LA VIE DE JOBAL DE PAGNY

Introduction de l’éditeur

La Vie de M. Louis Jobal de Pagny, curé de Sainte-Ségolène, occupe une place unique dans l’œuvre de Moye. Ce fut d’abord un travail entrepris sous le choc de l’émotion, l’abbé Louis Jobal de Pagny étant mort des suites d’une pleurésie qu’il aurait attrapée au retour d’une visite qu’il avait faite à Dieuze pour s’y entretenir avec son ami et mentor, l’abbé Moye, en fin septembre ou début octobre 1766. Jobal et l’abbé Georges Mathieu, secrétaire de l’évêché, firent le voyage de Metz à Dieuze à pied. Au retour, Jean-Martin les accompagna jusqu’à Oriocourt, à peu près à mi-chemin. Nous ne savons si, dans ce qui leur restait à parcourir, les voyageurs s’arrêtèrent dans la famille de Jobal, à Pagny-sur-Goin, ni s’ils firent tout le trajet ensemble ou s’ils se séparèrent. Moye rapporte cependant que Jobal rendit visite à un collègue chez qui il prit le repas du vendredi soir, pour reprendre aussitôt la route afin d’arriver à Metz le même soir. C’est sans doute dans ce dernier trajet que Jobal fut prit par la pluie. Deux jours plus tard il se sentit mal. Il décéda peu après, le 3 novembre, à une heure du matin. En réalité, l’auteur donne peu de détails sur les événements, il précise peu de dates, et il situe peu de faits dans leur lieu et leur contexte. S’attachant à dévoiler les vertus de son ami, il fait de l’hagiographie plutôt que de l’histoire.

L’ouvrage fut composé en plusieurs fois, et il subit deux révisions. Dès la fin de novembre 1766 les quatre premières parties circulaient dans un cercle restreint. La cinquième partie, qui est aussi longue que les quatre premières réunies, fut composée dans les premiers mois de 1767. Ces cinq parties subirent une révision que Moye termina en Chine le 30 janvier 1774 entre le 7 mai et le 23 août 1772. À son retour de Chine, entre le 17 juillet et le 20 août 1786, l’auteur fit encore quelques corrections à son texte. En fait cependant les différences sont peu importantes. Il y ajouta surtout des Additions en seize points, composées peut-être durant son voyage de retour, dans le but de modérer ce qu’il considérait désormais comme une rigidité excessive dans la doctrine et dans la conduite des âmes. Pour les quatre premières parties, nous donnons le texte de l’abbé Chatrian, terminé par celui-ci en 1780 si nous en croyons une copie faite à Portieux en 1891. Pour la cinquième partie, nous avons utilisé en outre trois manuscrits copiés sur les exemplaires du Séminaire de Saint-Dié et du Grand Séminaire de Metz. Au début du manuscrit Chatrian on lit la notice suivante : " Jobal Louis, né le 12 décembre 1737, vicaire de Sainte-Ségolène de 1762 à 1764, puis de Saint-Simplice en 1765, curé de Sainte-Ségolène 11 mars 1766, + 3 novembre suivant, inhumé au chœur sous la tombe du lutrin. L’église Sainte-Ségolène existe toujours, sur la place Jeanne d’Arc.

G. T.

 

LA VIE DE LOUIS JOBAL DE PAGNY

mort curé de Sainte-Ségolène à Metz

 

1e PARTIE

IDÉE GÉNÉRALE DE SA PIÉTÉ

 

I. LA MORT DE M. JOBAL

EST HEUREUSE ET AVANTAGEUSE POUR LUI

Beati mortui qui in Domino moriuntur (Ap 14, 13). Heureux ceux qui meurent dans le Seigneur ! Heureux ceux qui meurent de la mort des justes ! Heureux ceux qui meurent non seulement dans la grâce, mais dans la ferveur chrétienne, dans le temps de leur grande ferveur !

C’est ainsi que M. Jobal est mort, in tempore opportuno (Ps 144, 15), dans le temps le plus favorable, dans le temps où sa piété était à son plus haut degré, après avoir remporté sur le monde et sur lui-même les victoires les plus complètes, après avoir fait les sacrifices les plus héroïques pour se détacher de tout, pour mourir totalement au monde et à lui-même, pour vaincre toutes ses passions et subjuguer la nature. Quel bonheur de mourir dans de semblables circonstances ! Quelle faveur de la part de Dieu d’être ravi au monde dans l’instant où rien ne nous attache plus au monde, et surtout au comble de la ferveur, où il est très difficile de persévérer sans se relâcher jamais et sans retourner en arrière. Car il arrive à bien des âmes ce qui est arrivé à l’évêque de l’Apocalypse, de se relâcher de leur première ferveur, primam charitatem reliquit (Ap 2, 4). " Ô tiédeur ! ô négligence ! " s’écrie l’auteur de l’Imitation (I ch. 18, 22-23), " de dégénérer sitôt de notre ancienne ferveur et de trouver même la vie ennuyeuse par un excès d’engourdissement et de lâcheté ! ". Dieu veuille qu’après avoir eu devant les yeux tant d’exemples de sainteté, le désir de nous avancer dans la vertu ne s’assoupisse pas tout à fait en nous !

Oui, quand on considère combien notre nature est portée au relâchement et à la tiédeur, on regarde comme une grande grâce de mourir dans les sentiments de cette première ferveur. Et voilà ce qui me fait regarder la mort de M. Jobal comme un grand bienfait de la part de Dieu. Depuis qu’il avait pris la résolution de se donner tout à lui, il s’était toujours avancé dans la voie de la vertu sans reculer d’un pas ni même s’arrêter tant soit peu, et il y avait fait des progrès si rapides qu’il avait surpassé ceux qui avaient commencé longtemps avant lui. En un mot, il était arrivé au comble de la perfection. Car j’appelle le comble de la perfection quand on est parvenu à vaincre toutes ses passions, à corriger tous ses défauts, à se défaire de toutes ses imperfections, à tellement mortifier la nature qu’on n’en suive plus les impressions, mais uniquement celles de la grâce, et qu’on a fait le bien parfaitement, d’une manière toute surnaturelle, avec les intentions et les vues les plus droites, n’ayant d’autre motif que de plaire à Dieu, sans retour sur le monde ou sur soi-même, et avec des affections pures, mortifiant sans cesse tous les sentiments de la nature pour ne suivre que l’Esprit de Dieu.

