Visites sur ces montagnes.

 

Ce fut en 1773 ou 74 que je montai avec bien des fatigues sur ces hauteurs prodigieuses, n’étant pas accoutumé de monter les montagnes ; mais ç’a été sur ces montagnes que j’ai eu le plus de consolation. Les chrétiens qui les habitent, pauvres pour la plupart, et même ceux qui sont passablement bien, vivent très durement, n’habitent que des cabanes faites et couvertes que de quelques morceaux de bois si mal unis que le vent, la pluie, la neige, tout passe au travers ; ils sont habillés très mincement, ne vivent que de blé de Turquie, que nos Français maris appellent maïs, qu’on donne dans nos provinces à la volaille pour l’engraisser ; et avec cette vie dure, les habitants de ces montagnes se portent mieux, et sont plus robustes, ont plus d’esprit que ceux qui habitent les plaines où règnent la mollesse et le luxe. Ces montagnes ont été autrefois désertes ; mais à mesure que les plaines se sont peuplées d’un trop grand nombre de citoyens qui, ne trouvant plus de terrains à défricher, vont cultiver les montagnes.

Autrefois elles étaient à bon marché, maintenant elles sont fort peuplées et fort chères ; l’avantage qu’il y a surtout pour les plus hautes, c’est qu’elles sont toujours humectées par les pluies et les nuages qui les couvrent toujours ; on voit même souvent les nuages au-dessous. Un des plus beau spectacle que j’aie vus en Chine, fut en descendant une montagne ; je voyais toutes les plaines couvertes d’un nuage blanc et d’un brouillard ; vous eussiez dit que c’était une vaste mer. On se voit aussi quelquefois sur ces montagnes environné de beaux nuages blancs, tels que nous les voyons dans les airs. L’air est très pur sur ces montagnes, l’eau y est très saine ; quand certaines fleurs ou légumes finissent dans les plaines, ils commencent sur les montagnes, comme les violettes ; de sorte qu’il y en a en Chine toute l’année. Les plaines produisent des fraises rouges sans saveur, qui ne sont pas mangeables ; mais les plus hautes montagnes produisent vers la fin du mois de Juin, et au commencement de Juillet, des fraises blanches, très agréables ; j’en faisais mes délices.

On y retrouve aussi dans certains endroits des petites cerises sauvages, comme celles que l’on voit dans les bois de nos provinces, et des framboises de différentes espèces ; il y a des endroits où on les cueille deux fois par an, une fois en novembre et en décembre ; pour les roses, il y en a toute l’année dans les plaines. Les hautes montagnes sont donc très fertiles, et la sécheresse qui rend presque toutes les petites montagnes qui sont dans les plaines stériles, n’y a point lieu ; aussi voit-on ces petites montagnes incultes ; et de peur que les animaux venimeux ne les infectent, on les brûle tous les ans, comme on faisait dans quelques-unes de la Palestine : Flamma comburens montes (Ps 82, 15) La flamme dévorait les montagnes.

Le profit qu’on en tire, c’est de pratiquer au bas, ou dans les collines, des étangs propres à y planter du riz, et lors même qu’on peut y avoir beaucoup d’eau, on élève ces étangs de même qu’un amphithéâtre, jusqu’à un certain degré de la montagne ; mais sur les hautes montagnes, on ne laisse rien d’inculte, quelque escarpées qu’elles soient. Les Chinois savent s’y tenir pour les bêcher et y planter ou du maïs ou du millet, ou du tabac. C’est sur ces montagnes, situées au sud-est de la province, que j’ai eu le plus de fatigues et d’incommodités corporelles, mais aussi où j’ai trouvé le plus de consolation et de satisfaction spirituelle ; j’étais là comme dans mon centre au milieu d’une ou plusieurs chrétientés qui m’aimaient comme leurs yeux. Ils me voyaient partir avec tant de regret, que c’était des pleurs et des gémissements lorsqu’il fallait se séparer de moi, et ils soupiraient ardemment après mon retour. Logé pauvrement, nourri sobrement, couché durement, j’y étais plus content que partout ailleurs ; je n’eusse pas voulu changer mon état avec la Tiare des Souverains Pontifes, ni avec la couronne des empereurs et des rois ; je n’ai jamais vu nulle part une ferveur si grande, si générale et si constante. J’eus dans une des premières visites de ce canton-là un songe que j’ai toujours tenu comme surnaturel, j’en laisse le jugement à l’Église ; je l’ai encore présent depuis une dizaine d’années ; il a fait une si vive impression dans mon esprit, que je n’ai jamais pu l’oublier. Je vis un champ de blé bien mûr, qui commençait depuis le nord en allant au midi, et je vis une faucille, et j’entendis une voix qui me dit : Il vous faut moissonner ce champ ; cependant admirant la beauté, la fécondité et la maturité de ces épis, je m’aperçus que des oiseaux en avaient mangé une partie, et j’entendis encore une voix qui m’avertit qu’ils étaient vides. Le songe fut vérifié dans toutes ces circonstances ; il se forma depuis cet endroit, et plus loin au nord en tirant vers le midi, un nombre considérable de chrétientés qui suivaient les mêmes règles, les mêmes pratiques. Mais, quoique à l’extérieur ces chrétiens fussent tous pieux, exacts au jeûne, à la prière, aux exercices de piété, à la fréquentation des sacrements, le temps et l’expérience me firent voir qu’il y en avait dont l’extérieur hypocrite ne répondait pas à leur intérieur, malgré toute l’apparence de religion qu’ils montraient ; ils avaient des défauts essentiels ou d’avarice, ou d’injustice, ou de duplicité, qui viciaient essentiellement leurs vertus apparentes, de sorte qu’elles étaient vides et destituées de grâce ; le démon, figuré par les oiseaux, les avaient dépouillées et leur avait enlevé le précieux trésor de la charité, incompatible avec le péché mortel et toute passion criminelle ; cependant la pratique extérieure des devoirs de la religion a toujours quelque avantage pour l’édification des autres, pour le bon exemple et l’éducation des enfants, car j’ai eu la consolation de voir dans les maisons où les pères et les mères avaient des défauts essentiels, des enfants se former à la plus grande piété.

