remède contre lorgueil ". Voilà comme il pensait et comme il parlait de lui. Mais sil est vrai quil ait été ainsi devant Dieu sans sentiments, il est bien admirable quil y soit demeuré des deux et trois heures entières en prière, car il est bien plus difficile de persister dans loraison dans un état de sécheresse et de dégoût que lorsquon y éprouve des goûts et des consolations.
Lorgueil était son ennemi déclaré. Il sappliquait à en examiner et à en découvrir jusquaux mouvements les plus imperceptibles. Il avait une extrême appréhension quil ne sen mêlât tant soit peu dans les vertus qui lui étaient les plus opposées, comme dans la simplicité et la modestie. Voilà pourquoi il disait : " Je crains une simplicité dorgueil et de singularité ". Il regardait comme une grande grâce de se bien connaître soi-même, et il profitait de tous les événements pour en tirer cette connaissance de son intérieur, faisant en toutes les occasions des retours et des réflexions sur lui-même pour discerner tous les plis et les replis de son cur, surtout le retour de lamour-propre. Faisant de ces sortes de réflexions sur le peu de succès de la peine quil se donnait dans une occasion, il ajoute : " Cest là ce qui me fait rabattre de la bonne opinion que javais de ma besogne. En tout cas on gagne infiniment à se connaître. Aussi je ne connais point de consolation plus solide ".
La tentation de ce vice était pour lui un remède contre le vice même, une occasion et un motif dexercer la vertu contraire. Il tirait un grand avantage de tout pour shumilier. Quand une chose ne réussissait pas il sen attribuait toujours la faute. " Cest ma faute ", disait-il, " cest Dieu qui la permis pour punir mon orgueil ou mon empressement ". Quand il avait reçu quelque mépris ou quelque humiliation il venait nous la raconter avec jubilation, croyant lavoir mérité. Ce nétait presque que dans cette occasion quil sortait de lassiette tranquille de son âme pour se livrer à un mouvement de joie, qui faisait bientôt place à toutes sortes de réflexions que son humilité lui faisait faire sur loccasion quil pouvait y avoir donnée, lattribuant tantôt à son imprudence, tantôt à une manière dagir trop humaine, tantôt à un défaut de précaution. " Jen dis mon mea culpa ; jai mal agi, je le sens bien ". Quiconque avait quelque reproche à lui faire était toujours bien reçu et écouté avec beaucoup dattention, et il navait pas beaucoup de peine à se faire croire. Il ne parlait presque jamais de lui ni de ce quil faisait, que lorsquil y avait de quoi lhumilier. Du reste, il conservait un profond silence sur ce qui se passait en lui, sur les grâces que Dieu lui faisait. Il observait bien rigoureusement cette maxime de lImitation, quil faut cacher la grâce sous la garde de lhumilité, et quil ne faut pas beaucoup en parler : Nec multum inde loqui.
Il avait admiré ce qui est rapporté dans les Révélations de sainte Marguerite du Saint-Sacrement : que la sainte Vierge et saint Joseph, au lieu de sentretenir sur les grands mystères qui se passaient à leurs yeux, et dont ils étaient les coopérateurs, les honoraient au contraire par un silence respectueux, et quau lieu den parler ils les méditaient dune manière admirable et qui surpasse toute expression. Cela confirme ce qui est dit dans lévangile, que la sainte Vierge conservait toutes ces choses, les méditant dans le fond de son cur. Depuis quil avait fait cette remarque il était plus réservé et plus circonspect que jamais pour parler de dévotion et de spiritualité. Il fallait quil y eut une grande nécessité ou utilité pour manifester son intérieur et parler des grâces quil recevait. Mais plus il a pris soin de cacher sa vertu aux yeux des hommes, plus Dieu la fera éclater.
Il avait aussi un grand soin de cacher tout ce qui eût pu lui procurer de lhonneur devant les hommes. Monseigneur, en le nommant à la cure de Sainte-Ségolène, lui écrivit la lettre la plus gracieuse, lui disant que, connaissant son zèle et ses talents pour le ministère, il avait jeté les yeux sur lui pour cette place. Dautres nauraient pas manqué de montrer une semblable lettre et de sen faire honneur. Lui, en mécrivant la nouvelle de sa nomination à cette cure, ne me dit pas un mot de ce qui était contenu dans cette lettre. Il ne se prévalut jamais en aucune manière de la noblesse de sa famille. Au contraire, il prenait la dernière place partout, à la table, en marchant dans les rues, en passant. En disant le bréviaire il ne commençait point et cédait toujours cet honneur aux autres. Et il faisait tout cela de si bonne grâce et dune manière si engageante et si persuasive quil semblait que cela se dût ainsi, comme il en était convaincu lui-même. Je me suis reproché cent fois intérieurement de prendre le pas sur lui, mais je pensais à cette occasion quil était de lordre de la Providence que devant avoir la première place dans le ciel il eût la dernière sur la terre. Je mhumiliais dans cette vue, sachant quil valait incomparablement mieux que moi et quil serait au-dessus de moi dans le ciel. Quelquefois je le laissais faire, admirant son humilité, et me flattant que jaurais part à son mérite.
Il détestait le faste, lostentation, la vanité dans les habits et dans la façon de parler. Cest par humilité quil avait des manières et un style simples. Il avait une sainte antipathie pour lesprit du monde et ce qui ressentait le monde. Quand quelquun affectait de bien parler, il le portait sur les épaules, il lappelait par dérision, grandi loquens. Il sétait mis au-dessus du respect humain. Je lai vu, dans des assemblées honorables, mal accommodé et sans poudre, parce que la circonstance lavait ainsi exigé, sans concevoir la moindre peine ou la moindre inquiétude sur la manière dont on le prendrait. Je me suis souvent rappelé avec édification quétant à lÎle, où nous disions le bréviaire ensemble, il ne fit aucune difficulté de se mettre à genoux devant les officiers et dautres gens du monde, à qui il prévoyait combien cela paraîtrait ridicule.
