Voyage de Mr Moÿe en Chine,

depuis 1771 jusqu’en 1784,

Ad majorem Dei gloriam.

 

Sur mer, au 6e degré de latitude du nord et au 22 de longitude.

Le 2 avril 1784

 

A.M.D.G.

J.M.J.

 

Relation

de ce qui m’est arrivé en Chine pendant dix ans, sans compter deux ans pour y aller, et à peu près autant pour le retour.

 

Je crois que je suis parti de Lorient vers la fin de 1771, et nous avons demeuré un mois à l’Ile-de-France ; nous sommes arrivés à Macao vers la fin d’Août 1772. Je suis entré an commencement de 1773 en Chine, et suis arrivé à Tchen-tou-fou, capitale de la province du Su-Tchuen, le 28 mars 73. Quand j’étais à Macao, on me détournait du voyage de la Chine, disant que j’y serais trop exposé ; mais mon attrait était pour cet empire ; et lorsqu’on me parlait des dangers que j’y aurais à courir, je sentais une forte impression qui me portait à m’abandonner à la divine Providence, avec une assurance intérieure que, sous la protection de Dieu, je serais plus assuré en Chine, au milieu des dangers qu’on m’annonçait, que dans les royaumes les plus tranquilles ; et cela arriva ainsi. Car si l’on savait tous les dangers auxquels j’ai été continuellement exposé, pendant dix à onze ans que je suis demeuré en Chine, on ne pourrait s’empêcher de voir une singulière protection de Dieu sur moi, tout indigne que j’en suis, protection si marquée que l’on pourrait dire sans témérité qu’elle tient du miracle ; et qu’il me semble que Dieu m’a ramené de la Chine après m’avoir délivré de tant de périls pour montrer aux missionnaires qui voudront y aller, qu’il veillera sur eux, les conservera et les conduira comme par la main, et qu’ils peuvent sans crainte s’abandonner à sa conduite, et demeurer tranquilles, fermes et inébranlables au milieu des périls auxquels ils seront exposés : In itineribus sæpe, periculis latronum, periculis ex gentibus, periculis in civitate, periculis in solitudine, periculis in mari, periculis in falsis fratribus (Et souvent dans les voyages, dans les périls sur des fleuves, périls de voleurs, périls du côté de ma race, périls du côté des gentils, périls dans les villes, périls dans les déserts, périls sur mer, périls parmi les faux frères.) 2 Co 11, 26

Il faut qu’un missionnaire soit toujours en voyage ; j’avais à parcourir une province entière et la moitié d’une autre ; une province de Chine est au moins aussi grande que la France. Periculis fluminum : les fleuves au Su-Tchuen sont très rapides, parsemés d’écueils, et il y périt tous les ans quantité de gens ; j’y ai vu les cadavres des noyés flotter çà et là et servir de pâture aux oiseaux de proie ; j’ai vu, au point de m’embarquer, un bateau englouti dans l’endroit où j’allais passer.

Periculis latronum : les voleurs sont très communs en Chine ; j’ai passé par des endroits qui en étaient si infestés, que mes compagnons de voyage en tremblaient d’effroi, surtout pendant la famine.

Periculis ex gentibus : un Missionnaire est toujours environné de païens, mais on se rappelle souvent ces paroles de l’Écriture : In conspectu gentium noli te timere quia angelus Dominum vobiscum est. (L’ange du Seigneur est avec vous, ne craignez pas devant les Gentils.)

J’ai été plusieurs fois pris par les païens, une fois conduit au prétoire, emprisonné, enchaîné et battu, sans espérance humaine d’être délivré ; mais ce qui a été bien plus terrible encore et plus dangereux, c’est que je me suis vu plusieurs fois entre les mains des païens furieux qui voulaient me tuer ; un d’entre eux me jetait des pierres de fort près et de toute sa force ; un autre avec une massue levée voulait m’écraser, et son bras fut tout d’un coup comme arrêté par un Ange, tandis que Dieu arrêtait la fureur et l’animosité de son cœur. Une troupe de jeunes gens échauffés par le vin, et animés de fureur voulaient me conduire à l’écart pour m’ôter la vie. Le maître du terrain, que les chrétiens habitaient, vint tout transporté de rage mettre la main sur moi, me traîner hors de la maison, et me battre des pieds et des mains et à coups de bâton ; je m’étais échappé après qu’il eut assouvi sa rage, mais peu après sa fureur se ranimant, il revenait encore à la charge et me cherchait pour me tuer.

