Persécution générale
dans la partie orientale
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À Taô-pâ, lieu situé à une journée et demie de Tchung-kin, il se faisait beaucoup de prosélytes depuis quelques années ; la religion sétendait de tous côtés aux environs, et on comptait bien cent adultes nouvellement convertis, sans y comprendre les enfants. De ces cent adultes, jen ai baptisé trente. Il faut les examiner, les éprouver ; il y en a de fervents et de bien instruits. Outre cela, plusieurs apostats étaient revenus à résipiscence, entre lesquels une famille nombreuse, sur une montagne voisine, se distinguait par son zèle, surtout une veuve qui fut ma consolation. Depuis très longtemps, son mari avait apostasié et quitté les exercices du christianisme, de sorte que ses enfants suivaient la religion païenne ; mais ils étaient chrétiens dans lâme.
Un jour que cette femme était devant sa maison, il arriva que des moineaux becquetaient après son chapelet quelle navait plus vu depuis bien longtemps ; elle va voir ce que cétait, elle aperçoit son chapelet ; cette vue la pénètre de douleur et de regret sur son apostasie ; elle a des remords continuels, la grâce opère dans son cur ; elle parle à son mari, lexhorte à se convertir ; le mari dit quil faut attendre, et quelque temps après, il va à un festin, il tombe dans une eau bourbeuse et sy noie. La femme se voyant libre, profite de sa liberté pour se donner à Dieu de tout son cur et pour convertir toute sa famille, très considérable, car elle comprend plus de cent personnes ; elle a trois ou quatre filles mariées, quantité de petits-fils et de petites-filles.
Cette pieuse mère fit tous ses efforts pour les gagner tous et leur inspirer la piété dont elle est remplie ; elle réussit, mais elle eut de furieuses contradictions, surtout de la part de son dernier fils qui, après avoir fait quelque temps en apparence profession de la religion, sy opposa de toutes ses forces, jusquà menacer sa mère et tous les chrétiens. Dieu punit bien cette vertueuse femme du péché quelle avait commis en abandonnant la religion, et il la bien fortement éprouvée, car depuis quelle est retournée à lui, elle na cessé davoir des combats et des persécutions de sa famille et de ses voisins. Le mandarin la saisit avec sa fille aînée et sa nièce si je ne me trompe, du moins cest une femme de sa famille, et elles ont été conduites en prison, dabord à Tchung-kin, ensuite à la ville capitale qui est cent lieues plus loin ; mais elle a eu la consolation de voir un de ses petits-fils qui lavait accompagnée dans ce triste voyage, se convertir sincèrement avec son gendre et toute sa maison ; elle a eu celle de voir des brus converties et très ferventes.
Autrefois, les Chinois ne prenaient point les femmes et ne les punissaient que pour des cas extraordinaires ; mais depuis létablissement du christianisme, on les emprisonne, et même les vierges, parce que Dieu veut quelles aient part à ses ignominies. Elles sont ordinairement plus ferventes que les hommes. Le démon et les païens, voyant avec jalousie les progrès de la religion chrétienne aux environs de Taô-pâ, avaient déjà fait depuis un an ou deux des efforts pour sy opposer ; les païens avaient porté des accusations au prétoire qui les avaient rejetées ; mais cette fois trois officiers ruraux quon nomme Kian-iô, avaient intenté des accusations si graves que le prétoire ne pouvait plus les mépriser ; ils disaient que les chrétiens étaient près de se révolter, quils préparaient des armes pour cela. Il y avait toute apparence quon mavait aussi dénoncé, puisque le mandarin est venu tout de suite dans la maison où jétais, et quil interrogeait avec tant de rigueur les chrétiens sur leur chef de religion.
Ce fut le jour de la Nativité de la Sainte Vierge, en 1782, que cette persécution commença subitement. On vint dire quil y avait grand nombre de soldats et de satellites qui étaient arrivés à quelque distance, et lon ne savait pourquoi. Nous pensions que sil y eût persécution, les chrétiens de la ville nous en eussent donné avis, mais ils nen avaient pas eu le temps.
Le mandarin, pour mieux cacher sa démarche, partit la nuit, et les chrétiens ne le surent quaprès sa sortie de la ville ; ils neurent plus dautre ressource que de recourir à la prière. Ils sassemblèrent pour demander à Dieu sa protection dans cette fâcheuse circonstance.