Or, voilà précisément où en était M. Jobal dans l’instant où il a plu à Dieu de nous l’enlever. C’est donc une grande faveur que Dieu lui a faite de le retirer du monde dans ces circonstances. Aussi désirait-il de mourir, car une des premières choses que je lui ai ouï dire dans la visite qu’il me fit un mois avant sa mort, c’est qu’il souhaitait de mourir comme M. Bar.

Quelques jours après sa mort, comme j’étais continuellement occupé de lui, je jetai les yeux sur un livre ouvert à l’église, et j’y vis ces mots, Consummatus in brevi explevit multa tempora (Sg 4, 13) : " Il a fourni dans peu une longue carrière ". Voilà, me dis-je à moi-même, voilà qui convient bien à M. Jobal, qui même est parvenu au plus haut point de perfection, et qui a acquis plus de mérites de 28 à 29 ans que bien d’autres n’en acquièrent pendant la vie la plus longue. Il avait parfaitement rempli les desseins de Dieu dans les trois genres de vie où il l’avait placé. La Providence l’avait fait naître d’une famille noble et distinguée pour lui donner lieu de lui faire faire le sacrifice des honneurs, des plaisirs, et des avantages que lui fournissait son état. Il a fait ce sacrifice de la manière la plus entière et la plus généreuse, puisqu’il vivait plus simplement et plus pauvrement que le dernier des prêtres du diocèse. Il a été vicaire dans trois paroisses différentes, pour avoir le mérite de l’obéissance et de la dépendance, des peines et des fatigues attachées à cette qualité. Enfin cette Providence, pour augmenter ses travaux et multiplier ses mérites, l’avait chargé de la cure de Sainte-Ségolène, pour qu’il ait encore devant Dieu le mérite et la gloire d’avoir conduit et gouverné les âmes en qualité de pasteur.

Mais ce dernier poste lui était incomparablement plus pénible que celui de vicaire. C’était pour lui une espèce de martyre, parce qu’il ne prenait pour lui que la peine et la fatigue du ministère, et qu’il se privait de tout ce qui eût pu flatter la nature, étant dans les sentiments où était saint Paul lorsqu’il disait, Quis sandalizatur et ego non uror (2 Co 11, 29) ? (Qui est scandalisé sans que je ressente une vive douleur ?). Aussi le même apôtre mettait-il le soin de toutes les églises au nombre de ses plus grandes peines ! La providence ayant donc fait passer M. Jobal dans ces trois états différents comme par autant d’épreuves, et l’ayant trouvé dans tous également fidèle et constant pour vaincre tous les obstacles, surmonter toutes les difficultés, éviter tous les dangers et les écueils, faisant partout les sacrifices les plus héroïques de son repos, de sa réputation, de ses intérêts, et de tout, il était juste que Dieu, qui l’avait trouvé digne de lui, le récompensât promptement. Ce qu’il a fait dans le peu de temps qu’il a vécu est une preuve bien certaine de ce qu’il aurait fait s’il eût vécu plus longtemps. Ses résolutions étaient prises, le plus difficile était fait, le plan de sa vie était dressé, il n’était plus question que de continuer comme il avait commencé. Dieu, qui voyait dans son cœur cette volonté sincère de vivre jusqu’à la mort en parfait ecclésiastique, le récompensera selon le désir qu’il avait, puisque la détermination efficace à une bonne œuvre en mérite devant lui la récompense, du moins quant à l’essentiel, quoiqu’elle ne soit pas suivie de l’effet quand il ne dépend pas de nous. M. Jobal, en un mot, était un fruit mûr pour le ciel. La Providence l’a cueilli dans son temps. Sa mort est donc précieuse devant le Seigneur. Elle est heureuse et avantageuse pour lui, mais triste et affligeante pour nous.

II. MOTIFS PROPRES À NOUS CONSOLER DE SA PERTE

J’ai été d’autant plus sensible à la perte que L’Église a faite de M. Jobal que j’espérais qu’il serait l’appui et le soutien de la piété à Metz, et en même temps l’exemple et le modèle de tous les prêtres du diocèse, selon qu’Isaïe, parlant du Grand Prêtre Éliakim, disait qu’il serait comme un crochet fiché dans une poutre, après lequel on attache et on pend toutes sortes de choses.

Quand j’ai appris la nouvelle de sa maladie je ne pouvais m’imaginer qu’un homme si utile à la religion dût mourir, et je me flattais toujours qu’il se rétablirait et que sa maladie n’était qu’un effet de la Providence, qui voulait faire souffrir à son serviteur des peines de toutes espèces pour le rendre plus propre à compatir à celles des autres et pour mériter une bénédiction plus abondante sur ses travaux. Mais je fus bien consterné lorsque, peu de temps après, j’appris la triste nouvelle de sa mort. J’adorai d’abord les jugements de Dieu qui sont si élevés au-dessus de ceux des hommes, et je me disais à moi-même : le monde n’en était pas digne. Mundus non erat dignus (He 11, 38). Je tremblais pour les conséquences de sa mort, mais peu après des pensées plus consolantes succédèrent. Je me rappelais avec plaisir une des réflexions de notre cher défunt sur la mort des saints : que Dieu en les retirant de ce monde voulait faire voir son indépendance. " Ces grands hommes ", disait-il, " qui faisaient tant de bien sur la terre, tant de conversions, tant de bonnes œuvres, Dieu les a ôtés du monde et leurs corps restent dans nos cimetières dans le silence de l’éternité, pour nous faire comprendre qu’il n’a besoin de personne, qu’il ne dépend de personne, et qu’il peut se passer de tout, pouvant tout par lui-même indépendamment de ses créatures ". Ensuite je pensai encore que la mort des saints avait toujours été suivie de quelque avantage dans l’Église : le martyre des chrétiens avait été une semence de nouveaux chrétiens, et celui de saint Étienne en particulier avait entraîné après soi la ruine de l’idolâtrie dans plusieurs pays où la dispersion des fidèles avait porté la lumière de l’évangile, et que dans les derniers siècles la mort des saints avait fait des effets très salutaires dans les âmes, parce qu’on reconnaît et qu’on oublie sans envie leurs vertus et leurs bonnes œuvres, de sorte que chacun en est édifié, au lieu qu’ils avaient été d’abord l’objet de la critique et de la censure du monde. Ces pensées ont toujours été plus confirmées par des lettres où on m’apprend que tout Metz était touché de la mort de M. Jobal, que personne n’a été si regretté, que les grands et les petits y étaient sensibles, enfin qu’on allait en foule le voir après sa mort, et qu’on avait même coupé ses vêtements et ses cheveux pour les conserver avec respect comme les reliques d’un saint.

