Persécution générale

dans la partie orientale.

 

À Taô-pâ, lieu situé à une journée et demie de Tchung-kin, il se faisait beaucoup de prosélytes depuis quelques années ; la religion s’étendait de tous côtés aux environs, et on comptait bien cent adultes nouvellement convertis, sans y comprendre les enfants. De ces cent adultes, j’en ai baptisé trente. Il faut les examiner, les éprouver ; il y en a de fervents et de bien instruits. Outre cela, plusieurs apostats étaient revenus à résipiscence, entre lesquels une famille nombreuse, sur une montagne voisine, se distinguait par son zèle, surtout une veuve qui fut ma consolation. Depuis très longtemps, son mari avait apostasié et quitté les exercices du christianisme, de sorte que ses enfants suivaient la religion païenne ; mais ils étaient chrétiens dans l’âme.

Un jour que cette femme était devant sa maison, il arriva que des moineaux becquetaient après son chapelet qu’elle n’avait plus vu depuis bien longtemps ; elle va voir ce que c’était, elle aperçoit son chapelet ; cette vue la pénètre de douleur et de regret sur son apostasie ; elle a des remords continuels, la grâce opère dans son cœur ; elle parle à son mari, l’exhorte à se convertir ; le mari dit qu’il faut attendre, et quelque temps après, il va à un festin, il tombe dans une eau bourbeuse et s’y noie. La femme se voyant libre, profite de sa liberté pour se donner à Dieu de tout son cœur et pour convertir toute sa famille, très considérable, car elle comprend plus de cent personnes ; elle a trois ou quatre filles mariées, quantité de petits-fils et de petites-filles.

Cette pieuse mère fit tous ses efforts pour les gagner tous et leur inspirer la piété dont elle est remplie ; elle réussit, mais elle eut de furieuses contradictions, surtout de la part de son dernier fils qui, après avoir fait quelque temps en apparence profession de la religion, s’y opposa de toutes ses forces, jusqu’à menacer sa mère et tous les chrétiens. Dieu punit bien cette vertueuse femme du péché qu’elle avait commis en abandonnant la religion, et il l’a bien fortement éprouvée, car depuis qu’elle est retournée à lui, elle n’a cessé d’avoir des combats et des persécutions de sa famille et de ses voisins. Le mandarin la saisit avec sa fille aînée et sa nièce si je ne me trompe, du moins c’est une femme de sa famille, et elles ont été conduites en prison, d’abord à Tchung-kin, ensuite à la ville capitale qui est cent lieues plus loin ; mais elle a eu la consolation de voir un de ses petits-fils qui l’avait accompagnée dans ce triste voyage, se convertir sincèrement avec son gendre et toute sa maison ; elle a eu celle de voir des brus converties et très ferventes.

Autrefois, les Chinois ne prenaient point les femmes et ne les punissaient que pour des cas extraordinaires ; mais depuis l’établissement du christianisme, on les emprisonne, et même les vierges, parce que Dieu veut qu’elles aient part à ses ignominies. Elles sont ordinairement plus ferventes que les hommes. Le démon et les païens, voyant avec jalousie les progrès de la religion chrétienne aux environs de Taô-pâ, avaient déjà fait depuis un an ou deux des efforts pour s’y opposer ; les païens avaient porté des accusations au prétoire qui les avaient rejetées ; mais cette fois trois officiers ruraux qu’on nomme Kian-iô, avaient intenté des accusations si graves que le prétoire ne pouvait plus les mépriser ; ils disaient que les chrétiens étaient près de se révolter, qu’ils préparaient des armes pour cela. Il y avait toute apparence qu’on m’avait aussi dénoncé, puisque le mandarin est venu tout de suite dans la maison où j’étais, et qu’il interrogeait avec tant de rigueur les chrétiens sur leur chef de religion.

Ce fut le jour de la Nativité de la Sainte Vierge, en 1782, que cette persécution commença subitement. On vint dire qu’il y avait grand nombre de soldats et de satellites qui étaient arrivés à quelque distance, et l’on ne savait pourquoi. Nous pensions que s’il y eût persécution, les chrétiens de la ville nous en eussent donné avis, mais ils n’en avaient pas eu le temps.

Le mandarin, pour mieux cacher sa démarche, partit la nuit, et les chrétiens ne le surent qu’après sa sortie de la ville ; ils n’eurent plus d’autre ressource que de recourir à la prière. Ils s’assemblèrent pour demander à Dieu sa protection dans cette fâcheuse circonstance.