Periculis in civitate : quand nous sommes dans les villes aussi bien qu’à la campagne, nous ne pouvons être cachés, le concours des fidèles qui viennent vers le missionnaire le manifeste bien vite. Un jour, le mandarin vint dans la maison où j’étais ; une autre fois, les satellites entrèrent pour faire la recherche ; par bonheur l’office était fini, et je m’étais retiré dans une chambre où ils ne vinrent pas. Quelques jours après, le mandarin de la ville vint à minuit faire la visite de toute la maison, mais je m’étais évadé ; et cent autres fois je me suis vu exposé à de grands dangers dans les villes, ayant été dénoncé par les païens ou par des apostats.

Dans les campagnes, il est encore plus difficile de se cacher ; j’avais beau me déguiser, à peine étais-je arrivé dans un endroit, que tout le voisinage en était instruit le lendemain ; et souvent les païens, ou par haine des chrétiens, ou par crainte d’être enveloppés dans les persécutions arrivées à leur occasion, concertaient entre eux sur les moyens de me perdre, et ils sont venus pour cela plusieurs fois, mais Dieu et ses bons Anges les dissipaient, quelquefois ils se trouvaient changés tout à coup, et quittaient leurs desseins.

Periculis in solitudine : en Chine, les tigres sont très dangereux, et il n’y a point d’année où il n’y ait des passants dévorés ; j’ai vu dans les forêts où je passais les traces de leurs pas tout récents ; mais j’ai toujours plus craint les païens que les tigres.

Periculis in mari : ce que l’on craint sur mer, outre les tempêtes, ce sont les calmes, les proximités de la terre, ou des rochers où un vaisseau peut échouer et s’y briser, et les maladies que l’on contracte sur mer, celle que l’on appelle le mal de mer ; surtout, le scorbut que j’ai eu en allant et en revenant, aussi bien que quantité de maladies que j’ai éprouvées en Chine, sont d’autant plus difficiles à guérir que l’on n’y a pas les remèdes et les soulagements que l’on trouve en Europe ; mais la Providence pourvoit à tout, et quand Dieu veut nous guérir, il bénit les moindres remèdes, et dispose de telle sorte les causes secondes, qu’il nous délivre des bras de la mort sans presque user de remèdes, quand on ne peut en avoir commodément. Deducit ad inferos et reducit. (Tb 13, 2) Vous conduisez jusqu’au tombeau et vous en ramenez.

Periculis in falsis fratribus. Périls parmi les faux frères. C’est là un des dangers les plus terribles et des plus fréquents en Chine ; un méchant chrétien ou un traître prosélyte voulant se venger ou gagner quelque argent, va nous dénoncer aux païens. La dernière année que j’ai passée en Chine, en 1783, un homme que j’avais baptisé, confessé, confirmé et communié, mécontent des partages de son héritage, s’en prend à moi, me menace, et amène les païens à l’heure où l’on devait dire la messe ; car ces apostats sont d’autant plus dangereux qu’ils savent tout ce qui nous concerne : nos assemblées, nos ornements, et ils n’ignorent pas ce que nous sommes ; par bonheur que le veille, sur un bruit qui commençait à se répandre de ses intentions et de ses intrigues, nous prîmes la fuite, sans quoi nous étions pris avec nos ornements. Un certain catéchiste, ami des prétoriens, irrité contre Mgr l’évêque et moi, menaçait pendant plusieurs années de nous prendre et de nous trahir comme Judas ; les chrétiens tremblaient. Une fois, sa bru vint à la hâte nous dire qu’il allait venir saisir nos ornements. Quoique je craignisse aussi bien que les autres, cependant je crûs par de bonnes raisons, pour la gloire du ministère, qu’il fallait lui tenir tête ; je le fis, et il céda à la fin. En récompense, ses petites-filles et une grande partie de sa famille nous sont bien attachées, et nous donnent bien de la consolation. Insipiens factus sum : Factus sum insipiens. (2 Co 12, 11) J’ai été insensé, je dis ceci pour faire voir d’un coup d’œil combien la protection de Dieu est sensible sur les missions et les missionnaires, sur les églises naissantes en Chine, au Tonkin, à la Cochinchine ; j’espère que les personnes qui liront ceci ou l’entendront lire, en béniront Dieu et remercieront sa divine providence des soins si marqués et si continuels qu’elle a de ceux qui s’abandonnent entièrement à elle avec confiance, et qui s’exposent à tous ces dangers pour sa gloire et le salut des âmes.

