Persécution.

 

Je revins dans le premier endroit ; les chrétiens étaient si contents de m’avoir avec eux, qu’ils m’invitèrent à y faire un plus long séjour pour y passer la fête de l’Ascension, quoiqu’il y eût quelque rumeur du dessein que les païens tramaient contre nous. Je ressentais de grandes frayeurs ; je ne sais de quel principe elles venaient.

N’ayant pas alors assez d’expérience pour me décider par moi-même, je laissai le tout à la disposition des chrétiens, et je demeurai encore avec eux aux Rogations. Le matin que nous étions en prières, les ornements exposés, comme j’étais près de dire la messe, les païens arrivent avec le Hiâng-io ou officier rural.

On leur ferme la porte de la salle, et je profitai de ce temps pour distribuer les espèces consacrées et me communier moi-même, afin d’en éviter la profanation. Il faut avouer à cet égard que je ne savais pas encore bien l’usage des missionnaires chinois qui ne réservent pas le Saint-Sacrement, quoique le pouvoir de le conserver pour les malades soit spécifié dans leurs facultés.

Dieu ne permit donc pas que le Saint-Sacrement fût profané. Les païens entrèrent bien vite, et ils se saisirent aussitôt avec avidité de tous les ornements, et demandèrent où était le maître de la religion ; je me présentai ; je leur parlai avec fermeté, mais je tremblais cependant de tous mes membres. Je me mis à genoux pour faire à Dieu mon sacrifice, m’abandonner à sa providence, demander que tout cet événement tournât à sa gloire ; et je disais ce que le temps et les circonstances m’inspiraient. Quelque temps après, les païens sortirent un instant de la salle, me gardant à vue ; je profitai de ce temps pour prendre le calice, les corporaux et un crucifix, le missel que je donnai à quelques femmes, et ce fut déjà pour moi une certaine consolation de voir les choses les plus sacrées et les plus dangereuses soustraites aux païens ; pour les livres chinois, je pris avec moi ceux qui combattaient le paganisme et qui avaient été faits à Pékin.

Les chrétiens servirent à déjeuner à nos persécuteurs, et après le repas, il fallut partir pour nous rendre au prétoire de la ville du Su-tchuen, ou le mandarin faisait sa résidence ; elle était distante à une journée et demie ; il pleuvait en chemin, j’avais bien des sacrifices à faire ; mais plus la nature souffre, plus la grâce se fait sentir.

Nos conducteurs s’imaginaient que nous allions les bien régaler dans toutes les auberges, et mon hôte et mon disciple qui avaient nos deniers firent le contraire ; ils voulaient manger séparément, et ne payer que leur écot sans se mêler d’eux. Le Hiâng-io irrité de cette conduite leur en fit de vifs reproches, les accabla d’injures et en punition les lia tous les deux, leur mettant une corde au col.

Comme il faisait glissant, la chute de l’un entraînait celle de l’autre ; cela retardait notre marche, mais l’impitoyable guide les traitait comme des esclaves, sans avoir pitié de leur misère. Tout le monde, dans les endroits où nous passions, s’assemblait pour nous voir. Je félicitais mes deux compagnons du bonheur qu’ils avaient de souffrir pour Jésus-Christ ; je les suivais immédiatement pour faire voir que j’étais leur complice, et avoir part à leur ignominie, et quand on demandait ce que c’était que nous, nous disions hautement que nous étions chrétiens. Mon disciple était extrêmement inquiet sur les réponses qu’il aurait à faire au mandarin ; je lui rapportais ce que Notre-Seigneur dit sans l’Évangile : " Lorsqu’on vous amènera devant les tribunaux, ne vous inquiétez pas de ce que vous aurez à répondre ; le Saint-Esprit vous suggèrera alors ce qu’il faudra dire. " (Mc 13, 11) Nous couchâmes dans une auberge païenne ; on peut s’imaginer quelle triste nuit nous passâmes.

Le lendemain, nous arrivâmes à la ville ; on nous laissa dans une auberge, jusqu’à ce qu’on eût donné avis au prétoire de notre arrivée. Les païens s’assemblaient autour de nous, nous parlions de Dieu et de la religion ; je me rappelle qu’un d’entre eux était convaincu de nos discours ; il disait lui-même : qui est-ce qui dans la peine ne lève pas les yeux au ciel pour implorer le secours de Dieu ? On nous appelle au prétoire ; nous passons au travers de la ville, et chacun s’empresse de sortir pour nous voir. À peine sommes-nous arrivés dans la salle du prétoire, que la maison fut remplie de monde que la singularité du fait attirait de toutes parts. Un officier se présenta pour faire sortir la multitude, et comme je voyais les satellites empressés d’aller çà et là, je doutais si on n’allait pas nous faire mourir ; je me rappelais ces paroles du psaume : In flagella paratus sum. (Ps 37, 18) Je suis prêt à recevoir les mauvais traitements ; je m’y disposais au mieux.