Le mandarin et les soldats, ayant précipité leur marche, arrivèrent chez des prosélytes qui étaient sur le chemin ; ils les prirent, les enchaînèrent et les amenèrent avec eux à Taò-pâ. Le bruit de leur approche augmentait ; on nous dit quils étaient tout près, et on nétait pas encore assuré de leur dessein. Pour parti le plus sûr, nous enveloppâmes nos ornements et nos livres latins qui étaient là en quantité ; les chrétiens cachent tout cela promptement dans leur riz : cétait après la moisson, les Chinois battent le riz, le séparent de la paille en le moissonnant.
À peine avions-nous achevé cette besogne, quon nous dit que la persécution était déclarée, que les soldats étaient tout près. Je mhabille en paysan, je prends un chapeau de paille sur ma tête, un panier à la main ; on mapporte à manger, je navais nul appétit ; dans ces tristes moments, le manger est insipide, et si jeusse pris le temps de manger, jeusse été pris. Je voulais me sauver par les endroits les plus cachés, et on me dit que les païens en gardaient les avenues ; il fallait donc passer par les lieux les plus évidents. Nous affections le personnage de gens de la campagne qui sen retournent chez eux, accompagnés de quelques-uns de leurs amis ou parents qui les reconduisent ; nous nous arrêtions de temps en temps, marchant doucement et négligemment. Mais je voyais un chrétien qui me reconduisait regarder en arrière sur une colline avec frayeur ; apparemment quil voyait les soldats et les satellites qui arrivaient. Jentre avec deux compagnons dans un petit bocage, et à un bon quart de lieue on me conduisit dans une maison demi-chrétienne et demi-païenne. Après environ une heure de temps, la fille du logis entre tout éperdue, et nous apprend que le mandarin est arrivé avec les satellites qui ont aussitôt environné et gardé la maison où je logeais ; cependant, les écoliers avaient encore eu le bonheur de sévader. Elle ajoute quon avait enchaîné beaucoup de chrétiens et quon leur avait fait subir un interrogatoire, surtout quon avait saisi quelques livres chinois, quon demandait doù ils venaient. Un chrétien eut limprudence de dire que cétait le maître Tzian (prêtre chinois) qui les avait apportés ; cen fut assez pour faire soupçonner que cétait le Maître de la religion. On mit ce chrétien à la question pour le lui faire avouer ; on le serra si fort dans les entraves quil tomba en défaillance, sans cependant rien avouer ; et le mandarin ordonna aussitôt quon lui amenât ce Maître Tzian ; on fouilla par toute la maison, et on ne trouva ni ornements ni livres latins. À cause de ces paroles du symbole Tûng-Kîn nin, qui veulent dire Vierge, on voulut savoir ce que cétait quune vierge ; on leur dit que cétait une fille qui nétait pas mariée ; on soupçonnait du mystère là-dessus.
Après quelques jours, on fit venir plusieurs filles au prétoire pour les questionner. Après cette expédition, le mandarin se retira avec les chrétiens enchaînés dans une pagode. Le bonze fut bientôt épuisé, ayant tout consommé ses provisions pour nourrir le mandarin avec trente ou quarante satellites ou soldats ; on ne voit presque jamais sortir le mandarin avec une telle escorte.
Après la consommation des biens de la pagode, les chrétiens de Taô-pâ apportèrent des provisions ; cétait un effet de la justice divine, car beaucoup dentre eux étaient extrêmement avares, et je leur fis voir que la Providence les avait réduits à donner aux païens, à leurs persécuteurs, ce quils avaient refusé aux pauvres chrétiens.
Enfin, le mandarin emmena trente chrétiens et ensuite quatre femmes. Pour moi, aussitôt que jeus appris la fatale nouvelle de larrivée du mandarin, prévoyant quon ferait des recherches pour me découvrir, je pris la résolution de fuir plus loin. Cette fille qui nous avait appris cette nouvelle sy opposait, disant que les païens armés gardaient les avenues de toutes parts, et quils ne voulaient pas la laisser passer elle-même, et quils disaient aux chrétiens : Vous avez un maître.
