Caractère de M. Gleyo.

 

Au reste, nous nous trouvions presque toujours d’accord sur le choix des sujets pour le séminaire, il en avait un grand discernement ; et le discernement qu’il avait des âmes venait plus des lumières surnaturelles que Dieu lui communiquait, que de l’examen de leurs sentiments et de leur conduite, qu’il faisait cependant aussi.

M. Gleyo fit de très grands sacrifices pour renoncer à l’ardeur de ses désirs et à sa volonté ; il priait Dieu qu’il exterminât sa volonté ; ce sont ses termes. Tandis que j’étais avec lui à l’Yùn-nàn, nous avons entendu dire qu’il y avait à l’extrémité occidentale un grand mandarin chrétien ; nous y envoyâmes deux hommes, et après dix jours de chemin ou environ, ils rencontrèrent un convoi qui venait de la ville où ils devaient aller. C’est une ville du second ordre, située sur un grand lac, que les chinois appellent mer ; et ayant interrogé les gens du convoi, ils découvrirent que c’était un Mahométan ; ils revinrent.

Nous envoyâmes aussi des gens de la maison Vèn chez les Lôlò pour affermir un terrain, afin d’y pouvoir aller travailler à leur conversion, car M. Gleyo vint me consulter sur cette vocation d’aller aux Lôlò, et le conseil que je lui donnai, et qui lui donna la paix du cœur comme il le dit lui-même, fut d’envoyer d’abord des chrétiens s’y établir, afin que les missionnaires y allant eussent un endroit pour s’y réfugier, et cela est maintenant ainsi. Monique Vên y est avec son père, sa mère, son oncle, ses frères, et M. Tcheou y demeure avec eux. M. Gleyo eut plusieurs visions qu’il applique aux Lôlò. Une fois, en disant la messe, après l’élévation, tenant la Sainte-Hostie entre ses mains, il en sortit une lumière et une inspiration subite, qui lui dit : Je vous envoie vers ce peuple… Je ne sais s’il fut expressément dit que ce fût chez les Lôlò ; M. Gleyo le croit, et il y est allé en effet.

La seconde fête de Noël, jour de saint Étienne, lorsque j’étais à l’Yùn-nàn pour la première fois, c’était, si je ne me trompe, en 1778 ou 79, et lui au Su-Tchuen, à Laô lan Keoû, il eut une vision manifeste dans laquelle il se vit au milieu d’un pays étranger, tout animé de zèle pour la gloire de Dieu et le salut des âmes ; et dans ces transports de charité, s’oubliant lui-même, et ne pensant point aux besoins du corps, sa nourriture essentielle consistant à faire la volonté de Dieu : Meus cibus est ut faciam voluntatem ejus qui misit me. (Jn 4, 34) Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé. Les païens des environs lui apportaient du blé de Turquie ou du maïs grillé, qu’il mangeait ainsi, enflammé de l’amour de Dieu.

Une autre fois, comme il gémissait du retard de cette mission, il soupirait après son avènement, il se vit en vision avec un compagnon de voyage habillé tout simplement, et portant un petit porte-manteau qu’on appelle en Chine Paû foû, c’est-à-dire habit ou linge pour envelopper ce qu’on a à apporter, et il lui fut dit : Quand vous serez dégagé comme cela…

Depuis ce temps, M. Gleyo se dégageait tous les jours, se dépouillant tantôt d’un habit, tantôt d’une couverture ; il se jetait seulement sur un mauvais lit tout habillé pour se faire à cette vie apostolique qui lui avait été montrée. Combien de sacrifices ! Mais je l’ai déjà dit, toutes ces mortifications extérieures, comme de porter des pointes de fer aux bras, de jeûner trois fois la semaine, jusqu’à ce que Monseigneur lui eût défendu, tout cela n’était rien en comparaison des sacrifices intérieurs qu’il avait à faire pour vaincre sa répugnance, arrêter l’impétuosité de ses désirs, modérer ses empressements. Je voulais le régler en tout cela, moi qui ne suis pas digne de délier les cordons de ses souliers, et qui ai mille fois plus de défauts, et des défauts bien plus considérables ; car les siens ne venaient que d’excès de bonté, de zèle, et les miens, du défaut de charité, d’immortification, de passion et de sensualité.

