Chrétienté de Pélàn Tzin.

 

Les chrétiens achetèrent un terrain sur une des plus hautes montagnes qui fussent dans les environs ; en faisant les conventions, ils se sont dits chrétiens, et ont fait tous leurs exercices de religion à la vue des païens mêmes, sans aucun obstacle de leur part ; nous pensions que les chrétiens, étant maîtres de ce terrain, ils y seraient à l’abri de toute insulte ; car les propriétaires ont un grand empire sur les fermiers de leurs terres ; nous nous trompions, car cette chrétienté fut autant et plus que les autres l’objet de l’envie et des vexations des païens voisins. La première fois que j’y fus, j’y allai avec une confiance présomptueuse, sans penser qu’il y eût rien à craindre ; je me servis même d’une chaise à porteur dans les chemins un peu unis pour me soulager dans la faiblesse où je me trouvais déjà après tant de voyages et beaucoup de maladies. Je fus rencontré en chemin par un prétorien qui parla à mes porteurs et les interrogea ; ils firent assez bonne contenance, tandis que je me tenais caché dans ma chaise ; mais les païens voisins des chrétiens (car cette montagne est immense et habitée d’une multitude de gens), ces voisins ayant vu arriver une chaise, furent fort curieux de savoir qui était arrivé dans cette chaise, et le lendemain, il en vint où j’étais pour me voir ; je n’eus pas assez de précaution pour me cacher. Ils répandirent sans doute la nouvelle, et les chrétiens eurent avis qu’ils devaient venir le lendemain pour prendre nos ornements ; ils avaient vu une vieille indienne étendue pour parer l’autel, c’en était assez pour exciter leur cupidité. Cependant, avec quelques précautions, nous évitâmes leurs pièges ; mais, étant dans une autre maison, je ne me rappelle pas si ce fut dans cette visite ou dans une autre, car je vins souvent en cet endroit ; il y eut bientôt une centaine de chrétiens, tant des anciens que des prosélytes qui s’y firent.

Dans cette chrétienté, fermée sur le modèle de celle de Xè Kîâ tùng dont j’ai parlé, on y priait beaucoup, et on était très exact à observer tous les exercices de la religion et les pratiques de piété que j’avais établies pour ranimer la ferveur. Étant dans une maison que le frère aîné de Monique Vên avait bâtie, et où les néophytes venaient pour se former, les païens, instruits de mon arrivée, envoyèrent trois ou quatre hommes d’importance pour me questionner ; je me cachai d’abord, mais ils voulurent absolument me voir. Monique Vên vint elle-même me dire qu’il fallait leur parler ; je les abordai donc, et ils me demandèrent qui j’étais, et quelle religion je prêchais. Dans cette circonstance, je ne fis pas comme devant le mandarin ; j’éludai leur question, et sans dire où j’étais, je dis que j’étais venu ici de la province de Canton, et je rendis compte de notre religion. Ils n’eurent rien à trouver à redire ; Monique Vên les persuada aussi bien que beaucoup d’autres de la vérité de notre religion ; mais ce n’était point pour l’embrasser qu’ils venaient, c’était pour nous inquiéter. Un autre jour, une troupe de gens venant du marché et ayant un peu bu, entrèrent encore dans la maison et voulurent converser avec moi ; je fus encore obligé de paraître et de rendre compte de notre religion. On convint qu’elle était bonne ; quelques-uns d’eux firent semblant de vouloir l’embrasser.

Dans une de ces deux circonstances, j’eus une grande peine à souffrir qui mit le comble à mon affliction ; étant ainsi obsédé d’ennemis qui ne cherchaient que des prétextes pour nous nuire, une femme eut l’imprudence de venir à leurs yeux dans l’endroit où j’étais seul, demandant à se confesser. Quel coup de poignard pour moi ! c’était bien donner aux païens un sujet de soupçon, de calomnie, et un prétexte pour nous prendre. Cependant cela n’eut pas de suite ; de semblables imprudences m’ont donné de terribles surcroîts de douleur dans les persécutions et les moments critiques où je me suis souvent trouvé. Néanmoins au milieu de toutes ces croix, la chrétienté s’accroissait de jour en jour, et il se convertit un cabaretier d’une trempe de génie et de tempérament bien supérieur à tous ses compatriotes ; il faisait profession publique de sa religion, et la prêchait à tous les païens ; il en convertit plusieurs ; il était lettré ; mais à la fin il se fit haïr des chrétiens et des païens ; cependant il demeura toujours attaché à la religion, mais aussi attaché au monde et à ses intérêts.

Voici encore un événement bien tragique qui m’est arrivé sur cette montagne. C’était au mois de juillet, un dimanche, veille de N.D. de Montferrat, que les chrétiens assemblés récitaient le Rosaire entremêlé de petites prières différentes à chaque cinq a v e, pour renouveler l’attention ; je sortis un instant et je vis arriver quelques païens, avec un air qui dénotait assez leur mauvais dessein ; ceux-là furent suivis d’autres, et leur nombre se montrait bien à trente ou quarante, et il y avait avec eux quelques satellites et l’officier rural pour donner plus de poids à leur démarche. Je rentre à l’instant, me retire dans une chambre, à côté de la salle où les chrétiens priaient. Aussitôt la maison est environnée et gardée ; les chrétiens malgré cela ne quittèrent point leurs prières, seulement quelques-uns d’entre eux vont recevoir les païens ; pour moi, je me suis mis à genoux pour me préparer au fâcheux événement dont j’étais menacé.

