Entrée en la province

du Koui-tcheou.

 

Ce fut en 1773 que, partant de Lóng qui haù, au mois de Mai, le jour de l’Invention de la Sainte Croix, qui me faisait faire cette réflexion, que je trouverais la croix où j’allais, puisqu’elle nous attend partout : Crux ubique parata manet, etc. ; (la croix nous est préparée partout), qu’il était bien juste que j’eusse quelque part à la tribulation des exilés et des persécutés. Après deux ou trois jours de marche, au milieu des païens, nous arrivâmes chez les chrétiens du Kouy-tcheou ; cette province est parsemée des plus hautes montagnes, quoiqu’elle soit au midi du Su-tchen, située au 28, 29, 30 et 31 degré environ ; il y fait très froid sur les montagnes, où il y a de la neige et de la glace, tant elles sont élevées. Je veux bien qu’autrefois ces montagnes étaient un peu désertes et couvertes de forêts ; mais maintenant, elles sont si peuplées que, dans peu, on n’y trouvera plus assez de bois pour se chauffer. Elles ne produisent que du maïs, ou blé de Turquie, et c’est le grain le plus convenable et que les habitants estiment le plus. Ceux qui s’en nourrissent, soit hommes, soit bestiaux, se portent bien et ont plus de force et de vigueur que ceux qui mangent du riz.

Les habitants du Kouy-tcheou ont aussi plus de force dans le génie, plus de solidité que ceux des autres provinces de la Chine, si on en excepte cependant le Xensi, et quelques provinces du nord que je connais peu. Je crois qu’on pourrait plus aisément en faire des prêtres ; cela m’a paru ainsi d’abord, et l’expérience m’a confirmé dans mon opinion. Nous avons déjà trois prêtres de cette province, et ce sont les meilleurs.

Les chrétiens y sont aussi fermes dans la foi, ce sont des gens laborieux, plus capables de souffrir la faim, la soif, le froid, la fatigue, et sont les meilleurs soldats de l’empire de Chine ; mais les gens de cette province sont plus âpres et plus durs, moins portés au luxe que ceux des autres ; ils sont aussi très attachés au temporel ; ils se flattent d’avoir plus de probité et de sincérité que ceux du Su-tchuen qu’ils haïssent un peu, les traitant de vains et de fourbes.

La capitale de la province est Kòin jàn foù, vers le milieu. Une partie des chrétiens persécutés y ont été envoyés en exil ; ils y ont trouvé un mandarin qui connaissait la religion chrétienne, et qui n’en était pas ennemi.

Je dirai comment la religion a commencé depuis trois ans à s’y introduire. Cette province a beaucoup de mines d’argent et d’étain, et celle de l’Yùn-màn en a d’or et de cuivre ; une rivière qui en vient et qui se jette dans le fleuve Kiang, charrie de l’or attaché au gravier, que les ouvriers amassent et criblent ; ils détachent ensuite l’or du gravier par le moyen du vif-argent. Quand l’eau est retirée, on voit sur les deux bords du fleuve un nombre d’ouvriers occupés à amasser cet or.

Il y a dans la province du Kouy-tcheou, outre les Chinois, un peuple nommé Miao-Tse, assez petit de taille ; qui a un langage et une religion différente des Chinois. Ils portent des croix faites d’étoffe rapportée de différentes couleurs sur leur dos, disant que c’est pour épouvanter le diable.

C’étaient probablement les anciens habitants du pays avant que la Chine en fit la conquête. Nous les avons exhortés à se faire chrétiens, mais ils n’écoutent aucune raison, ni exhortation ; il y a cependant une femme mariée à un chinois que M. Sèn a baptisée ; c’est la première qui s’est faite chrétienne.

Les montagnes, un peu plus basses en cette province, produisent du millet et une espèce de blé différent du froment mais en petite quantité. Il y a beaucoup de bœufs, la viande n’y est pas chère ; il y a aussi des moutons en certains endroits, et des cochons, comme partout ailleurs en Chine. L’eau qui coule dans ces collines est très belle ; cependant il n’y a point de grands fleuves ; les torrents ne forment que des petites rivières qui descendent dans les autres provinces. Une de ces rivières descend au Su-tchen, se jette dans le grand fleuve Kiang à Fou-tcheou ; elle est navigable, mais si rapide dans des endroits, qu’il faut que les passagers descendent de la barque jusqu’à ce qu’on ait passé les cataractes. J’ai souvent navigué sur cette rivière, non sans grand danger, surtout une fois où la barque était si chargée de monde qu’il y avait périt qu’elle ne submergeât ; étant là avec tant de païens, j’étais comme dans des entraves.

Il n’y a guère que cinquante ou soixante ans que la religion a commencé à s’introduire dans cette province par le moyen des chrétiens venus du Su-tchuen qui sont allés s’y établir, et il y avait à mon arrivée des chrétiens à l’Orient et à l’Occident. Mr. Sèn, mon disciple, fait prêtre depuis six ou sept ans, a converti une partie de sa famille qui demeure dans le milieu de cette province, et la capitale commence à ouvrir les yeux à la lumière de l’Évangile.

Arrivé donc après bien des fatigues, voyageant toujours à pied au travers des montagnes si élevées, je visitai les chrétiens et les administrai , avec fruit et grande consolation pour eux et pour moi. La ferveur s’est beaucoup ranimée parmi eux.

Après la visite du premier endroit, je descendis la montagne pour aller à six ou huit lieues visiter une autre chrétienté, et d’abord j’administrai une moribonde ; mais la nuit, quelques chrétiens, alarmés du danger, vinrent me prier de sortir et de m’en aller. Je pensais à Notre-Seigneur qui était à Génézareth, et fut expulsé par les habitants, dans la crainte de perdre leur temporel, alarmés de la ruine du troupeau de cochons que les démons, sortant des possédés délivrés, avaient précipités dans la mer ; et, malgré mes instances, il fallut partir.

 

Persécution.

 

Table de la Grande Relation

 

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