II. SON AMOUR POUR LA PAUVRETÉ
Il ne se bornait point à la modestie et à la simplicité ; il allait jusquà aimer la pauvreté. Cest par amour pour cette vertu quil a vendu ses couverts dargent. Il portait des habits pauvres, rapiécés ; cétait souvent lui qui les raccommodait ; ils étaient cependant décents. Il navait que des meubles fort simples. On lavait engagé à acheter des tapisseries et des meubles convenables à sa condition et à son rang ; mais il me protesta que sil eût fallu faire cette dépense, ceût été lui arracher une côte, et quil se sentait pour cela un éloignement inexprimable. Il avait seulement fait raccommoder quelques chaises pour orner son appartement, et il avait fait gagner cela à un pauvre tourneur de sa paroisse. Voilà ce qui le consolait de cette dépense, car ce nétait quà lextrémité quil en faisait pour lui-même, pensant que cétait autant de diminué pour les pauvres. La chambre où il couchait était plus pauvre que celle du dernier vicaire du diocèse. Et encore quand il avait quelques étrangers, il la leur cédait et couchait sur un petit lit de sangles sans rideaux. Il était dans la joie et ressentait une extrême consolation quand il était dans la maison des pauvres et quil conversait avec eux. Il était bien résolu de ne jamais donner de repas de cérémonie, quil regardait comme un très grand abus, tant pour la dépense superflue que pour la sensualité. Aussi ses mets favoris étaient ceux des pauvres. Les pommes de terre et les légumes faisaient ses délices.
Cest toujours par amour de cette simplicité et de cette pauvreté quaprès avoir mûrement réfléchi et délibéré près dun an, écoutant avec beaucoup dimpatience et dindifférence les raisons de part et dautre, quil sest déterminé à ne se point friser et à ne point porter de manchettes, convaincu par de solides raisons et par son sentiment intérieur. Certaines personnes de considération ayant prié Monseigneur de lengager à se mettre dune manière plus convenable, ce prélat a répondu quil sen garderait bien, autorisant par cette réponse la conduite de M. Jobal, quil honorait de son estime, le considérant comme un des plus dignes prêtres de son diocèse. Je remarque, à loccasion de cette détermination de M. Jobal quil na pris son parti quaprès peut-être plus dun an dexamen, linjustice des préjugés et des discours du monde. On simaginait quil donnait à tort et à travers dans tout ce qui avait lapparence de la dévotion, et quil suivait aveuglément les conseils de gens qui abusaient de sa simplicité. Ce sont les gens du monde qui donnent ainsi aveuglément et témérairement dans le torrent de la mode et de la coutume, sans examiner si cela est bien ou mal aux yeux de la religion. Mais les personnes dune vraie piété, et dune piété aussi éclairée que celle de M. Jobal pèsent tout aux poids du sanctuaire, examinant tout sans préjugés et sans passion, au lieu que les mondains en sont remplis. Les premiers consultent Dieu, au lieu que les autres ne consultent que leurs intérêts ou leur cupidité. Les uns pensent au jugement que Dieu portera de leurs actions, au lieu que les autres nont dautre attention quaux discours et au jugement du monde. Il est étonnant après cela que lon tourne en ridicule une conduite et des actions auxquelles il ne sétait déterminé quaprès un examen si mûr et des raisons si fortes et des conseils si prudents, des prières si longues et si ferventes pour connaître la volonté de Dieu, et enfin avec des vues si droites et des intentions si pures. En agissant de la sorte on nest guère sujet à lillusion.
Il avait pitié de ceux qui donnent dans la vanité des meubles et des habits sous prétexte dinspirer par là du respect pour leur personne, et de se procurer plus dautorité, traitant cette conduite de prudence humaine opposée à lesprit de la pauvreté et de la simplicité évangéliques, seules capables dinspirer le respect et la confiance surnaturelle nécessaires pour faire un fruit réel et solide dans le ministère, au lieu que la conduite opposée ne sert quà nourrir et à entretenir le monde dans ses abus, et détruit par lexemple le fruit quon devrait faire en prêchant sur le mépris du monde et de ses vanités.
Voici ce quil mécrivait à ce sujet à loccasion de sa nomination à la cure de Sainte-Ségolène : " Je serai pauvrement logé ; jespère vivre pauvrement ; jaurai un pauvre revenu, il y a apparence, car le casuel, qui est presque tout, nira pas haut, si, comme je suis déterminé, je ne lexige pas bien strictement. Nai-je pas raison de me réjouir de tout cela ? Et nest-ce pas une joie spirituelle ? Jai lieu despérer que Dieu ne bornera pas ses récompenses à la terre, et que je puis en attendre de meilleures ". Non habemus hic manentem civitatem (He 13, 14). Elegi abjectus esse in domo Domini magis quam habitare in tabernaculis peccatorum (Ps 83, 11) ; " Nous navons point ici-bas une demeure permanente... Jai choisi dêtre des derniers dans la maison de mon Dieu plutôt que dhabiter dans les tentes des pécheurs ".
III. SA MORTIFICATION
Jai déjà parlé de la mortification intérieure de ses passions, de ses affections humaines, et de lactivité de la nature pour nagir que par le mouvement surnaturel de la grâce, ce qui est déjà un genre de mortification bien pénible, et qui lui a occasionné bien des combats et bien des sacrifices. Il sagit donc ici de la mortification corporelle, de la mortification des sens, qui est le fruit de lintérieure et qui en est aussi comme laliment.
