Visite de la partie orientale

du Koui-tcheou.

 

Après ce voyage que je fis dans la partie occidentale du Kouy-tchéou, qui consistait en dix journées de marche pour y arriver, et autant pour revenir, outre les courses d’une chrétienté à l’autre, à travers des montagnes, après quelques mois de visite de différents endroits, je retournai à la fin de cette année ou la suivante à la partie orientale où j’avais été persécuté ; cette persécution avait fait grand bien ; plusieurs païens s’étaient convertis depuis, et je vins recueillir cette moisson ; mais lassé et fatigué du voyage, affligé d’un mal de dents, j’avais bien de la peine pour faire tant de besognes différentes ; car outre deux ou trois instructions de règle, il y a toujours des confessions à entendre, des baptêmes, des mariages à faire, des malades à administrer ; en un mot souvent six sacrements à donner ; mais c’est quand on souffre que le bien qu’on fait est plus pur, plus surnaturel, plus solide ; car alors c’est la grâce qui agit d’autant plus que la nature y trouve moins à satisfaire.

Je ne me rappelle plus bien au juste le nombre de baptêmes que je fis dans cette visite, si c’est quarante ou soixante ou quatre-vingts ; mais je sais que j’eus la consolation de baptiser nos grands ennemis, et des lettrés qui s’opposaient les années précédentes à la conversion de leurs parents, et combattaient la religion chrétienne de toutes leurs forces ; et ce qui est de plus incroyable, et que néanmoins est très vrai, c’est que je baptisai une femme qui avait été la première promotrice de ma persécution ; c’est elle qui, ayant appris mon arrivée, en avertit les païens, les excitant à venir me prendre.

Après l’avoir baptisée, les chrétiens me racontèrent l’histoire ; alors elle, apprenant que j’étais instruit de son procédé, elle vint à six lieues me trouver, et se prosternant à mes pieds, elle me demanda pardon et me pria d’oublier ses fautes. Je la tranquillisai en lui montrant que le chrétiens, selon la doctrine et les exemples de J.-C., se faisaient un devoir et une gloire, non seulement de pardonner à leurs ennemis, mais de les aimer et de leur rendre le bien pour le mal.

Comme j’avais eu bien des peines corporelles et des frayeurs continuelles, Dieu, pour épargner ma faiblesse, nous préserva d’une persécution que nous voyons à chaque instant prête à s’élever ; car dans l’endroit même où demeurait l’officier rural qui m’avait pris, le bruit de mon arrivée faisait tant d’éclat, que les païens venaient en grand nombre voir les exercices de piété des chrétiens, convertir et disputer avec eux, chacun suivant les différents motifs qui l’animaient ; les uns étaient attirés par la curiosité, d’autres par l’envie de s’instruire, et d’autres enfin par le désir de nous nuire. On prêchait hautement devant eux ; mais il y avait sûrement un fâcheux adversaire, c’était Taossé, de cette espèce de gens qu’on invite aux enterrements pour chanter des prières qu’ils n’entendent pas eux-mêmes, et qui, en effet, n’ont aucun sens. Ce méchant homme nous contrariait en tout, et nous avions tout lieu de craindre qu’il n’amenât les païens, qui sont en cet endroit-là fort turbulents, surtout quand il s’agit de l’intérêt temporel ; je prévins le malheur par un prompt départ, aussitôt que les chrétiens furent administrés.