Je me ressouvenais encore dans ces circonstances que la seule pensée de saint Charles avait une force merveilleuse après sa mort sur les âmes pour les élever à Dieu, pour les détacher du monde, et pour les porter au bien. J’ai vu des ecclésiastiques qui ressentaient de semblables impressions par la seule pensée de M. Jobal. Et je puis dire que je me sens moi-même depuis la nouvelle de sa mort un plus grand détachement, un plus grand désir de corriger mes défauts, de vaincre mes passions et de servir Dieu d’une manière plus parfaite. En un mot, je sens je ne sais quelle voix intérieure qui me condamne et m’humilie en comparant mes vices à ses vertus, et une force surnaturelle qui remplit mon cœur et l’élève au-dessus de moi-même, et je ne doute pas que bien d’autres ne ressentiront quelque chose de semblable en méditant le récit de ses vertus.

C’est dans cette espérance que j’entreprends d’écrire quelque chose de sa vie et de ses sentiments, pour la consolation et l’édification des personnes vertueuses, et surtout pour la mienne propre, afin que si nous sommes privés de sa présence corporelle, nous conservions du moins le souvenir de ses vertus et que héritions son esprit.

Oui, nous espérons que Dieu répandra dans les âmes l’esprit de piété qui l’animait, et qu’ainsi la religion, loin de perdre à sa mort, en recevra de l’accroissement. La bonne odeur de ses vertus se répandra partout, édifiera les bons, fermera la bouche aux méchants, se fera convenir à tout le monde que, malgré la corruption de notre siècle, la grâce peut toujours se conserver des âmes pures, des âmes vraiment pieuses et d’une vie irréprochable, que le censure la plus maligne soit forcée d’avouer que leur piété est sincère, et qu’elles n’avaient d’autre vue que de plaire à Dieu dans toutes leurs démarches. D’ailleurs, comme Dieu tire un bien du mal, cette perte servira peut-être à purifier bien des âmes qui lui étaient attachées. Dieu, après un certain temps, veut que l’on se détache même de ceux qui nous ont été utiles dans la voie du salut, pour nous attacher à lui seul, pour ne faire fond que sur lui, ne mettre notre confiance qu’en lui. Il y a un temps pour sevrer les enfants et pour leur donner une viande plus solide que le lait. Le pain des tribulations doit succéder au lait des consolations. Les disciples n’ont jamais été parfaits lorsqu’ils jouissaient de la présence sensible et personnelle de Notre-Seigneur ; mais en étant privés, et se trouvant par cette privation dans la tristesse et la désolation, ils se sont disposés à recourir à l’Esprit consolateur. Ainsi, tout bien considéré, nous espérons que tout tournera à la plus gloire de Dieu et au salut des âmes, selon ces paroles de l’Apôtre : " Tout coopère au bien de ceux qui aiment Dieu ". Ils tirent avantage de tout, les privations les détachent, les afflictions les purifient, les humiliations les conservent, les croix les attachent à Jésus-Christ, et tout contribue à leur sanctification : Omnia cooperantur in bonum (Ro 8, 28).

Enfin, M. Jobal priera pour nous ; il ne nous oubliera pas devant Dieu ; il s’intéressera pour tous ceux qui lui ont été chers pendant sa vie. Et sans doute qu’il aura dans le ciel le pouvoir de faire au moins autant de bien à l’Église que s’il fût demeuré sur la terre, avec cette différence que son bonheur est assuré, au lieu qu’en cette vie il eût toujours été dans la crainte de le perdre, soit par rapport à la corruption de notre nature, toujours portée au relâchement, dont on contracte peu à peu la contagion, souvent même sans s’en apercevoir. Il a donc été ravi au monde de peur que la malice du siècle ne le corrompît : Raptus est ne malitia muret intellectum ejus (Sg 4, 11). Bénissons-en le Seigneur pour lui, car si nous l’aimons véritablement nous devons nous réjouir de son bonheur et préférer son avantage à notre propre sanctification.

III. IDÉE GÉNÉRALE DE SA PIÉTÉ

Deux moyens dont il s’est servi pour arriver à la perfection étaient la mortification des ses passions et la manière de bien faire ses actions. La piété la moins suspecte est celle qui consiste dans la mortification de ses passions. Toute autre dévotion est sujette à l’illusion, mais celle-là mène sûrement à la sainteté et à la perfection. " Donnez-moi ", dit Bourdaloue, ‘ un homme qui ait entièrement mortifié ses passions, corrigé ses vices : elle sera parfaite et sans défaut ". Cette dévotion, qui est la seule vraie, n’est pas du goût de bien des gens, car il en coûte à la nature pour cela. Aussi rien de plus commun que de vouloir accorder la piété avec ses passions, ses inclinations déréglées, l’amour de soi-même, et mille autres défauts, ce qui fait qu’on n’a souvent qu’une piété fausse et apparente, sous le voile de laquelle on cache et on nourrit ses vices.