Le mandarin et les soldats, ayant précipité leur marche, arrivèrent chez des prosélytes qui étaient sur le chemin ; ils les prirent, les enchaînèrent et les amenèrent avec eux à Taò-pâ. Le bruit de leur approche augmentait ; on nous dit qu’ils étaient tout près, et on n’était pas encore assuré de leur dessein. Pour parti le plus sûr, nous enveloppâmes nos ornements et nos livres latins qui étaient là en quantité ; les chrétiens cachent tout cela promptement dans leur riz : c’était après la moisson, les Chinois battent le riz, le séparent de la paille en le moissonnant.

À peine avions-nous achevé cette besogne, qu’on nous dit que la persécution était déclarée, que les soldats étaient tout près. Je m’habille en paysan, je prends un chapeau de paille sur ma tête, un panier à la main ; on m’apporte à manger, je n’avais nul appétit ; dans ces tristes moments, le manger est insipide, et si j’eusse pris le temps de manger, j’eusse été pris. Je voulais me sauver par les endroits les plus cachés, et on me dit que les païens en gardaient les avenues ; il fallait donc passer par les lieux les plus évidents. Nous affections le personnage de gens de la campagne qui s’en retournent chez eux, accompagnés de quelques-uns de leurs amis ou parents qui les reconduisent ; nous nous arrêtions de temps en temps, marchant doucement et négligemment. Mais je voyais un chrétien qui me reconduisait regarder en arrière sur une colline avec frayeur ; apparemment qu’il voyait les soldats et les satellites qui arrivaient. J’entre avec deux compagnons dans un petit bocage, et à un bon quart de lieue on me conduisit dans une maison demi-chrétienne et demi-païenne. Après environ une heure de temps, la fille du logis entre tout éperdue, et nous apprend que le mandarin est arrivé avec les satellites qui ont aussitôt environné et gardé la maison où je logeais ; cependant, les écoliers avaient encore eu le bonheur de s’évader. Elle ajoute qu’on avait enchaîné beaucoup de chrétiens et qu’on leur avait fait subir un interrogatoire, surtout qu’on avait saisi quelques livres chinois, qu’on demandait d’où ils venaient. Un chrétien eut l’imprudence de dire que c’était le maître Tzian (prêtre chinois) qui les avait apportés ; c’en fut assez pour faire soupçonner que c’était le Maître de la religion. On mit ce chrétien à la question pour le lui faire avouer ; on le serra si fort dans les entraves qu’il tomba en défaillance, sans cependant rien avouer ; et le mandarin ordonna aussitôt qu’on lui amenât ce Maître Tzian ; on fouilla par toute la maison, et on ne trouva ni ornements ni livres latins. À cause de ces paroles du symbole Tûng-Kîn nin, qui veulent dire Vierge, on voulut savoir ce que c’était qu’une vierge ; on leur dit que c’était une fille qui n’était pas mariée ; on soupçonnait du mystère là-dessus.

Après quelques jours, on fit venir plusieurs filles au prétoire pour les questionner. Après cette expédition, le mandarin se retira avec les chrétiens enchaînés dans une pagode. Le bonze fut bientôt épuisé, ayant tout consommé ses provisions pour nourrir le mandarin avec trente ou quarante satellites ou soldats ; on ne voit presque jamais sortir le mandarin avec une telle escorte.

Après la consommation des biens de la pagode, les chrétiens de Taô-pâ apportèrent des provisions ; c’était un effet de la justice divine, car beaucoup d’entre eux étaient extrêmement avares, et je leur fis voir que la Providence les avait réduits à donner aux païens, à leurs persécuteurs, ce qu’ils avaient refusé aux pauvres chrétiens.

Enfin, le mandarin emmena trente chrétiens et ensuite quatre femmes. Pour moi, aussitôt que j’eus appris la fatale nouvelle de l’arrivée du mandarin, prévoyant qu’on ferait des recherches pour me découvrir, je pris la résolution de fuir plus loin. Cette fille qui nous avait appris cette nouvelle s’y opposait, disant que les païens armés gardaient les avenues de toutes parts, et qu’ils ne voulaient pas la laisser passer elle-même, et qu’ils disaient aux chrétiens : Vous avez un maître.

