LE DOGME DE LA GRÂCE

Introduction de l'éditeur

Le Dogme de la Grâce est l'ouvrage le plus important de Jean-Martin Moye. Il fut imprimé à Nancy par les soins du chanoine Raulin en 1774, avec, sous la même reliure, le Traité sur l'esprit du monde. Il constitue un véritable traité de la vie spirituelle, qui examine en ses quatre parties la nature de cette vie, ses opérations et ses progrès, les obstacles qu'elle rencontre, les œuvres qui la nourrissent, et notamment la prière. Certaines conceptions théologiques qui étaient courantes au XVIIIe siècle peuvent aujourd'hui surprendre. Ainsi Moye parle-t-il abondamment de la prédestination (I ch.15), qu'il traite d'ailleurs avec prudence sans prendre parti dans les querelles qui avaient agité la théologie au cours du XVIIe siècle. Quand il affirme la prédestination, il ne fait que répéter dans un autre langage ce qu'il dit couramment de la providence divine.

Georges Tavard

 

LE DOGME DE LA GRÂCE

mis à la portée des fidèles,

pour leur en faire connaître l'excellence et la nécessité

Par M. MOYE, Prêtre au diocèse de Metz

et missionnaire à la Chine

Ad laudem gloriæ Gratiæ (Ep 1, 6)

 

AVERTISSEMENT

Il est dangereux de parler de la Grâce quand on le fait par curiosité ou par vanité. Mais il est bien utile de s'en entretenir pour s'instruire et pour s'édifier. Rien n'est plus propre à spiritualiser l'homme ; il est de lui-même tout terrestre, tout charnel, plongé dans la matière et uniquement occupé des objets qui l'environnent et qui frappent ses sens ; mais quand on lui parle de la Grâce les idées de la Foi se réveillent en lui, ses pensées s'élèvent au-dessus des choses visibles, son esprit voit le néant de tous les biens de la terre, son cœur s'en détache pour monter vers le ciel et pour chercher en Dieu des biens solides, qui sont les biens spirituels de la Grâce et de la Gloire.

Si l'on était plus instruit sur la Grâce on en aurait plus d'estime, on en ferait plus de cas, on la désirerait avec plus d'ardeur. Si l'on était mieux convaincu de sa nécessité, si l'on sentait mieux le besoin continuel que l'on a de sons secours, on la demanderait plus souvent et avec plus d'instance, et l'on ne ferait rien sans avoir auparavant demandé son assistance. Mais parce qu'on n'a pas une assez haute idée de la Grâce, qu'on n'en connaît pas assez l'excellence, et qu'on n'en sent pas assez la nécessité, on n'a nulle ardeur et nul empressement de l'obtenir ; on ne la demande qu'avec froideur et indifférence, souvent même on ne la demande pas du tout ; d'où il arrive que l'on agit presque toujours sans la Grâce et par conséquent sans mérite, parce que toutes les actions que l'on fait sans la Grâce ne sont d'aucun prix devant Dieu, puisqu'il est de foi qu'on ne peut rien méritée pour le Ciel sans la Grâce.

On aurait tout à craindre en traitant une matière aussi difficile si l'on suivait son propre sens, mais on ne risque rien quand on suit la Doctrine de l'Église. Aussi on peut être assuré que l'on ne trouvera rien dans cet écrit qui ne soit très orthodoxe et entièrement conforme aux sentiments des Théologiens les plus exacts.

Les mystères de la Grâce et de la Prédestination sont incompréhensibles. Après ce que tous les Docteurs les plus éclairés en ont dit jusqu'ici et qu'ils pourront en dire par la suite, ce sera toujours des Mystères, et des Mystères infiniment au-dessus de la portée de l'esprit humain ; mais cela n'empêche pas qu'on puisse en parler avec humilité, non pour vouloir les comprendre, puisqu'ils sont impénétrables, mais pour s'instruire et s'édifier. Autrement il ne serait pas non plus permis de parler des Mystères de la Trinité, de l'Incarnation, et de la Rédemption, dont la connaissance est néanmoins d'une nécessité absolue pour le salut. On peut donc aussi parler des Mystères de la Grâce et de la Prédestination pour apprendre ce que la Foi nous enseigne touchant ces Augustes Mystères. Plus on en parlera, plus on y pensera, plus on les méditera, plus on les approfondira, plus on en découvrira la grandeur et l'élévation ; plus on reconnaîtra la sainteté et la sublimité de notre Religion, plus on se sentira pénétré de respect pour cette Religion Divine.

Il n'y a point de Livre si mystérieux dans l'Écriture que celui de l'Apocalypse, et il n'en est point qui donne des idées si hautes de la Religion. Plus les Mystères de la Foi sont élevés et impénétrables, plus ils sont adorables et vénérables, plus nous avons lieu de nous humilier en les considérant, plus nous avons lieu de nous écrier avec l'Apôtre des Nations et la Docteur de la Grâce : 0 Altitudo ! (Rm 11, 35). Ô profondeur de la science et de la sagesse de Dieu ! Que ses jugements sont incompréhensibles et que ses voies sont impénétrables !

