Christianisme sur les montagnes

du Fou-tchéou.

 

La sœur cadette de Monique Sên s’appelait Lucie, elle avait autant de talents, et elle connaissait mieux les lettres ; beaucoup de zèle, de piété, un peu de vanité, et trop de facilité à parler, comme il est naturel aux femmes ; son mari naturellement avare et sensuel, dans les commencements touché de ses bons exemples, se donnait à la piété, prenait la discipline, jeûnait ; cela a duré une année ou deux ; puis, le poids de son tempérament charnel, et surtout son attachement au temporel l’a fait tomber dans une vie tiède et molle ; dégoûté de la piété, il mit son bonheur dans le temporel, qui est l’objet principal de ses désirs et de ses affections ; dans la plaine, c’est la mollesse, et sur les montagnes, c’est l’avarice qui damne les hommes et empêche le progrès de la religion ; mais les femmes en Chine sont plus raisonnables ; aussi sont-ce les femmes qui rendent le plus de services à la religion ; quand bien même les hommes convertissent quelques païens, ils ne forment pas leurs mœurs à la piété, tout se passe en discours ; au lieu que les femmes se disposent à leurs pieuses entreprises par de ferventes prières, jeûnes, sacrifices ; et quand elles ont persuadé quelqu’un, elles le portent aussitôt à la pratique du bien ; et voilà comme en faisant le bien, la foi s’affermit. Celui qui fait la volonté de mon Père, dit Notre-Seigneur, connaîtra la vérité de ma doctrine. Pourquoi avons-nous dans le sein même de la religion des incrédules ? c’est qu’ils ne pratiquent pas les maximes qu’elle enseigne ; s’ils les pratiquaient, leurs doutes seraient bientôt levés. Excellente pratique : faire exercer le bien à mesure qu’on l’enseigne et qu’on le connaît.

J’ai vu nombre de païens se convertir en priant, en imitant les pratiques de piété qu’ils voyaient chez les chrétiens ; et j’en ai vu peu se convertir en disputant. J’ai eu la consolation de voir, dans six ou sept ans, plus de dix nouvelles chrétientés s’établir dans les environs, par le zèle et les travaux de ces pieuses femmes, et Lucie Vên y contribua aussi efficacement ; c’est elle qui convertit une famille nommée Tchin, qui lui était un peu alliée. Cependant le père de cette famille, homme lettré et d’une condition régulière, différa plusieurs années sous prétexte de ses occupations temporelles ; mais la grâce triompha ; après sa conversion, il souffrit une persécution où il fit voir une confiance et une fermeté inébranlables. Les satellites l’avaient conduit à la ville, et on différait de le présenter au prétoire, et il leur disait : Pourquoi ne juge-t-on pas ma cause ? je suis chrétien ; la religion chrétienne est bonne ; je ne crains rien, faites ce que vous voudrez. Enfin, on le renvoya, et ce fait détourna les intéressés du voisinage d’embrasser la religion, disant : Il lui en a bien coûté de l’argent.

Son fils aîné se convertit d’abord avec son épouse ; ce fut sa petite fille, âgée de sept ans, qui commença. J’admirai dans cette enfant une ferveur et une ardeur bien au-dessus de son âge ; une des plus ferventes de cette famille fut sa bru qui a bien contribué à la conversion de beaucoup de païens et surtout de sa famille. Le deuxième fils, aussi lettré et très instruit de notre religion, mais trop attaché au temporel, a différé sa conversion encore plus longtemps que son père ; enfin, pressé par les remords de la conscience et par un songe qu’il m’a raconté, il fut baptisé ; il convertit son beau-père et il fut emprisonné pour la religion dans la dernière persécution en 1782 ou 83, car elle dura sept à huit mois. Il demeura un mois en priant ; et puis il fut si cruellement frappé, que plusieurs mois après, six mois autant que je me le rappelle, il avait encore bien de la peine à marcher ; il demeura ferme, presque toute sa famille se convertit ; mais les persécutions abattirent le courage de quelques-uns, surtout la crainte de perdre les biens de la terre.

Cependant le père que j’ai établi chef, et son deuxième fils sont venus me trouver à Pâques en 1783, demandant avec insistance qu’un prêtre allât les voir, promettant de ranimer et de rétablir les faibles, et ceux que la crainte avait abattus ; la bru si fervente eut à souffrir une terrible tentation. Je ne sais pour quel mécontentement qu’elle avait reçu, elle tomba, par la malice du démon, dans un si grand découragement, qu’elle ne voulait plus prier.

