PREMIERE PARTIE

 

Chapitre I

Définition de la Grâce

Il y a peu de personnes qui aient une juste idée de la Grâce. On la confond avec les faveurs temporelles ou avec les dons et les talents naturels. On dit en parlant de ces sortes d'avantages : " Dieu m'a fait une grâce... ". Mais ce ne sont pas là des grâces. Il y a une grande différence entre la Grâce et les biens de ce monde.

La Grâce est un don surnaturel accordé gratuitement à l'homme en vertu des mérites de Jésus-Christ pour l'aider à faire le bien et éviter le mal, le sanctifier, et lui faire mériter la vie éternelle.

1° La Grâce est un don de Dieu, une faveur, un bienfait accordé à la créature.

2° C'est un don surnaturel ; il est au-dessus de la nature ; il ne vient point de la nature ; il n'est point dû à la nature.

3° Il est gratuit, parce qu'on ne peut point le mériter. Car si on pouvait la mériter la Grâce serait une justice et une récompense, et non pas une grâce : Si autem gratia, jam non ex operibus, alioqui gratia jam non esset gratia (Rm 11,6). Ce n'est donc point pour nos mérites que la Grâce nous est accordée, mais par les mérites de Jésus-Christ, qui nous a mérité toutes les Grâces du salut par sa Mort et sa Passion.

4° La Grâce nous est donnée pour nous aider à éviter le mal et faire le bien, parce que la nature étant tombée par le péché d'Adam, elle est trop faible pour surmonter ce penchant qui l'entraîne vers le mal, et pour vaincre la difficulté qu'elle a pour le bien. Il faut pour cela que Dieu la soutienne et qu'il lui donne une force divine qui l'élève au-dessus de sa faiblesse naturelle, la rende capable d'agir d'une manière surnaturelle, et faire des œuvres dignes de lui et méritoires de la vie éternelle. Et c'est cette aide, ce secours, cette force divine que l'on nomme proprement Grâce. Sans cette Grâce nous ne pouvons rien par rapport au salut ; avec cette Grâce nous pouvons tout. Ce n'est qu'avec cette Grâce que nous pouvons mériter le Ciel. Les Grâces ont pour fin le salut éternel, au lieu que les biens temporels ne sont donnés prochainement que pour les besoins du corps et les nécessités de la vie présente.

5° Pour le sanctifier et lui faire mériter la vie éternelle : car quoique la seule Grâce habituelle puisse nous justifier et nous mériter le Ciel, cependant toute Grâce tend à la justification et au salut éternel.

Chapitre II

Explication du terme Surnaturel

Comme c'est de l'intelligence de ce terme de surnaturel que dépend la juste idée que l'on doit se former de la Grâce, il est nécessaire d'en donner une explication plus étendue. Pour mieux comprendre la signification du terme de surnaturel que l'on donne à la Grâce il faut remarquer qu'il y a trois sortes de biens que Dieu peut accorder à ses créatures, savoir : les biens temporels, qui sont les biens de ce monde, les richesses, les honneurs, et les plaisirs ; les biens naturels, qui sont les talents que nous avons reçus de la nature, l'esprit, le jugement, la mémoire, la santé, la force, la beauté, ou ceux que nous avons acquis par l'art, comme la science, l'éloquence, l'adresse ; et les biens surnaturels sont ceux qui viennent immédiatement de Dieu, et qui nous sont donnés pour la sanctification de notre âme et pour nous faire mériter la vie éternelle, comme les inspirations, les pieux sentiments, et toutes les grâces du salut.

On appelle la Grâce un don surnaturel pour la distinguer des avantages temporels et des dons naturels. On nomme naturel ce qui est attaché à la nature, et surnaturel ce qui est au-dessus de la nature ; on nomme naturel ce qui vient de l'homme, et surnaturel ce qui vient de Dieu.

