Famine et Enfants baptisés.

 

Ce fut en 1778 ou 79 que la sécheresse de l’année précédente causa une stérilité générale dans la partie Orientale du Su-tchuen où j’étais ; et cette stérilité fut suivie de la famine et de la peste qui fit périr des millions d’âmes ; ce désastre fut annoncé par l’éclipse de l’étoile du matin, qui ne parut pas dans nos quartiers où la famine fit le plus de ravage, tandis qu’elle paraissait dans les quartiers éloignés où elle ne se fit guère sentir. C’est un fait si constant, qu’il fut attesté par tout le monde, par les chrétiens et les païens ; il est aisé de voir l’étoile du matin, surtout dans un ciel si pur et si serein que l’est celui de la Chine ; or, on ne l’a point aperçue du tout pendant l’espace de plusieurs mois. Je regardai moi-même plusieurs fois, et je ne la vis pas ; il y a des chrétiens qui voulurent coucher hors de la maison, pour examiner ce phénomène plus attentivement, et ils ne la virent pas non plus.

Prévoyant la mort future des enfants qui devaient probablement périr dans ce désastre, j’envoyai de bonne heure pour les faire baptiser ; on en trouvait partout ; sur les chemins, dans les rues, qui mouraient de faim. Allant voir les malades à Tchang-kin, au lieu de suivre la voie directe, la providence voulut que mon conducteur me menât par un autre chemin, et nous trouvâmes un enfant de trois ou quatre ans abandonné et expirant ; il avait encore un souffle de vie et reçut le baptême. La même chose nous arriva à Tchang-kéou, et, voyageant sur la rivière, je vis à côté de notre barque un bateau chargé de deux ou trois familles avec leurs enfants qui avaient la pâleur de la mort sur le visage. Ils allaient à l’aventure chercher la mort plutôt que la vie ; j’éprouvais de les baptiser par aspersion, en jetant de l’eau ; mais cela ne fut pas possible. J’excitais, tant que je pus, le zèle des chrétiens, qui allèrent partout à quatre ou cinq journées de loin, surtout dans les endroits où la misère était plus grande ; il y avait bien des dangers, mais je les rassurai en ranimant leur confiance en Dieu ; en effet, Dieu les protégea ; il y eut bien quelque événement fâcheux, mais tout se termina heureusement.

Comme les voleurs, dans ce temps-là, parcouraient le pays, deux femmes avec Mr. Tzian, qui n’était pas encore prêtre, furent rencontrés par une bande de quarante voleurs ; comme ils étaient prêts de les dépouiller, de prendre le paquet où ils avaient leur viatique en argent, un d’eux dit : " Laissons-les ", et ils les laissaient. Dieu le permit ainsi, car ils n’avaient pas encore fait leur bonne œuvre, n’étant pas encore arrivés au lieu où ils allaient ; une autre fut aussi attaquée et délivrée aussitôt.

Toutes nos pieuses femmes signalèrent leur charité dans cette occasion ; celles des montagnes descendirent dans la plaine, où la famine enlevait beaucoup plus de monde ; et, ayant prêché et persuadé aux pères la nécessité du baptême pour sauver leurs enfants, ils les leur apportaient pour les faire baptiser, et cela est contre les mœurs et les coutumes de la Chine ; mais c’était le doigt de Dieu. On allait dans toutes les villes, les marchés, et nous baptisâmes bien quarante mille enfants dans cette famine, sans compter ceux qu’on a baptisés avant et après. J’avais soin de fournir le viatique à ceux qui n’en avaient point ; les hommes des montagnes firent des gâteaux de maïs, et, avec ce viatique, ils descendaient aussi dans la plaine, à plusieurs journées de chemin pour baptiser. Mais ce fut à la ville de Tchang-kin que nous fîmes les plus abondantes récoltes ; on dressa un camp à une demi-lieue de la ville, et là, un mandarin avec des satellites faisaient distribuer du riz cuit, comme nous le cuisons en Europe, sans en jeter l’eau, ce qui le rend moins nourrissant ; mais il en faut moins, parce que l’eau en augmente le volume, et ce n’est que dans ces cas de nécessité qu’on le cuit ainsi en Chine, ou dans les grande chaleurs. La manière ordinaire de le cuire, c’est d’en jeter l’eau qui reste après les premiers bouillons et de le rendre sec ; cette distribution de riz attira de tous côtés une multitude innombrable d’affamés qui venaient avec leurs enfants ; cela fut une belle occasion pour nous, et nos femmes zélées ne la manquèrent pas.