Saint Paul racontant ses persécutions, faisait l’énumération des dangers qu’il avait courus et auxquels il était tous les jours exposé, pour encourager les fidèles et les exciter à remercier Dieu de l’avoir délivré de toutes ses persécutions et de tous les périls auxquels il fut exposé ; j’espère aussi que la connaissance de ces choses engagera les âmes pieuses à s’attendrir sur le sort des Missionnaires, et à prier pour eux, afin que Dieu les conserve, les protège, les délivre et bénisse leurs entreprises, leurs travaux, leurs fatigues et leurs sueurs ; pour moi, ce que je viens de dire des dangers auxquels je me suis trouvé est plus humiliant pour moi que glorieux, car ayant été si souvent entre les bras de la mort, j’ai bien à me confondre dans la pensée que je n’étais pas digne de la couronne du martyre ; d’autres peut-être en seront plus dignes et la remporteront ; j’en bénis le Seigneur !

En partant de Paris, il me fut dit par Mr de Villars, alors supérieur : " encore dix ans de travaux. " Ces paroles me furent toujours présentes à l’esprit, et je fus toujours dans une persuasion intime qu’au bout de ces dix ans de travaux, il arriverait quelque catastrophe, ou que je mourrais de maladie, ou que je serais mis à mort, ou qu’enfin il arriverait quelque événement qui vérifierait cette prédiction, d’autant plus qu’elle m’avait été réitérée par le disciple de Mr Gleyo, écolier qui allait à Pondichéry, et bien des choses qui me sont arrivées dans ma vie m’ont été prédites, surtout mes changements de lieux et d’occupations. Il y a des personnes qui disent que c’est moi qui ai vérifié cette prédiction, mais je sens dans ma conscience que non. Car la Providence m’a contraint de sortir de la Chine par les maladies, l’exténuation, les chaleurs qui me dévoraient et me devenaient insupportables, et les raisons qui me rappelaient en Europe étaient si sensibles, que Mgr notre Évêque et mes confrères à qui j’avais remis la décision de cette affaire, n’ont pu y contredire, malgré le désir qu’ils avaient de me retenir avec eux, désir si sincère et si affectueux, qu’ils l’attestèrent par les larmes qu’ils répandirent à mon départ. Mgr, dis-je, et mes confrères ont tous dit qu’il paraissait que Dieu me rappelait en Europe, et qu’ils n’osaient s’y opposer, ainsi l’événement a prouvé la vérité de cette prédiction : " encore dix ans de travaux " ; car j’ai travaillé exactement pendant dix ans en Chine, et cela avec tant d’attrait, de goût, de satisfaction et de consolation, que je n’aurais pas changé d’état avec la Tiare des Pontifes, la couronne des empereurs et des rois. Telle est la grâce de la vocation, de faire que ceux qui sont bien appelés à un état, quelque pénible qu’il soit, s’y plaisent et y sont parfaitement contents ; je vois bien aussi, en réfléchissant sur ma vie passée, que la Providence ne m’as pas voulu attacher à un lieu fixe, Non enim habitus hic civitatem manentem (He 13, 14). Car nous n’avons point ici-bas de demeure permanente ; mais qu’elle m’a envoyé successivement en différents endroits pour l’accomplissement de quelques-uns de ses desseins ; ainsi elle m’avait appelé à la Chine pour le baptême de cinquante mille enfants, pour l’établissement des écoles et des pratiques de piété, et l’instruction de quelques disciples qui sont prêtres, le salut de plusieurs élus, et très spécialement aussi pour faire connaissance de Mr Gleyo, pour former avec lui l’union la plus intime en Dieu et pour Dieu. Les vues de la Providence étaient remplies ; il n’est pas étonnant qu’elle me rappelait de la Chine pour d’autres desseins, encore ne fût-ce que pour regretter et expier les fautes que j’ai faites en Chine et partout, et pour me préparer à la mort. Je puis dire que je sens une vocation à une vie toute spirituelle, intérieure ; toute détachée du monde, ne soupirant qu’après le ciel ; mais j’en suis encore bien éloigné.

 

Départ de Macao. Entrée en Chine.

 

 Table de la Grande Relation

 

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