Cependant je pris mon parti ; je forçai, pour ainsi dire, le fils de la maison et un mauvais prosélyte que je n’avais pas voulu baptiser de m’accompagner, au risque d’être aperçu par les païens. Au sortir de la maison, nous entrons dans un bois ; j’envoie un de mes compagnons voir dans le sentier s’il n’y a pas quelque embuscade ; il dit que non. Nous marchâmes, et la nuit commençait à répandre ses ténèbres ; je voulais continuer ma route ; mes compagnons refusent de m’accompagner, sous différents prétextes, je les presse. Un me prie de le laisser aller chercher un habit, un fanal ; j’y consens, et en attendant, nous nous cachons dans les herbes et les broussailles ; il revient, nous sortons du bois et marchons dans la campagne. Nous craignions à chaque instant la rencontre de quelque ennemi ou païen ; il pleuvait et les chemins étaient très mauvais ; mes compagnons demandent de se reposer, mais je les presse, voulant passer au-delà d’un marché qui était devant nous. Je les prie de trouver quelque chemin détourné pour les dispenser d’entrer dans ce marché ; ils le refusent, craignant la peine.

Cependant, à l’entrée de ce marché, ils entendent des gens attroupés, cela les effraie ; ils prennent le parti que je leur avais suggéré, nous passons à côté du lieu au travers de tout ce qui se présente devant nous, tantôt des pierres, tantôt des broussailles. Après ce premier danger évité, mes gens veulent encore se reposer ; ils se couchent comme ils peuvent sous un petit arbrisseau ; ils dorment, ils ronflent, et moi je tremblais, car quelqu’un qui aurait passé là les aurait entendus, et nous eût découverts ; au premier chant du coq, je les éveille et les invite à continuer notre marche.

J’étais bien fatigué, étant malade, n’ayant ni mangé, ni dormi ; mais je fis des efforts, et nous vînmes vers les huit à neuf heures dans une maison chrétienne, à six ou huit lieues de Taó-pâ ; je m’y reposai un peu, et là M. Tzian, que le mandarin faisait chercher de tous côtés, vint me trouver.

Au moment de la persécution, il était sur une montagne chez une famille nommée King, anciennement chrétienne, puis apostate, maintenant revenue à résipiscence, aux environs de laquelle plusieurs familles païennes venaient aussi de se convertir ; il se retira, et un écolier malade, nommé Tzao, le suivit. En descendant cette montagne, il fut insulté par des enfants païens qui lui criaient : Malia, Malia ! c’est le nom de la Sainte Vierge qu’ils avaient entendu dans nos prières. En un mot, tout était dans une agitation et une émotion extraordinaire contre les chrétiens. M. Tzian me raconta ce qui venait de se passer ; le pauvre écolier malade avait fait des efforts pour fuir ; je lui donnai de quoi prendre une chaise à porteurs pour le conduire à Tchung-kin ; on n’en trouvait point ; d’ailleurs la fermentation contre les chrétiens y était extrême. Il prit le parti d’aller après mon départ à Tchang-Keou où il mourut saintement ; il avait communié le jour de la Nativité, qui fut celui où la persécution commença.

Dès que j’eus appris les nouvelles de M. Tzian, nous partîmes aussitôt pour Tchang-keou ; nous arrivâmes le soir à Moû-tâng, où nous rencontrâmes une bande de satellites qui nous accostèrent et demandèrent à un homme qui nous conduisait, qui nous étions.