Cependant je pris mon parti ; je forçai, pour ainsi dire, le fils de la maison et un mauvais prosélyte que je navais pas voulu baptiser de maccompagner, au risque dêtre aperçu par les païens. Au sortir de la maison, nous entrons dans un bois ; jenvoie un de mes compagnons voir dans le sentier sil ny a pas quelque embuscade ; il dit que non. Nous marchâmes, et la nuit commençait à répandre ses ténèbres ; je voulais continuer ma route ; mes compagnons refusent de maccompagner, sous différents prétextes, je les presse. Un me prie de le laisser aller chercher un habit, un fanal ; jy consens, et en attendant, nous nous cachons dans les herbes et les broussailles ; il revient, nous sortons du bois et marchons dans la campagne. Nous craignions à chaque instant la rencontre de quelque ennemi ou païen ; il pleuvait et les chemins étaient très mauvais ; mes compagnons demandent de se reposer, mais je les presse, voulant passer au-delà dun marché qui était devant nous. Je les prie de trouver quelque chemin détourné pour les dispenser dentrer dans ce marché ; ils le refusent, craignant la peine.
Cependant, à lentrée de ce marché, ils entendent des gens attroupés, cela les effraie ; ils prennent le parti que je leur avais suggéré, nous passons à côté du lieu au travers de tout ce qui se présente devant nous, tantôt des pierres, tantôt des broussailles. Après ce premier danger évité, mes gens veulent encore se reposer ; ils se couchent comme ils peuvent sous un petit arbrisseau ; ils dorment, ils ronflent, et moi je tremblais, car quelquun qui aurait passé là les aurait entendus, et nous eût découverts ; au premier chant du coq, je les éveille et les invite à continuer notre marche.
Jétais bien fatigué, étant malade, nayant ni mangé, ni dormi ; mais je fis des efforts, et nous vînmes vers les huit à neuf heures dans une maison chrétienne, à six ou huit lieues de Taó-pâ ; je my reposai un peu, et là M. Tzian, que le mandarin faisait chercher de tous côtés, vint me trouver.
Au moment de la persécution, il était sur une montagne chez une famille nommée King, anciennement chrétienne, puis apostate, maintenant revenue à résipiscence, aux environs de laquelle plusieurs familles païennes venaient aussi de se convertir ; il se retira, et un écolier malade, nommé Tzao, le suivit. En descendant cette montagne, il fut insulté par des enfants païens qui lui criaient : Malia, Malia
! cest le nom de la Sainte Vierge quils avaient entendu dans nos prières. En un mot, tout était dans une agitation et une émotion extraordinaire contre les chrétiens. M. Tzian me raconta ce qui venait de se passer ; le pauvre écolier malade avait fait des efforts pour fuir ; je lui donnai de quoi prendre une chaise à porteurs pour le conduire à Tchung-kin ; on nen trouvait point ; dailleurs la fermentation contre les chrétiens y était extrême. Il prit le parti daller après mon départ à Tchang-Keou où il mourut saintement ; il avait communié le jour de la Nativité, qui fut celui où la persécution commença.Dès que jeus appris les nouvelles de M. Tzian, nous partîmes aussitôt pour Tchang-keou ; nous arrivâmes le soir à Moû-tâng, où nous rencontrâmes une bande de satellites qui nous accostèrent et demandèrent à un homme qui nous conduisait, qui nous étions.
