Accident fâcheux à Soûi-foù.
Mr. Gleyo, après avoir visité le district que Mgr. lui avait assigné, vint me voir à Tchong-kin, et cette visite fut bien consolante pour lun et lautre ; javais alors le satellite de Koui-tcheou et deux autres écoliers ; il en demanda un, je lui en laissai le choix, il prit Mr. Tcheou (cest le nom du satellite), et jadmirai quil se déterminât ainsi si vite, ce fut sans doute par inspiration. Dans son retour, il eut bien des inquiétudes et des embarras, il était dans une barque avec un homme curieux et orgueilleux, qui voulait absolument savoir qui il était, et il sen informait sans cesse ; on éludait toujours ses questions, cela le fâchait et piquait dautant plus sa curiosité.
Monsieur Gleyo se voyant dans cet embarras, se déconcertait et tombait quasi dans labattement. Alors il reçut une inspiration de plusieurs anges qui lui reprochaient son découragement et lui dirent : " Est-ce que vous croyez que vous ne pourrez pas dissiper cela ? "
Après Pâques, le mercredi ; jeus un songe bien singulier, qui me frappa, et que je racontai à Mr. Hamel. Je vis Notre-Seigneur vêtu en prêtre, avec un visage oblong par la maigreur, et sillonné par lécoulement de la sueur ; après plusieurs choses qui se sont passées dans ce songe, que je ne raconterai pas ici, Notre Seigneur se tourna vers moi, et dun visage animé et exhortant me dit : " Faites attention à votre voyage. "
Avec une inspiration claire que cétaient des peines quil mannonçait, moi, connaissant ma faiblesse, je lui dis : " Mon Dieu, aidez-moi. " et il me prit les mains entre les siennes en signe de protection.
Vers lautomne, je montai à Soûi-foù, pour aller visiter Mr. Gleyo qui était à la campagne, à deux journées de cette ville, vers le sud-ouest ; jen partis le jour de Saint Jean de la Croix, en 1779, et jeus en chemin une terrible croix. Comme cétait lannée qui suivait la famine, nous cherchions les enfants malades pour les baptiser ; jen avais baptisé un, en sortant de la ville, très malade, et je vis un petit garçon qui en portait un. Je regardais cet enfant, demandant sil était malade ; ce garçon court devant moi, et va dire à son père qui le précédait, je ne sais quoi, apparemment que je lavais insulté. Ce père mattendit, et tout furieux se jette sur moi et me bat. Javais deux compagnons de voyage, cétaient des chrétiens de Vin-Tchang, qui sétaient convertis à loccasion de la persécution de Mr. Gleyo, et jen avais baptisé un. Mr. Gleyo baptisa lautre après. Ils vinrent pour me défendre ; mais cet homme ne voulait pas me quitter ; il avait déjà pris mon bonnet ; je menveloppai la tête avec mon petit mouchoir. Il y avait une garde chinoise devant nous, et nous prévoyions bien quil nous attendait là, et nous citerait devant lofficier de la garde.
Cette perspective était pour moi des plus terribles ; je délibérai avec mes compagnons, et nous ne trouvions pas moyen déchapper ; la rivière dun côté et les montagnes dun autre nous fermaient le passage ; et dailleurs il était dangereux de fuir ; lennemi nous aurait atteint, et cela nous eût rendus plus suspects. Mes compagnons, comme des braves et bons chrétiens, disaient quil fallait sabandonner à la Providence ; nous avançons donc, nous précédons même cet homme. Arrivé devant la garde, je précipite ma marche et passe la garde, mais lennemi sen étant aperçu dépose le fardeau quil portait, court après moi et matteint ; étant à ma portée, il prend des pierres, des cailloux et me les jette avec toute la force et la fureur dont il était capable, animé par le démon, jaloux de ce que nous lui enlevions les âmes de tant denfants. Dans cette triste conjoncture, je navais rien à faire que dattendre le coup de la mort ; je my attendais, et élevé par les vues et les lumières surnaturelles, ce qui mest toujours arrivé dans ces extrémités fâcheuses, je désirais mourir et me jeter entre les bras de Dieu comme un enfant court se jeter dans les bras de sa mère, pour se mettre à labri dun danger qui le menace.