De là, nous allâmes à Tchong-keou, mais M. Tzian me fit remarquer que cette ville, située sur la rivière et de la dépendance de Tchung-kin, n’était pas un lieu de sûreté pour moi. Je partis donc le lendemain pour Quân Yân [correction ultérieure sur le manuscrit : Quin-gan], situé à trois journées au nord-ouest de Tchang-keou, et cet endroit n’est pas du ressort de Tchung-kin. Après trois jours de fatigues, nous y arrivâmes, nos écoliers y vinrent aussi. J’envoyai M. Tzian à la province de Kouy-tcheou pour le soustraire aux recherches qu’on faisait de lui, et lui prescrivis tout ce qu’il avait à faire ; car, dans ces moments de persécution, il faut qu’un missionnaire conserve la présence d’esprit, la tranquilité d’âme pour arranger à l’instant mille choses nécessaires. Nous passâmes à Quân Yân [correction ultérieure : Quin-gan] trois ou quatre mois, enseignant les écoliers et l’école des filles, administrant les chrétiens et formant les néophytes ; j’y ai baptisé en différentes fois cinquante ou soixante adultes. J’ai envoyé les chrétiens exhorter une famille nombreuse et fort riche de leurs parents et de leur pays, car ils sont de la province de Hoûquân ; ils avaient lu nos livres, et étaient tous près de se convertir, mais je crois que c’était le bruit de la persécution de Tchung-kin qui les a fait reculer. Nous passâmes ce temps dans des alarmes continuelles ; on disait toujours que le mandarin faisait des informations partout pour découvrir le chef des chrétiens, et qu’on viendrait sûrement à Quân Yân [correction ultérieure : Quin-gan] m’y chercher. Un de nos écoliers, revenu du collège mieux habillé qu’on ne l’est ordinairement à la campagne, frappa les yeux d’un païen, médecin de sa profession et filou d’inclination. Il répandit le bruit dans le marché voisin, à un quart de lieue, qu’il y avait chez les chrétiens un maître, et je ne sais ce qu’il ajouta. D’ailleurs les païens s’apercevaient que les chrétiens se relevaient la nuit : c’était pour venir entendre la messe ; car, dans ces dangereuses conjonctures, je n’osais la dire le jour ; prière, prédication, messe, tout était fini vers l’aurore, et même avant. Les satellites arrivèrent au marché ; les païens leur firent leur rapport contre les chrétiens et les excitaient à venir faire la recherche. J’en fus averti, c’était la veille de St. F. Xavier ; je voulais dire la messe avant de partir le lendemain. On disait que les satellites viendraient dès le grand matin avant le jour. Je passai une cruelle nuit ; je dis la messe et voulais partir, mais nos écoliers voulaient déjeûner, au risque d’être prévenus par les satellites. Nous ne partîmes qu’à la pointe du jour, et nous allâmes dans une famille à trois lieues. Le père et la mère y sont d’excellents chrétiens et très charitables ; nous y fûmes très bien et continuâmes nos exercices. Cependant je laissai un malade pulmonique administré qui, tout moribond qu’il était, voulut encore venir me voir pour se confesser et communier. Celui-là a tout l’air d’un élu ; il est mort peu après ; il reconnut sa trop grande attache pour le temporel, il en gémit, il fit des restitutions et des charités considérables ; il avait bien du zèle. Nous eûmes toujours des alarmes ; nous entendions des gens rôder la nuit autour de la maison. Dans ces moments, je craignais de dire la messe ; la femme me rassura avec simplicité et confiance en Dieu, ajoutant qu’il fallait seulement prier tout bas. Je célébrai sur sa parole : Dieu inspire les bonnes âmes dans les cas de nécessité.

Dans ces circonstances si critiques, un soir que nous étions en prière, arrivent tout-à-coup plusieurs païens ; je me retire ; les enfants sont saisis de peur, mais le père demeure ferme et prêt à tout, et ce fut une fausse alarme. Ces païens venaient pour tout autre chose que la religion, mais on envoya dire de Tchung-kin de renfermer tous nos effets. Un de nos écoliers inventa une histoire pour nous effrayer encore davantage ; en ayant demandé la source et le principe, je trouvai que c’était lui-même qui en était l’auteur. Ainsi, nous continuâmes tous nos exercices. Ce qui crucifie les missionnaires en pareils cas, c’est la cruelle incertitude de ce qu’ils doivent faire.

Pendant ce séjour que je fis à Quân Yân [correction ultérieure : Quin-gan] mes infirmités et mes maladies augmentèrent au point que je crus devoir bientôt mourir ; je ne pouvais presque plus marcher, ni me tenir debout, tant ma faiblesse était grande ; et outre cela, je m’aperçus que j’étais encore rempli de gros vers, maladie assez ordinaire en Chine. Cependant il faut qu’un missionnaire travaille toujours, à moins qu’il ne soit absolument hors de combat. Je dis la messe pour obtenir une bonne mort, et j’invitai les chrétiens de prier pour moi à cette intention. Après cela, il m’arriva quelque chose qui me parut extraordinaire et qui me fit penser à retourner en Europe. J’ai tout communiqué à Mgr. J’eus deux songes qui me rappelaient en Europe, j’en ai déjà vu un d’accompli ; j’espère que le second s’accomplira de même.