Mais comme je savais que Dieu en voulait faire un saint, je tâchais de travailler à sa perfection, de le corriger des moindres fautes, sans me corriger moi-même. Il y avait des moments où il sentait de terribles répugnances contre mes avis, et dans la prière, recourant à Dieu, il en reçut un reproche indirect. De peur d’augmenter son trouble, Notre-Seigneur lui dit : je vous donnerai une obéissance de cœur… Il avait fait vœu d’obéissance à ses confrères ; c’en fut assez pour le porter à se soumettre comme un enfant aux avis très durs que je prenais la liberté de lui donner, et son humilité le portait jusqu’à se prosterner à mes pieds pour me demander pardon, et c’était moi qui l’avais offensé. Il fit tant de progrès dans l’abnégation de sa volonté et de ses désirs, qu’il devint un modèle de douceur, de déférence, de condescendance. Avec ses confrères, il prenait toujours la dernière place, et c’était inutile, il fallait lui céder ; il n’eût pas mangé, il eût pris une petite escabelle, et se fût assis près de la table, ainsi que je l’ai vu faire. Étant ainsi à la dernière place, il était content, et on voyait un air de satisfaction sur son visage. À table, quand il apercevait qu’un mets était du goût d’un confrère, il n’en mangeait point, ou n’en voulait plus. Je lui reprochais d’être trop généreux, de témoigner trop d’affection à ses disciples, et de flatter par là leur amour-propre, tandis que j’avais moi-même une affection trop humaine pour certaines personnes dont je désirais le salut, et que je n’ose dire, de peur de scandaliser. Voilà comme j’exerçais sa patience sur tout. Au bout de quelques temps, il recevait mes corrections avec une docilité d’enfant, sans y sentir plus aucune répugnance ; ce qu’il regardait comme une grande grâce, et à mon départ, il se jeta encore à genoux pour me remercier, disant qu’il m’avait les obligations les plus essentielles, et me demandant pardon avec larmes des peines qu’il m’avait causées.

Voilà comme les vertus intérieures s’acquièrent par les sacrifices de renoncement, d’abnégation à son goût, sa volonté, ses désirs, ses inclinations, et par les efforts que l’on fait pour vaincre ses répugnances. Combien de fois ne l’ai-je pas blâmé à tort ! et il supportait tout cela. J’avais plus de zèle pour sa perfection que pour la mienne propre, parce que j’étais sûr que Dieu voulait l’élever incomparablement au-dessus de moi dans la grâce et dans la gloire. Je prie sans cesse pour lui et lui pour moi ; et je le recommande aux prières de toutes les bonnes âmes.

J’ai déjà dit qu’il avait le discernement des esprits par un sentiment intérieur, un goût, une lumière surnaturelle ; c’est ce que Dieu lui avait promis en prison, qu’il lui ferait connaître les vues qu’il avait sur les âmes. Cela a été écrit dans ses révélations aussitôt qu’il fut sorti de prison, pour qu’on ne puisse pas dire que cela a été prédit après l’événement, de même que toutes les choses qui lui sont arrivées ; je puis rendre témoignage qu’il me les avait écrites lorsqu’il était en prison. Ces sentiments intérieurs qui lui faisaient discerner les âmes lui étaient donnés pour celles surtout sur qui Dieu avait des desseins de miséricorde. Un grand pécheur de son district étant malade, il eut une inspiration divine qui lui dit : Ramenez-moi mon enfant… Il alla le voir et l’exhorter ; mais trouvant toutes ses affaires en très mauvais état, il se déconcertait et regardait sa conversion comme impossible ; il eut encore une autre inspiration accompagnées de correction, qu’il ne fallait pas ainsi s’indigner contre le pécheur : qu’il y aurait moyen de venir à bout de tout ; en effet, il se mit à régler les affaires de son pénitent tant pour l’intérieur que pour l’extérieur, et il fit une mort édifiante.

Jamais je n’ai vu de prêtre parler aux pénitents ou aux malades avec un zèle et une onction comme M. Gleyo. ; il les exhortait avec une dilatation de cœur et affection qui les touchait et le pénétrait ; c’est encore un don qui lui fut promis en prison… l’onction dans ses paroles… il eut quantité d’inspirations sur les élus, mais il eut aussi des lumières sur les méchants.

Un jour, embarrassé sur l’état d’une conscience, il vit en vision une terre sableuse et aride qui lui dénotait l’état de cette âme.

