Départ de Macao.

Entrée en Chine.

 

Je partis de Macao vers la fin de Décembre en 1772, sur une barque chinoise, ayant gagné le maître par argent. Il fallait d’abord passer un bras de mer qui est entre Macao et Canton ; ce qui est d’autant plus difficile, que cette contrée est toujours gardée par des soldats ; j’en fus aussi rencontré ; mais nos Chinois, qui apprennent dès l’enfance l’art de se contrefaire, pour les éviter se retirèrent dans un endroit où l’eau n’a guère de profondeur ; la barque des satellites étant plus grande que la nôtre n’y pouvait approcher, et nos gens faisaient semblant de se retirer pour prendre leur repos et y préparer le dîner. Les satellites qui nous guettaient, demandaient… Qui est là ?… eux répondirent d’un air qui marquait une parfaite sûreté, et engagèrent le cuisinier de notre maison de Macao, qui était mon compagnon de voyage, à se montrer, et moi à me cacher ; il se montre et leur crie : c’est moi ! Sur quoi, les soldats chinois s’en vont.

Il fallait aussi passer plusieurs gardes ; nos Chinois firent si bien qu’ils les passèrent de nuit ou de grand matin, tandis que j’étais couché, afin qu’ils ne vissent pas mon visage européen ; mais ils me sentirent les jambes, et nos gens les grondèrent… d’un ton ferme de qu’ils prenaient cette liberté ; j’étais en de furieuses transes, le plus difficile encore était d’arriver à Canton où il y a tant de douanes et de gardes. Je fus épouvanté d’un bruit confus et d’une multitude innombrable de monde, et j’ouïs distinctement qu’on demandait à nos gens en Chinois : qui est là ?… Ils répondirent en l’air avec politesse, traitant la garde de Taoïe, c’est-à-dire de Monseigneur ; cela apparemment la flatta, et elle nous laissa passer ; si elle eût regardé, j’étais pris.

Canton passé, il nous restait encore un endroit plus dangereux, c’était la 1ère douane après, distante d’un jour et demi. Arrivé vers la douane, nos courriers devaient me venir chercher, et me faire passer la nuit par terre pour l’éviter ; mais malheureusement j’étais arrivé de bon matin, et mon compagnon me quitta pour aller rejoindre nos courriers à la ville ; me voilà donc seul entre les mains des païens, sur un passage où les curieux envisageaient toujours ma barque et demandaient ce qui y était. Je passais là une journée bien pleine d’alarmes et de frayeurs ; pour augmenter ma peine, j’entendais de temps en temps des cris lamentables ; je m’imaginais que c’étaient des criminels qu’on allait justicier, et cela augmentait ma peine, que le mandarin et les soldats y étaient, et qu’ils pourraient me venir prendre ; je vis en revenant de Chine ce que c’était que ces crieurs : ce sont des gens qui poussent des barques dans les endroits difficiles, avec grandes perches de ces roseaux que l’on appelle bambous dans la province de Canton, et ils crient en faisant leurs efforts, comme s’ils allaient rendre l’âme.

Dans d’autres provinces, il y en a qui chantent, au lieu que ceux-ci se lamentent. Comme les Chinois sont superstitieux à l’excès, surtout pour l’intérêt, j’ai ouï dire qu’ils se persuadent que chaque cri leur procurera des deniers.

Je restai dans une cruelle attente jusqu’au soir sur ma petite barque ; enfin, vers la nuit, arrive un écolier chinois qui me devait accompagner en mon voyage à la Chine, c’est-à-dire à la capitale de la province du Su-tchuen. Or, il y a encore de Canton trois mois de chemin pour y arriver ; je quitte ma barque, et suis mon conducteur qui me mène par des détours à la ville, où étant arrivé, il fut si saisi de peur, qu’il me laissait aller seul afin que, si j’étais pris, il pût se sauver et me laisser entre les mains des infidèles. Dieu me conserva ; nous passâmes la douane, et nous entrâmes dans une petite barque, où nous étions fort à l’étroit, et je fus reconnu pour Européen quelques jours après par les gens de cette barque ; cependant ils ne me trahirent point. Les peines et les incommodités du voyage n’étaient rien en comparaison de ce que j’avais à souffrir chaque fois qu’il y avait quelque douane à passer, ou quelque autre danger ; ils tournaient contre moi leur mécontentement, et déchargeaient sur moi leur colère et leur mauvaise humeur ; ils ne craignaient pas non plus de m’exposer pour se mettre à l’abri du danger ; mais ce qui m’était bien plus sensible que tout cela, c’était leur fourberie et leur hypocrisie : l’un faisait semblant, en faisant un signe de croix, de finir une prière qu’il n’avait pas encore commencée, ils concertaient entre eux pour savoir comment ils feraient leur compte pour tromper Monseigneur ; ils buvaient du vin d’Europe. Ce qui est plus détestable encore, c’est que le misérable écolier, autant que je l’ai pu entendre abusait de l’Écriture Sainte pour persuader aux autres que les crimes qu’ils voulaient faire étaient permis ; cela et toute leur conduite me crucifiaient, au point que la vie m’était bien ennuyeuse, dans ces circonstances que Dieu permettait pour me faire connaître le caractère fourbe des Chinois.