Le mandarin de Tchung-kin, ayant mis les chrétiens de Taô-pâ en prison et dans les chaînes, il examinait leur cause sans pouvoir la terminer ; il voulait avoir recours au mandarin de la ville qu’on appelle Foû lâi gè, car il était pour les villes du second ordre et du troisième, et les campagnes dépendantes de Tchung-kin. Le mandarin de la ville ne voulut pas s’en mêler. Alors il eut recours à un mandarin supérieur que l’on appelle Táoïé. Celui-ci y vint avec ses gens et il en coûta de grands frais au mandarin persécuteur. Ce mandarin supérieur le blâma. Cependant il interrogea les chrétiens, et il demanda aux femmes qu’on avait fait venir par après, si elles priaient, elles répondirent que oui ; il leur fit réciter quelques prières. Elles, qui étaient prudentes, en récitèrent une où il est dit : Seigneur, qui nous ordonnez d’honorer nos pères et mères, accordez à nos parents, supérieurs, bienfaiteurs, les forces et la santé du corps et de l’âme en ce monde et la béatitude en l’autre. Le mandarin applaudit à cette prière en disant : Bon, cela est très bien. Il eût bien voulu les renvoyer, mais il n’osa prendre cela sur lui, il fut donc décidé que leur cause serait évoquée au préteur, et après quelque temps on les envoya à la ville capitale, à cent lieues de Tchung-kin, accompagnés de cent satellites. Cela fit une étonnante sensation, et manifesta de plus en plus la religion chrétienne dans toute la province. Ils rencontrèrent en chemin les deux mandarins qui les avaient précédés à la Capitale, et qui venaient de visiter le préteur, comme ils le font tous les ans.

Nos chrétiens se prosternèrent pour les saluer, selon la mode chinoise. Le Tâoïé dit à l’autre : Ne sont-ce pas tous des laboureurs, gens utiles à la république ? L’autre dit aux chrétiens : Allez, ne craignez rien, tout ira bien ; j’ai parlé en votre faveur.

Quand les autres villes de la dépendance de Tchung-kin ont vu qu’on saisissait les chrétiens, ils ont fait de même. À Fou-tcheou, on en prit environ vingt ou trente ; on en mit beaucoup en prison, on les y retint pendant plus d’un mois ; mais ils prêchaient la religion aux païens, jeûnaient, priaient hautement ; de ce nombre furent le beau-père de la Madeleine Sên qui m’avait délivré des mains des païens, étant encore païen lui-même.

Le second fils de Tchîng, de Xé Koû Xân, et ce zélé prosélyte à 6 lieues de Tchang keou, nommé Tchang et le beau-père de Monique Vên qui fut si rudement frappé, qu’on lui déchira la peau, mourut quelques jours après être retourné en sa maison ; ils furent tous frappés si violemment, que plusieurs d’entre eux pouvaient à peine marcher plusieurs mois après. Dans cette persécution générale, il n’y eut aucun apostat ; grâce en soient rendues à Dieu qui les a fortifiés !

Partout les chrétiens furent persécutés des païens. Les parents, les voisins venaient chez eux leur inspirer la terreur dont ils étaient eux-mêmes saisis, craignant d’être enveloppés dans leur ruine ; ils leur demandaient leurs livres et leurs effets. Enfin, voilà le moment de couper la tête aux chrétiens arrivé, c’est que le démon, connaissant la timidité naturelle aux Chinois pour empêcher les païens d’embrasser la religion chrétienne, avait depuis longtemps répandu le bruit qu’on leur trancherait la tête, s’ils se faisaient chrétiens.

Cependant nos persécutés de Taó-pâ arrivèrent à Tchêntoû, et leur arrivée fit grand bruit au prétoire ; les uns étaient pour, les autres étaient contre ; enfin l’affaire discutée, le préteur fut pour eux, les renvoya absous, et déposa le mandarin qui les avait emprisonnés, et ce fameux mandarin qui avait gouverné si longtemps et qui s’était enrichi, fut réduit à la pauvreté. Un satellite qui avait beaucoup agi contre les chrétiens, encourut tout à coup pour cela même l’indignation des autres, et on le fit enchaîner. Un autre, qui avait lié un chrétien sur les lieux privés pour que la puanteur le forçât à lui donner de l’argent, expira sous les coups que le mandarin lui fit donner.