L'Écriture sainte nomme quelquefois la Grâce simplement l'esprit [Notons que Moye utilise le mot esprit en des sens bien différents, et qu'il est parfois difficile de voir, par exemple, s'il s'agit de la grâce créée présente dans l'âme ou du Saint-Esprit en sa Personne, ou encore s'il s'agit de la nature, essence, ou pensée divine ou du Saint-Esprit. Certains contextes autorisent plusieurs lectures. Note de l'éditeur], parce que c'est le Saint-Esprit qui est l'auteur et le distributeur de la Grâce, et que c'est dans l'âme qu'elle opère. Elle donne à la nature le nom de chair, parce que c'est surtout dans la chair que les impressions de la nature se font sentir, selon ces paroles de saint Paul : " Je ressens dans mes membres une loi qui s'oppose à celle de mon esprit " (Rm 7, 23). Ainsi Jésus-Christ disait à ses Apôtres : " L'esprit est prompt, mais la chair est faible " (Mt 26, 41). C'est encore dans ce sens qu'il est dit que les enfants de Dieu ne sont point ceux qui sont " nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme, mais qui sont nés de Dieu " (Jn 1, 13).

Il est à propos de remarquer que par le terme de nature on entend assez ordinairement la passion, parce qu'on parle de la nature, non pas comme elle était en sortant des mains de Dieu, car elle était bonne et parfaite, mais comme elle est depuis le péché d'Adam, viciée et corrompue.

Cependant en parlant dans l'exactitude, la nature est distinguée de la passion. La nature est notre corps et notre âme avec ses facultés, l'entendement, la mémoire, et la volonté. La passion est le penchant que notre volonté a pour le mal. Ainsi la nature est bonne en elle-même, et la passion n'a rien de bon.

Mais comme la nature infectée par le péché originel est presque toujours passionnée, on confond la nature avec la passion.

Chapitre III

Que la Grâce est le principe de tous les sentiments

et de toutes les opérations surnaturelles

La Grâce est le principe de toutes les opérations surnaturelles qui se font en nous, comme la nature est le principe des opérations naturelles. Ainsi tout ce qui se fait par le principe et le mouvement de la Grâce est surnaturel et divin, et tout ce qui se fait par le principe et le seul mouvement de la nature est naturel et humain. C'est ce que le Sauveur disait à Nicodème : Quod natum est ex carne caro est, et quod natum est ex spiritu spiritus est (Jn 7, 6). " Tout ce qui est né de la chair est chair, et tout ce qui né de l'esprit est esprit ".

Quand l'homme n'agit que de lui-même et par ses propres forces, toutes ses actions ne sont que des actions humaines et naturelles. Mais quand c'est Dieu qui agit en lui et avec lui par sa Grâce, ses actions deviennent surnaturelles. Ainsi les lumières qui viennent de la Grâce sont surnaturelles, et celles qui viennent de l'esprit humain ne sont que naturelles. La science des Philosophes était naturelle, parce qu'elle venait de la raison humaine, au lieu que la science des Saints était surnaturelle, parce qu'elle venait de la Grâce.

Les connaissances naturelles s'acquièrent par l'étude et le raisonnement, et les connaissances surnaturelles sont celles qui viennent dans nous par l'infusion du Saint-Esprit qui les répand dans nos âmes. C'est de ces lumières surnaturelles dont l'auteur de l'Imitation parle lorsqu'il dit : Quanto aliquis magis unitus et interius simplicatus fuerit, tanto plura et altiora sine labore intelligit, quia desuper lumen intelligentiæ accipit (Imitation I, ch. 3, 14). " Plus un homme est recueilli et simple de cœur, plus il comprendra de choses sans peines, parce qu'il reçoit d’en-haut la lumière de l'intelligence ". Un seul rayon de cette lumière surnaturelle vaut mieux que toutes les sciences profanes. Dieu peut en seul instant et d'une seule vue, d'un seul coup d’œil, nous faire voir plus de vérités que les hommes ne peuvent nous en apprendre pendant des années entières. On l'a vu cent fois, et on le voit encore tous les jours, que des âmes simples et ignorantes dans les sciences du monde sont plus spirituelles et plus éclairées dans la science du salut et dans les voies de Dieu que les plus grands Philosophes.

Les vérités que la Foi nous apprend sont surnaturelles, parce qu'elles sont au-dessus de la raison et de la portée de l'esprit humain, et que c'est Dieu qui nous les a révélées.

