Femmes fortes.
Une âme noble et généreuse qui avait un courage mâle dans un sexe féminin qui a rendu les services les plus grands à lÉglise fut une nommée Monique Vên, née de parents pieux, épouse dun exilé ; elle navait guère quune vingtaine dannées quand je suis venu la première fois dans ces quartiers-là. Elle fit de rapides progrès dans létude de la religion et la pratique des plus héroïques vertus ; avec un esprit pénétrant et une mémoire heureuse, un cur mâle et capable de grandes choses, intrépide dans les dangers et accoutumée aux grandes croix, car elle avait été éprouvée de bonne heure par la persécution précédente, dans laquelle son mari fut exilé ; elle en fut abandonnée, chargée dun enfant. Elle avait aussi un esprit très judicieux ; elle, sa sur, sa tante et plusieurs autres comprenaient parfaitement toutes les instructions que je faisais, et les répétaient presque mot à mot avec cet avantage, que laccent chinois et quelques mots dexplication à la portée des personnes à qui elles parlaient, les faisaient entendre à tout le monde ; elles nosaient rien ajouter delles-mêmes, de peur de se tromper ; elles avaient le talent de la parole, et lexpliquaient avec autant de clarté, de précision et déloquence que de solidité. Je les ai vues aux prises avec un lettré, un disciple de Confucius ; elles lont confondu et persuadé par des raisons si solides et si convenables aux circonstances, que jen étais dans ladmiration ; un théologien neût pas mieux raisonné, et javoue que je naurais pas trouvé sur le champ des raisons si à propos, si péremptoires. Ces vertueuses femmes instruisaient dabord les chrétiennes de lendroit ; ensuite elles exhortèrent beaucoup de païens dans les environs ; les uns se convertirent, les autres, après avoir été infidèles à la grâce, en devinrent plus méchants, se déclarèrent contre nous, et dans la suite nous persécutèrent.
Dans les commencements, certains païens dirent aux chrétiens : Vous avez un Si fou, cest-à-dire un maître ; nous irons le battre, et cela est arrivé quelques années après ; mais parlons de nos femmes fortes, et surtout de lépouse de lexilé à qui je donne la palme. Après quelle eut converti les environs, je lai envoyée dans la province du Kouy-tchéou, où elle rendit à deux chrétientés les services les plus importants par ses instructions et ses exemples. Elle fut prise en passant par les satellites ; elle était accompagnée de son cousin paternel, portant le même nom ; et en Chine, comme chez les Hébreux, on appelle frères ceux que nous appelons cousins. Il faut garder toutes les bienséances du pays, et on refusait cependant de les croire, on voulait les mener au prétoire ; ils avaient des livres de notre sainte Religion, ce qui rendait leur cause plus périlleuse ; ce ne fut enfin quune épreuve et une croix par où elle commençait sa mission.
On sera étonné que jaie ainsi envoyé des femmes pour instruire ; mais dans les commencements on fait comme on peut, pourvu quelles ne parlent pas comme maîtresses dans les assemblées réglées ; il faut se servir des moyens que la Providence nous fournit, jusquà ce quon puisse faire autrement. Jen ai rendu compte à la Sacrée Congrégation qui ne la pas trouvé mauvais. Cette généreuse femme, après avoir instruit et édifié les chrétiens du Kouy-tchéou, selon les règles que la bienséance de son sexe exigeait, quelques années après, est allée sétablir avec son mari à Tchéou, ville de second ordre, à lembouchure où la rivière qui vient du Kouy-tchéou se jette dans le grand fleuve qui traverse la province du Su-tchuen, ensuite celle du Hou-quan, puis passe par celle de Kian-si, et de là dans celle de Nankin, doù elle se jette dans la mer orientale de la Chine. Cest cette ville du Fou-tchéou qui gouverne ces montagnes habitées par les chrétiens. Il y avait eu déjà, avant mon arrivée, des chrétiens dans les prisons de cette ville, et il y en eut encore davantage depuis. Javais un grand désir dy établir la religion, et je ne trouvais personne plus propre à ce dessein que cette pieuse et prudente femme ; elle y avait bien des répugnances naturelles, mais la grâce et le zèle pour la religion les ont surmontées. Elle sattendait à la persécution, selon quil arrive ordinairement lorsque la religion sétablit quelque part ; elle disait elle-même : il faut une persécution pour faire éclater la religion, et pour quelle fasse des progrès ; elle priait tout haut pour se faire connaître comme chrétienne ; elle enseignait les femmes païennes dans son voisinage et ailleurs, selon quelle le pouvait. Ils furent bientôt connus des prétoriens ; les satellites vinrent plusieurs fois chez eux ; ils répondirent toujours avec fermeté : Nous sommes chrétiens, faites de nous ce quil vous plaira On menaçait son mari de la prison ; comme on vit quil était tout disposé à y aller, ayant déjà subi la peine de lexil pour cette cause de la religion. Dieu apaisa toutes les tempêtes, on les laissa, et elle alla dans une pagode, destinée pour les personnes du sexe ; elle parla à plus de huit cents personnes assemblées toutes à la fois ; la plupart approuvaient sa doctrine, et disaient quelles se feraient chrétiennes ; ensuite quand les obstacles se présentaient, par exemple les oppositions de leurs maris et les difficultés qui se trouvent dans la pratique de notre sainte Religion, elles retournaient en arrière. Il ny eut que trois femmes qui se convertirent solidement et qui persévérèrent, mais une des trois en vaut bien cent autres ; elle a baptisé plusieurs milliers denfants ; elle a converti ailleurs bien des âmes ; elle a une foi vive et un zèle infatigable. Jen parlerai dans la suite : elle a souffert cent coups sur la tête, et trente à cinquante dans une autre occasion. Je baptisai ces trois femmes, et après quelques années, je dis la sainte Messe en cette ville pour réparer tous les outrages qui avaient été faits à Dieu depuis le commencement de son existence. Je fis un songe dans lequel je vis un réservoir dans lequel nous cherchions des poissons, et où il ny avait que des serpents ; et depuis il ny eut aucune conversion solide, malgré tous les efforts de notre zélatrice et de ses prosélytes.