Cet homme me jetait des pierres qui matteignaient, mais comme jai déjà dit, dans ces moments le sentiment de la crainte anéantit celui de la douleur corporelle ; je crois bien que sans une protection spéciale de Dieu, je devais être assommé sous les coups. Cependant, après avoir assouvi sa première rage, il vint se jeter sur moi, me prend mes habits ; je les lui cède volontiers, mais il ne sen contentait pas ; il me prit et me fit retourner, me traînant vers la garde, et maccablant dinjures. Après quelques pas, un homme de la garde averti par quelquun ou par le bruit vint en courant à notre rencontre, et plusieurs autres personnes se trouvent avec nous, blâmant la fureur de cet homme. Il lui fait ses plaintes contre moi ; sa fureur se ranime ; il amasse encore dans le chemin une pierre dune grosseur énorme pour mécraser sous son poids ; on lempêche, et la sentinelle nous mène à la garde.
Lofficier était absent, mais dans la proximité ; il fallut lattendre, et en attendant, être là en spectacle à tout le monde qui sassemblait autour de nous. On nous examine, on nous interroge, on nous écoute ; et comme on aperçoit quelque différence dans mon accent, on en est surpris, et quand ce ne serait que parce que nous prononçons plus distinctement les paroles, au lieu que les Chinois coulent sur certains mots quils ne prononcent quà demi ; mais mes compagnons répondaient à cela, quon nen doit pas être surpris, que les gens de la partie Orientale avaient le même accent que moi ; on se contenta de leur réponse. Enfin lofficier arrive, mon adversaire va se prosterner devant lui ; moi je mapproche aussi, mais sans me prosterner, je me contente de lui faire la révérence ordinaire. Il fait ses plaintes, il dit que jai touché son enfant comme si jétais un magicien pour lui nuire ; moi je réponds que je nai point touché lenfant, que je lai seulement regardé pour voir sil était malade ; mes compagnons confirment ma réponse, assurent que je suis médecin, quil ne faut pas être surpris si je minforme des malades. Un Chinois qui était de la garde, ou du moins qui semblait y avoir quelque autorité, dit que quand même jaurais touché cet enfant, ce ne serait pas un crime ; on juge donc en ma faveur ; notre adversaire insiste toujours, malheureusement nous avions nos ornements, plût à Dieu quon pût voyager sans les porter, voilà pourquoi jen ai placé dans beaucoup dendroits. Cet homme voulait absolument visiter nos paquets, mais mes gens sy opposèrent, disant que cela leur appartenait ; si Dieu ne nous eût pas protégés, on les eût certainement visités, car cest la première chose que les Chinois font dans de semblables circonstances. Cet homme avait trouvé dans mon chapeau un reste de calendrier quil gardait pour le faire voir à lofficier, mais un de mes gens eut ladresse de le déchirer, de manière quon ne put rien discerner aux morceaux quil présenta. Comme on nous interrogeait, je disais que je demeurais à la ville de Tchung-kin et que jétais venu voir quelque ami, et cela était vrai.
Après nos contestations, laffaire décidée en ma faveur, je demeurais toujours dans la maison des gardes, me plaignant de la fureur de mon ennemi qui voulait me tuer ; comme je le gênais, ils me dirent de sortir assez brusquement ; étant sorti, notre ennemi ne nous quittait pas, il voulait avoir raison de la prétendue injure que je lui avais faite. Jentrai dans une auberge voisine, car la nuit approchait, il y avait quelquun qui soupçonnait que jétais dune religion différente, mais dautres rejetaient cette pensée, disant : Assurément, il nest pas dune religion étrangère. Pour contenter ce méchant homme, mes compagnons me firent sortir de lauberge pour venir encore lui parler ; je le traitai avec toutes sortes de belles paroles, et cela ne faisait que lenhardir, car voilà comme sont les Chinois : il faut les intimider plutôt que de les flatter. Enfin la nuit arrive ; après un petit et mauvais souper, je me retire dans une chambre, et aussitôt quelquun de la maison vint me voir par curiosité, me parler ; je parle peu, mais à propos, mes compagnons viennent se coucher, alors craignant les suites fâcheuses de cette affaire pour le lendemain, je retire les ornements, surtout le calice, et je les mets dans la balle dun de mes compagnons, perruquier.
On peut simaginer quelle triste nuit je passai, dans des terribles alarmes, prévoyant bien que notre ennemi nous susciterait de nouvelles affaires. Cependant les bons Anges qui veillaient sur nous, avaient tourné le cur de tous les païens du voisinage en notre faveur ; ils allèrent eux-mêmes chez cet homme reprendre tous mes habits et mon chapeau quils me rapportèrent. Nous partons, et nous allons remercier la garde chinoise de ses bontés ; je leur montrai les blessures que javais dans les bras des coups de pierre que javais reçus ; je regarde comme une sorte de miracle que les pierres aient presque toujours atteint mes bras, car si elle fussent tombées sur mes côtes, elles les eussent cassées.