M. Jobal au contraire avait tellement mis sa piété dans la mortification de ses passions qu’il avait tourné là toute son attention et il s’était tellement appliqué à les vaincre et à les mortifier qu’il était enfin parvenu à les dompter à les subjuguer, à les déraciner si bien, si parfaitement, que dans le dernier voyage qu’il fit quelque temps avant sa mort il n’était plus possible d’en apercevoir en lui aucune, ce que j’admirais comme un prodige, car j’y faisais une attention particulière, et j’avais beau l’examiner de tout près, je n’y trouvais plus aucun défaut, aucun vice, aucune passion à corriger. Voilà la preuve la plus complète de la piété, et d’une piété rare et extraordinaire, disons mieux, d’une sainteté parfaite, car c’est un miracle de trouver, même parmi les personnes de piété une âme qui ait tellement vaincu ses passions et qui soit entièrement morte à elle-même qu’on n’aperçoive plus aucune affection déréglée. Que cette pureté de cœur suppose de combats, de sacrifices, de victoires sur soi-même, et par conséquent de mérites et de perfection ! Telle était cependant celle de notre cher ami. J’en appelle à témoin tous ceux qui l’ont vu, qui ont conversé avec lui dans les dernières années de sa vie. Ont-ils aperçu aucune passion volontaire, quelle qu’elle soit ? Non, il n’y avait plus en lui ni colère, ni vivacité, ni humeur, ni ressentiment, ni sensualité dans les repas, ni recherche du plaisir, ni vaine joie, ni contestation, ni opiniâtreté, ni attache à quoi que ce puisse être, ni respect humain, ni orgueil. Tous ces vices étaient déracinés par la mortification et la pratique des vertus contraires. On ne voyait plus en lui que charité, que paix, que douceur, qu’humilité, que support, condescendance, et toutes sortes de vertus. Voilà le principal moyen dont il s’est servi pour avancer dans la piété : une mortification continuelle de ses passions.

Un autre point essentiel en quoi consistait la piété de M. Jobal, c’était à bien faire ce qu’il faisait, c’est-à-dire à le faire parfaitement, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. À l’extérieur, faisant toutes ses actions en remplissant tous ses devoirs entièrement, totalement, sans en négliger ou en omettre aucune, et sans retrancher d’aucun, pas même la moindre partie. Voilà encore ce que j’ai admiré cent fois en lui. Je l’ai vu souvent accablé d’une multitude de bonnes œuvres à faire avec ses devoirs ordinaires. Et bien, rien n’était omis, rien n’était négligé, tout se faisait dans son temps et chaque chose était à sa place. Quelque pressé qu’il fût il n’omettait jamais ses exercices de piété. On ne lui entendait jamais mal prononcer un mot de son bréviaire, qu’il récitait à genoux. On ne le voyait rien précipiter dans ses fonctions, les faisant avec une décence et une gravité pleines de majesté, suivant exactement toutes les rubriques et les cérémonies. Vous l’eussiez vu dans ces circonstances où tant d’autres sont troublés, empressés, être également tranquille, faisant la plus petite chose qu’il avait à faire avec autant d’attention et d’application que s’il n’en eût point d’autre que celle-là.

Voilà encore un moyen bien efficace pour atteindre à la perfection de son état, qui est d’en remplir les devoirs parfaitement, car notre perfection ne consiste pas à faire des choses extraordinaires, mais à bien faire ce que nous faisons, à le faire avec exactitude, avec ordre, sans empressement, sans omission, sans précipitation, et sans négligence. Aussi régnait-il un ordre merveilleux dans toute sa conduite. Tout était réglé, son lever, son coucher, son étude, son oraison, ses visites du Saint-Sacrement. Il se couchait à 10 heures et se levait à 5, faisait environ une heure d’oraison, même en voyage, lisait la sainte écriture à genoux, faisait même, avant que d’être prêtre, la demi-heure de préparation et d’action de grâce avant et après la communion, qu’il recevait trois ou quatre fois la semaine, se confessait au moins tous les huit jours, et quelquefois plusieurs fois la semaine. Tout son temps était partagé entre la prière, l’étude, la visite des malades et les œuvres de charité. Mais ce qui perfectionnait encore plus ses actions, c’était le principe qui les animait et le sentiment intérieur avec lequel il les faisait.

IV. SON INTÉRIEUR

La droiture de ses intentions et la pureté de ses affections : Omnis pulchritudo ejus ab intra (Ps 44, 14), toute la beauté de la fille de Sion, lui vient de son intérieur.

L’extérieur de M. Jobal était parfaitement réglé : son maintien, sa démarche, ses gestes, ses regards, tout était modeste, et cette modestie était l’expression exacte de son intérieur, où tout était réglé et composé, les passions domptées, la raison soumise à la foi, le cœur uni à Dieu, la conscience en repos, toutes les puissances de l’âme dans le calme. Ainsi la paix de Jésus-Christ régnait dans son âme, et le trouble des passions et l’inquiétude en étaient bannis : voilà quel était le principe de sa modestie et de sa douceur extérieure, qui édifiait et qui charmait tout le monde, et qui le faisait regarder comme un saint. Mais je puis dire que cet extérieur était très peu de chose en comparaison de l’intérieur, que Dieu regarde surtout, et qui est la cause et le principe de toute sainteté et de toute perfection. Ce que nous admirions le plus l’un et l’autre dans les saints, c’était leur intérieur, et c’était ce qui faisait l’objet de son imitation. En parlant de certaines actions des saints que les gens d’esprits censurent et méprisent (ce qu’il ne pouvait souffrir et ce qu’il regardait avec compassion) ; il avait coutume de dire : " C’est la manière dont les saints faisaient cela qu’il faut considérer pour en juger ! C’est le principe qu’il faudrait savoir pour en juger ! ". Or, il trouvait que tout était grand dans les saints, parce que tout venait d’un grand principe intérieur, c’est-à-dire de la grâce qui les animait, du Saint-Esprit qui les inspirait et les conduisait. C’est ce qui lui faisait désirer et demander sans cesse l’Esprit de Dieu qui était dans les saints : " Esprit de Dieu ! Esprit de Dieu ! ". C’étaient les paroles qu’on lui entendait le plus souvent.

Comme je veux parler ici de la droiture de ses intentions et de la pureté de ses affections, je remarque d’abord avec l’auteur de l’Imitation (II, ch. 4) qu’il y a une grande différence entre ces deux choses, que bien des gens confondent mal à propos. L’intention, c’est le but et la fin qu’on se propose dans ses actions, et l’affection, c’est le sentiment avec lequel on agit. La simplicité doit être dans l’intention, et l’intention est simple quand on ne cherche que Dieu, qu’on n’a pas d’autre vue que de plaire à Dieu, car si on se propose autre chose dans ses bonnes œuvres, comme l’estime du monde ou ses intérêts temporels, ou sa satisfaction, l’intention n’est plus droite et simple, mais elle est double et fausse. L’affection, c’est le principe qui nous meut intérieurement pour agir ; c’est le mouvement et le sentiment intérieur qui accompagne notre action. Si c’est la grâce qui nous excite, si nous en suivons le mouvement, si c’est le Saint-Esprit en un mot qui agit en nous, notre affection est pure. C’est ce que l’Imitation nous apprend lorsqu’elle nous dit : " La simplicité est dans l’intention et la pureté dans l’affection " (II, ch. 4, 2). L’intention tend vers Dieu, et l’affection goûte Dieu ; l’intention le cherche, l’affection en jouit. De là il est aisé de voir que la pureté d’affection est bien plus difficile à acquérir que la droiture d’intention.

