Persécution de l’Yùn-nàn.

 

Le séminaire faisait sensation, on en parlait jusque dans la ville ; plusieurs païens vinrent, montèrent sur la montagne vis-à-vis pour le voir ; cela augmentait mes alarmes ; dans ces circonstances arrive l’officier rural, dont le fils, nommé Thomas est le Benjamin de M. Gleyo, ayant eu sur cet enfant de bénédiction une vision où il lui parut au milieu des chrétiens, les instruisant avec un zèle plein de prudence, et la suite l’a confirmé.

Il faut noter que Dieu avait promis à M. Gleyo, en prison, qu’il lui manifesterait ses vues sur les âmes. Le père de ce cher enfant vint au séminaire avec une pancarte à la main ; c’était un édit du mandarin qui proscrivait trois religions : celle des Pélin-Kiào, secte de rebelles, la chrétienne et la mahométane ; disant que ces sectes étaient d’autant plus à craindre, qu’elles ne craignaient pas la mort. Jusque-là, la religion mahométane avait partout en Chine des Temples, et on y faisait l’exercice public des cérémonies de cette secte ; mais quelques temps auparavant, dans la province de Kian-si, voisine de la nôtre, les mahométans mécontents du traitement qu’un certain mandarin leur avait fait se révoltèrent, s’attroupèrent, assemblèrent une armée, demandèrent du secours aux mahométans, voisins de la Chine. Les Chinois combattirent contre eux, et ils furent vaincus plusieurs fois. L’empereur en fut indigné, et lors de ces événements, on commençait en Chine à procéder contre les mahométans, à abattre leurs temples, à les chasser. Nous avions tout lieu de craindre que leur ruine n’occasionnât la nôtre, parce qu’on sait qu’ils viennent de l’occident, et que leur religion est toute différente de celle des Chinois, et qu’elle a quelque rapport avec la nôtre.

Cependant, à force de monde, les Chinois devinrent les maîtres, tout se pacifia, et après quelques mois, il ne fut plus question de rien. Pour nous ayant reçu cet édit, il fallut déguerpir, et se retirer chacun où il pourrait ; l’école des filles fut aussi dispersée, ou pour mieux dire, transférée ailleurs. Je partis le premier comme étant le plus pusillanime ; les satellites vinrent quelques jours après, et visitèrent le séminaire ; à peine nos confrères eurent-ils le temps de s’évader ; on avait fait sortir les effets, on vit seulement l’école des enfants ; mais on prit l’officier rural, il fut emprisonné.

Après les premières attaques, il y eut un moment d’intervalle ; M. Hamel en profita pour venir au séminaire ; mais les satellites revinrent quand il y était, ils prirent les livres latins avec la boîte des saintes huiles ; les femmes et les filles du voisinage vinrent au secours ; ordinairement on ne leur fait rien, elles épouvantèrent les satellites, leur firent rendre les livres ; cependant ils cachèrent un rituel et la boîte des saintes huiles qu’il fallut racheter bien cher, au prétoire.

M. Hamel alors s’évada. M. Gleyo, dans ce temps-là même, comptait toujours sur les promesses qu’il avait reçues de la protection divine sur son séminaire. Alors il eut une sorte de vision de la très Sainte-Trinité en lui, dans laquelle le Père éternel lui disait : Est-ce que je ne vous ai pas assez protégé jusqu’ici ? Cela suffit… Et M. Gleyo voulait encore lui donner un autre sens… : Je vous ai protégé et je vous protègerai encore… Mais peu à peu, il vit bien qu’il s’était trompé, et que le séminaire ne pouvait pas subsister en cet état, il fut donc transféré à Laò lân Keòu, qui est de la province du Su-tchuen près de l’Yùn-nàn, au-delà de la rivière qui sépare les deux provinces.

M. Gleyo y vint aussi ; il fut rencontré d’un prétorien et des satellites qui étaient dans l’auberge devant laquelle il passa avec ses meubles et ses bagages ; par bonheur qu’ils ne s’informèrent de rien. Cependant on parlait si fort de lui au prétoire, que non craignions quasi qu’il ne pourrait plus revenir à l’Yùn-nàn.

Ensuite, pour éviter les troubles futurs, on détruisit la chapelle que j’avais bénite, pensant qu’elle ne durerait pas longtemps ; en effet, cette maison avait été bâtie avec trop d’apparence, et dans un lieu trop évident, il frappait les yeux de tout le monde ; je suis plus surpris qu’elle ait duré si longtemps, que je ne le suis de ce qu’elle ait été visitée et soit devenue l’objet de l’envie des païens et des satellites. En Chine, on ne doit encore point faire d’établissements ni de chapelles que dans les anciennes maisons des chrétiens, sans rien changer dans l’extérieur, et il faut toujours qu’il y ait un maître de la maison qui réponde aux allants et aux venants. Aussi, dans nos différends à ce sujet, M. Gleyo m’avoua qu’à l’occasion de ce bâtiment magnifique et fort coûteux, il lui fut rappelé une vision qu’il avait eue en prison, et dont le sens est bien important pour nous humilier dans le bien que nous croyons faire… Un enfant, à qui son père avait donné un ouvrage à faire, venait le rapporter, croyant l’avoir bien fait, et le père, l’examinant, lui fit voir qu’il l’avait tout gâté…