Voici ce quil en pensait, car notre dernière conversation a été sur cette matière. Il disait quil fallait toujours augmenter dans lesprit de mortification, que cependant, pour des mortification et des pénitences extraordinaires, cest-à-dire capables daltérer la santé, il ne fallait point sy livrer sans un attrait particulier de la grâce bien examiné, ou sans une nécessité spéciale de faire pénitence pour de grands péchés. Voici donc en quoi il voulait quon fît consister la mortification : dans une privation constante de tous les plaisirs, de tout ce qui flatte les sens, de tous les divertissements, de toutes les satisfactions naturelles, et dans une application continuelle à se mortifier dans tout, en tout temps et en tout lieu, comme dit lImitation, dans les petites choses comme dans les grandes, à tout heure et à tout moment : In omni loco, in omni hora, et in parvis et in magnis (III, ch. 37, 5). Voilà le genre de mortification quil demandait : une privation de toute satisfaction naturelle et un renoncement à soi-même en tout, et une attention pour avoir toujours quelque chose à souffrir. Et par conséquent il ne voulait pas quon se satisfît à certains temps, à certains moments, ni quon usât pleinement et avec une liberté entière des satisfactions même nécessaires, comme du boire et du manger, du sommeil et du repos, mais quon nusât de cela quavec modération, avec réserve, et trouvant encore moyen de mortifier la nature en la satisfaisant, par la manière de le faire. Voilà ce quil pensait et ce quil pratiquait.
Aussi sa vie était une mortification et un martyre continuels. Et cette manière de se mortifier toujours et en tout temps et dans les plus petites choses, est bien plus difficile que de se mortifier à certains moments dans de grandes, ensuite de se relâcher et de se dédommager par après.
Ce genre de mortification est admirable,
1° pour faire mourir la sensualité, et pour nous tenir continuellement unis à Dieu, car en ne se mortifiant quen certains temps et en se proposant quelque satisfaction par après, la nature vit toujours et se nourrit toujours par lespérance de ce dédommagement futur. Mais quand on la prive du présent, et quon ne lui donne plus despérance pour lavenir, il faut quelle meure puisquelle na plus rien qui la soutienne.
2° Pour nous tenir unis à Dieu, car à mesure que nous nous élevons au-dessus des sens notre âme sunit à Dieu et entre dans la vie surnaturelle, et à mesure que nous nous rabaissons vers les choses terrestres et sensibles nous quittons les choses spirituelles et célestes. Voilà ce que veut dire ce passage de lImitation : Gratia quærit esse sursum et natura deorsum ; " La grâce demande de sélever, et la nature de se rabaisser ". Ce genre de mortification est donc bien grand, bien héroïque, mais aussi il est si difficile quil y a bien des gens qui aimeraient mieux mourir que de se priver pour toujours de cette satisfaction volontaire et délibérée. Et Tertullien, en parlant de quelques païens qui navaient pas le courage dembrasser la religion chrétienne quils approuvaient, dit que ce qui les retenait, cétait plutôt la crainte dêtre privés des plaisirs auxquels les chrétiens renonçaient, que la crainte de la mort et des supplices auxquels ils sexposaient.
Tel était cependant le genre de mortification de M. Jobal, un retranchement total de toute satisfaction volontaire et délibérée, de sorte quil ne faisait jamais un pas dans la voie du plaisir même permis. Jamais on ne lentendait parler de plaisir, ni de divertissement, ni de récréations, quelque innocentes quelles fussent. Jamais on ne lentendait parler dune partie de plaisir quil eût à se promettre, ni sen rappeler quelquune dont il eût joui. Il était bien éloigné de tout cela. Mais il ne bornait pas là sa mortification. Il usait avec tant de réserve et de retenue des choses même nécessaires à la vie quil était plus facile de sen passer que den user comme il faisait. Il ne contentait jamais ses appétits ; il buvait et mangeait sans cesser davoir faim et soif. Il se chauffait sans cesser davoir froid. Ainsi de toutes les autres choses. Il ne contentait jamais tout à fait la nature ; il ne prenait jamais toutes ses aises; il fallait quil eût toujours quelque chose à souffrir. Mon Dieu ! Quelle sobriété ! Quelle mortification ! Quelle tempérance dans ses repas ! Il était ingénieux à mortifier la nature, même en ne lui donnant son nécessaire. Et il ne lui donnait quaprès avoir modéré son empressement et sa vivacité à demander ce quil lui fallait. Il était toujours le dernier à venir pour prendre ses repas, et comme nous lui reprochions quil nous faisait attendre après nous avoir invités à manger avec lui, et que cétait un défaut, il en convint dabord et se trouva exact à lheure ; mais il servait les autres, il coupait du pain ; et on voyait quil ne commençait à manger quà regret et après avoir réprimé de mille manières lempressement que la nature a à satisfaire ses appétits. Cétait comme un supplice pour lui quand il fallait venir à table. Cest pour cela que M. Demange, curé de Guéblange, lappelait, " Notre saint Bernard ". Il avait toujours autre chose à faire pour lors. Tantôt il raccommodait son chapeau, tantôt, etc... " Mangez toujours ", disait-il, " je vous rattraperai ". Quand on le servait, cétait toujours trop. " En voilà assez, assez ". Et à peine avait-il un peu mangé quil cessait, examinant si cela ne suffisait pas ; puis il recommençait, prenant morceau par morceau. Encore une fois il était plus aisé de se passer tout à fait de tout que den user avec une telle réserve.
Que cette manière de vivre suppose de vertu ! De tels repas valaient bien un jeûne ! Cependant il jeûnait encore outre cela souvent, et quelques années avant sa mort continuellement, ne faisant quun repas par jour et collationnant le soir. Il buvait du vin, mais il y mettait tant deau quil conservait à peine le goût et la couleur du vin. Jamais point de liqueurs ni de vins étrangers, de sucreries, de délicatesses. Sa raison pour ne pas embrasser ni conseiller de mortifications extraordinaires nétait pas seulement la conservation de la santé, mais surtout la crainte de tomber dans la présomption en voulant entreprendre au-dessus de sa mesure de grâce, comme il est dit au ch. 7 du IIIe livre de lImitation. Cétait encore plus par un sentiment dhumilité, voulant quon le jugeât indigne et incapable des grandes choses, imitant les saints dans les petites. Cependant il ma avoué quil avait fait des choses bien pénibles, bien mortifiantes, bien coûteuses à la nature ; mais par humilité il avait quitté ces grandes mortifications pour y substituer ce genre dune mortification moins extraordinaire, mais non moins pénible ni moins méritoire. Dautres les quittent par circonstance, par légèreté, par lâcheté, non pour en substituer dautres, mais pour satisfaire la sensualité, qui se livre ensuite au plaisir des sens avec dautant plus davidité quelle sen est sevrée pour quelque temps, et ils perdent ainsi tout ce quils avaient acquis de vertu et de mérite.
