Autre événement fâcheux.

 

Avant de descendre de nos montagnes pour raconter les histoires de la plaine, finissons par où nous avons commencé, par la chrétienté de Xé Kià tùng, la mère et la colonne de la plupart des autres, et parlons encore de quelques fâcheuses catastrophes que nous y avons essuyées dans les premières années. J’ai eu une très grande maladie ; je pensais en mourir, et dans le temps que j’étais alité, un des maîtres du terrain est venu avec ses gens et des cordes pour me lier et me conduire au prétoire ; ils arrivèrent, et avant d’entrer, ils s’assirent à côté de la maison pour délibérer encore, et l’un dit : À quoi bon cela ?… et ils se retirèrent. Les chrétiens savaient cela, et je les voyaient tremblants ; quelques-uns voulaient m’en avertir ; d’autres, voyant l’accablement où j’étais, craignant d’augmenter mes douleurs, leur disaient de ne rien dire, qu’il en arriverait tout ce qu’il plairait à Dieu, et ils me cachèrent cela plusieurs années.

Les chrétiens cultivaient le terrain d’une famille riche ; ils étaient trois frères vivants, et un était mort ; sa veuve affermait aussi son terrain aux chrétiens. De ces trois frères, un s’est converti bien sincèrement avec ses enfants ; les deux autres ont été, surtout à la fin, nos ennemis déclarés. Le cadet ayant un jour appris que j’étais à Xé Kou Xàn (comme qui dirait les dix montagnes stériles), car c’est un endroit dans la plaine situé au pied de ces hautes montagnes qu’elles environnent, et qui sont assez stériles. Le maître du terrain ayant su mon arrivée, avait résolu de me perdre, comme je l’ai rapporté ci-dessus, et il est mort quelques jours après, de sorte qu’il était à peine enterré quand j’arrivai.

Après quelque temps, sa femme se convertit sincèrement et fit tout ce qu’elle put pour convertir toute sa famille ; je lui ai parlé, ils différaient toujours. Celui qui restait, c’était l’aîné, devint furieux contre les chrétiens ; sa femme voulait aussi se convertir ; elle apprenait déjà les prières, et son mari la menaçait de lui casser les bras et les jambes. Enfin, dans les dernières visites que je fis en cet endroit, où je suis venu souvent et avec grande consolation spirituelle (car le temporel n’y était pas abondant), ce méchant homme blasphémait contre Dieu de ce qu’une pluie subite avait éboulé sa terre, et le grain qui était planté sur ces montagnes ; de sorte qu’il n’y restait plus que les pierres de marbre incapables de culture pour plusieurs années ; il avait fait plusieurs fois défense aux chrétiens de me recevoir.

Un jour que, revenant du marché où il avait bu, il remarqua qu’un enfant des chrétiens, jetant des pierres, endommageait son grain, et il craignait aussi que les chrétiens qui passaient à travers pour venir à la messe ou aux exercices ne lui causassent quelque dommage ; tout cela, joint à la haine qu’il avait conçue contre la religion et contre moi, lui échauffa tellement la bile, qu’il vint comme un furieux dans la maison où j’étais, qui était à lui. Il entre, j’étais dans la salle d’entrée, pauvre mais ajustée en chapelle comme nous pouvions ; il me met la main sur le collet, me disant : Quelle est la doctrine que tu prêches ? Il me tire dehors, et me bat à coups de pied, à coup de poing ; ensuite arrache un bâton dont il me frappa tant qu’il voulut, en présence du maître et de la maîtresse, qui était cette pieuse femme dont j’ai parlé, qui n’osait me secourir de peur de l’irriter davantage.

Après avoir déchargé sa fureur, il me quitta un instant pour aller leur faire une espèce d’excuse et ses plaintes.

En même temps, je profite de ce moment pour rentrer dans la maison, et m’enfuir par une porte qu’il ne voyait pas ; ayant perdu un de mes souliers dans le combat, je me retire, et me cache dans le blé de Turquie, déjà fort grand ; mais il revint aussitôt me chercher pour me battre de nouveau et me tuer comme il disait, car il en avait grande envie. Je m’éloignai un peu davantage, et je vins peu à peu dans la maison d’un chrétien qui voulait m’y faire rester. Mais comme je savais que cette maison était sur le passage de mon ennemi, je ne voulus pas y rester ; j’allai encore me cacher à une portée de fusil plus loin ; et peu après j’entends cet homme qui me cherche, criant et menaçant ; il était nuit et avait une lumière ; il venait droit à moi. Je croyais être pris, et je voulais me lever pour me sauver, au hasard d’être atteint, étant une fois découvert ; mais un autre sentier le conduisit à la maison où je n’avais pas voulu demeurer ; il y entra faisant à son fermier bien des reproches que j’entendais. Enfin, quand j’eus lieu de croire qu’il était parti ou retourné chez lui, je remontai sur le sommet de la montagne où il était venu me trouver, et j’y vis plusieurs chrétiens et chrétiennes bien affligés de cet événement. Ayant pris mon parti, je voulus partir pour une autre chrétienté ; mais sa maison étant sur mon passage, je fus me retirer dans une maison assez isolée pour y attendre mes compagnons de voyage. Ce fut là que je commençai à ressentir la douleur des coups que j’avais reçus surtout à la poitrine, car jusque-là, le sentiment de la crainte beaucoup plus violent, avait absorbé celui des coups. Vers le milieu de la nuit, mes compagnons de voyage arrivent ; je pars par une route opposée à l’ordinaire ; la descente de la montagne n’était pas facile dans les ténèbres de la nuit. Les chiens de Chine qui gardent partout les maisons, jappent sans cesse au moindre bruit, et à notre passage ils éveillaient les gens qui nous demandaient qui nous étions ; nous risquions d’être pris pour des voleurs. Enfin la montagne descendue, la voie quoique opposée au commencement, retournait vers la maison du maître du terrain dont il fallait encore s’approcher, mais à une distance assez considérable pour n’en être pas aperçu, à moins d’une attention particulière.

Arrivé vis-à-vis, je vis tout à coup devant et dans mon chemin, un cheval et des gens qui m’attendaient ; je crus que c’étaient les païens et qu’il n’y avait plus les moyens d’échapper ; point du tout, c’étaient des chrétiens qui me font monter sur le cheval et me conduisent dans une autre maison des chrétiens. Ce qui augmentait encore ma crainte, c’est que pour lors, nous entendions le tumulte de plusieurs personnes en colère, criant et menaçant la maison où nous allions. C’était sur une hauteur, il fallut descendre de cheval et marcher, et les efforts qu’il fallut faire pour monter, me firent beaucoup suer ; cette sueur me fut très salutaire ; elle empêcha qu’il ne se fît quelque dépôt de sang et d’humeur dans la poitrine.

Après quelques heures, nous partîmes pour aller à quatre ou cinq lieues de là sur une montagne très haute, où il y avait une chrétienté quelquefois nombreuse et quelquefois peu nombreuse. Celui qui m’avait battu la veille, vint de grand matin chez les chrétiens, me cherchant pour me tuer.

 

Fin de la narration de ces chrétientés.

 

Table de la Grande Relation

 

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