Jomets encore un événement : Entre son expédition pour le Kouy-tchéou et sa demeure à Fout-chéou, il sest écoulé un certain temps, pendant lequel elle est allée en plusieurs endroits, toujours avec fruit, mais surtout dans un désert, au milieu des montagnes, entre le Kouy-tchéou et le Su-tchuen, nommé Koan-tzao. Son père alla sy établir, et y acheta un terrain, il sy convertit presque cent païens par ses soins, et parmi ses prosélytes, il y en eut de très fervents. Cette chrétienté, aussi bien que plusieurs autres qui sétablirent dans ces contrées, à quelques journées de distance, tirant au midi selon ce songe que javais eu, se formèrent toutes sur le modèle de celle de Xe Kià Fung, dont jai parlé dabord. Enfin notre zélatrice, après toutes ses courses et ses travaux dans nos deux provinces, est montée ; par mes invitations, à une troisième province qui est celle de lYùn-nan ; et après avoir rendu plusieurs services aux chrétiens du district de M. Gleyo, il la envoyée chez les Lôlô, peuple de la province de lYùn-nan, dont la religion et les murs sont différentes de celles des Chinois, et dont M. Gleyo entreprend la conversion. Son père, sa mère, son frère et sa sur ly ont suivie.
Jinvite les personnes qui verront ceci de prier pour lheureux succès de cette entreprise. Cette grande âme, qui a une conscience des plus éclairées et des plus délicates, marche dans la voie des croix et des sacrifices. Outre les dangers auxquels elle sest exposée mille fois pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, car elle a parcouru trois provinces, outre les fatigues des voyages, les incommodités, les mortifications corporelles, et plus encore les sacrifices intérieurs contre ses répugnances naturelles, elle a la désolation de voir un mari sans conduite, et sa famille, autrefois assez à son aise, réduite à la pauvreté. Elle a un de ses frères qui a été dévot pendant quelques années, et maintenant il se livre à tous les vices ; cela la crucifie sans labattre et sans la déconcerter ; toujours disposée à tout entreprendre pour la gloire de Dieu. La voilà maintenant dans un pays éloigné, au milieu dune nation étrangère, prête à tout souffrir et à mourir même pour la propagation de la foi. Saint Paul recommandait aux fidèles les pieuses femmes qui avaient travaillé avec lui pour le progrès de lÉvangile : Adjuva illas quæ mæum laboraverunt (Ph 4, 3) Aide celles qui ont travaillé avec moi pour lÉvangile ; à son exemple, je recommande aux prières de toutes les saintes âmes, ces Chinoises qui, pleines de zèle et de charité, ont tant fait de choses pour la religion.
Parlons de sa tante, de sa sur et de quelques autres qui habitent les montagnes ; sa tante sappelle Madeleine Sên, sa sur et sa mère, dont le père nommé Sên était comme chef ou catéchiste, et son épouse était une femme tranquille et pieuse, toujours égale à elle-même. Madeleine Sên, tante de Monique Vên, fut livrée à un mari païen quelle convertit, et que je fis aussi dans la suite chef ou catéchiste ; mais son beau-père était notre ennemi, et sa haine contre la religion chrétienne était si extrême, quil ne put souffrir que son fils se fût fait chrétien ; il lui en fit de vifs reproches, leva la main sur lui pour le battre. Cependant, dans les premières années que je visitai ces lieux, sa belle-sur Madeleine Sên la voyait, lexhortait, lui faisait prononcer ces paroles : Jesus, Maria, Ki où gô : Jésus, Marie, sauvez-moi ! et elle les prononçait encore plus haut. Les païennes la voulaient empêcher, mais elle, aidée de la grâce, suivant les exhortations de sa belle-sur, les prononçait avec une nouvelle ardeur ; enfin, dans le danger, après lavoir instruite et exhortée comme elle put, elle la baptisa et elle fut guérie.