De là, nous allâmes à Tchong-keou, mais M. Tzian me fit remarquer que cette ville, située sur la rivière et de la dépendance de Tchung-kin, nétait pas un lieu de sûreté pour moi. Je partis donc le lendemain pour Quân Yân
[correction ultérieure sur le manuscrit : Quin-gan], situé à trois journées au nord-ouest de Tchang-keou, et cet endroit nest pas du ressort de Tchung-kin. Après trois jours de fatigues, nous y arrivâmes, nos écoliers y vinrent aussi. Jenvoyai M. Tzian à la province de Kouy-tcheou pour le soustraire aux recherches quon faisait de lui, et lui prescrivis tout ce quil avait à faire ; car, dans ces moments de persécution, il faut quun missionnaire conserve la présence desprit, la tranquilité dâme pour arranger à linstant mille choses nécessaires. Nous passâmes à Quân Yân [correction ultérieure : Quin-gan] trois ou quatre mois, enseignant les écoliers et lécole des filles, administrant les chrétiens et formant les néophytes ; jy ai baptisé en différentes fois cinquante ou soixante adultes. Jai envoyé les chrétiens exhorter une famille nombreuse et fort riche de leurs parents et de leur pays, car ils sont de la province de Hoûquân ; ils avaient lu nos livres, et étaient tous près de se convertir, mais je crois que cétait le bruit de la persécution de Tchung-kin qui les a fait reculer. Nous passâmes ce temps dans des alarmes continuelles ; on disait toujours que le mandarin faisait des informations partout pour découvrir le chef des chrétiens, et quon viendrait sûrement à Quân Yân [correction ultérieure : Quin-gan] my chercher. Un de nos écoliers, revenu du collège mieux habillé quon ne lest ordinairement à la campagne, frappa les yeux dun païen, médecin de sa profession et filou dinclination. Il répandit le bruit dans le marché voisin, à un quart de lieue, quil y avait chez les chrétiens un maître, et je ne sais ce quil ajouta. Dailleurs les païens sapercevaient que les chrétiens se relevaient la nuit : cétait pour venir entendre la messe ; car, dans ces dangereuses conjonctures, je nosais la dire le jour ; prière, prédication, messe, tout était fini vers laurore, et même avant. Les satellites arrivèrent au marché ; les païens leur firent leur rapport contre les chrétiens et les excitaient à venir faire la recherche. Jen fus averti, cétait la veille de St. F. Xavier ; je voulais dire la messe avant de partir le lendemain. On disait que les satellites viendraient dès le grand matin avant le jour. Je passai une cruelle nuit ; je dis la messe et voulais partir, mais nos écoliers voulaient déjeûner, au risque dêtre prévenus par les satellites. Nous ne partîmes quà la pointe du jour, et nous allâmes dans une famille à trois lieues. Le père et la mère y sont dexcellents chrétiens et très charitables ; nous y fûmes très bien et continuâmes nos exercices. Cependant je laissai un malade pulmonique administré qui, tout moribond quil était, voulut encore venir me voir pour se confesser et communier. Celui-là a tout lair dun élu ; il est mort peu après ; il reconnut sa trop grande attache pour le temporel, il en gémit, il fit des restitutions et des charités considérables ; il avait bien du zèle. Nous eûmes toujours des alarmes ; nous entendions des gens rôder la nuit autour de la maison. Dans ces moments, je craignais de dire la messe ; la femme me rassura avec simplicité et confiance en Dieu, ajoutant quil fallait seulement prier tout bas. Je célébrai sur sa parole : Dieu inspire les bonnes âmes dans les cas de nécessité.Dans ces circonstances si critiques, un soir que nous étions en prière, arrivent tout-à-coup plusieurs païens ; je me retire ; les enfants sont saisis de peur, mais le père demeure ferme et prêt à tout, et ce fut une fausse alarme. Ces païens venaient pour tout autre chose que la religion, mais on envoya dire de Tchung-kin de renfermer tous nos effets. Un de nos écoliers inventa une histoire pour nous effrayer encore davantage ; en ayant demandé la source et le principe, je trouvai que cétait lui-même qui en était lauteur. Ainsi, nous continuâmes tous nos exercices. Ce qui crucifie les missionnaires en pareils cas, cest la cruelle incertitude de ce quils doivent faire.