On lui a trouvé après sa mort une discipline de fer, ce qui fait voir quil pratiquait des mortifications quil ne conseillait pas aux autres. La patience dans les humaines choses était une suite de sa mortification. Il souffrait toutes les incommodités des saisons et toute autre chose sans se plaindre et sans en témoigner la moindre peine, le froid, le chaud, la pluie, la fumée, la fatigue, la grossièreté des uns, limportunité des autres. On la vu sans feu pendant des froids excessifs ; ou quand il en faisait pour cacher sa mortification il sen tenait éloigné. Aussi avait-il tous les hivers les mains si fort gelées quelles paraissaient monstrueuses. Il disait souvent quil ne fallait pas tant sécouter. " Si lon voulait sécouter, où en serait-on ? ". Lorsque les choses allaient mal et contre son attente, en un mot, dans les circonstances où on a coutume de simpatienter et de se dépiter il se mettait à rire. Et quand quelquun se pressait et se plaignait il leur répétait ces paroles : "Patience, patience ! ". Il admirait cette sentence de saint Vincent de Paul : " Attendons. Le moment de Dieu nest pas encore venu ! ". Cependant il se reprochait sa précipitation dans ses entreprises. Il est vrai que quand on a une aussi grande ardeur pour le bien, on souhaite de le voir aussitôt arriver, et comme les plus zélés sont les plus sujets à lempressement, " le moyen donc ", disait-il, " de savoir allier ce désir, ce zèle pour le bien, avec paix, cette tranquillité dâme qui attend le moment de Dieu ! ". En se reprochant cet empressement pour les ornements de son église, il cite encore un passage de saint Vincent de Paul qui disait navoir jamais vu un grand effet dune chose précipitée.
IV. SES RÉCRÉATIONS
Il navait point dautre récréation que de sentretenir de choses solides et édifiantes. Son plus grand plaisir était de parler des saints. Mais il se reprochait de sentir là-dessus un empressement et une joie trop naturelle, et il ne manquait pas de la mortifier. Pour le jeu, les visites du monde, ou toute autre chose qui fait lamusement de tant dautres, cétait pour lui un supplice. Voici comment il mécrivit là-dessus : " Je compte bien en vous écrivant faire mon mardi gras mieux quaucun, car cest toujours avec une grande effusion de cur que je vous écris. Je reçois vos lettres de même. Cest presque la seule récréation que je puisse me procurer. Quoi quon en dise, il ne dépend pas de moi den trouver dans des choses ou dans des compagnies qui mennuient ".
Oui, tous les plaisirs et les divertissements du monde lennuyaient à la mort. Il ne comprenait pas comment les mondains pouvaient y trouver de la satisfaction. Cétait aussi un grand ennui pour lui dêtre trop longtemps à table. Bien plus, les divertissements les plus innocents de la campagne, comme la pêche, la pipée, la vue dun jardin, dun bois, etc., tout cela navait point dattrait pour lui, tant il était détaché de tout. Et quand il était dans la compagnie de ceux qui prenaient ces sortes de récréations, il ny restait que par complaisance, ou, tandis que les autres allaient à ces parties, il se retirait à léglise. Et javoue franchement que ce nétait plus pour lui une mortification de sabstenir de tout cela, mais cette indifférence et ce dégoût pour toutes les choses naturelles venaient du goût quil prenait aux surnaturelles, car de même que le goût pour les choses naturelles donnent le dégoût des choses célestes, le goût des choses divines, par une raison contraire, inspire du mépris et de lindifférence pour les choses du monde. Vilescunt omnia.
V. SA CONFORMITÉ À LA VOLONTÉ DE DIEU
ET SON ABANDON À LA PROVIDENCE
Sa maxime était de demeurer indifférent entre les mains de Dieu sans rien vouloir ni désirer, fidèle au présent et abandonné à la Providence pour lavenir. Il nous racontait avec admiration ce quil avait lu dans le vie de Mme de Chantal : quelle avait une si grande ardeur pour connaître et pour faire la volonté de Dieu que cette seule pensée et cette seule parole la ravissaient, ayant souvent à la bouche ces deux mots, " Volonté divine ! Volonté divine ! ". Il nentreprenait rien sans quil neût auparavant examiné si cétait la volonté de Dieu, et quaprès avoir pris pour la connaître toutes les mesures possibles, et quand il était encore là-dessus dans lincertitude, il attendait quelle se manifeste plus clairement par quelque trait de la Providence : " Jattends que quelque événement me décide ! ". Cétait là son étude, de connaître la volonté de Dieu par les dispositions de la Providence. Et quand elle sétait déclarée il y était toujours soumis, quelque contraire quelle fût à ses desseins. " La volonté de Dieu soi faite ! ". Ce sont des paroles quil avait souvent à la bouche. Quand il se proposait quelque chose il ajoutait : " Si cest la volonté de Dieu ! ".