Un officier s’approche de nous et demande : qui sont ces gens-là ? je me présente et je dis : c’est moi. On fait entrer d’abord mon disciple pour le questionner et comme il ne voulait pas répondre aux demandes du mandarin, voulant les éluder, le mandarin s’emporta tellement qu’il lui fit donner cent coups sur la tête. J’entendais chaque coup qui me perçait le cœur, aussi bien que les cris lamentables qu’il jetait en les recevant. Ensuite on m’appelle, je parais à genoux devant le mandarin, avec mon hôte ; on m’interroge depuis quel temps j’étais arrivé, ce que je faisais. Je disais que je prêchais, que j’exhortais le monde à adorer Dieu. Il demandait combien j’avais converti de personnes. Mon hôte, interrogé aussi, répondit que j’exhortais au bien.

On me fit ouvrir mon habit, et on trouva à mon col un petit crucifix que j’y avais laissé exprès pour avoir occasion de confesser Jésus-Christ. En effet, on demanda ce que c’était ; le satellite répondit : c’est leur idole. Je dis : nous n’adorons pas les idoles, c’est l’image de Dieu fait homme, etc. Je ne sais s’il me comprit ; mais, du moins, je fis ma confession de foi. Alors il nous fit enchaîner ensemble et nous ne pouvions nous séparer, pas même pour satisfaire aux besoins de la nature ! Mais ces ignominies et ces humiliations sont la gloire des chrétiens : Pro nomine Jesu contumeliam pati (Ac 5, 41) Les apôtres étaient tout remplis de joie de ce qu’ils avaient été jugés dignes de souffrir des opprobres pour le nom de Jésus. On nous mit ensuite en prison près des criminels ; ils étaient cependant séparés de nous par un grillage.

Mon disciple était si défiguré et si malade des coups qu’il avait reçus, qu’il ne pouvait plus parler, ni boire, ni manger ; on croyait qu’il en mourrait, les satellites eux-mêmes en étaient fort inquiets ; cependant il fut guéri parfaitement dans trois jours, ce que j’ai toujours regardé comme une faveur du ciel. Mais sa guérison ne servit qu’à le mettre en état de souffrir d’autres tourments, car depuis il fut encore frappé deux fois, autant que je me rappelle, et il reçut cinquante ou quatre-vingts coups chaque fois. L’inquiétude excessive qu’il avait pour les réponses aux questions du mandarin lui a été plus nuisible que profitable. Il avait cherché dans sa finesse chinoise des détours qui, au lieu de tromper les Chinois aussi fins que lui, ne faisait que les irriter, parce qu’ils en apercevaient le défaut. S’il se fût abandonné à la Providence, et qu’au lieu de s’inquiéter avec excès, il eût prié davantage, il se serait mieux tiré d’embarras avec l’aide du Seigneur. Il fit même une réponse déplacée que je lui ai beaucoup reprochée, et dont il s’est bien repenti. Le mandarin lui demandait s’il priait. Il répondit qu’il y avait des temps qu’il ne priait pas, croyant, par une finesse chinoise, que c’était éluder la question sans mensonge, et je lui fis voir que cette réponse était injurieuse à la religion, que c’était rougir du culte divin.

Le lendemain de notre emprisonnement, tout le prétoire fut plein de Chinois curieux qui venaient nous regarder et nous questionner, et moi surtout, car on avait ouï dire que j’étais Européen. Les uns se moquaient de moi, et contrefaisaient par dérision mes manières européennes, ou ce qui les choquait dans mon maintien. Les autres nous écoutaient, car nous prêchions hautement la religion catholique et nous combattions le culte des idoles, ce qui était admirable ; car le mandarin, qui nous faisait un crime d’avoir enseigné ailleurs, voulait que nous lui rendissions compte du nombre des gens que nous avions exhortés, et cependant nous prêchions publiquement dans son prétoire.

Bien des gens convaincus et persuadés disaient qu’ils se feraient chrétiens. Il y eut jusqu’à des enfants de quatorze à quinze ans qui nous écoutaient avec attention et commençaient à prendre confiance en nous et croyaient nos discours. Les satellites, et plusieurs d’entre les païens, se fâchaient contre nous, et nous accablaient de reproches. Quels sont ces gens-là ? on leur défend cette religion, on les punit, on les exile, et, après cela, ils la pratiquent encore ; ils sont incorrigibles et dignes de mort… Mais à la fin, ils changèrent de langage, et je fus frappé d’abord de l’air de candeur d’un certain d’entre eux qui nous écoutaient et qui paraissait avoir de la conscience et des mœurs, et, en effet, il se convertit ; après notre délivrance, il alla toujours avec les chrétiens prier quand il pouvait ; mais il ne quitta le prétoire qu’après environ trois ans. Je priais toujours pour lui et lui faisais parler, l’excitant à venir me suivre ; et enfin il rompit tous les liens qui l’attachaient, vint me joindre. Je le baptisai le jour de St Augustin, dont il prit le nom ; ensuite Mr Gleyo, après sa sortie de prison, me demanda ; il en fit un saint ; il est maintenant prêtre, et va travailler dans l’Yûn-nàn à la conversion des Lôlô. Il est d’une candeur, d’une simplicité, d’une pureté admirable ; il a un ton se édifiant et si onctueux quand il prie, qu’il édifie tous les fidèles.