Lorsque saint Pierre eut confessé la Divinité de Jésus-Christ, il lui adressa ces paroles : " Vous êtes bienheureux, Simon, parce que ce n'est point la chair ni le sang qui vous l’a révélé, mais mon Père qui est dans les Cieux " (Mt 16, 17).

Les sentiments que la Grâce nous inspire sont surnaturels, et ceux que la nature excite en nous ne sont que naturels. La dévotion qui ne vient que du tempérament ou des efforts de l'imagination n'est qu'une dévotion naturelle, et celle que la Grâce anime est surnaturelle.

La contrition qui n'est excitée que par des motifs humains, comme par honte ou le châtiment et la peine que nous craignons de la part des hommes, n'est qu'une contrition naturelle, qui ne peut point nous disposer prochainement au Sacrement de Pénitence ; il faut que la douleur de nos péchés soit inspirée par les principes de la Grâce, et excitée par les motifs surnaturels que la Foi nous propose.

L'amour du prochain n'est aussi très souvent que naturel ; et c'est quand on ne suit en l'aimant que son inclination, au lieu que l'amour surnaturel consiste à l'aimer en vue de Dieu, par principe de Grâce et de Religion. C'est de cet amour naturel que Jésus-Christ disait : " Si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, et si vous ne faites du bien qu'à ceux qui vous en font, quelle récompense avez-vous droit d'attendre ? Les Païens en font autant " (Lc 6, 32-33).

En effet, il est naturel d'aimer ses amis et de faire du bien à ceux qui nous en font. Mais il est au-dessus de la nature d'aimer ses ennemis et de rendre le bien pour le mal. Cependant si on aime ses amis, et si on a de la reconnaissance pour ses bienfaiteurs, par un motif de Religion et par un mouvement de Grâce, cet amour naturel dans son objet deviendra surnaturel dans son principe, et si on faisait quelquefois du bien à ses ennemis par vanité ou par raison, cette charité apparente ne serait qu'humaine.

Les mêmes actions sont naturelles dans les uns et surnaturelles dans les autres selon la différence du motif et du principe qui les fait agir. Car les actions les plus communes et les plus ordinaires, comme le boire, le manger, et le travail, si elles sont faites par un principe de grâce et en vue de Dieu, elles deviennent surnaturelles et méritoires. " Soit que vous buviez, soit que vous mangiez, soit que vous fassiez quelqu’autre chose, faites tout pour la gloire de Dieu ", dit saint Paul. (1 Co 10, 3).

Les actions les plus saintes en elles-mêmes ne sont qu'humaines quand elles ne partent que d'un sentiment humain. Telle est par exemple l'aumône qui ne se fait que par une compassion naturelle et humaine, une Confession qui ne se fait que par une envie de décharger son cœur, pour communiquer ses peines, pour s'ouvrir à son Confesseur comme à un ami plutôt que comme à un Ministre de Dieu, une Communion faite pour se satisfaire, en se cherchant soi-même plutôt que Dieu, etc.

On voit par là la différence qu'il y a entre les bonnes œuvres naturelles et les bonnes œuvres surnaturelles, entre les vertus purement morales et les vertus Chrétiennes, entre les dons de la Grâce et ceux de la nature, entre les qualités humaines et les qualités divinement infuses ou acquises par le secours Divin.

Chapitre IV

Quelles sont les personnes

qui agissent par un principe surnaturel

On voit des personnes qui ont les plus belles qualités dans le monde, un bon cœur, un bon caractère, un excellent naturel, et qui ont peu de religion, et par conséquent en qui il y a peu de surnaturel, d'autres qui avec peu de talents naturels, quelquefois même avec un caractère et une humeur désagréable, ne laissent pas d'avoir beaucoup de religion, et qui agissent par des motifs et des principes surnaturels. Dieu permet souvent que ses Élus aient des défauts naturels pour les humilier aux yeux des hommes, et les rendre par là plus capables de ces dons surnaturels, qui ne sont jamais si assurés que lorsqu'ils sont cachés au monde sous des dehors vils et méprisables.