Bien des gens ont une intention droite, ils désirent le bien, mais ils font le mal par un sentiment quelquefois passionné, souvent humain et naturel. Il n’y a que ceux qui se sont appliqués longtemps à dompter leurs passions et réprimer la vivacité de la nature qui se mêle partout, qui ont le cœur pur et qui fassent des actions vraiment surnaturelles. Dans ceux où la passion vit, leurs actions et leurs sentiments sont corrompus et infestés par la passion, et dans ceux où la nature est immortifiée, les actions et les sentiments ne sont d’ordinaire qu’humains et naturels, parce que la passion influe dans ceux-là et la nature dans ceux-ci, même dans les bonnes œuvres, selon ce passage de l’Imitation : Interdum zelum putamus et passione movemur (II, ch. 5, 4) : " Nous croyons que c’est le zèle qui nous anime, et c’est la passion ". Et tout cela peut se faire avec une bonne intention mais avec une mauvaise affection. On se propose une bonne fin, mais intérieurement et sourdement la passion, ou du moins un sentiment humain et naturel gâte et corrompt notre action, parce qu’elle contracte la corruption du principe qui y influe. On ne saurait trop dire sur ce sujet le 54e chapitre du 3e livre de l’Imitation.

Ces principes posés, je dis que M. Jobal a toujours eu des intentions droites. Il a toujours cherché Dieu dans la simplicité de son cœur. Il a toujours désiré d’être à Dieu. Il a toujours eu de l’attrait pour la vertu et la piété. Il en a toujours fait une profession ouverte. Et on peut lui rendre ce témoignage qu’il lisait et qu’il écoutait pour s’édifier, et non, comme beaucoup d’autres, pour s’amuser et pour en parler par ostentation et curiosité. Aussi s’appliquait-il sérieusement à mettre en pratique toutes les maximes qu’il lisait dans les livres de piété, ou qu’il entendait des personnes pieuses, dont il a toujours recherché l’amitié et les entretiens.

Cependant, avec cette bonne intention, avant que d’être prêtre il a été trompé par l’apparence du bien, autorisant par son approbation l’abus d’une société de femmes et de filles prétendues dévotes, qui communiaient très fréquemment, affectu potius humano quam divino (III, ch. 58, 9) - par une affection plutôt humaine que divine, - sans y apporter les dispositions convenables, qui sous prétexte de rendre la dévotion aisée, énervaient la sévérité de la morale évangélique.

J’avais moi-même donné dans tous ces écarts, et Dieu par une grande grâce de Dieu m’en a fait voir l’illusion. Et j’avoue que cette affection extraordinaire que j’avais pour rendre la communion fréquente plus commune, n’était point pure, et que je sentais à ce sujet je ne sais quel remords de conscience qui m’avertissait que cette affection était mêlée de quelque passion cachée. Et c’était de l’amour-propre, de l’orgueil, et de la recherche d’une certaine satisfaction naturelle qui j’avais de voir ainsi les communions devenir plus fréquentes où j’étais.

Il n’est pas étonnant si M. Jobal, encore jeune, a donné, étant encore jeune, dans le même piège d’une manière moins coupable. Mais enfin Dieu le permit pour l’humilier et lui inspirer une défiance étonnante de lui-même. Quand il eut reconnu cette faute, il ne craignait rien tant dans la suite que l’illusion, qui en effet est bien à craindre pour les personnes qui aiment et désirent le bien, car c’est à leur égard que le démon se transforme en ange de lumière pour les tromper sous l’apparence de la vérité, puisqu’il ne peut les séduire que par l’attrait du vice. Quel regret n’a-t-il pas eu de cette faute ! Il me reprochait de ne pas lui avoir imposé silence ; et il a eu grand soin de réparer tout le scandale qu’il avait pu donner en cela. Et personne ne fut plus attentif que lui contre les abus des sacrements, ni plus sensible à la profanation qu’on en fait. Il n’aurait jamais fait un pas pour plaire aux hommes, pour s’attirer leur estime, encore moins par intérêt ou pour sa propre satisfaction. Il n’avait point d’autre vue que la plus grande gloire de Dieu et le salut des âmes. Ce qu’il envisageait avant tout n’était point le jugement du monde ou sa propre satisfaction, mais uniquement si c’était la volonté de Dieu.

V. DE LA PURETÉ DE SES AFFECTIONS

Venons maintenant à la pureté de ses affections. Comme le moyen de parvenir à cette pureté, c’est de modifier sincèrement ses passions, ce qu’il avait fait d’abord, comme nous l’avons remarqué ; c’est de mortifier ensuite l’activité de la nature. Il savait tous ces principes et les comprenait mieux que personne, et il s’appliquait entièrement à les mettre à exécution. Il y a environ cinq ou six ans qu’il entreprit d’une manière particulière de réprimer l’activité de la nature, pour qu’elle ne se mêlât plus dans ses actions, mais que ce fût la seule grâce qui agît en lui. Il n’était pas assurément bien vif ; au contraire il eût passé pour lent. Eh bien ! il m’a assuré plusieurs fois qu’il trouvait dans cet exercice des obstacles et des difficultés insurmontables. Je lui répondis que la répugnance que l’on sentait pour une chose, loin d’être une raison pour ne pas la faire, était au contraire un nouveau motif pour l’entreprendre, surtout quand l’entendement, éclairé d’une lumière surnaturelle, en voyait la nécessité, car ordinairement cette grâce de lumière précède la grâce de l’exécution. Aussi, loin de se déconcerter dans ce saint exercice, il a toujours persévéré. Et il a si bien réussi qu’il est parvenu à réprimer tous les mouvements de la nature pour ne suivre que ceux de la grâce.