Le mandarin qui succéda au premier reçut très bien les chrétiens, conformément aux intentions du préteur ; il les renvoya sans exiger aucun billet de rétractation ; mais rien de stable dans ce monde, surtout en Chine. La constance des chrétiens prisonniers et la charité de leurs confrères qui les visitaient, avaient fait beaucoup d’impression sur l’esprit des prétoriens mêmes ; deux se convertirent. Un d’eux arbora au prétoire même, dans son logis, la tablette chrétienne, quoique ses amis voulussent l’en empêcher ; un autre, touché et convaincu, différait sous prétexte de l’embarras de ses affaires. Il y avait aussi d’autres satellites qui pensaient à se convertir et ils le disaient si hautement que Mgr. me l’écrivit de Tching-toû. Pendant l’intervalle du temps qui s’écoula depuis le commencement de la persécution qui arriva le 8 septembre 1782, jusqu’au mois de Janvier ou de Février suivant où les chrétiens revinrent, il se passa d’odieuses vexations de la part des satellites à l’égard des chrétiens de Taó-pâ ; ils sont venus dévaster les maisons, prendre ou extorquer de l’argent. La femme d’un néophyte que j’avais baptisé, et qui était du nombre des prisonniers, avait tout acheté et préparé pour les noces de son fils ; les satellites lui ont tout enlevé ; et elle se pendit de désespoir ; elle n’était pas encore chrétienne, mais elle avait envie de l’être.

Je vis depuis son mari délivré, et je lui trouvai tant de piété et de religion, que je l’admis à la communion. J’avais écrit à nos persécutés, à leur retour, de ne pas se venger en aucune manière, et de ne rien faire, ni dire contre leurs accusateurs, de rendre le bien ou le mal, et de les gagner par la douceur. Cependant quelques-uns d’entre eux leur parlèrent avec hauteur, et il n’en fallut pas davantage, il y en eut même qui frappèrent un ou deux païens, ce qui excita les païens à faire de nouvelles plaintes contre les chrétiens, disant qu’ils levaient l’étendard de leur religion. Ils obtinrent du nouveau mandarin une nouvelle requête contre eux. J’allais déjà les visiter, ayant fait la moitié du chemin la nuit ; arrive un exprès de la ville qui nous apprend que les satellites avaient ordre d’aller saisir les chrétiens de nouveau, il fallut retourner sur mes pas.

En effet, on excita une nouvelle persécution ; on prit une douzaine de chrétiens qu’on mit à la cangue. C’est une petite planche carrée qui emboîte le col du patient, qui pèse 60, 80 et 100 livres. On fit afficher partout aux environs de Taó-pâ un édit qui défendait la religion chrétienne. Mais on n’y eut aucun égard. Les persécutés, de retour chez eux, avaient aussitôt rétabli la tablette de religion que les satellites avaient déchirée, et, en cette seconde persécution, les satellites la déchirèrent encore, et elle fut néanmoins encore réparée.

Cependant il fut question, vers Pâques, de délivrer les prisonniers. On demandait des répondants, selon la coutume chinoise ; un chrétien de la ville se présenta ; le mandarin demanda ce qu’il était ; il dit qu’il était chrétien. Le mandarin se fâcha : Quoi ! vous êtes chrétien, et vous voulez répondre pour eux ! Oui, dit-il, je réponds de leur conduite ; qu’ils ne feront rien contre les lois.

Alors le mandarin, adressant la parole aux chrétiens de la campagne : Vous autres ignorants, leur dit-il, vous voulez professer la religion chrétienne, vous ne savez pas que cette religion vient de l’Europe, et qu’il n’y a que les gens riches de la ville qui puissent la pratiquer ; et à votre mort, on vous arrachera les yeux pour en faire des portraits, car les Européens font de beaux tableaux, parce qu’ils se servent pour les faire de l’humeur qui est dans les yeux. Un chrétien de la ville, entendant cela, voulait dire le contraire devant tout le monde, mais un prétorien l’en empêcha. Cependant, les prisonniers furent délivrés ; mais j’apprends par une lettre de Mr. Devault, du 19 septembre 1783, que ce nouveau mandarin est mort au commencement d’Août, d’une maladie assez singulière, et que le Foû-taî ye qui avait au moins consenti à la persécution, est déchu de son mandarinat. Ainsi, les voilà punis de Dieu, ce qui est assez ordinaire ; c’est la remarque de ce cher confrère.