Étant encore satellite, mais chrétien dans l’âme, il entra dans une pagode, et le zèle l’enflammant à la vue des idoles, il les renversa en présence du bonze, à qui il dit d’un ton de satellite : Si tu raisonnes, je t’en ferai autant. Nous n’enseignons pas cela, mais un tel excès de zèle est pardonnable à un prétorien néophyte.

Nous entrâmes en prison la veille ou l’avant-veille de l’Ascension ; j’y étais content, résigné ; ma chaîne m’était agréable, je n’en sentais pas le poids. Cependant il y avait outre cela bien des incommodités ; mais les sollicitudes pour les affaires de la religion me crucifiaient. Mon disciple me consolait ; mon hôte, suivant une politique diabolique, me donnait des conseils d’Achitophel, comme celui de mentir, d’avoir recours à des moyens trop humains, disant, pour m’y porter, que cette persécution allait entraîner la ruine totale de la religion ; qu’il était question de m’enfermer le reste de ma vie dans un cachot ; je m’y résignai. Cet homme était un sensuel, aimant la religion quand elle n’avait rien de désagréable, mais ennemi de la croix de Jésus-Christ. Il avait comme apostasié par ses réponses, dans la persécution précédente, et il en fit autant en celle-ci pour se tirer d’embarras ; mais sa finesse ne lui réussit pas, car à la fin, il fut cruellement frappé, et mon disciple et moi nous fûmes épargnés. Cependant il avait beaucoup d’esprit, savait très bien parler, et il prêchait la religion en prison avec nous.

Or, ses conseils me crucifiaient plus que ma chaîne, ma prison et les insultes des païens. Je lui disais que Dieu était tout puissant, que s’il voulait me délivrer, il le pouvait, et qu’il saurait bien en trouver les moyens, que s’il voulait que je demeurasse en prison ou que je souffrisse la mort, que j’y était disposé ; mais ma conscience m’avertissait que si, au lieu de recourir à Dieu, j’employais un moyen illégitime, dès lors je me rendais indigne de la protection divine, et qu’étant abandonné de Dieu, j’avais tout à craindre de la part du démon et de la malice des hommes.

Il y avait aussi des satellites qui, pour nous tenter, disaient qu’il fallait nous racheter par une grande somme d’argent ; mais nous répondions constamment, mon disciple et moi, que nous ne donnerions rien pour notre délivrance, que s’ils voulaient nous faire mourir, nous étins prêts de subir la mort, que ce serait un bonheur pour nous.

En effet, si nous eussions donné dans le piège qu’ils nous tendaient, nous eussions eu bien de la peine de nous en tirer. Plus on leur eût donné, plus ils auraient exigé ; et, dans la suite, ils n’eussent cessé de vexer les chrétiens, pour en extorquer de l’argent ; et ils auraient par là peu à peu détruit la religion ; au lieu que Dieu, en qui nous mettions notre confiance, disposa tout pour sa gloire et l’avantage de la religion ; et nous fûmes délivrés contre toute apparence humaine sans donner un denier, beaucoup plus promptement que nous ne l’eussions été si nous avions donné de l’argent. Aussi le Cardinal de la Sacré Congrégation, ayant appris la manière dont j’avais été délivré, en écrivit à Monseigneur qui m’envoya la lettre dans laquelle il dit que ma délivrance doit être attribuée à la divine Providence.

Dans le premier interrogatoire juridique, le mandarin fit apporter mes ornements, et me demanda ce que c’était, et à quoi cela servait. Mon disciple répondit que c’était pour la décoration du culte divin ; il les fit déchirer en notre présence et ordonna de las brûler. On n’en fit rien sans doute ; on aima mieux se servir des morceaux. Alors, éclairé des lumières de la foi, je me voyais au jugement dernier avec mon juge et les païens, avec ce pressentiment que ces ornements déchirés seraient un témoignage contre eux, et demanderaient vengeance du refus qu’ils avaient fait de recevoir l’Évangile que nous venions leur prêcher.

 

Interrogatoire.

 

Table de la Grande Relation

 

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