Il est vrai que ces matières de la Grâce et de la Prédestination jettent quelquefois certaines âmes dans le trouble, car il est naturel de se demander à soi-même : " Suis-je en état de Grâce ? Est-ce la Grâce qui agit en moi ? Aurai-je le bonheur d'être du nombre des prédestinés ? "... De là ces craintes et ces alarmes qui naissent de ces incertitudes effrayantes. Mais il est bon de passer par ces épreuves ; elles servent à épurer et à fortifier notre foi et à nous détacher du monde. On s'humilie, on gémit, on adore les Jugements du Seigneur, on met son sort entre ses mains. Plus on sent l'incertitude de son état présent, plus on prend de mesures pour s'en assurer en cherchant les moyens nécessaires pour cela. Plus on tremble pour son salut, plus on s'efforce de rendre sa vocation certaine par la multitude de ses bonnes oeuvres.

Or, quand une personne est bien occupée de ces pensées salutaires, elle ne pense guère au monde ni à toutes les vanités du siècle ; tout ce qu'il y a sur la terre ne lui paraît rien au prix de son salut, et il n'y a rien de si cher qu'elle ne soit disposée à sacrifier pour sauver son âme.

Aussi n'y a-t-il guère que les âmes pieuses qui éprouvent ces sortes d'inquiétudes. Les mondains sont tranquilles sur tout cela, parce que n'étant occupés que du présent ils ne pensent point à l'avenir ; l'affaire de leur salut est celle qui les inquiète le moins ; pourvu qu'ils soient à leur aise dans cette vie, ils se mettent peu en peine de savoir quel sera leur sort dans l'éternité. Saint François de Sales fut troublé et agité dans sa jeunesse par une de ces inquiétudes : il lui était venu en pensée qu'il serait du nombre des réprouvés, et cette pensée affligeante lui était continuellement présente à l'esprit, de sorte qu'elle ne lui laissait de repos ni nuit ni jour... " Quoi ? ", se disait-il à lui-même, " je serai donc privé de la vue de Dieu pendant toute l'éternité ! Je n'aurai pas le bonheur de voir et de posséder mon Dieu ? ". Quel supplice pour une âme qui a la foi et qui sent la conséquence de tout cela ! Aussi ces réflexions lui causaient-elles des peines intérieures, et si accablantes que sa santé dépérissait de jour en jour.

Mais ce grand Saint fut délivré de toutes ces frayeurs par le plus héroïque sentiment du plus parfait amour ; il alla se prosterner aux pieds des Autels, et là il protesta à Dieu, sans renoncer à l'espérance de son salut, que quand bien même il n'aurait point le bonheur de le voir et de le posséder dans le Ciel, il voulait du moins avoir la consolation de l'aimer et de le servir sur la terre. Après quoi la tentation cessa, le calme lui fut rendu, et il jouit toute sa vie d'une paix profonde.

Ne vaut-il pas beaucoup mieux éprouver ces sortes de peines à présent, et descendre en esprit dans l'enfer pendant la vie que d'y descendre en réalité après la mort, comme il arrive à ceux qui s'étourdissent sur tout cela pour vivre tranquillement dans leurs désordres ?

On a divisé ce Traité en quatre parties. La première traite de la Grâce en elle-même, de sa définition, de son excellence, des différentes sortes de Grâces. La seconde, de ses opérations et de ses progrès. La troisième, des obstacles à ses communications et à ses effets. La quatrième, des moyens de l'obtenir.

NOTA. Il faut remarquer que lorsqu'on dit dans le cours de cet Ouvrage qu'on n'est rien, qu'on ne peut rien, ni plaire à Dieu, ni faire de bonnes oeuvres, ni mériter sans la Grâce, cela s'entend toujours dans l'ordre surnaturel et par rapport au salut.

 

PRIÈRE DE L'AUTEUR

pour ceux qui liront ce Livre

Mon Dieu, accordez à ceux qui liront ce Traité de la Grâce toutes celles qui y sont exposées, une Grâce de lumière pour comprendre les vérités qu'il renferme, une Grâce de force pour les pratiquer. Imprimez-leur et à tous les fidèles une haute estime et un saint désir de la Grâce ; ôtez de leur cœur tous les obstacles qui pourraient empêcher la Grâce de se communiquer à eux et d'agir efficacement en eux ; mettez-les dans les dispositions les plus propres à la recevoir et à y coopérer. C'est ce que je vous demande par le sacré cœur de Jésus, en qui sont renfermés et cachés tous les trésors de la Grâce, et par son Sang adorable, au prix duquel il nous a mérité les Grâces. Ainsi soit-il.

Vierge sainte, Mère de Dieu, Mère de Grâce et de miséricorde, Marie, pleine de Grâces, je vous offre ce livre, présentez-le à Jésus-Christ votre Fils, et obtenez-moi et à tous ceux qui le liront une petite portion de ces Grâces dont il vous a comblée, afin qu'aidés du secours de la Grâce nous l'aimions tendrement et constamment comme vous l'avez aimé, nous le servions fidèlement comme nous l'avez servi, nous lui demeurions inviolablement attachés, le suivant partout jusqu'au Calvaire et au pied de la Croix comme vous l'avez suivi, en un mot, afin que nous vivions dans la Grâce, que nous agissions par la Grâce, que nous mourions dans la Grâce et régnions dans la Gloire. Ainsi soit-il.

L'auteur se recommande aux prières des personnes qui liront ce Livre et les invite à demander à Dieu l'accomplissement de ses intentions, le Baptême et la sainte éducation des enfants, la conversion des pécheurs et des infidèles.

 

PREMIÈRE PARTIE

 

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