J’eus aussi un autre songe dans les commencements que je visitai ces montagnes ; je vis des écrevisses et on me dit : Elles sont bonnes, mais il ne faut pas les toucher. L’inspiration m’expliqua clairement le sens des songes : Les écrevisses signifiaient les personnes du sexe ; il faut, à leur égard, prendre toutes les précautions possibles, quoiqu’elles soient bonnes et pieuses. Les chrétiens de ces endroits avaient tant d’ardeur pour les exercices de la religion, qu’ils arrivaient où j’étais dès minuit ou deux heures après ; et plusieurs avaient des montagnes à grimper, et ils arrivaient souvent crottés, mouillés et pleins de neige, gelés de froid ; rien ne pouvait arrêter leur zèle et leur ferveur. En arrivant, ils se mettaient à genoux en prière, plusieurs les bras en croix ; il n’y avait guère de jours qu’il n’y eût des confessions et des communions ; ils étaient avides de la parole de Dieu, ils ne pouvaient se lasser de l’entendre, ni de prier ; après avoir commencé l’office avant le jour, le soleil était bien levé sur l’horizon quand c’était fini. Les dimanches se passaient presque tout entiers dans les exercices de piété ; à peine prenait-on le temps de manger. Je me rappelle qu’un dimanche, les animaux dévastant leurs moissons, je leur permis de travailler l’après-midi, mais ils ne voulurent pas user de cette permission. Ce fut là que je commençai à établir des pratiques spéciales de piété, et que j’introduisis des prières à la portée de tout le monde. Dieu y répandit sa bénédiction, et elles furent approuvées de Mgr, et se répandirent dans toute la province ; entre autres de dire, après l’Angélus, trois fois par jour, des actes de foi, d’espérance et de charité, une prière au Sacré-Cœur, cinq Pater et cinq Ave les bras en croix, pour adorer les cinq plaies de N.S. et avec une courte prière spéciale à chaque place ; une prière au saint patron, de plus un trente-trois où les mystères sont exposés avec des affections, des demandes relatives ; et dans les dernières années, la vie de la sainte Vierge en forme de prières que l’on appelle le soixante-trois. Ce qui fait voir que c’est la Providence qui a dirigé tout cela, c’est que je n’en avais aucun dessein ; c’était le temps, le lieu, le besoin, l’utilité et les circonstances qui me faisaient faire tout cela ; et l’événement, c’est-à-dire le fruit qui en résultait, confirmait et consolidait ces pratiques. Les prières qui étaient alors en usage étaient presque inintelligibles au commun des fidèles ; nous les avons expliquées dans la suite, mais il y en a toujours beaucoup qui ne les entendent pas.

Quoiqu’il en soit, le peu de bien que j’ai fait en Chine vient de Dieu, que la gloire lui en soit rendue, et le mal vient de moi ; j’en mérite l’humiliation et le châtiment : Non nobis Domine, non nobis, sed nomini tuo da gloriam. (Ps 113, 1) Ne nous en donnez point, Seigneur, ne nous en donnez point la gloire ; donnez-la à votre nom. Je vais encore rapporter quelques traits édifiants dont j’ai été témoin sur ces montagnes.

 

Détails édifiants.

 

Table de la Grande Relation

 

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