Les gardes reçurent très bien nos civilités et y répondirent en nous faisant des congratulations, et nous souhaitant des richesses : fô Tzai ; cest le compliment chinois le plus flatteur.
Nous sortons de lendroit, et à peine avions-nous fait quelques pas, quun homme qui travaillait dans les champs, sur le bord du chemin, nous avertit que nous navions quà nous donner de garde ; que notre ennemi était déjà devant nous ; puis nous trouvons son garçon quil avait aposté sur le chemin pour nous guetter, et cet enfant de quatorze ans eut leffronterie de vouloir nous arrêter, disant que laffaire nétait pas finie. Son père était allé chercher des amis ou des gens de sa connaissance pour laider à nous prendre ; il est aussi allé dans les marchés où nous devions passer, pour indisposer les gens contre nous ; il voulait me faire passer pour un magicien qui lui porterait malheur un jour quil avait choisi comme heureux, en consultant les diseurs de bonne aventure pour transmigrer ailleurs.
Nous avions fait environ une lieue et demie de chemin, quittant la route pour marcher sur le bord de la rivière, il vient encore se présenter devant nous, voulant nous saisir et nous conduire je ne sais où. Mes gens lui donnent de bonnes paroles ; il ne les écoute pas ; alors le chrétien que javais baptisé, homme brave et plein de courage, se met en colère et veut le battre ; jeus bien de la peine de len empêcher, cétait ce quil fallait pour éloigner ce méchant homme qui sen alla, et nous continuâmes notre chemin.
Comme il est difficile dexprimer toutes les peines quon ressent dans ces fâcheuses rencontres, dont le missionnaire craint les funestes suites pour la religion et les chrétiens, plus que pour lui-même, on ne peut non plus donner une juste idée de la joie, de la consolation quon goûte après une si heureuse délivrance ; elle tempère bien la douleur qui reste des coups quon a reçus. Jai toujours regardé cet événement comme laccomplissement de la prédiction que Notre-Seigneur mavait faite des peines que jaurais à souffrir dans mon voyage, et cette miraculeuse délivrance, comme leffet de sa protection quil mavait promise. Chacun en pensera ce quil voudra ; lorsque je parle aux chrétiens des visions ou songes qui peuvent les instruirent, les édifier et les préparer à quelque événement, comme à la mort qui devait en enlever un grand nombre au temps de la famine et de la peste, jai soin de leur dire que cela nintéresse pas la foi, quils sont libres de le croire ou de ne le pas croire. Les personnes prudentes ne croient pas légèrement, mais aussi elles ne jugent pas témérairement ; pour moi, je remets tout cela et toute autre chose au jugement du souverain Juge et à la décision de lÉglise. Quand jeus ce songe, de peur de me tromper (car il contenait des choses plus importantes que celles de mon voyage), jen fis part à Mgr., priant Dieu de léclairer et sa Grandeur la regardé comme surnaturel ; quoi qu'il en soit, je sais que je nen vaux pas mieux pour cela, ce sont des dons de Dieu quil accorde même quelquefois aux pécheurs, surtout dans les pays étrangers, pour lédification de lÉglise et des personnes en place. Javais déjà vu dans les lettres dun missionnaire que le Saint-Esprit souffle en Chine ; aussi ne me suis-je plus aperçu de rien de semblable depuis que jen suis sorti.
Mr. Gleyo, pour shumilier à loccasion de ses visions quil me racontait, me citait le passage de limitation où il est dit que ce nest pas dans les visions que consiste la sainteté ; et les jeunes gens qui affectent de faire les esprits forts rejettent sans distinction tout ce qui a lair de vision et de révélation, et donnent aux événements les plus surnaturels des interprétations humaines et naturelles ; ils font voir leur ignorance, car sils avaient bien étudié les auteurs les plus savants et les plus judicieux, comme le cardinal Bona et ceux qui traitent expressément de ces matières, ils verraient le contraire de ce quils pensent, et toutes les histoires les plus avérées et la vie des saints écrite par les auteurs les plus éclairés sont pleines de faits merveilleux et surnaturels ; et lÉglise, loin de les rejeter, les approuve, les miracles ne coûtent rien à Dieu, comme dit Mr. Gleyo. Après cette courte digression, revenons à notre histoire.