Voilà comme le démon attaque furieusement ce qu’il y a de mieux ; car pour les méchants qu’il tient captifs, et dont il se tient assuré, il ne les vexe pas tant, comme dit l’Imitation ; il les endort dans une fausse paix et une damnable sécurité, sans les inquiéter, pour les faire tomber plus sûrement en enfer.

Cependant Dieu ne permit pas que cette bonne âme périt ; elle revint de sa tiédeur ou plutôt de son dépit, car elle était portée à la ferveur, et, après avoir reconnu sa faute, elle reçut les sacrements ; elle est morte en paix. Je me rappelle qu’étant dans cette chrétienté, elle vint un jour m’avertir, les larmes aux yeux, que le maître du terrain que les chrétiens cultivaient, déjà prévenu de mon arrivée, avait formé le dessein de me saisir, et de me maltraiter ou conduire au prétoire. C’était encore là un défaut de cette femme ; entre tant de belles qualités et de charité, elle avait un attachement encore trop humain et trop naturel pour le prêtre.

Moi, fort timide naturellement, j’étais effrayé à la vue du danger ; mais, voyant la grande utilité de visiter cette chrétienté où il y avait tant de bien à faire, je me déterminai à y aller, dussè-je y mourir. J’y fus en effet, et je fus bien étonné d’apprendre en arrivant, que l’ennemi qui me menaçait venait de mourir.

La défunte bru dont je viens de parler, qui avait des mœurs bien réglées, beaucoup de piété, commença à exhorter quelques personnes de sa famille ou de sa connaissance dans un lieu nommé Nàn-ma-Kièn, distant de sa résidence d’environ cinq à six lieues ; elle y baptisa une vieille femme lettrée, malade ; ensuite Lucie Vên avec elle y convertit beaucoup de monde, entre autres un lettré fameux et redoutable dans tout le voisinage. Nous nous félicitions de cette conversion ; nous nous flattions que nous n’aurions plus de persécutions dans ces environs-là, tant cet homme était formidable par la supériorité de son génie, la force de son tempérament et son adresse à manier les affaires. Mais malheur à celui qui met sa confiance en un bras de chair ! Dieu nous a fait voir plusieurs fois que c’est s’appuyer sur un roseau qui nous perce la main en se rompant, que de se confier en l’homme ; la conversion de ce lettré, au lieu d’apaiser la persécution, n’a fait que l’exciter davantage ; il a été cité lui-même au tribunal du mandarin qui lui a demandé qui l’avait converti ; lui, ne voulant citer la personne, dit que c’était la lecture des livres de sa religion chrétienne, et lui demanda de plus pourquoi il s’était converti ; il dit que c’était pour réformer son cœur et ses mœurs ; en effet, on admira en cet homme un changement prodigieux de sentiment et de conduite, il mourut un an ou deux après sa conversion, et il ordonna avant sa mort, qu’on le laissât longtemps avant de l’enterrer, qu’on fît venir tous les chrétiens qu’on pourrait rassembler pour prier pour lui ; tout cela fut fait. Les chrétiens du voisinage vinrent, je ne sais plus en quel nombre, soixante ou quatre-vingts, ils priaient jour et nuit hautement et publiquement ; les païens irrités s’étaient assemblés au nombre de plus de mille, menaçant de battre, de tuer les chrétiens ; entrant en dispute avec eux sur la religion, ils étaient confondus par leurs réponses. Ces chrétiens, soutenus du mari de cette femme nommée Madeleine, tinrent ferme jusqu’à la fin pendant huit jours, et le nommé Xin, que j’ai établi chef à Xe kià tùng après la mort de son beau-père, m’a assuré que, pendant ces huit jours-là, le cadavre du mort ne sentit pas mauvais, et que tous ses membres étaient flexibles.

Nous voilà donc frustrés de notre vaine espérance. La chrétienté cependant se soutint pendant plusieurs années ; il y eut des fervents chrétiens ; il en est mort plusieurs de la mort des justes ; j’étais en chemin pour y aller, les chrétiens vinrent à ma rencontre me dire que ce serait une témérité, vu l’animosité des païens, dont plusieurs étaient prétoriens ; j’y envoyai mon disciple qui les instruisit ; il fut battu par les païens ; une respectable nouvelle chrétienne para les coups.

Cependant, craignant que ces conversions n’enflassent le cœur de Lucie Vên qui en avait été la promotrice, je lui fis des réprimandes au lieu de lui donner des louanges. J’ai remarqué que toutes les fois que nous avons en recours aux moyens humains, nous avons toujours été trompés et confondus.