Lorsquon meut raconté cette histoire, pour massurer davantage du fait, je voulus minformer de la mère de la malade qui était alors présente et qui était encore païenne, et elle me dit avec franchise que tout cela était vrai. Quoi ! lui dis-je, après cela, après des prodiges que Dieu opère pour vous appeler à lui, vous différez encore de vous convertir ? Elle répondit en souriant : cela viendra ; en effet, elle fut convertie et mène une vie très édifiante, elle a beaucoup fait et souffert pour la religion. Son mari, le beau-père de notre zélatrice, demeura encore plusieurs années ennemi juré de notre sainte Religion, et voici comment sa conversion commença.
Jétais dans un marché environné de païens ; le maître ou le chef de ce lieu, fâché de ce que je navais pas voulu rester à loger chez lui (car il était aubergiste), vint me chercher dans lendroit où jétais retiré, et, pour se venger, il nous chercha querelle ; en qualité de chef du lieu, il nous faisait des questions sur notre demeure, notre famille ; il soupçonnait du mystère et de la malversation de notre part, il faisait un éclat dans tout cet endroit, criant tout haut, et nous disant des injures dans les rues ; les autres se réunissaient à lui pour le seconder ; il frappa même un de mes compagnons, et la scène finit, en faisant défense à mon hôte de me laisser partir ; je passai la plus terrible nuit dans les plus cruelles alarmes, mattendant le lendemain à une terrible catastrophe, à être pris et livré aux païens. Je passai la nuit et bien dautres semblables dans la suite sans pouvoir fermer lil ; elle me parut dune longueur extrême, et je fis alors des réflexions sur la durée des peines du purgatoire et de lenfer.
Le lendemain, notre hôte nous signifia lordre du chef du lieu, par lequel il nous était défendu de partir ; je mattendais à chaque instant à voir notre ennemi entrer, avec une troupe de païens, pour nous saisir, nous faire subir un interrogatoire, ensuite nous conduire à la ville, et nous livrer entre les mains du mandarin. Dans cet intervalle, nous prîmes le parti denvoyer mon principal compagnon chercher le beau-père de notre Madeleine ; il demeurait dans le voisinage, environ à une grosse demi-lieue de là ; il y va, et, après son départ, me voilà presque seul, exposé à tous les dangers au milieu des païens. Ce sont là des situations bien crucifiantes, et qui donnent lieu à faire bien des sacrifices.
Notre compagnon heureusement trouve cet homme chez lui, et lui raconte notre affaire ; aussitôt plein de zèle et dardeur, il court à nous sans prendre le temps de prendre son chapeau ; il arrive et sen va trouver le chef du lieu, notre ennemi, lui fait de vifs reproches de ce quil en avait agi ainsi envers nous, lui disant : Celui qui insulte mes amis et mes alliés, minsulte moi-même. Notez que cet homme et sa famille sont fort honorables et connus dans tous ces environs ; enfin, il vient me tirer de mon auberge, memmène avec lui, passant hardiment partout, au grand étonnement des païens qui nous regardaient ; cet homme était si enthousiasmé par lardeur qui lanimait, quil exhortait en chemin tous ceux quil voyait à se faire chrétiens.
Après cela, je le forçai, pour ainsi dire, à recevoir lui-même le baptême, et je lui donnai mon nom de Martin ; je le fis chef du lieu, car lui et sa femme, et surtout son fils et sa belle-fille, convertirent quantité de païens aux environs.
Une fois, elles men amenèrent vingt dans sa maison, bien instruits et bien préparés, pour recevoir le baptême ; jéchappai encore alors à un grand danger. Jétais chez un des enfants, près dun de ses frères, les païens avaient conspiré contre moi, et devaient sassembler pour me prendre ; je menfuis chez lui, environ à trois lieues, et les prosélytes y vinrent recevoir le baptême. Après lévénement tragique que je viens de raconter, je tremblais toutes les fois quil me fallait passer par ce marché, et cétait précisément lentrée de ces montagnes ; ma frayeur nétait pas vaine ; on my connaissait si bien quun jour les païens me montraient au doigt en disant : Voilà le chef de la religion chrétienne.
Mon conducteur fort timide, entendant cela, séloignait de moi, pensant quon allait me mettre la main sur le collet, bien résolu de sévader en me laissant dans lembarras.
Après quelques années, la religion fut très connue dans les environs ; à cinq ou six journées de chemin, il y avait des chrétiens.