On ne la jamais vu murmurer ni être mécontent dans les événements les plus fâcheux. On sait avec quelle soumission il a vu son changement pour aller à Sainte-Simplice. Comme il avait beaucoup de lumières surnaturelles il remarquait en tout les traits de la Providence : " Jadmire la Providence ! Quelle Providence ! Mon Dieu, que la Providence est admirable ! Laissez faire. La Providence disposera de tout cela ! ". Voilà quels étaient ses discours ordinaires, et cétait là sa façon dagir, détudier la Providence, de ne pas la devancer dun pas, de la suivre fidèlement sans la prévenir et sans lui manquer. Voilà ce quil appelait une étude admirable de la Providence. Voici ce quil mécrit encore à ce sujet à loccasion dune bonne uvre quil voulait entreprendre : " Pourvu que nous narrangions rien par nous-mêmes, tout ira bien ! Que la maxime de saint Vincent de Paul était admirable sur cela, de laisser faire Dieu sans vouloir y entrer pour rien ". Et dans une autre lettre : " Je vois bien mieux que jaimais la nécessité quil y a détudier la Providence ". Aussi cette divine Providence à laquelle il sabandonnait totalement et avec une confiance si entière la conduisait dans toutes ses démarches. Tout ce qui lui arrivait était autant de preuves dune Providence singulière qui veillait sur lui, de sorte quon peut bien lui appliquer ce passage de lÉcriture : Justum deduxit Dominus per vias rectas (Sg 10, 10) : Le Seigneur conduit le juste par des sentiers droits. Il le remarquait aussi, et en était pénétré de reconnaissance.
Cest dans ces sentiments quil me racontait dans son dernier voyage comme un trait de Providence bien sensible sur lui, quétant à Pagny en vacances pendant le temps de ses études, âgé denviron 15 à 16 ans, il arriva quun garçon fut écrasé sous un char, et son père, portant lui-même le cadavre, rentra ainsi dans le village jetant des cris lamentables. Ce spectacle lui fit des impressions si vives et lui fit faire des réflexions si salutaires, lui inspira une si grande crainte de la mort, des jugements de Dieu et de lenfer, que dès ce moment il ne pensa plus quà se donner à Dieu. Étant encore enfant, un de ses frères fut tué à ses côtés par un coup de fusil ; et lui fut conservé par un trait de la Providence. Jadmire aussi comme un trait de la Providence un voyage quil ne fit quaprès y avoir pensé longtemps et avoir consulté Dieu là-dessus. Dieu la permis, et pour mieux dire, il a voulu quil nous édifiât plus que jamais par lexemple de ses vertus, qui étaient extrêmement augmentées et perfectionnées, afin que nous eussions la consolation de converser ensemble pour la dernière fois. La première fois nous avons récité le bréviaire après son arrivée nous avons justement rencontré le psaume, Quil est bon, quil est suave à des frères dhabiter ensemble. Ecce quam bonum et quam jucundum habitare fratres in unum (Ps 132, 1). À notre séparation, qui sest faite à Oriocourt, il semblait quil avait un pressentiment que nous ne nous verrions plus. Il avait le cur extrêmement ému. Après nous être embrassés et fait réciproquement nos adieux, comme javais déjà fait quelques pas pour le quitter, il me rappela encore en me disant : Jungamus manus. Joignons les mains. Il me tendit donc la main, et la dernière parole quil madressa, autant que je men souviens, fut : Dominus sit vobiscum. Que le Seigneur soit avec vous.
Enfin, la Providence, qui lavait conduit toute sa vie, a mis le comble à ses bienfaits en le ravissant au monde précisément dans le temps de sa plus grande ferveur. Il admirait souvent la Providence de Dieu sur ses élus, comme elle les conduit en tout, faisant tout servir à leur avantage, et surtout comme elle veille sur eux pour les conduire à une bonne mort, et pour quils reçoivent à propos les sacrements.
VI. SON ÉGALITE DÂME
Ces deux vertus, cest-à-dire sa conformité à la volonté de Dieu et son abandon à la Providence, mettaient son cur dans une paix admirable. ll était toujours tranquille, toujours content, toujours égal à lui-même, envisageant et bénissant en tout cette divine Providence. On ne la jamais vu inquiété ou troublé dans les événements les plus fâcheux. Il se possédait parfaitement dans les disgrâces les plus sensibles. Il avait une force qui lélevait au-dessus de tout, et qui le rendait supérieur à tous les accidents auxquels la vie humaine est sujette. Il recevait également de la main de Dieu le bien et le mal, la consolation et la disgrâce. Il était parfaitement résigné sur tout. Sa piété nétait pas une dévotion tendre et délicate qui sattache à Dieu dans les temps des consolations sensibles et labandonne dans les épreuves et les tentations, ou qui safflige et se déconcerte quand les choses ne réussissent pas à son gré. Mais elle était forte, généreuse, constante, soutenue, toujours la même dans un temps comme dans un autre. Dans le temps des sécheresses, des ennuis, des aridités et des dégoûts ; il était aussi attaché à Dieu, aussi fidèle, aussi exact à remplir tous ses devoirs, et aussi constant dans la prière que dans le temps des douceurs et des consolations spirituelles.
VII. SA CHARITÉ ENVERS DIEU
Les preuves de son amour pour Dieu sont surtout le zèle quil avait pour sa gloire, la joie qui éclatait en lui dans tout ce qui y contribuait, la part quil prenait à tout ce qui concernait le culte divin. Sil apprenait quelque chose davantageux à la religion, on ne saurait dire quelle joie cétait pour lui. " Vous me consolez, " disait-il à la personne qui le lui racontait, " Dieu soit béni ! ". Quelle joie, quelle consolation pour lui quand nous lui racontâmes la vie de ce saint ermite des Vosges qui ne mange que des pommes de terre crues, qui ne dort que pendant quatre heures, couché dans un creux darbre, et qui est toujours en oraison, et qui pratique de grandes austérités.