Je m’attendais bien à être conduit au prétoire ; les païens regardant attentivement me voyaient bien, car les maisons sur les montagnes ne sont que des cabanes de pièces rapportées et percées à jour de toutes parts. La prière finie, les chrétiens se lèvent et vont avec les païens leur présenter du thé, parlent de notre religion et en font l’éloge, de manière qu’ils n’ont rien à répliquer ; pendant ce temps, j’ouvre le paquet des ornements ; je donne le calice à une femme intelligente qui passe à travers les païens et va le porter ailleurs. Enfin, après quelques heures, les païens, touchés par le mouvement d’une vertu supérieure, se retirent contre leur intention, persévérant dans leur dessein. À peine sont-ils partis, qu’ils se repentent d’avoir quitté prise, et veulent revenir à la charge ; mais je saisis cet instant pour m’évader, en allant par une route opposée à celle que je devais naturellement tenir. Cette démarche était bien périlleuse ; le nuit arrive, et je retourne dans la maison de Vên ; de là aussitôt, je profite des ténèbres de la nuit pour m’enfuir ; nous marchons trois ou quatre heures à travers des champs, des rochers en descendant de cette montagne, et nous venons chez un prosélyte qui est au pied. C’était encore une nouvelle chrétienté dont je ne me rappelle plus le nom ; trois au quatre familles s’y étaient converties ; elles n’ont pas persévéré. Plusieurs païens étaient venus m’y trouver pour apprendre la doctrine de notre sainte religion, le maître du terrain même, et il était tout déterminé à se convertir ; mais ses frères qu’il voulait aussi gagner, s’opposèrent à son dessein ; et dans ces circonstances, les satellites, en ayant appris la nouvelle, l’enchaînèrent et il n’eut pas le bonheur d’exécuter son pieux dessein.

Les habitants de ces montagnes sont terribles quand il s’agit de l’intérêt ; un voisin des chrétiens, disputant le terrain avec son rival, l’a tué d’un coup de hoyau. Le mandarin, étant venu pour cette affaire, passa devant la maison des chrétiens qui étaient en prières. Les voisins des chrétiens étant si cruels, ils en avaient tout à craindre ; et en effet, ils leur suscitèrent des querelles ; ils dévastaient leurs champs et coupaient leurs bois ; mais ce qu’il y avait encore de plus dangereux, c’est qu’il y avait des voleurs publics qui s’assemblaient pour aller piller les uns et les autres. Une de ces familles, allant à une journée de là, voler chez un chrétien nommé Tching dont j’ai parlé, il eut le courage de l’accuser au prétoire, ce que personne n’osait faire, et le mandarin après avoir puni ces voleurs, les chassa de ces environs. Tous ces dangers étant si pressants, à la fin je ne venais plus qu’en tremblant visiter cette chrétienté ; quand j’étais chez les chrétientés voisines, je tremblais déjà de peur ; j’y eus de fréquentes alarmes ; les païens nous guettaient toujours ; je les voyais moi-même roder autour des maisons où j’étais. Une fois, à peine étais-je couché, qu’on vint me dire en grande alarme : Voici la persécution. En effet, on avait vu une quarantaine de païens assemblés, on avait lieu de croire que c’était pour persécuter les chrétiens ; je me lève bien vite, pars au milieu de la nuit et fais dans les ténèbres six lieues de chemin ; ce fut alors que le satellite du Koui-tcheou vint me joindre, et j’eus la consolation de le baptiser le lendemain.

Ce fut dans cette chrétienté si vexée des païens que je vis venir une espèce de prétorien redoutable, enfant d’une famille d’anciens chrétiens, et qui avait paru se convertir à Moú-hoù-tùng, croyant qu’il aiderait les chrétiens ; et maintenant il se lie avec les païens pour leur nuire, et avec le fils adoptif du gradué.

Il y eut aussi plusieurs familles dans les environs de cette montagne, à six lieues, à une journée qui se convertirent les uns avec bonne intention, les autres, Dieu sait comment ; et ayant tant de difficultés à surmonter, il y en a qui sont retournés en arrière : In tempore tentationis recedunt. (Lc 8, 14) Qui se retirent au temps de la tentation. Mais Dieu tire toujours ses élus de la masse de corruption, et ils sont en petit nombre.

Une famille chrétienne acheta un terrain entre Xè-Kià-tùng et Pelont zin, vers le midi ; il n’y arriva là aucun événement tragique ; aussi n’y eut-il aucun païen qui se convertît, sinon une famille qui habitait à quelques lieues de distance de là. La mère de cette famille se convertit par attrait, en voyant prier les chrétiens ; ensuite trois ou quatre garçons ; enfin le père les suivit ; mais il est si absorbé dans son négoce, qu’il ne deviendra jamais bon chrétien. Cet endroit nous rendit service ; c’était un asile pour nous dans les persécutions et les chrétiens y bâtirent plusieurs maisons où s’établirent des néophytes dont les uns étaient bons, les autres, des hypocrites qui se démasquèrent avec le temps, et suscitèrent des affaires au propriétaire chrétien pour en tirer quelque argent.

Cet endroit se nomme Iàn-Kia-Tzaò ; il y a tant de monde en Chine, même sur les montagnes, qu’on a peine à y trouver du terrain à cultiver ; maintenant bien des maîtres exigent une partie de l’argent par avance ; et les païens, craignant d’être enveloppés dans les persécutions de leurs fermiers, leur refusaient leurs terres s’ils se faisaient chrétiens ; c’est là une tentation bien délicate.

 

Autre événement fâcheux.

 

Table de la Grande Relation

 

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