Pendant cette persécution, les chrétiens de la ville craignaient beaucoup qu’on ne les persécutât, aussi les satellites vinrent dans la maison Lô où je demeure ordinairement, pour s’informer de moi, disant que les chrétiens avaient un maître de religion ; mais la veuve Lô leur répondit avec tant de prudence et de force qu’ils se retirèrent. On avait aussi tout lieu de croire qu’on ferait des recherches touchant l’impression de nos livres chinois ; l’imprimeur païen qui reçut à cette occasion bien des reproches et des malédictions de son beau-père, craignit tellement, qu’il brûla la plupart des planches où étaient gravés les caractères ; et le chrétien qui avait aidé à l’imprimerie s’attendait à être envoyé en exil. Voyant combien l’impression de ces livres était utile et nécessaire, je lui avais toujours promis avec confiance que Dieu nous protégerait en cela. En effet, je regarde comme une marque de la protection divine, qu’on n’ait pas poussé plus loin les recherches sur cet article.

Vers la fin de la persécution, au mois de Décembre, je revins à Tchung-kin de Quân Yân [correction ultérieure : Quin-gan], ayant fait deux ou trois lieues la nuit, afin d’y entrer incognito. Mais la porte de la ville étant fermée, je couchai sur une planche chez de pauvres chrétiens qui étaient hors de la ville ; c’était une félicité pour moi quand je passais dans les auberges païennes de trouver deux petits bancs pour me coucher, et me préserver ainsi de la vermine et de tous les insectes qui sont dans le paillasson entrelacé, qu’on ne change que d’un an à l’autre.

Je revins à la ville, parce que je savais que certains esclaves du démon, poussés d’une crainte excessive, intimidaient les autres et les empêchaient de faire le bien. Après avoir passé quelques jours à Tchung-kin pour ranimer les fidèles trop timides de la persécution, j’allai à Xé mâ lân, à deux journées à l’occident de Tchung-kin. C’était le rendez-vous que j’avais donné à Messieurs Gléyo et Devault pour conférer avec eux, touchant mon retour en Europe. Mr. Gléyo y était d’abord fort opposé ; mais après avoir prié et dit la messe, il se sentit tout changé. Voici l’avis qu’il me donna et que j’ai suivi : d’écrire mes raisons à Monseigneur, et de le prier de dire un oui ou un non. Monseigneur demandait d’abord un délai ; j’y acquiesçai, mais ensuite, frappé de mes raisons, et voyant que c’était la volonté de Dieu, il dit qu’il n’osait s’y opposer ; c’était dire le oui que demandait Mr. Gléyo. Mgr. me rendit aussi témoignage que ce n’était aucun motif humain qui m’y portait ; ainsi la résolution de revenir en Europe fut déterminée. Ce fut dans cette occasion qu’un apostat amena les païens au temps qu’il savait qu’on disait ordinairement la messe pour me prendre avec les ornements. Nous étions trois prêtres, mais ayant eu quelque avis de sa démarche, nous le prévînmes la veille en prenant la fuite ; nous allâmes à une autre chrétienté à trois lieues de là, nommée Tchîng Pîn, où M. Gleyo fit rompre des fiançailles d’une petite fille chrétienne faites avec un apostat, et livrée contre son gré. La chose était très difficile ; je n’en serais pas venu à bout ; mais M. Gleyo, avec la confiance en Dieu, peut terminer les affaires les plus épineuses.

Je revins à Lâo moûen tân ; comme on n’y est pas trop fervent pour la plupart, je parlai de mon retour en Europe, et aussitôt ce ne fut que larmes et soupirs. Les chrétiens venaient successivement se prosterner à mes pieds, pour me témoigner le regret qu’ils avaient de me quitter, me demander pardon de n’avoir pas obéi. Malgré la dureté de mon cœur, je ne pus retenir mes larmes non plus qu’eux ; je revins à Tchûng Kin, où la religion faisait toujours de plus grands progrès, car la persécution n’avait servi qu’à la faire éclater et triompher davantage. Les païens me disaient qu’elle était vraie ; deux frères marchands se convertirent avec leurs femmes et leurs enfants ; un surtout bien instruit m’a beaucoup édifié. Cette conversion en attira bien d’autres, car il travaille à convertir toute sa famille qui est très considérable.