Pendant ce séjour que je fis à Quân Yân
[correction ultérieure : Quin-gan] mes infirmités et mes maladies augmentèrent au point que je crus devoir bientôt mourir ; je ne pouvais presque plus marcher, ni me tenir debout, tant ma faiblesse était grande ; et outre cela, je maperçus que jétais encore rempli de gros vers, maladie assez ordinaire en Chine. Cependant il faut quun missionnaire travaille toujours, à moins quil ne soit absolument hors de combat. Je dis la messe pour obtenir une bonne mort, et jinvitai les chrétiens de prier pour moi à cette intention. Après cela, il marriva quelque chose qui me parut extraordinaire et qui me fit penser à retourner en Europe. Jai tout communiqué à Mgr. Jeus deux songes qui me rappelaient en Europe, jen ai déjà vu un daccompli ; jespère que le second saccomplira de même.Le mandarin de Tchung-kin, ayant mis les chrétiens de Taô-pâ en prison et dans les chaînes, il examinait leur cause sans pouvoir la terminer ; il voulait avoir recours au mandarin de la ville quon appelle Foû lâi gè, car il était pour les villes du second ordre et du troisième, et les campagnes dépendantes de Tchung-kin. Le mandarin de la ville ne voulut pas sen mêler. Alors il eut recours à un mandarin supérieur que lon appelle Táoïé. Celui-ci y vint avec ses gens et il en coûta de grands frais au mandarin persécuteur. Ce mandarin supérieur le blâma. Cependant il interrogea les chrétiens, et il demanda aux femmes quon avait fait venir par après, si elles priaient, elles répondirent que oui ; il leur fit réciter quelques prières. Elles, qui étaient prudentes, en récitèrent une où il est dit : Seigneur, qui nous ordonnez dhonorer nos pères et mères, accordez à nos parents, supérieurs, bienfaiteurs, les forces et la santé du corps et de lâme en ce monde et la béatitude en lautre. Le mandarin applaudit à cette prière en disant : Bon, cela est très bien. Il eût bien voulu les renvoyer, mais il nosa prendre cela sur lui, il fut donc décidé que leur cause serait évoquée au préteur, et après quelque temps on les envoya à la ville capitale, à cent lieues de Tchung-kin, accompagnés de cent satellites. Cela fit une étonnante sensation, et manifesta de plus en plus la religion chrétienne dans toute la province. Ils rencontrèrent en chemin les deux mandarins qui les avaient précédés à la Capitale, et qui venaient de visiter le préteur, comme ils le font tous les ans.
Nos chrétiens se prosternèrent pour les saluer, selon la mode chinoise. Le Tâoïé dit à lautre : Ne sont-ce pas tous des laboureurs, gens utiles à la république ? Lautre dit aux chrétiens : Allez, ne craignez rien, tout ira bien ; jai parlé en votre faveur.
Quand les autres villes de la dépendance de Tchung-kin ont vu quon saisissait les chrétiens, ils ont fait de même. À Fou-tcheou, on en prit environ vingt ou trente ; on en mit beaucoup en prison, on les y retint pendant plus dun mois ; mais ils prêchaient la religion aux païens, jeûnaient, priaient hautement ; de ce nombre furent le beau-père de la Madeleine Sên qui mavait délivré des mains des païens, étant encore païen lui-même.
Le second fils de Tchîng, de Xé Koû Xân, et ce zélé prosélyte à 6 lieues de Tchang keou, nommé Tchang et le beau-père de Monique Vên qui fut si rudement frappé, quon lui déchira la peau, mourut quelques jours après être retourné en sa maison ; ils furent tous frappés si violemment, que plusieurs dentre eux pouvaient à peine marcher plusieurs mois après. Dans cette persécution générale, il ny eut aucun apostat ; grâce en soient rendues à Dieu qui les a fortifiés !
Partout les chrétiens furent persécutés des païens. Les parents, les voisins venaient chez eux leur inspirer la terreur dont ils étaient eux-mêmes saisis, craignant dêtre enveloppés dans leur ruine ; ils leur demandaient leurs livres et leurs effets. Enfin, voilà le moment de couper la tête aux chrétiens arrivé, cest que le démon, connaissant la timidité naturelle aux Chinois pour empêcher les païens dembrasser la religion chrétienne, avait depuis longtemps répandu le bruit quon leur trancherait la tête, sils se faisaient chrétiens.
Cependant nos persécutés de Taó-pâ arrivèrent à Tchêntoû, et leur arrivée fit grand bruit au prétoire ; les uns étaient pour, les autres étaient contre ; enfin laffaire discutée, le préteur fut pour eux, les renvoya absous, et déposa le mandarin qui les avait emprisonnés, et ce fameux mandarin qui avait gouverné si longtemps et qui sétait enrichi, fut réduit à la pauvreté. Un satellite qui avait beaucoup agi contre les chrétiens, encourut tout à coup pour cela même lindignation des autres, et on le fit enchaîner. Un autre, qui avait lié un chrétien sur les lieux privés pour que la puanteur le forçât à lui donner de largent, expira sous les coups que le mandarin lui fit donner.