Mon hôtesse, sa belle-sœur, et plusieurs autres allaient presque tous les jours dans le camp, ou de deux jours l’un. La première fois qu’elles y virent les satellites, ils leur dirent : " Assurément, vous ne devez pas venir manger le riz des pauvres. " Elles répondirent qu’elles venaient donner des remèdes aux malades. Là-dessus, elles furent introduites dans l’assemblée des pauvres malades affamés et pestiférés ; et chaque fois qu’elles venaient, le mandarin et les satellites leur faisaient faire place. Ceux qu’elles baptisaient aujourd’hui étaient morts le lendemain ; la peste devenait si terrible dans ce camp, qu’on ne prenait plus la peine d’enterrer les morts ; on se contentait de jeter un peu de poussière sur leurs cadavres, et l’air en était infecté ; cependant cela n’empêchait pas ces femmes zélées de continuer leurs bonnes œuvres. J’ai tâché aussi, dans cette calamité, de visiter partout les chrétiens autant que cela était possible ; pour leur fournir tous les secours spirituels et corporels qui dépendaient de moi. Au plus fort de la peste, j’étais à la ville de Tchang-kin ; on voyait partout dans les rues et les places publiques des morts et des moribonds de tout sexe et de tout âge : les satellites amassaient les cadavres tous les soirs pour les enterrer ou les jeter dans les cloaques ; on en voyait nager quantité sur le grand fleuve, servir de pâture aux oiseaux de proie ; en sortant pour aller voir nos malades pestiférés, je voyais tout cela, et quand je rentrai, je trouvai un moribond sur le seuil de notre porte. L’air était très infecté ; quand j’entrai dans une maison, à peine trouvais-je une personne en santé pour m’aider à administrer les malades couchés dans la même chambre et le même lit.

Revenant un jour d’administrer l’homme et la femme dans une chambre si empestée, que leurs enfants mêmes n’osaient y demeurer, je me sentis très mal, et j’ai tout lieu de croire que j’étais attaqué de la peste ; je passai une très mauvaise nuit, et le lendemain je me trouvai si indisposé que je doutais si ce n’était pas une témérité pour moi de dire la messe. Cependant il me vint une pensée que N. S. au très St. Sacrement était le médecin de l’âme et du corps ; je la dis, et après la messe je fus guéri. Dans les campagnes voisines, et à dix journées aux environs de cette ville, surtout en descendant à l’Orient, il y eut quantité de familles qui moururent totalement, sans qu’aucune échappât. On vendait le pichet de riz mille deniers ou deux mille ; et les Chinois, surtout dans les plaines, n’ont aucune ressource. Sur les montagnes, ils arrachent des racines de fougère, mais comme elles sont très minces, il faut travailler une journée pour avoir de quoi nourrir une personne ; ils y trouvaient aussi des herbes, mais dans la plaine, ils ne trouvaient rien. J’ai vu des gens qui cherchaient dans l’ordure de quoi rassasier leur faim ; les hommes vendaient leurs femmes, et cela est arrivé à quelques chrétiens ; les pères et mères vendaient leurs enfants sur la place, ou les donnaient pour rien ; plusieurs filles, femmes, ne trouvant rien chez leurs parents ou maris, sortaient de la maison, s’en allaient errant çà et là, jusqu’à ce qu’elles tombassent en défaillance.