J’adorai les desseins de la justice divine qui avait laissé si longtemps ce grand empire dans l’aveuglement ; cependant cela ne me déconcertait pas, sachant bien que si Dieu avait des desseins de miséricorde sur ce peuple, il les accomplirait malgré leur indignité, et que toute la gloire lui en serait rendue, et non au mérite de cette nation.

Comme il arrive ordinairement que Dieu nous console dans nos peines, surtout lorsqu’on est privé de toutes les consolations des hommes, comme je l’étais alors, je goûtais dans ces tristes circonstances des consolations toutes spirituelles bien douces et bien sensibles, d’autant moins suspectes qu’elles me portaient à me détacher de toutes les choses du monde, même de l’affection au boire et au manger.

Voyant combien peu le Seigneur avait de vrais adorateurs dans ce vaste empire, j’invitais toutes les créatures inanimées, que je voyais sur mon passage, à bénir leur Créateur, et ma coutume depuis longtemps, lorsque j’arrive dans un endroit, c’est d’offrir à Dieu le Sacré-Cœur de Jésus, sa vie, ses actions et ses mérites infinis pour suppléer aux défauts de toutes les âmes qui ont existé dans ces endroits depuis le commencement du monde.

Dans une autre ville, pour éviter la visite des douaniers, je quittais la barque, et l’allais passer une bonne partie du jour parmi les sépulcres ; nous revînmes le soir, et nous eûmes bien de la peine à retrouver nos gens ; une autre fois, la rivière de Canton qui remonte au Houquan étant finie, il fallait marcher une journée et demie par terre pour rejoindre une autre rivière ; on fait alors transporter ses effets par des porteurs. J’eus bien des frayeurs dans ce petit voyage, car les chemins sont plein de gens qui quittent la rivière pour faire ce petit trajet à pied ou en chaise à porteurs. Il y a bien des gens à Canton qui connaissent les Européens ; je fus reconnu moi-même par des marchands qui venaient à ma rencontre, et me montraient au doigt ; cependant je passais, me détournant un peu ; nous rencontrâmes aussi un mandarin avec des satellites ; ce qui me causa de nouvelles frayeurs.

Il arriva un jour que notre barque prit eau ; nous fûmes contraints de décharger nos effets et de louer une autre barque ; beaucoup de monde venait nous voir ; je me cachais comme je pouvais dans les herbes qui croissent dans le sable près des rivières, et je passai le jour dans une crainte continuelle.

Une autre fois, le vaisseau chargé ne pouvant monter le courant, il fallut aussi décharger et transporter nos affaires ; j’étais pour mes conducteurs un sujet d’alarmes, ils voulaient me laisser seul, au risque d’être interrogé et reconnu des passants ; je n’acquiesçai pas à leurs désirs.

La nouvelle année chinoise, qui est ordinairement au mois de février, arrivant, nous restâmes dans l’endroit où nous étions pour lors ; car les Chinois qui célèbrent le nouvel an avec une joie et une effusion singulières, interrompent alors tout leur commerce et leurs ouvrages, ferment leurs boutiques. On ne vend et on n’achète rien ; l’on n’est occupé qu’à se revêtir de ses plus beaux habits, se promener çà et là, faire et recevoir des visites, boire et manger. Le maître de la barque nous fit un festin ; il m’y invita, je lui répondis un mot chinois contre mon intention voulant dire autre chose, qui lui fit comprendre que je ne voulais pas manger ; je disais Po xé, et lui entendit Pit tché, cela me tira d’embarras.

 

Arrivée à la province du Su-tchuen.

 

Table de la Grande Relation

 

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