On pourrait demander à cette occasion comment il est arrivé que M. Jobal ait éprouvé de si grandes difficultés à réprimer l’activité de la nature, étant d’un tempérament fort doux, lorsque que tant d’autres d’un naturel plus vif et plus ardent ne se plaignent aucunement de ces difficultés. La raison en est facile : c’est qu’ils ne s’appliquent pas sincèrement à la vaincre. On ne sent la rapidité du torrent que lorsqu’on s’oppose à son cours ; mais quand on s’y laisse entraîner on ne s’en aperçoit pas. Ainsi la plupart des personnes mêmes qui font profession de piété et qui sont occupées à la pratique de bien des bonnes œuvres ne sentent pas la difficulté qu’il y a de s’opposer à l’activité de la nature qui s’y mêle, parce qu’elles la suivent et ne font aucun effort pour y résister. Elles se laissent emporter sans examen à ce premier sentiment qui les anime. Plus il est naturel, plus il est facile de le suivre. Mais aussi leurs actions, leurs bonnes œuvres ne sont la plupart du temps que des œuvres humaines et naturelles, parce qu’elles ne partent que d’un principe humain, et souvent même, comme dit l’Imitation, c’est la passion qui influe tandis qu’on croit que c’est tout zèle et charité (II, ch. 5, 4).

Quelle prodigieuse différence aux yeux de Dieu entre les actions d’une âme ainsi éclairée et mortifiée, et celles d’une autre où la nature est encore toute vivante ! Quelle différence entre les mérites des uns et des autres, quoiqu’elles paraissent semblables à l’extérieur et qu’elles le soient en effet, ayant souvent le même objet. Mais hélas que l’affection et le sentiment intérieur qui les anime sont différents ! Dans les unes, c’est la grâce, dans les autres c’est la nature qui les produit. Ainsi les unes sont dignes de Dieu et méritent la récompense éternelle, les autres sont sans fruit et sans mérite, parce qu’il est de foi que la nature n’est point capable de produire des actions d’un ordre surnaturel. C’est la seule grâce qui peut élever nos actions à cet état surnaturel et divin qui les rend dignes de Dieu et du ciel. De tout cela il est aisé de conclure combien il est nécessaire de réfléchir continuellement sur les mouvements de son cœur, pour discerner ceux de la grâce et de la nature, et quelle application il faut pour faire ce discernement, et quelle force, et quel courage, quelle fidélité, pour résister toujours à ceux de la nature et donner lieu à ceux de la grâce, et qu’il est bien peu d’âmes qui aient cette attention et cette fidélité, peu qui veulent seulement l’entreprendre, car s’ils l’entreprenaient sincèrement ils y trouveraient bientôt les mêmes difficultés que M. Jobal, et de plus grandes encore, mais quand on a un désir sincère de sa perfection, il n’est rien de si difficile qu’on ne soit résolu de faire et de souffrir pour y parvenir.

Je lui disais que les ennuis, les dégoûts, les aridités, les sécheresses, et un certain état de l’âme où rien ne la soutenait, rien ne la nourrissait, rien ne l’affectait, étant comme insensible à tout, en un mot une situation qui a quelque chose de semblable à celle de Notre-Seigneur au jardin des Olives, - je lui disais que cet état, quand on y était fidèle et résigné, faisant toujours ses devoirs, quoique sans goût, était très propre à purifier l’âme et à faire mourir les affections humaines. Et sur les difficultés qu’il trouvait et qui lui paraissaient presque insurmontables, je lui rappelais ce que Notre-Seigneur disait à ses apôtres qui récriaient sur la difficulté du salut : " Ce qui est impossible à l’homme est possible à Dieu ". Voici ce qu’il me répondit : " J’éprouve à certains moments, si je ne me trompe, quelque chose de cet état dont vous me parlez, où on trouve de l’appui en rien, mais tout est sec et aride ; c’est un terrible ouvrage que de faire mourir la nature. Vous avez bien raison de renvoyer à la parole de Notre-Seigneur. Je l’ai éprouvé en effet, et cela est admirable comme par sa grâce il opère suaviter des choses qui paraissent impossibles. Je lui dis quelquefois : Trahe me post in odorem unguentorum tuorum (Ct 1, 3) ", c’est-à-dire, " Attirez-moi après vous ".