Mais aussi personne nétait plus sensible à loffense de Dieu que lui. Combien de fois lui est-il arrivé de tomber presque en défaillance à la vue des désordres qui se commettaient. Vidi prævaricantes et tabescebam (Ps 118, 158) : " Jai vu la conduite des pécheurs et jen séchais de douleur ". Quand il avait vu ou appris quelque scandale, son cur en était si touché et si pénétré que sa douleur était inexprimable. Cétait presque dans ces seules rencontres quon le voyait sortir de sa douceur ordinaire pour sarmer dune sainte colère. À lexemple du Sauveur lorsquil chassait les vendeurs du Temple il allait sopposer comme un mur dairain au désordre et au scandale sans rien craindre pour sa personne. Son zèle lélevait au-dessus de toute crainte et de tout respect humain, et il eût volontiers donné sa vie et versé son sang pour empêcher le mal. Zèle dautant moins suspect quil nétait pas dun naturel vif et emporté, puisquil était dun tempérament tranquille et phlegmatique, mais cétait le pur effet de la charité et de la grâce qui lanimait. Ferveat charitas ad corrigendum et emendandum : Que la charité soit ardente pour corriger et amender, dit saint Augustin. Il avait dans ces occasions un air dautorité et de majesté qui imprimait de la crainte et du respect aux plus impies et aux plus déterminés. Cependant quand il avait achevé de dire ou de faire ce que le zèle lui inspirait, il rentrait aussitôt dans son calme et sa tranquillité ordinaire, admirant la patience de Dieu qui souffrait ainsi quon loffensât, et la Providence qui tire un bien du mal même. Il conservait néanmoins dans son cur la plaie que la vue du péché lui avait causée, trouvant ainsi à lexemple du roi Ezéchias, la paix dans son amertume la plus sensible. In pace amaritudo mea amarissima (Is 38, 17).
Le désordre auquel il était le plus sensible était la profanation des sacrements. Il est impossible dexprimer les douleurs quil ressentait lorsquil voyait des pécheurs et des mondains sapprocher de nos autels. Quel supplice pour lui ! Quel martyre ! Cétait aussi un grand sujet de peine pour lui quand il voyait les mondains avec leur air de mépris et dindifférence dans léglise. Il eût souhaité quils sen éloignassent, parce que, disait-il, leur présence ne sert quà scandaliser le peuple fidèle par leur contenance peu respectueuse. On sait comment il fit pour un officier qui avait manqué de respect au Saint-Sacrement en refusant de se mettre à genoux à la procession de la Fête-Dieu.
Comme le zèle de la maison de Dieu le dévorait, il avait une grande ardeur pour la propreté et lornementation des autels et des églises, pour la majesté et la décence du culte divin. Son premier soin en entrant dans léglise de Sainte-Ségolène fut de faire faire des ornements, un soleil, raccommoder la toiture de léglise. Il se proposait bien autre chose, si la Providence lui eût donné le temps de lexécuter. Son zèle sétendait partout jusquaux extrémités du monde. Il sintéressait pour tout ce qui concernait le bien de la religion. Il aimait tendrement lÉglise, priait continuellement pour tous les différents états qui la composent.
Je lui ai souvent entendu envier le sort des martyrs. Quoiquil ne parlât pas du dessein ardent quil avait de mourir pour être uni à Dieu, qui est la preuve la plus sensible de la parfaite charité, parce quil était extrêmement réservé sur les grâces spéciales que Dieu lui faisait, cependant jai eu lieu de remarquer quil avait ce désir dêtre uni à Dieu, par ma surprise où il était que je ne leusse pas. Et, lui ayant dit que dans une maladie je navais rien éprouvé de semblable, il me fit réponse que mon expérience lavait guéri, voulant dire quil regardait maintenant comme une espèce de présomption ce quil sentait en lui-même touchant ce désir de mourir pour voir et posséder Dieu. Mais la crainte et la défiance de soi-même dans les dons de Dieu en est une nouvelle preuve.
VIII. SA CHARITÉ ENVERS LE PROCHAIN
Il ny avait duvres de charité spirituelle et corporelle quil nexerçat, et cela avec un cur plein de tendresse, de compassion, et de bonté. Il instruisait les ignorants, les pauvres, les vieillards, les sourds. Il avait fait faire un porte-voix pour sen faire entendre. Il avait soin que les enfants allassent à lécole ; il payait pour eux, et son dessein était détablir deux écoles dans sa paroisse, une des garçons et lautre des filles, pour avoir le moyen par là de voir tout ce qui sy passerait et de les instruire par lui-même. Il habillait les pauvres, il plaçait les orphelins, il leur faisait apprendre un métier, il prenait soin de leur éducation. Il retira dans sa maison même un jeune garçon orphelin pulmonique, pour exercer envers lui par lui-même les actes de charité spirituelle et corporelle, à lexemple de Mme de Chantal, qui avait fait la même chose. Cet enfant reçut pour la première fois la sainte communion avec de grands sentiments de piété et de religion. M. Jobal accompagna le Saint-Sacrement. Cet enfant mourut; il le fit enterrer avec un luminaire convenable, accompagna le convoi disant quil fallait tout cela pour honorer le corps.
Il avait encore retiré chez lui un ecclésiastique malade pour lui rendre les mêmes offices de charité. Lorsquil est mort, il sétait proposé de donner lhospitalité à tous les ecclésiastiques, et surtout aux pauvres vicaires qui viendraient à la ville, à la place des repas de cérémonie quil ne voulait point donner. Il ne se contentait pas de donner à ceux qui demandaient, mais sa charité le portait à aller lui-même découvrir les pauvres, à sinformer de leurs besoins pour y apporter des secours proportionnés, et pour sassurer lui-même de la nécessité vraie ou fausse. Après cela, jugez combien étaient faux les bruits que lon répandait, quil donnait à des misérables qui abusaient de sa charité pour senivrer ou pour faire bonne chère. Cétait le démon qui, jaloux de ses bonnes uvres, tâchait de les empoisonner et de les noircir, excitant pour cela la jalousie de certaines personnes à qui il les refusait, parce quil prévoyait le mauvais usage quelles en feraient.
Cependant il donnait aux mendiants pour lexemple, afin quil ne fût point dit que les prêtres ne font point de charité, et aux passants ce qui pouvait leur suffire dans la nécessité, parce que, ne les connaissant pas, il pouvait arriver que quelquun dentre eux fût dans une vraie nécessité. Mais à cela près ses charités étaient toujours bien placées et bien éclairées, et le motif en était bien pur et bien surnaturel. Il ne donnait pas par des considérations humaines. Je me rappelle à cette occasion quune personne de distinction lui ayant demandé quelque chose pour un objet qui ne lui paraissait pas fort important, il lui refusa constamment, craignant que le respect ninfluât dans cette charité sil leût faite. Et en me faisant part de cet événement il mavoua quil lui en avait beaucoup coûté pour faire ce refus, mais quil sétait fait violence pour vaincre le respect humain. Voilà comme ses motifs étaient purs, et comme il nagissait jamais par complaisance ni pour quelque vue humaine, mais toujours par la grâce et la religion, étant continuellement attentif sur lui-même pour voir si quelque principe naturel ne se glissait pas dans ses bonnes uvres, et les réprimer aussitôt quil en ressentait la moindre impression.