J’avais fait venir au séminaire un sujet pour l’éprouver, pour examiner s’il aurait quelque disposition à l’état ecclésiastique… À peine l’eut-il vu qu’il le jugea inepte, et je tombai d’accord avec lui après quelques jours d’épreuve. Il discernait aussi souvent les âmes chastes d’avec les impudiques. Un jour, en se levant, il eut la vision d’un vieillard qui, voyant les sujets du séminaire, faisait un geste de la main, comme pour marquer le discernement qu’il fallait faire des uns et des autres.

Il y a des personnes qui ont voulu révoquer en doute les visions de ce digne prêtre, parce que ses belles prétentions sur son cher séminaire qu’il appuyait sur des révélations, n’ont pas eu tout leur effet. Mais cela ne fait pas la moindre impression, personne n’est plus en état d’en juger que moi qui sait tout, le pour et le contre. Or, avant que le séminaire tombât, j’étais moralement sûr qu’il ne subsisterait pas, sans pour cela douter des visions et des révélations de M. Gleyo, parce que je voyais bien que la grande affection qu’il portait à cet établissement, les lui faisait mal interpréter, et aussi prendre quelques pensées naturelles pour des inspirations. J’avais déjà fait part à Monseigneur de ces réflexions, en lui annonçant qu’il était impossible que le séminaire subsistât avec cet appareil.

On ne doit pas se scandaliser de ce que je me donne pour l’interprète des visions de M. Gleyo. Ce cher confrère m’a prié de les examiner, et il avait assez d’humilité pour les soumettre toutes à mon jugement ; mais il avait beaucoup prié auparavant, et priait toujours que Dieu me donnât là-dessus les lumières nécessaires, craignant très fort de tomber dans l’illusion ; or, quand il fut un peu revenu de ses préventions sur ce séminaire, je lui ai donné le dénouement de tout cela, et lui ai fait voir l’accomplissement des révélations réelles qui lui avaient été faites, et la différence des pensées qui venaient de son fonds.

Car les visions, les révélations expresses, fortes, certaines, qui viennent d’un principe extérieur, et non de notre fonds, viennent de Dieu, si elles portent avec elles la paix, une lumière surnaturelle, qui nous détache de nous et nous élève vers Dieu et les choses divines, nous faisant sentir notre corruption et nos défauts. Elles ne sont point suspectes, si, en nous humiliant, elles nous excitent à nous corriger, nous animent au bien ; si elles nous font voir ce que nous ne savons pas, si elles sont tout opposées à notre façon de penser, et qu’elles opèrent en nous ce qui ne nous est point naturel ni ordinaire, venant d’un principe qui est hors de nous, produisant subitement des vues, des lumières, des connaissances, des sentiments auxquels nous ne nous attendions pas.

Telles ont été les visions de M. Gleyo ; loin de lui venir de lui-même et de son propre fonds, il y sentait une opposition naturelle qu’il appelait le contre-coup de sa corruption.

J’admets aussi les révélations formelles qu’il a eues sur le séminaire, que Dieu lui a accordée à force de sollicitations ; mais en lui faisant assez connaître que ce bâtiment se éclatant n’était pas selon ses intentions, c’est pour cela qu’il lui rappela la vision de l’enfant qui avait gâté l’ouvrage que son père lui avait donné à faire. Mais pour quelques autres pensées faibles, conformes au sentiment naturel de M. Gleyo et qu’il prenait pour des inspirations, voulant les donner pour preuves de la durée du séminaire, elles m’avaient toujours paru suspectes et fausses.

Il y a bien de la différence entre les inspirations, les visions et les révélations ; pour les inspirations faibles, elles sont très difficiles à discerner, car elles peuvent venir de nous, comme dit l’Imitation ; il est difficile de discerner quel esprit nous inspire, si c’est celui de Dieu, celui de l’ennemi, ou si c’est notre propre esprit : Utrum a proprio moveatur spiritu. On s’il était conduit par son propre esprit.

Voilà pourquoi, depuis cet événement surtout, quand M. Gleyo n’a pas eu de visions et de révélations expresses, il n’osait plus assurer que ce fussent des inspirations ; il disait : je n’ose dire que ce soit une inspiration ; je n’ose dire qu’elle n’en soit pas non plus…

 

Croix de Mr Gleyo.

 

Table de la Grande Relation

 

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