Seconde persécution.
Ayant administré les chrétiens de la montagne, ceux de la plaine dont javais été exclu la première fois et où javais failli dêtre pris pour la deuxième, vinrent me chercher avec empressement, massurant quil ny avait rien à craindre, la présence de Monique Vên ayant ranimé la ferveur ; nous y arrivâmes vers la nuit par précaution. En arrivant, nous fûmes rencontrés par une espèce dapostat que mon conducteur fuit, se cachant dans le blé de Turquie qui était alors fort haut, et cet homme me reconnut bien à ma physionomie ; et il avertit les païens de mon arrivée. Pour mieux me déguiser, jallai dans la maison où les chrétiens venaient depuis un certain temps faire des assemblées, où les païens étaient venus les voir par curiosité. Me voyant au milieu de nos ennemis, gens hargneux et méchants, javais lieu de tout craindre. Cependant le bien que se faisait par le moyen de Monique Vên, qui avait bien disposé toutes choses, me consolait ; et nous prenions toutes les précautions possibles.
Après quelques jours, comme je prêchais, jentendis près de la maison une certaine commotion, sans savoir ce que cétait ; la frayeur me saisit ; cependant je ne quittai pas prise, car si à chaque alarme nous voulions quitter lexercice de notre ministère, nous ne ferions pas beaucoup de besogne. Je me disais alors ce que je me suis dit souvent dans de semblables circonstances : quand je devrais mourir, je veux faire mon devoir. Lexercice achevé, je demande ce que cétait, si ce ne sont pas les païens. On me répond que oui : toute la maison en était environnée ; il ny avait pas moyen de méchapper. Je me retirai dans une chambre ; la prudente Monique saisit les ornements, les place convenablement pour les soustraire aux païens. Il ne restait plus dans ma chambre quun crucifix devant lequel jétais à genoux en prière, me préparant à la mort ; car jentendais que les païens furieux me voulaient avoir absolument, et je ne voyais pas de moyen déchapper à leur fureur ; je mattendais à chaque moment quils allaient briser les portes et entrer par violence. Cependant plusieurs chrétiens leur résistaient et leur disaient que sils entraient ainsi, sans avoir des ordres du mandarin, ils en porteraient leurs plaintes au prétoire, cela les arrêtaient un peu.
Il me vint aussi en pensée de me livrer moi-même entre leurs mains, pour débarrasser les chrétiens, mais ensuite jaimai mieux laisser le tout à la providence que de rien faire de moi-même. On vint encore prendre le crucifix qui était devant moi pour le cacher. Cest pour le prêtre, dans de pareilles rencontres, une grande consolation davoir avec lui quelque personne prudente à qui il puisse se fier, et dont il puisse suivre les avis, et quelquefois il ne sy en trouve pas, il faut quil fasse tout et quil se décide lui-même.
Cétait le jour de saint Étienne martyr, et la veille de linvention de saint Étienne Proto martyr. Lexemple de ces saints manimait sans môter le sentiment des peines intérieures qui me crucifiaient. Je voulais mencourager par lespérance dune prochaine récompense ; elle se présentait bien à mon esprit par une vue intellectuelle, mais pas comme prochaine, ni dune manière affectueuse et sensible, et dans la persécution de Lôn-qûi que jai rapportée, jéprouvai quelque chose de semblable, malgré les troubles extérieurs, et tant de choses accablantes et embarrassantes qui se passaient à lentour de moi, environné que jétais de mes ennemis qui étaient comme des lions rugissants. Cela ne mempêchait pas davoir des lumières et des vues intellectuelles plus pures et plus vives que dans loraison, et surtout une vue du bonheur éternel dont ces peines seraient suivies, un grand détachement de la vie, sans aucune crainte de la mort dans la partie supérieure de lâme, quoique, dans la partie inférieure et sensible, on en ressente une horreur naturelle. Je ne puis pas bien exprimer ce qui se passait en moi ; mais cest un état bien propre à purifier lâme, à lélever, à la sanctifier, à la détacher de tout, et à faire les derniers sacrifices.
Jentendais les païens contester avec de grands cris avec les chrétiens, tandis que dautres, tournant autour de la maison, me cherchaient partout, même dans les rangs des cochons, et demandaient aux petits enfants où jétais, et ces enfants répondaient quils nen savaient rien. Ils venaient aussi vis-à-vis la chambre où jétais, elle était assez obscure, il ny avait que de petites fenêtres ou lucarnes percées à jour, et les chrétiens avaient finement étendu des linges sur une perche vis-à-vis pour en dérober la vue aux païens. Cela ne les empêcha pas de monter jusquà la lucarne, et de regarder dans la chambre où jétais à genoux, très à portée dêtre vu ; et après avoir regardé, ils ont dit : " Il ny est pas. "
Est-ce un miracle ? Dieu le sait ; après cela, je leur entendais dire : " Il est allé se cacher dans les montagnes, mais nous irons le déterrer. " Après avoir passé plusieurs heures dans ces débats, la nuit commençait à sapprocher ; plusieurs de nos ennemis se retiraient, conservant toujours la même haine et leur cruel dessein. Les chrétiens en adoucirent quelques-uns de ceux qui restaient, les firent entrer pour leur donner à boire et à manger. On profita de ce moment pour me faire passer à une autre maison, à la faveur des ténèbres qui commençaient à se répandre ; ce trajet était très dangereux, car les païens des environs étaient toujours aux aguets. Dieu nous aida, je passais sans accident dans une autre maison, et dès le milieu de la nuit, je partis accompagné de deux chrétiens.