Le mandarin qui succéda au premier reçut très bien les chrétiens, conformément aux intentions du préteur ; il les renvoya sans exiger aucun billet de rétractation ; mais rien de stable dans ce monde, surtout en Chine. La constance des chrétiens prisonniers et la charité de leurs confrères qui les visitaient, avaient fait beaucoup dimpression sur lesprit des prétoriens mêmes ; deux se convertirent. Un deux arbora au prétoire même, dans son logis, la tablette chrétienne, quoique ses amis voulussent len empêcher ; un autre, touché et convaincu, différait sous prétexte de lembarras de ses affaires. Il y avait aussi dautres satellites qui pensaient à se convertir et ils le disaient si hautement que Mgr. me lécrivit de Tching-toû. Pendant lintervalle du temps qui sécoula depuis le commencement de la persécution qui arriva le 8 septembre 1782, jusquau mois de Janvier ou de Février suivant où les chrétiens revinrent, il se passa dodieuses vexations de la part des satellites à légard des chrétiens de Taó-pâ ; ils sont venus dévaster les maisons, prendre ou extorquer de largent. La femme dun néophyte que javais baptisé, et qui était du nombre des prisonniers, avait tout acheté et préparé pour les noces de son fils ; les satellites lui ont tout enlevé ; et elle se pendit de désespoir ; elle nétait pas encore chrétienne, mais elle avait envie de lêtre.
Je vis depuis son mari délivré, et je lui trouvai tant de piété et de religion, que je ladmis à la communion. Javais écrit à nos persécutés, à leur retour, de ne pas se venger en aucune manière, et de ne rien faire, ni dire contre leurs accusateurs, de rendre le bien ou le mal, et de les gagner par la douceur. Cependant quelques-uns dentre eux leur parlèrent avec hauteur, et il nen fallut pas davantage, il y en eut même qui frappèrent un ou deux païens, ce qui excita les païens à faire de nouvelles plaintes contre les chrétiens, disant quils levaient létendard de leur religion. Ils obtinrent du nouveau mandarin une nouvelle requête contre eux. Jallais déjà les visiter, ayant fait la moitié du chemin la nuit ; arrive un exprès de la ville qui nous apprend que les satellites avaient ordre daller saisir les chrétiens de nouveau, il fallut retourner sur mes pas.
En effet, on excita une nouvelle persécution ; on prit une douzaine de chrétiens quon mit à la cangue. Cest une petite planche carrée qui emboîte le col du patient, qui pèse 60, 80 et 100 livres. On fit afficher partout aux environs de Taó-pâ un édit qui défendait la religion chrétienne. Mais on ny eut aucun égard. Les persécutés, de retour chez eux, avaient aussitôt rétabli la tablette de religion que les satellites avaient déchirée, et, en cette seconde persécution, les satellites la déchirèrent encore, et elle fut néanmoins encore réparée.
Cependant il fut question, vers Pâques, de délivrer les prisonniers. On demandait des répondants, selon la coutume chinoise ; un chrétien de la ville se présenta ; le mandarin demanda ce quil était ; il dit quil était chrétien. Le mandarin se fâcha : Quoi ! vous êtes chrétien, et vous voulez répondre pour eux ! Oui, dit-il, je réponds de leur conduite ; quils ne feront rien contre les lois.
Alors le mandarin, adressant la parole aux chrétiens de la campagne : Vous autres ignorants, leur dit-il, vous voulez professer la religion chrétienne, vous ne savez pas que cette religion vient de lEurope, et quil ny a que les gens riches de la ville qui puissent la pratiquer ; et à votre mort, on vous arrachera les yeux pour en faire des portraits, car les Européens font de beaux tableaux, parce quils se servent pour les faire de lhumeur qui est dans les yeux. Un chrétien de la ville, entendant cela, voulait dire le contraire devant tout le monde, mais un prétorien len empêcha. Cependant, les prisonniers furent délivrés ; mais japprends par une lettre de Mr. Devault, du 19 septembre 1783, que ce nouveau mandarin est mort au commencement dAoût, dune maladie assez singulière, et que le Foû-taî ye qui avait au moins consenti à la persécution, est déchu de son mandarinat. Ainsi, les voilà punis de Dieu, ce qui est assez ordinaire ; cest la remarque de ce cher confrère.