Il avait un soin particulier des malades. Il les visitait assidûment, les consolait, et leur procurait tous les secours possibles pour le corps et pour lâme. Il les exhortait à la mort. On le voyait avec édification réciter en leur présence les prières des agonisants. En un mot, sa charité sétendait à tous. Tout ce quil avait était plus aux pauvres quà lui-même. À peine osait-il prendre sur son bien son simple nécessaire ; encore était-ce avec regret. Il ne faisait de dépense pour lui quà la dernière extrémité, et cétait avec bien de la peine, comme sil leût été le dérober aux pauvres. Tous les revenus, tant de sa cure que de son patrimoine, étaient employés pour le soulagement des misérables. Aussi à sa mort tous les pauvres se lamentaient. Ce nétait quun cri général dans sa paroisse. Ils le regrettaient comme leur père.
Cétait encore un effet de sa charité de ne vouloir rien entendre ni rien croire de désavantageux sur le compte du prochain ; il était là-dessus dune réserve et dune prudence admirables. Quand on racontait quelque chose de mauvais de quelquun, il disait aussitôt : " Je ne crois pas cela ! ". Il était bien éloigné de croire légèrement le mal comme linclination de la nature corrompue nous y porte, selon la remarque de lImitation. Il disait quil avait reconnu si souvent par expérience la fausseté des discours et des bruits que lon répand au désavantage du prochain quil ne pouvait plus y ajouter aucune croyance. " Tenez ", disait-il dun ton persuasif, " croyez-moi, najoutez pas foi à cela, cela nest pas vrai ! ". Si le fait était incontestable il ne manquait pas de lexcuser quand cela se pouvait raisonnablement, et si des personnes supérieures médisaient en sa présence, il se gardait bien de leur donner le moindre applaudissement. Au contraire, il était aisé de voir à son air que cela lui déplaisait beaucoup.
Enfin, une preuve encore bien convaincante de sa charité, cest le pardon des injures et lamour de ses ennemis. On la méprisé, blâmé, tourné en ridicule ; il a essuyé des risées publiquement et en particulier ; il nen a jamais témoigné la moindre sensibilité pour ce qui le concernait personnellement. Au contraire, il se donnait le tort et excusait ses ennemis et ses persécuteurs, et disait quil nétait pas surpris quils agissaient ainsi, parce quils envisageaient la chose par certains côtés, et quon pouvait penser différemment, que chacun avait ses raisons, quil ne fallait pas blâmer ceux qui étaient dun autre avis que nous. Après toutes les peines quon lui avait faites, il nen conservait pas le moindre ressentiment; il parlait des personnes qui les lui avaient causées sans fiel, sans humeur. Il était disposé à leur égard comme auparavant. Son cur était toujours plein de bonté, de bienveillance, de douceur, daffabilité pour eux comme pour les autres. Lindignation, lanimosité, lhumeur, lamertume, le refroidissement, etc., et tout ce qui est opposé à la charité en était entièrement banni.
Son amour pour le prochain était surnaturel. Jai déjà remarqué que sa charité était surnaturelle, que cétait la grâce et la religion qui en étaient le principe, quaucun motif humain ny avait part. Quand lamour du prochain est passionné, on se lie damitié avec ceux qui peuvent satisfaire la passion. Quand il est intéressé, on fait la cour à ceux dont on attend quelque avantage. Quand il est naturel, on aime, on recherche la compagnie des personnes qui ont des qualités aimables, des agréments, de lesprit, de la bonté. Mais lorsquon sattache aux pauvres, aux infirmes, aux malades, à des personnes sales et malpropres, cest une preuve non suspecte que la charité est surnaturelle, comme le remarque saint François de Sales (Introduction à la vie dévote, chapitre, De la charité envers le prochain). Or, telle fut celle de M. Jobal. Il séloignait autant quil lui était possible des personnes qui eussent pu satisfaire et nourrir tant soit peu les affections humaines et sensuelles de la nature, pour se rapprocher de celles qui étaient pour elle un sujet dhorreur et les plus propres à la mortifier et à la faire mourir. Il naimait personne quen Dieu et pour Dieu. Il nétait point sensible et délicat, inquiété et troublé sur les peines des personnes qui lui étaient chères, dès quil y avait lieu despérer quelles leur seraient utiles et profitables; elles devenaient même dans un sens pour lui un motif de consolation. Cest dans ces sentiments quil mécrivait la maladie, et peu après la mort de M. Bar, chapelain de lhôpital St-Nicolas, quil honorait de son estime à cause de sa piété: "Notre cher frère est mort dans le Seigneur. La violence du mal a suppléé à sa durée". Parlant ensuite des sentiments de religion quil a fait paraître, il ajoute: "Il a souffert ses douleurs extrêmes avec une patience et une résignation parfaite. Ce qui le soutenait dans le fort de ses maux, cétait la vue du crucifix, quil avait toujours exposé devant lui. Et il demandait à Jésus-Christ que, comme il avait détruit le péché par ses souffrances, il voulût aussi détruire par la maladie tout ce qui avait été en lui linstrument du péché. Dans les derniers jours il tirait lui-même les rideaux de son lit pour ne plus voir personne afin de demeurer plus uni à Dieu, et, ne pouvant plus parler, il nous serrait la main pour montrer quil entrait dans les sentiments que nous lui suggérions. Enfin il est mort dans ces sentiments. Toute léglise retentissait de gémissements lorsquon y apporta son corps ; mais pour moi je ressentais intérieurement toutes sortes de consolations, me représentant la manière édifiante dont il est mort après sêtre acquitté si dignement de son ministère. Et cela sans en recevoir aucune récompense en ce monde ". Cest ainsi que la religion et la grâce lemportaient toujours chez lui sur la nature ; ou, pour mieux dire, cest ainsi que la seule religion animait tous les sentiments de son cur.