Enfin, après cette catastrophe, M. Gleyo se retira dans une autre chrétienté, vers la rivière, avec les jeunes prêtres et un écolier qui venait du séminaire de Pondichéry, et moi à Lâo làn Keôu, où j’établissais une école ; j’eusse bien voulu retourner à mon district ; mais Dieu me voulait encore en ces endroits pour quelque temps. Et le souvenir du songe où mon curé, après m’avoir dit de monter sur le fleuve pour m’entretenir avec un saint prêtre de l’esprit des croix, avait témoigné de l’indignation quand on avait parlé d’un prompt retour, me tranquillisait sur ce délai. Nous n’étions pas fort à notre aise, ni les uns ni les autres ; la persécution venait d’être excitée à l’Yùn-nàn. Elle était à la ville de Soui-fou, dans la dépendance de laquelle nous étions ; et dans ce temps une bande de deux ou trois cents voleurs parcourait la province, faisait trembler les mandarins et les satellites qui pouvaient les atteindre, et qui craignaient même de les approcher, car ils étaient déterminés à vaincre ou à mourir.

Ils ont vaincu en effet dans plusieurs combats, et ont une fois réduit le mandarin à se prosterner devant eux pour leur demander grâce. Cependant ils ont été dissipés peu à peu. On ordonnait à tout le monde de les attaquer et de les tuer ; on proposait des récompenses pour cela, et un bénéfice à la famille de tous ceux qui auraient perdu la vie combattant contre eux.

Or, dans ce temps-là, les chemins étaient gardés avec précaution, et les voyageurs examinés de près, et obligés d’inscrire leurs noms dans plusieurs passages, ce qui rendait mon départ impossible. Les satellites couraient partout, et les chrétiens étaient dans de continuelles alarmes. Cependant, dès qu’il fut possible, je quittai le premier endroit, y laissant l’école établie pour aller dans le deuxième en établir une autre. Ce fut là que M. Gleyo vint me rejoindre, étant chassé de l’Yùn-nàn par la persécution qui s’étendait de l’un à l’autre.

Le séminaire fut transféré dans une maison chrétienne. Mais quand je partis, après avoir reçu la réponse et la décision de Monseigneur sur la distribution des sujets, je pris avec moi les quatre plus grands, et laissai les autres à M. Hamel.

Je demeurai encore à Lô-ko-sen trois ou quatre mois, occupé surtout de l’école ; et Fr. Gîn la gouvernait et m’édifiait par sa piété ; et M. Gleyo affligé, mais résigné sur la ruine de son bâtiment, me confondait par l’exemple de sa ferveur, de sa mortification et de toutes ses vertus ; et, comme il disposait à la mission des Lôlò, il s’y préparait par le détachement de tout, comme des habits et des couvertures ; il tremblait de froid, on était en hiver. Il est sujet à tant d’infirmités, qu’il est surprenant qu’il vive encore. Il est bien plus surprenant qu’il fasse ce qu’il fait ; il travaille avec un zèle infatigable, voyage à pied dans des chemins très difficiles. Je l’ai vu entendre les confessions debout pour combattre le sommeil ; il est toujours en prière. Quand je faisais l’instruction en sa présence, il l’entendait à genoux ; mais comme le zèle de la maison de Dieu le dévore, ses mortifications extérieures ne sont rien en comparaison des peines intérieures qu’il ressent à la vue des désordres qui se passent parmi les chrétiens ; voilà ce qui lui cause des chagrins mortels. Il se relevait la nuit pour prier et pour pleurer, car il a éminemment le don d’oraison et celui des larmes. En un mot, tous ses désirs ne tendent qu’à la gloire de Dieu ; ses sentiments et sa vie sont les sentiments et la vie d’un saint.

Cela n’empêche pas que nous n’ayons quelquefois des façons de penser différentes pour le bien. Quand la chose regardait le gouvernement extérieur, comme le séminaire, la distribution des sujets, nous proposions les questions à Monseigneur et sa décision était pour nous un oracle. Dans les autres choses, nos différents étaient pour nous, et pour M. Gleyo surtout un exercice de patience, de déférence et de toutes sortes de vertus ; car il faut que la vertu soit exercée pour se purifier et pour s’augmenter : Virtus in infimitate perficitur (2 Co 12, 9) la vertu s’affermit dans les tentations.

Si j’avais des reproches à faire à M. Gleyo, ce n’eût été que sur son trop grand empressement pour le bien, sur la vivacité de ses désirs et l’excès de sa charité pour le prochain ; car à la moindre apparence du bien, il s’affectionne passionnément pour un âme, mais avec le temps il découvre ce qui en est.

 

Caractère de Monsieur Gleyo.

 

Table de la Grande Relation

 

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