VI. SA VIE ÉTAIT TOUTE SURNATURELLE

Il est aisé de conclure quel genre de vie devait mener M. Jobal en suivant ces maximes qui sont le principe et le fondement d’une vie toute surnaturelle, s’appliquant continuellement à faire mourir la nature en tout, jusque dans les choses même les plus innocentes. Il ne vivait plus que selon la grâce, qui s’augmente à mesure que la nature est domptée. Quanto magis natura premitur tanto major gratia desuper infunditur (III, ch. 54, 32). " Je mène une vie bien propre à faire mourir la nature ". Ce sont des propres paroles qui lui ont échappé dans une lettre qu’il m’écrivit lorsqu’il était à Saint-Simplice, paroles bien remarquables et qui disent beaucoup en peu, car cela veut dire que M. Jobal était continuellement occupé à refuser à la nature ce qu’elle désirait, même dans les choses les plus permises ; qu’il était occupé à la mortifier, à la crucifier, à la dépouiller de toutes ses affections et ses inclinations pour donner tout à la grâce. C’était là tout son désir, comme il me le témoignait dans une autre lettre : " Je sens à certains moments le ridicule et la petitesse qu’il y aurait pour moi de me laisser conduire par le monde. Je voudrais être conduit par la grâce ". On ne saurait croire quelle attention il avait sur tous les mouvements de son cœur pour voir si la passion ou la nature ne se mêlait pas dans ses actions et ses intentions, et combien il prenait de précautions pour éviter les pièges. Il se défiait de ses vertus mêmes : il craignait que quelque défaut caché ne les corrompît. " Je me défie ", disait-il, " d’une simplicité d’orgueil, de singularité, d’imagination. Je reconnais en moi à ce sujet bien des mauvais retours de la passion ou de la nature ". Pour empêcher donc que ces retours de la passion et de la nature n’influassent en rien dans sa conduite et ses sentiments, il était quelquefois des années entières avant que de se déterminer à une chose, tant pour purifier ses motifs et pour réprimer la vivacité de la nature que pour connaître si c’était la volonté de Dieu. De là on peut conclure avec quel esprit intérieur et dans quelle vue et de quelle manière il se conduisait dans toutes ses démarches. Il faisait tout en Dieu et pour Dieu, tout par le mouvement de la grâce et non par le sentiment de la nature. Voilà ce que j’appelle une vie surnaturelle et divine, autant élevée sur la vie ordinaire des gens de bien que le ciel l’est au-dessus de la terre. Et cependant après toutes ces précautions il se reprochait encore, quand une chose n’avait pas réussi, de n’avoir agi assez surnaturellement, et il s’en attribuait la faute. " Je sens bien ", nous disait-il, " que j’ai agi trop humainement en cela, je me suis porté trop naturellement à cette action ; je n’étais pas assez uni à Dieu ; j’ai suivi en cela mon imagination ". Ces reproches qu’il se faisait à lui-même sont une nouvelle preuve de la conviction où il était qu’on devrait agir en tout par l’Esprit de Dieu et jamais par le mouvement d’une passion et d’aucun sentiment humain, et en même temps de la volonté sincère où il était d’en agir de la sorte. S’il y a peu de personnes qui se fassent de semblables reproches, c’est qu’il en est peu qui s’étudient à vivre et à agir d’une manière surnaturelle. Quand on a offert ses actions à Dieu et qu’on croit les faire pour lui, on s’imagine que tout est fait, tandis que l’essentiel et le plus difficile est encore à faire, qui est d’empêcher la passion et la nature de se mêler dans ce qu’on fait, pour ne suivre que l’impression de la grâce. Ainsi, ce n’est pas encore assez de commencer à agir de la sorte, mais le plus difficile est de continuer et de finir ainsi d’une manière surnaturelle. Car souvent, après avoir commencé surnaturellement une action le matin, par exemple au sortir de l’oraison, étant uni à Dieu, bientôt la vivacité naturelle ou quelque passion nous emporte et nous désunit de Dieu, et, s’emparant de toutes les puissances de notre âme, elle les anime toutes, la grâce n’y a plus de part ; et ainsi notre action n’est plus qu’humaine et naturelle ; et il arrive, comme dit l’Apôtre, qu’après avoir commencé par l’Esprit de Dieu nous finissons par la chair. Quelle prodigieuse différence entre la conduite, les actions, les sentiments, les lumières d’une âme qui vit de cette vie surnaturelle, et celle qui ne vit et n’agit que par vues et les sentiments de la nature ! Quelle pureté dans celle-là ! Que de corruption et d’imperfection dans celle-ci ! Que de nuages dans son esprit ! Que d’attaches dans son cœur ! J’insiste beaucoup sur cette vie surnaturelle, parce que je suis assuré que cette manière de vivre a été le principe et la source de cette haute perfection où M. Jobal est parvenu dans si peu de temps. Il avait tout à la fois un attrait admirable et une répugnance invincible : attrait de grâce, répugnance de la nature, la lumière de la grâce qui lui découvrait d’un côté la nécessité de cette vie et ses avantages, et la nature qui répugne à cette mort mystique qui l’anéantit en quelque sorte pour la remplacer par la vie de la grâce, ce qui n’est autre chose que cette maxime évangélique si souvent répétée par tous les prédicateurs, mais si peu comprise, si peu méditée, si peu pratiquée, qu’il faut mourir à soi-même.

M. Jobal lisait et écoutait avec ardeur tout ce qui avait rapport avec cette vie surnaturelle, et il était charmé de voir des personnes qui y entraient ; mais aussi c’était un sujet de peine et de chagrin pour lui quand il voyait des âmes qui, au lieu de s’élever à cette vie divine par la mortification et l’oraison, s’appliquaient à des choses qui, au lieu de faire mourir la nature, ne servaient qu’à nourrir les affections.

Cette vie surnaturelle est renfermée dans un seul passage de saint Paul : Si spiritu vivimus spiritu et ambulemus (Ga 5, 25). " Si nous vivons par l’Esprit agissons par l’Esprit ". Vivre dans la grâce habituelle et agir par le mouvement de la grâce actuelle, mais pour cela il faut ôter les obstacles qui sont les passions, les affections humaines et naturelles, et l’effervescence de l’imagination.

Tout était surnaturel en lui, ses vues, ses motifs, ses affections, ses actions, ses démarches, ses conversations, ses amitiés. Il n’aimait le prochain qu’en Dieu et pour Dieu. Il n’y avait plus en lui d’affection et de tendresse purement naturelle. La grâce avait pris partout la place de la nature. Son amitié ne tendait plus à procurer des plaisirs à ses amis, mais à les sanctifier. Il ne leur disait pas, " Ménagez-vous ", mais, " Mortifiez-vous ", " Ayez soin de votre santé ", mais plutôt, " Ayez soin de votre âme et de votre perfection ". Tous les avis qu’il donnait n’étaient point pour flatter, car personne n’était plus ennemi de la flatterie, mais pour purifier, pour sanctifier ceux à qui il les donnait, et l’on voyait qu’ils partaient d’un si grand fonds de charité et de cordialité que personne ne s’en choquait. Il n’était pas fâché de voir souffrir ses amis quand il savait que ces peines leur étaient utiles et nécessaires, quoiqu’il y prit d’ailleurs toute la part possible.

Il vint un jour que je revenais de campagne, dans ma chambre, comme pour m’annoncer une nouvelle. " Eh bien ", me dit-il, " êtes-vous prêt ? Votre paquet est-il fait ? ", voulant me donner à entendre par là qu’il fallait quitter Metz, et cela plus de six mois avant mon départ. Je vis sa sainte ruse. C’était pour me donner occasion de faire à ce sujet tous les sacrifices que la circonstance exigeait. Voilà comme il aimait, et je lui sais toujours bon gré de ce trait d’amitié. Ses salutations étaient aussi surnaturelles : " Loué soit Jésus-Christ ! ". Dans les lettres, au lieu des compliments du monde : " Que la grâce de Jésus-Christ soit toujours avec vous ! Je vous embrasse dans les embrassements de Jésus-Christ ". Osculor osculo sancto. En un mot, il n’était touché et affecté de rien, à moins qu’il ne fût surnaturel, et les agréments de la nature les plus propres à récréer lui causaient de l’ennui. Rien ne lui plaisait qu’en Dieu. Il était naturel d’être placé et d’avoir un établissement, mais il était indifférent sur cela. Quand il fut nommé curé de Sainte-Ségolène, ce qui lui faisait plaisir n’était pas d’être placé, mais de l’être par la Providence. Il n’était donc touché et affecté que du surnaturel.