Nous craignions beaucoup les embûches de nos ennemis ; nous passions le plus quil nous était possible par des sentiers détournés, et après un heure ou deux de marche que nous commencions à respirer, en nous rassurant, voilà que nous rencontrons des gens sur notre passage qui nous interrogent et nous reconnaissent ; ils mettent la main sur moi ; ils étaient armés, ils veulent nous faire retourner avec eux.
La vue des événements les plus fâcheux se présente à mon esprit, et me donne lieu de faire bien des sacrifices ; et comme dans ces circonstances je suis toujours demeuré constamment dans la foi de la Providence, qui dispose des biens et des maux, je mabandonnais toujours à ses dispositions, demandant que la volonté de Dieu saccomplisse, tout prêt à retourner sil le fallait, quelque affreuse que soit la perspective des maux qui mattendaient quand je serais livré à la fureur de mes ennemis ; mes compagnons cependant disputaient avec les gardes, et tout à coup Dieu les touche ; ils changent de sentiments ; au lieu de nous ramener à nos ennemis, ils nous servent de conducteurs dans la route que nous avions à faire, et nous préservent des dangers que nous courions la nuit.
Cependant comme les Chinois ne font rien que par intérêt, ils nous demandaient ce que nous avions. Or, nous navions pas grandchose : quelques sapèques et les habits que nous avions sur le corps, une chemise chinoise et une petite tunique de coton bien mince. Ils sadressèrent à moi, mais ayant reconnu par la suite que ma chemise était bien usée, ils prirent celle de mon compagnon ; mais ils nous conduisirent fidèlement jusquà lendroit où les chrétiens demeuraient sur les montagnes, et nous y arrivâmes la nuit.
Moi qui craignais que nos ennemis ne nous y vinssent chercher le lendemain, je voulais précipiter mon départ, mais je ne trouvai point de conducteur ; je forçai presque mon hôte qui avait été emprisonné avec moi, qui était un homme bien lâche, incapable de souffrir pour la religion dont il aimait seulement la gloire et détestait les opprobres. Je partis le plus matin que je pus ; mais après avoir fait quelques pas, il ne voulait plus avancer ; je le priais, le conjurais par les plus pressants motifs de me prêter son secours dans un tel besoin, je nobtenais rien sur son esprit. En attendant, le temps se passait et le soleil était déjà bien haut sur lhorizon ; enfin nous vîmes un chrétien qui nous apprit que les gens quon avait désignés pour maccompagner étaient déjà bien loin, quoiquils fussent partis bien après nous. Alors je priai le chrétien de me conduire vers eux, et je laissai partir mon mauvais compagnon ; il fallut doubler le pas pour les rattraper, puisqueux-mêmes précipitaient leur marche pour nous atteindre en croyant que nous les précédions. Nous courions donc sur ces montagnes, et ceux qui nous voyaient ainsi courir nous en demandaient la raison ; enfin, après bien du chemin fait par les montagnes et les vallées, dans la saison la plus chaude, accablés de fatigue et de soif, sans avoir dormi la nuit et sans aliments convenables, nous eûmes le bonheur de les atteindre ; je ne me rappelle pas si ce fut le jour ou le lendemain de notre départ, mais ce fut une grande consolation pour moi. Je me souviens encore que dans un de ces voyages du Kouy-tcheou, après le premier gîte, recommençant notre route, je me trouvai si las que je ne croyais pas pouvoir faire un quart dheure ; cependant, implorant lassistance divine, je marchai toujours et fis deux journées de chemin ; je pensais aux peines de lenfer, et quand nous trouvions de leau fort belle et fort claire qui descendait des montagnes, nous nous rafraîchissions un peu ; quelquefois nous nous reposions à lombre de quelque arbre, alors je pensais que notre sort était incomparablement plus heureux que celui des damnés qui souffrent éternellement sans relâche et sans aucun adoucissement ; le bien, et surtout le bien aussi essentiel que le salut des âmes, ne se fait pas sans peine. J.-C. nous a engendrés sur la croix.
Après cet événement tragique, je ne retournai plus à cet endroit : ceût été sexposer visiblement ; mais je priai Mgr. notre évêque dordonner prêtre mon disciple Sên, et il y alla. Depuis, plusieurs familles du Kouy-tcheou vinrent sétablir sur les montagnes du Fou-tcheou pour y embrasser et professer la religion plus librement : il y en eut de fervents, mais un gradué, qui portait le bouton doré en signe de sa dignité, se tourna très mal ; nous avions trop compté sur lui. Dieu nous a humiliés, et nous a fait sentir à son occasion combien peu on doit compter sur les moyens humains, comme je lai déjà remarqué ; nous nous glorifions dans lhomme contre lavis de lApôtre, mais cet homme à la fin nous a trahis et son fils adoptif aussi.
Je suis encore allé une fois depuis visiter les chrétiens du Kouy-tcheou avec bien des peines et des fatigues, étant déjà fort faible et toujours dans de grandes alarmes ; ce fut cette fois que je tombai de lassitude, mais je mabstins daller dans lendroit dont je viens de parler.
Histoire de la Chrétienté de Hoûan Tsâo.