Pendant cette persécution, les chrétiens de la ville craignaient beaucoup quon ne les persécutât, aussi les satellites vinrent dans la maison Lô où je demeure ordinairement, pour sinformer de moi, disant que les chrétiens avaient un maître de religion ; mais la veuve Lô leur répondit avec tant de prudence et de force quils se retirèrent. On avait aussi tout lieu de croire quon ferait des recherches touchant limpression de nos livres chinois ; limprimeur païen qui reçut à cette occasion bien des reproches et des malédictions de son beau-père, craignit tellement, quil brûla la plupart des planches où étaient gravés les caractères ; et le chrétien qui avait aidé à limprimerie sattendait à être envoyé en exil. Voyant combien limpression de ces livres était utile et nécessaire, je lui avais toujours promis avec confiance que Dieu nous protégerait en cela. En effet, je regarde comme une marque de la protection divine, quon nait pas poussé plus loin les recherches sur cet article.
Vers la fin de la persécution, au mois de Décembre, je revins à Tchung-kin de Quân Yân
[correction ultérieure : Quin-gan], ayant fait deux ou trois lieues la nuit, afin dy entrer incognito. Mais la porte de la ville étant fermée, je couchai sur une planche chez de pauvres chrétiens qui étaient hors de la ville ; cétait une félicité pour moi quand je passais dans les auberges païennes de trouver deux petits bancs pour me coucher, et me préserver ainsi de la vermine et de tous les insectes qui sont dans le paillasson entrelacé, quon ne change que dun an à lautre.Je revins à la ville, parce que je savais que certains esclaves du démon, poussés dune crainte excessive, intimidaient les autres et les empêchaient de faire le bien. Après avoir passé quelques jours à Tchung-kin pour ranimer les fidèles trop timides de la persécution, jallai à Xé mâ lân, à deux journées à loccident de Tchung-kin. Cétait le rendez-vous que javais donné à Messieurs Gléyo et Devault pour conférer avec eux, touchant mon retour en Europe. Mr. Gléyo y était dabord fort opposé ; mais après avoir prié et dit la messe, il se sentit tout changé. Voici lavis quil me donna et que jai suivi : décrire mes raisons à Monseigneur, et de le prier de dire un oui ou un non. Monseigneur demandait dabord un délai ; jy acquiesçai, mais ensuite, frappé de mes raisons, et voyant que cétait la volonté de Dieu, il dit quil nosait sy opposer ; cétait dire le oui que demandait Mr. Gléyo. Mgr. me rendit aussi témoignage que ce nétait aucun motif humain qui my portait ; ainsi la résolution de revenir en Europe fut déterminée. Ce fut dans cette occasion quun apostat amena les païens au temps quil savait quon disait ordinairement la messe pour me prendre avec les ornements. Nous étions trois prêtres, mais ayant eu quelque avis de sa démarche, nous le prévînmes la veille en prenant la fuite ; nous allâmes à une autre chrétienté à trois lieues de là, nommée Tchîng Pîn, où M. Gleyo fit rompre des fiançailles dune petite fille chrétienne faites avec un apostat, et livrée contre son gré. La chose était très difficile ; je nen serais pas venu à bout ; mais M. Gleyo, avec la confiance en Dieu, peut terminer les affaires les plus épineuses.
Je revins à Lâo moûen tân ; comme on ny est pas trop fervent pour la plupart, je parlai de mon retour en Europe, et aussitôt ce ne fut que larmes et soupirs. Les chrétiens venaient successivement se prosterner à mes pieds, pour me témoigner le regret quils avaient de me quitter, me demander pardon de navoir pas obéi. Malgré la dureté de mon cur, je ne pus retenir mes larmes non plus queux ; je revins à Tchûng Kin, où la religion faisait toujours de plus grands progrès, car la persécution navait servi quà la faire éclater et triompher davantage. Les païens me disaient quelle était vraie ; deux frères marchands se convertirent avec leurs femmes et leurs enfants ; un surtout bien instruit ma beaucoup édifié. Cette conversion en attira bien dautres, car il travaille à convertir toute sa famille qui est très considérable.