Laffection quil avait pour ses parents nétait pas moins surnaturelle. Il les aimait ainsi que les commandements de Dieu nous y obligent, mais cétait dun amour pur et chrétien ; il les aimait devant Dieu et pour Dieu ; il sintéressait pour leur sanctification, leur donnait des avis salutaires ; à cet effet il priait pour eux ; mais à cela près on ne la jamais vu affecté de ce qui les intéressait quant au temporel ; il était ni inquiété ni troublé sur ce qui leur arrivait. Il nétait point touché humainement de leur fortune, de leur élévation, ni des accidents qui pouvaient leur survenir. À peine lui entendait-on parler de sa famille, tant il était mort au monde et aux affections les plus naturelles. Madame sa mère était sujette à des maux de tête très violents. Dans lexcès de ses douleurs M. Jobal lencourageait à les supporter chrétiennement, et lui montrait le crucifix ; il lui faisait considérer la couronne dépines que ce divin Sauveur avait portée, et lexhortait de souffrir ses maux à lhonneur et en lunion des siens. Cest ce que je tiens de la bouche de cette dame même. Lorsquelle mourut dans son château de Pagny, ce fut M. Jobal qui lassista et lexhorta à la mort jusquau dernier soupir sans la quitter un seul instant. Cest dans ces circonstances quon voit même la différence de lamour surnaturel davec le naturel. Lamour naturel succombe sous le poids de la douleur; il sépuise dans de vains sentiments dune tendresse tout humaine; il se livre à des gémissements, à des pleurs excessifs, quelquefois même au désespoir. Et lamour surnaturel, sélevant au-dessus de toutes les affections de la nature et suivant le mouvement de la grâce, fait ce que la religion prescrit; il se détache de la créature pour sattacher au Créateur; il se résigne et se soumet à la volonté et aux dispositions de la Providence ; il agit efficacement à légard de la personne quil aime ; il lui apporte tous le secours spirituels et corporels que la piété exige, au lieu que lamour naturel, déconcerté et étourdi du coup qui le frappe, ne sait où il en est et nest capable de rien sinon de distraire un moment par ses cris et lui être un sujet de scandale par les démonstrations dune tendresse déplacée, qui nest que trop capable de réveiller en lui de semblables affections charnelles tout opposées aux sentiments de détachement et de résignation que lon devrait inspirer à un mourant, surtout si on laimait véritablement et chrétiennement.
M. Jobal ayant ainsi été témoin de la mort de sa mère, et lui ayant rendu avec une force héroïque que la religion peut seule inspirer tous les devoirs quun enfant chrétien est tenu de rendre à ses père et mère, vint quelques jours après à Metz, et me dit en mabordant, mais avec son air ordinaire, " Je suis orphelin ! ", et me parlant de la mort de sa mère avec le même sangfroid que sil se fût agi dune personne étrangère. Ce nétait pas leffet dune insensibilité ni dune indifférence vicieuse, mais dune vertu héroïque qui sélevait au-dessus de tous les sentiments humains, et dune égalité dâme que les événements les plus fâcheux et les plus inopinés ne pouvaient altérer. Tout cela fait toujours voir davantage combien sa charité était surnaturelle.
Une dernière preuve de cette charité, cest la douceur et la patience avec laquelle il écoutait et pesait les raisons de tous les autres, prenant tout du bon côté. Car il arrive presque toujours que dans les conversations, par un excès dorgueil et de contradiction, voulant lemporter sur les autres et les humilier, on saisit avec avidité un mot qui leur échappe contre leur intention et une phrase mal tournée et dite cependant dans un bon sens, ce qui est un sujet de dispute et de contestation, et qui rend les conversations plus dangereuses que profitables. Lui, tout au contraire, voyait tout aussitôt dans un discours ou une parole quun autre aurait contestée et dont il aurait tiré de mauvaises conséquences pour la combattre, - il voyait le but quon se proposait, la vérité quon voulait exprimer, et sattachant à ce quon voulait dire plutôt quà ce quon disait, il tirait de toutes les conversations un très grand profit, et elles se passaient dans la paix, la douceur, et la charité. Cest ce que jai souvent remarqué avec admiration.
Voici encore une preuve incontestable de sa charité que japprends par une lettre de Monsieur le Secrétaire de lÉvêché : " Jai appris depuis quelques jours un trait de M. Jobal qui médifie beaucoup, et qui, le rendant semblable aux saints, me fait dire quil en était un lui-même. On la trouvé chez des malades pauvres et abandonnées, occupé à tuer leurs poux et à nettoyer leurs lits et leurs vêtements infectés de cette vermine, sans craindre, comme il arrivé, de sen infecter lui-même. Quelle charité ! Où en serais-je en pareille occasion avec ma délicatesse ? ". Je laisse à penser combien une telle action suppose de vertu, dhumilité, de mortification, de renoncement à soi-même, quelle violence il faut faire à la nature pour la contraindre à de semblables actes de charité qui sont si contraires à la délicatesse. Cest par de tels sacrifices, qui coûtent infiniment, que lon devient maître de soi-même, de ses passions, et que lon fait des progrès rapides dans les voies du salut, car il nest pas douteux que Dieu ne les récompense déjà dès cette vie par une grande abondance de grâces.
Nous ne devons pas douter quil nait fait dautres actions peut-être plus admirables et plus héroïques, que son humilité a dérobées à notre connaissance, et que manifestera le jour du jugement pour la gloire et lhonneur de son serviteur. Il se privait souvent de la nourriture quon lui avait préparée, en faveur des malades à qui il rendait les services les plus vils et les plus abjects, jusquà vider leurs pots.