Je me rappelle qu’alors les montagnes étaient couvertes de neige et de glace ; après six ou huit heures de chemin, il nous fallait passer devant une garde chinoise ; je passai le premier ; connaissant le danger, j’en étais effrayé ; mais la divine Providence était mon unique appui. Ils me reconnurent très bien, me laissèrent passer sans me rien dire, mais ils arrêtèrent mes effets et ouvrirent un panier ; par bonheur, ou plutôt par un effet de la divine Providence, ils tombèrent sur celui où était mon lit, mes habits ; car en Chine, en voyageant, on porte au moins sa couverture avec soi ; et n’ayant rien vu de prohibé, Dieu ne permit pas qu’ils ouvrissent le deuxième paquet ; ils dirent seulement au porteur, qui était un jeune homme plein de religion : " Quoi, votre maître, après la persécution qu’il a essuyée, revient encore ! " Il répondit courageusement : " Cela sera ainsi jusqu’à la fin du monde ; la religion chrétienne n’a rien de répréhensible, " et il vint me joindre, moi qui l’attendais dans de terribles alarmes, croyant bien qu’il lui était arrivé quelque accident.

J’avais tout lieu de craindre qu’on ne vînt courir après moi, me saisir et me faire retourner sur mes pas. Le péril passé, la joie et la consolation succédèrent à la peine que la crainte me causait, et cette consolation me soutenait dans les fatigues d’un si long voyage, qu’il faut faire au milieu des païens, sans avoir aucun aliment convenable à notre estomac européen. J’arrivai chez les chrétiens des montagnes du Kouy-tcheou qui, craignant qu’il ne m’arrivât encore cette fois comme la première quelques fâcheux événements, priaient sans cesse pour ma conservation.

Ce fut alors que, voyant le fruit qu’il y avait à faire au Kouy-tcheou, j’y envoyai Monique Sên afin de former à la piété les néophytes par ses discours, et encore plus par ses exemples. Elle y réussit parfaitement ; elle convertit aussi plusieurs païennes, et ranima bien des chrétiennes ; elle y demeura près d’un an, et y travailla avec un zèle infatigable ; Dieu soit sa récompense ! Elle y était encore, lorsque les chrétiens du Kouy-tcheou, apprenant mon arrivée dans les montagnes du Fou-tcheou qui en sont à trois journées, vinrent me chercher pour y faire une troisième et quatrième visite, qui fut la dernière. Comme j’étais malade, extrêmement faible, ils avaient la complaisance de me porter de temps en temps sur un brancard ; cela leur était très pénible sur ces montagnes escarpées, et cela excitait aussi l’attention du monde. Il n’y a point de province où l’on examine tant les étrangers que celle-là ; chacun croit avoir droit de leur faire des questions, et il y a des gardes dans tous les chemins étroits où il faut incessamment passer entre les montagnes, ce qui rend la visite de cette province très difficile aux Européens, surtout quand on y porte des ornements ; c’est pour cela que j’y en ai placé, afin d’y aller les mains vides. Ne pouvant presque pas me servir de la bonne volonté des porteurs, j’étais obligé de marcher, et j’étais si las, qu’après avoir fait quelques pas, je succombais de faiblesse et de lassitude, après quelques moments de repos, je me relevais et marchais encore jusqu’à la défaillance ; ce fut ainsi que j’arrivai chez les chrétiens.

Voici un événement assez singulier : étant à quelque distance des chrétiens, une pierre se détacha de la montagne, et vint rouler devant mes pieds ; c’était apparemment le hasard qui l’avait fait tomber. Arrivé à mon entrée de Kouy-tcheou, (chacun l’interprètera comme il voudra,) mais étant près de la dernière montagne que les chrétiens habitent, voilà encore une autre pierre monstrueusement grosse qui se détacha sans aucun mouvement extérieur, et venait fondre sur moi ; j’en étais effrayé ; par bonheur que, tombant dans une colline, elle changea de direction et se détourna de moi ; on aurait dit que le démon, frémissant de voir arriver le ministre de Dieu pour lui faire la guerre, il voulait au moins l’effrayer, s’il ne pouvait tout à fait l’empêcher. On trouve dans les historiens bien des traits semblables ; mes compagnons de voyage étaient d’autant plus étonnés de cela qu’ils n’avaient jamais vu de pareilles choses.

 

Seconde persécution.

 

Table de la Grande Relation

 

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