Il y a au-delà de la rivière qui vient du nord et se jette dans le fleuve à Tchung-kin, une ville ou une partie de la ville très considérable ; il y a bien cent mille âmes. Il ny avait encore point eu de chrétiens ; il sy est converti deux familles qui y ont eu quelques persécutions aussi bien que les marchands, et ils les ont vaincus. La veuve Lô, outre la chrétienté quelle avait établie à six lieues de la ville, en établit encore une autre à une journée et demie vers Tùng leân, et les instruisit, les forma ; puis, comme jétais sur le point de partir, jai prié M. Devault dy aller ; il y a baptisé vingt adultes. Je suis allé à Tchong-keou pour y passer la fête de Pâques, que nous avons célébrée avec les offices de la semaine sainte avec beaucoup de piété. Le Vendredi-Saint, dès que jeus montré la croix, ce ne fut que larmes et gémissements ; jai baptisé encore plusieurs néophytes si ardentes pour apprendre la doctrine et les prières de la religion chrétienne, quelles en étaient occupées plusieurs nuits sans pouvoir dormir. Ensuite je retournai à Tchung-kin pour disposer mon départ et revoir M. Devault, à qui je confiai ma chrétienté et nos deux prêtres chinois ; jen avais prié Mgr. qui a bien voulu suivre en tout mes intentions.
À Tchung-kin, il se convertit encore un couvent de Bonzesses, javais baptisé la supérieure lannée précédente ; elle avait laissé croître ses cheveux et quitté lappareil de Bonzesse. Elle vint à une assemblée de femmes dans son ancienne pagode ; on lui demanda la cause de ce changement, elle rendit compte de sa foi. Plusieurs de ses anciennes connaissances lui disaient : Nous vous suivrons, où demeurez-vous ? Elle leur cèla son logement, de peur quelles ne vinssent manger chez elle. Cependant il y a dans les environs beaucoup de gens qui veulent se faire chrétiens ; cest la fille du mandarin dont jai parlé qui conduit tout cela. On a aussi converti une vingtaine de pauvres mendiants ; ils sont dans un endroit séparé hors de la ville, et on allait là les instruire hautement ; les païens sarrêtaient pour entendre la doctrine chrétienne et plusieurs y applaudissaient. Enfin je partis de Tchang Keou pour lEurope, après avoir dit la sainte Messe le jour de la Visitation, en 1783. M. Gleyo me prédit que jaurais en Europe des afflictions, et il me renvoya à la Croix de Notre-Seigneur dans laquelle la force est cachée : Ubi abscondita est fortitudo ejus. (Ha 3, 4) Cest là que sa puissance est cachée. Ce fut le passage quil me cita alors.
Voilà un petit abrégé des événements qui me sont arrivés en Chine pendant les dix ans que jy suis demeuré ; je souhaite que ceux qui les liront ou les entendront en soient édifiés ; quelques-uns seront peut-être scandalisés de ce que je parle trop de moi-même et de ce que jai fait ; cest un défaut que jai en toute ma vie, et joffre souvent à Dieu pour le réparer, la vie cachée de Jésus, Marie, Joseph ; et javoue que le bien qui sest fait, cest Dieu seul qui la fait, et que je nai rien fait que de mal. Je rougis quand jy pense ; il eût peut-être mieux valu faire ma confession et laveu sincère de mes péchés et des fautes innombrables que jai faites en Chine, des milliers de sacrilèges dans ladministration des sacrements, des imprudences qui ont scandalisé, des impatiences jusquaux pieds des autels, des murmures excités par la gourmandise et cent mille autres fautes de toutes sortes ; mais si je les racontais, cela nédifierait pas. Je prie le lecteur charitable de demander au Seigneur quil me les pardonne, et quil les répare ; je nai confiance quen sa miséricorde ; quil demande aussi au Père de famille denvoyer de saints ouvriers dans sa moisson.
Fini le 14 Mai 1784, sur mer.
Moÿe, prêtre indigne dêtre missionnaire apostolique.
Quand jai rapporté des choses qui paraissent tenir du prodige, cest toujours sans décider et seulement comme historien et témoin ; jen laisse le jugement à lÉglise, à qui il appartient de juger et de prononcer décisivement sur les miracles, les visions et autres dons extraordinaires, à la décision de laquelle je me soumets en tout.
On voit aisément par lhistoire de la relation de la persécution de Taó-pâ que la justice divine a puni et humilié nos persécuteurs ; nos délateurs lont été aussi, car la femme dun dentre eux a été possédée du démon, et elle répète souvent ces paroles : Vous avez accusé les chrétiens à tort, et jen suis la victime. Cet événement est très sensible aux païens ; ils ont fait tout ce quils ont pu pour le cacher aux chrétiens.
Relation de la mort Mr Moÿe, le 4 mai 1793 (par M. Feÿs).