Il y a au-delà de la rivière qui vient du nord et se jette dans le fleuve à Tchung-kin, une ville ou une partie de la ville très considérable ; il y a bien cent mille âmes. Il n’y avait encore point eu de chrétiens ; il s’y est converti deux familles qui y ont eu quelques persécutions aussi bien que les marchands, et ils les ont vaincus. La veuve Lô, outre la chrétienté qu’elle avait établie à six lieues de la ville, en établit encore une autre à une journée et demie vers Tùng leân, et les instruisit, les forma ; puis, comme j’étais sur le point de partir, j’ai prié M. Devault d’y aller ; il y a baptisé vingt adultes. Je suis allé à Tchong-keou pour y passer la fête de Pâques, que nous avons célébrée avec les offices de la semaine sainte avec beaucoup de piété. Le Vendredi-Saint, dès que j’eus montré la croix, ce ne fut que larmes et gémissements ; j’ai baptisé encore plusieurs néophytes si ardentes pour apprendre la doctrine et les prières de la religion chrétienne, qu’elles en étaient occupées plusieurs nuits sans pouvoir dormir. Ensuite je retournai à Tchung-kin pour disposer mon départ et revoir M. Devault, à qui je confiai ma chrétienté et nos deux prêtres chinois ; j’en avais prié Mgr. qui a bien voulu suivre en tout mes intentions.

À Tchung-kin, il se convertit encore un couvent de Bonzesses, j’avais baptisé la supérieure l’année précédente ; elle avait laissé croître ses cheveux et quitté l’appareil de Bonzesse. Elle vint à une assemblée de femmes dans son ancienne pagode ; on lui demanda la cause de ce changement, elle rendit compte de sa foi. Plusieurs de ses anciennes connaissances lui disaient : Nous vous suivrons, où demeurez-vous ? Elle leur cèla son logement, de peur qu’elles ne vinssent manger chez elle. Cependant il y a dans les environs beaucoup de gens qui veulent se faire chrétiens ; c’est la fille du mandarin dont j’ai parlé qui conduit tout cela. On a aussi converti une vingtaine de pauvres mendiants ; ils sont dans un endroit séparé hors de la ville, et on allait là les instruire hautement ; les païens s’arrêtaient pour entendre la doctrine chrétienne et plusieurs y applaudissaient. Enfin je partis de Tchang Keou pour l’Europe, après avoir dit la sainte Messe le jour de la Visitation, en 1783. M. Gleyo me prédit que j’aurais en Europe des afflictions, et il me renvoya à la Croix de Notre-Seigneur dans laquelle la force est cachée : Ubi abscondita est fortitudo ejus. (Ha 3, 4) C’est là que sa puissance est cachée. Ce fut le passage qu’il me cita alors.

 

Voilà un petit abrégé des événements qui me sont arrivés en Chine pendant les dix ans que j’y suis demeuré ; je souhaite que ceux qui les liront ou les entendront en soient édifiés ; quelques-uns seront peut-être scandalisés de ce que je parle trop de moi-même et de ce que j’ai fait ; c’est un défaut que j’ai en toute ma vie, et j’offre souvent à Dieu pour le réparer, la vie cachée de Jésus, Marie, Joseph ; et j’avoue que le bien qui s’est fait, c’est Dieu seul qui l’a fait, et que je n’ai rien fait que de mal. Je rougis quand j’y pense ; il eût peut-être mieux valu faire ma confession et l’aveu sincère de mes péchés et des fautes innombrables que j’ai faites en Chine, des milliers de sacrilèges dans l’administration des sacrements, des imprudences qui ont scandalisé, des impatiences jusqu’aux pieds des autels, des murmures excités par la gourmandise et cent mille autres fautes de toutes sortes ; mais si je les racontais, cela n’édifierait pas. Je prie le lecteur charitable de demander au Seigneur qu’il me les pardonne, et qu’il les répare ; je n’ai confiance qu’en sa miséricorde ; qu’il demande aussi au Père de famille d’envoyer de saints ouvriers dans sa moisson.

Fini le 14 Mai 1784, sur mer.

Moÿe, prêtre indigne d’être missionnaire apostolique.

Quand j’ai rapporté des choses qui paraissent tenir du prodige, c’est toujours sans décider et seulement comme historien et témoin ; j’en laisse le jugement à l’Église, à qui il appartient de juger et de prononcer décisivement sur les miracles, les visions et autres dons extraordinaires, à la décision de laquelle je me soumets en tout.

On voit aisément par l’histoire de la relation de la persécution de Taó-pâ que la justice divine a puni et humilié nos persécuteurs ; nos délateurs l’ont été aussi, car la femme d’un d’entre eux a été possédée du démon, et elle répète souvent ces paroles :  Vous avez accusé les chrétiens à tort, et j’en suis la victime. Cet événement est très sensible aux païens ; ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour le cacher aux chrétiens.

 

Relation de la mort Mr Moÿe, le 4 mai 1793 (par M. Feÿs).

 

Table de la Grande Relation

 

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