Après ce désastre, on voyait les maisons vides tomber en ruines, dans les endroits qui, peu auparavant, fourmillaient d’habitants ; les chrétiens un peu riches firent ce qu’ils purent pour aider les pauvres, et moi aussi. La providence m’a toujours secouru ; voyant que les habits étaient assez bon marché, j’en fis provision, et je les distribuai cette année et les suivantes. Pour ma récompense, les païens disaient que j’habillais les personnes du sexe, et ce bruit alla si loin que les pères des brus chrétiennes leur recommandaient de ne point venir me voir. À l’occident, à deux journées de cette ville, il y eut une vierge nommée Catherine Lô qui fut d’abord l’objet de la critique, de la haine et de l’envie de toute la chrétienté, pour ainsi dire, qui étaient presque tous ses parents ; la cause de cette haine, c’est que cette fille condamnait leur tiédeur par la ferveur de sa conduite ; ses père et mère mêmes la haïssaient et la maltraitaient ; mais, par sa constance, elle vainquit tous les obstacles, convertit son père et sa mère, donna une éducation sainte à ses frères et sœurs. Cependant le démon de l’avarice, qui avait toujours possédé sa mère, après quelques années passées dans la ferveur, la fit tomber dans son ancien état, et, à présent, elle est vexée du malin esprit ; mais ce qui est admirable, c’est que cette femme accompagna sa fille, qui sous prétexte de donner des remèdes, alla baptiser des enfants dans tout le voisinage ; elle n’eût pu y aller seule, mais accompagnée de sa mère, il n’y avait rien à dire, et Dieu, qui voulait, par sa charité, sauver quelques milliers d’enfants, car elle ne baptisa bien deux mille, toucha le cœur de sa mère pour l’accompagner en cette bonne œuvre ; ce que je regarde comme un miracle, vu sa répugnance pour le bien et son attachement pour le temporel, aussi bien que la crainte extrême qu’elle avait des discours du monde. Cette vertueuse fille avait fait un catalogue de ceux qu’elle baptisait, afin de pourvoir à leur éducation, s’ils survivaient ; mais ayant depuis fait la recherche des baptisés, ils se trouvèrent tous morts. Cette vierge, après avoir été l’objet de l’envie, de la jalousie de cette chrétienté, en est maintenant regrettée, et c’est elle qui y a fait tout le bien qui s’y est fait, surtout pour l’éducation de la jeunesse.

Cette famine et la peste nous enlevèrent plus de six à sept cents adultes, dont plusieurs furent administrés ; elles dispersèrent et anéantirent aussi plusieurs chrétientés naissantes, une à Tchang-kin, au-delà du fleuve. La mère, bonne chrétienne, mourut avec plusieurs de ses enfants, dont l’un vendit aux païens sa femme qui était, ou du moins paraissait bien pieuse ; c’est un mystère que je n’ai jamais pu comprendre ; un autre leur livra sa sœur.

À Tchang-kéou, nous perdîmes des chrétientés ; hors de la ville, la plupart moururent de misère. La Sacré-Congrégation nous écrit depuis sur le baptême des infidèles ; elle ne veut pas qu’on les baptise par la crainte d’un péril à venir qui n’est que probable, probabili credulitate, mais il faut que le danger affecte quelqu’un en particulier ; elle ne veut pas non plus qu’on baptise hors du danger de mort ceux qui resteront entre les mains des païens.

Quand je suis parti pour la Chine, je me disais à moi-même : quand je ne procurerais le baptême qu’à un seul enfant, ce serait assez pour me déterminer à faire cette démarche. Dieu a comblé mes vœux au-delà de mes espérances, par la multitude de ceux que nous avons baptisés ; c’est là un motif puissant pour engager les prêtres à passer aux Missions-Étrangères ; mais il faut qu’ils aient bien de l’activité et de la vigilance pour faire agir les causes secondes.

 

Accident fâcheux à Soûi-foù.

 

Table de la Grande Relation

 

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