VII. DE LA PURETÉ DE SES MŒURS

ET DE LA DÉLICATESSE DE SA CONSCIENCE

Tout le monde sait quelle était l’innocence de sa vie et la candeur de son âme. Il serait plutôt mort que de commettre un péché véniel de propos délibéré. S’il commettait quelques fautes, ce n’étaient que des fautes d’inadvertance et de faiblesse, et il suffisait de les remarquer pour s’en corriger aussitôt. Il n’eut pas dit le plus petit mensonge pour le monde entier. Il était ennemi de la moindre duplicité. Il détestait la politique. Il n’y avait point de détour chez lui. Il était d’une franchise et d’une candeur admirables, et c’est ce qui le faisait aimer de tout le monde. Il n’ouvrait pas son cœur à tous, suivant cette maxime de l’Imitation : Non omni homini reveles cor tuum (I, ch. 8, 1). Mais si la prudence ne lui permettait pas de tout dire ce qu’il pensait, il en disait assez pour faire voir son bon cœur et on n’avait rien à craindre de lui. Il n’était capable de surprendre personne, de faire peine à personne, et de se servir de l’imprudence d’un mot échappé contre celui qui l’aurait proféré. Il était simple dans le mal et éclairé dans le bien, quasi infantes sine dolo (1 P 2, 2).

Il fuyait jusqu’à l’apparence du mal. Je me rappelle avec plaisir qu’il acheta un jour des tapisseries où il y avait quelques portraits un peu trop naturels pour la bienséance. Il les acheta, dis-je, non pour s’en servir, mais pour avoir là le moyen de les réformer. Il ne pouvait souffrir aucune peinture indécente, encore moins l’immodestie dans les habits. Il nous disait dans son dernier voyage quelle peine c’était pour lui de voir des filles s’approcher de la Sainte Table avec des mouchoirs ou percés à jour ou mis d’une manière qui choquât la modestie. La peine qu’il en ressentait était inexprimable ; c’était un supplice pour lui.

Quelle attention sur ses regards ! On peut bien dire de lui ce que Job disait de lui-même, qu’il avait fait un pacte pour ne pas envisager une personne du sexe. Quelle réserve dans les conversations que son ministère exigeait qu’il eût avec elles. On le voyait parler les yeux baissés et fixés à terre, tournés d’un autre côté pour ne pas être regardé en face. Quelle exactitude à mortifier continuellement et entièrement l’inclination naturelle qui se trouve quelquefois entre les personnes de différent sexe, qui énerve la piété et qui est la cause de tant de désordres ! Jamais point de conversations inutiles avec elles, point de visites à moins qu’elles ne fussent très nécessaires. Encore gémissait-il de cette nécessité, et d’abord méditait-il les moyens de pouvoir faire en sorte qu’on pût s’en passer. La manière grave et modeste, réservée et prudente dont il se comportait dans ces rencontres ne pouvaient qu’édifier et inspirer les sentiments de la plus grande chasteté et de l’horreur au vice contraire. Comme je lui témoignais ; et cela à plusieurs reprises, de l’inquiétude sur les liaisons et les attaches que de jeunes confesseurs pouvaient contracter, même sous prétexte de piété et dans de bonnes vues dans les commencements, mais qui ne laissaient pas d’altérer beaucoup la pureté du cœur, et qui pouvaient avoir de grandes conséquences dans la suite, il me répondit avec douceur : " Rassurez-vous ". Je me rassurai en effet, et je sentis bien par cette réponse que sa pureté angélique et la délicatesse de sa conscience le tenaient bien élevé au-dessus de ces sentiments humains, et qu’il prenait là-dessus toutes les précautions que la prudence chrétienne peut suggérer.

Qui non offendit Verbo, hoc perfectus est vir (Jc 3, 2). Il faut être bien parfait pour ne pas pécher en paroles. Cependant M. Jobal était si attentif sur toutes les siennes qu’il ne lui échappait jamais rien de choquant contre personne, ni rien qui pût blesser la charité. Si quelqu’un médisait en sa présence, ou tenait quelque discours ou peu chaste ou bouffon ou peu charitable, il témoignait assez par son air réservé qu’il le désapprouvait, et jamais on ne pouvait obtenir de lui une approbation même tacite à rien de mauvais. Je le vis un jour à la table d’une personne qui exigeait des applaudissements, et à qui tout le monde en effet applaudissait. M. Jobal était le seul qui les lui refusât, de peur de flatter son amour-propre et de coopérer en quelque chose à son péché. Malgré sa réserve dans ses paroles, s’il lui était échappé quelque parole qui eût pu donner soupçon du mal, ou qui eût fait peine à quelqu’un contre son intention, il avait grand soin de le réparer aussitôt. Jamais on ne lui a entendu proférer aucune parole bouffonne, ni aucun jurement. On peut dire de lui comme du bienheureux Pierre Fourrier qu’il ne jurait pas même sa foi.

Il était d’une extrême délicatesse pour ne faire tort à personne, et pour observer les règles de la justice. S’il passait dans un champ il craignait de causer le moindre dommage. S’il vendait, s’il achetait, il craignait de vendre trop cher, d’acheter à trop bon marché. S’il eût pensé faire le moindre tort, il eût restitué jusqu’à une obole. Il n’eut pas pris un fruit ni un raisin en passant, même dans le besoin. On regardait tout cela comme un effet du scrupule, mais moi, qui le connaissait mieux que personne, je sais qu’il faisait cela par amour de la vertu, et il n’était pas du tout scrupuleux, mais timoré et exact. Un scrupuleux évite l’apparence d’un certain mal par imagination, et lui l’évitait pas délicatesse de conscience. Un scrupuleux évite le mal par la crainte d’être inquiété par des remords, et lui l’évitait par la crainte de déplaire à Dieu. Il était trop éclairé dans le discernement des sentiments intérieurs pour ne pas distinguer la bonne conscience d’avec le scrupule.

 

2e PARTIE

 

Tables de la Vie de M. Jobal

 

Home Page