Une autre fois, nous nous flattions aussi de voir qu’un chrétien était devenu officier rural, pensant qu’il nous défendrait ; point du tout, il en est devenu notre ennemi juré, au point que je n’osais plus aller dans l’endroit où il était ; j’y allai cependant par une voie détournée, et je tombai entre ses mains ; un reste de respect fit qu’il me salua et me laissa passer.

Enfin, Lucie Vên est allée avec son mari vers le Yun-màn, pour travailler à la conversion des Lolôs. Le dernier avis que je lui ai donné, quand elle est venue me faire ses adieux, fût qu’elle se corrigeât de ses défauts, et elle y paraissait déterminée.

Ces détails paraîtront minutieux à bien des gens qui veulent du beau et du magnifique ; mais ce n’est pas pour eux que j’écris ceci, c’est pour l’édification des bonnes âmes, des âmes humbles et simples ; et en particulier pour les personnes du sexe qui, voyant le courage, la ferveur, le zèle et les travaux des femmes, des vierges chinoises, seront excitées à les imiter et à faire en Europe, selon les circonstances, tout le bien qu’elles pourront faire pour la gloire de Dieu et le salut des âmes ; et surtout adressant à Dieu de ferventes prières pour les missionnaires, pour la conversion des infidèles, pour tous ceux et celles qui travaillent en ces pays éloignés à la propagation de la foi. Le détail des événements, des personnes et des paroles mêmes qui se disent dans les différentes circonstances, fait bien une autre impression que des discours généraux des lieux communs, que traite celui qui veut plaire et faire admirer son éloquence, tire de son imagination, exagérant, diminuant selon son propre sens, au lieu de raconter, selon l’exacte vérité, les faits comme ils se sont passés, comme les cite M. de Fleury en son histoire ecclésiastique.

Je parlerai encore dans la suite des vierges et de ce qu’elles font pour l’instruction de la jeunesse ; c’est encore de ces montagnes qu’est sortie la première et la principale qui a commencé à travailler si ultime ment à la formation des écoles et des maîtresses. Elle a dans peu fini sa carrière ; je crois bien qu’elle est au ciel, jouissant de la récompense de ses vertus ; elle s’appelle Françoise Gên.

Il y avait encore sur ces montagnes un grand nombre de femmes vertueuses, chacune contribuait au bien selon son pouvoir par ses prières, ses mortifications, ses exemples et ses exhortations. Je l’ai déjà dit bien des fois, je ne cesserai pas de le répéter : Ce n’est pas assez de convertir les païens, mais l’essentiel est de former leur cœur, leurs sentiments, leurs mœurs, et de les former à une vie chrétienne ; sans cela, ils seront des fils de la géhenne, enfants de perdition, comme Notre-Seigneur le reprochait à ceux qui couraient par mer et par terre pour faire un prosélyte, et après l’avoir fait et converti, ils le rendaient, par leurs mauvais exemples, plus coupable et plus méchant qu’il n’était auparavant. Saint Paul disait aussi aux juifs ce qu’on peut très bien appliquer aux mauvais chrétiens : Vous détestez les idoles, et vous faites des sacrilèges par la plus horrible profanation des choses saintes, des sacrements et l’abus des grâces que vous avez dans la vraie religion. Ainsi, il est donc de la dernière importance de former les prosélytes à la piété par des instructions, et plus encore par les exemples, en pratiquant devant eux et avec eux toutes sortes d’exercices de religion et de vertus ; en leur insinuant, par des conversations pieuses, les sentiments chrétiens, l’amour de Dieu et du prochain, le mépris du monde, le désir du ciel, la douceur, l’humilité, le goût pour la prière, rapportant tout à Dieu et au salut. Or, c’est à quoi les femmes et les vierges chinoises se sont appliquées avec le plus heureux succès, au lieu que les hommes de la plaine ne s’entretiennent guère que de leur commerce, des vanités du monde ; et ceux des montagnes de leurs intérêts, de leur travail et de leurs bestiaux.

Mgr. notre Évêque nous racontait un jour qu’après avoir fait une route très longue et très fatigante pour visiter des chrétiens de cette espèce, au lieu de le consoler de sa peine par quelques discours honnêtes et édifiants, ils ne lui parlaient que de leurs bœufs et de leurs cochons ; parlons nous-mêmes de choses plus intéressantes.

 

Autres conversions sur les montagnes.

 

Table de la Grande Relation

 

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