Les commençants ont ordinairement beaucoup d'humain et de naturel dans leurs sentiments, quoiqu'ils ne s'en aperçoivent pas, parce que la nature étant encore forte et toute vivante, elle se mêle partout, elle agit en tout ; et si dans la première ferveur, on se porte avec tant d'empressement à tous les exercices de piété, c'est parce que la nature y trouve de quoi se satisfaire ; la nouveauté, la sensibilité, le goût qui l'affecte d'abord animent cette ardeur qui transporte les âmes qui entrent dans la voie de Dieu, mais qui n'est pas tout à fait pure.

J'appelle commençants, non seulement les jeunes personnes, mais toutes celles qui ont vécu comme on vit communément, en suivant les sentiments de la nature, et qui commencent depuis quelque temps à suivre les impressions de la Grâce ; mais quand après bien des efforts et des combats, on a dompté ses passions et qu'on est mort au monde et à soi-même, alors c'est presque toujours la Grâce qui agit. Voilà pourquoi les moindres actions des Saints étaient très agréables à Dieu et très méritoires ; c'est qu'elles partaient presque toujours des principes de la Grâce.

Les personnes qui sont douées d'un bon naturel, qui ont le cœur tendre et affectueux, suivent les affections de l'humanité dans le bien qu'elles font plutôt que l'impression de la Grâce, à moins qu'elles ne prennent soin de s'élever par la Grâce au-dessus du sentiment naturel pour agir par principe de Religion.

Une infinité de Chrétiens lâches et tièdes, en qui la Grâce languit, ne font presque toutes leurs actions que d'une manière humaine et naturelle, sans que la Grâce y ait part.

Pour les mondains et les âmes passionnées, elles agissent presque toujours en vue du monde et par passion. Ainsi leurs bonnes œuvres, loin d'être méritoires, sont plus ou moins mauvaises, selon l'intention et le motif de la passion qui les fait agir, car une intention mauvaise vicie tellement une bonne œuvre qu'elle ôte non seulement son mérite, mais la rend criminelle.

Chapitre V

Des actions et des sentiments

où il entre de la Grâce et de la passion tout à la fois

Il y a des sentiments et des actions où il entre de la Grâce et de la passion tout à la fois. On demande si alors l'action qui part de ces deux principes, dont l'un est bon et l'autre mauvais, est tellement corrompue qu'elle perde sa bonté en entier. À quoi les Théologiens répondent que si la passion domine de telle sorte qu'elle devient la fin principale et le motif essentiel de l'action, ou si cette passion est criminelle qu'elle aille jusqu'au péché mortel, dans ces deux cas il n'est pas douteux que cette bonne action ne soit absolument corrompue et sans aucun mérite. Ainsi les prières, les jeûnes, et les aumônes des Pharisiens étaient sans aucun mérite, parce que leur fin principale et leur motif essentiel étaient de s'attirer l'estime des hommes, ut videantur ab hominibus (Mt 6, 5).

Il en est de même si dans la bonne action que l'on fait on se livre volontairement à un sentiment qui soit mortellement criminel, comme si, en faisant une œuvre de charité, on consentait à une pensée, à un désir impur, ou à quelqu'autre péché mortel quel qu'il soit. Il est certain que ce péché ôte tout le mérite de l'action, parce que le péché mortel nous prive de la Grâce habituelle, sans laquelle on ne peut rien mériter pour le Ciel.

Mais si les mouvements de la nature et de la passion qui se font sentir en nous dans le temps que nous faisons quelque bonne œuvre ne sont qu'accidentels et passagers, de sorte qu'ils n'influent point dans l'intention de l'action et qu'ils n'aillent point jusqu'au péché mortel, alors ils ne corrompent pas tout à fait le bien que nous faisons, mais ils le rendent imparfait et en diminuent le mérite.

Chapitre VI

Qu'il y a des actions qui commencent par la Grâce

et qui finissent par la nature et la passion

On commence souvent à agir par le mouvement de la Grâce et par principe de Religion ; ensuite la nature et même la passion y entrent, s'y mêle, et souvent agit de telle force qu'elle l'emporte bientôt sur le mouvement de la Grâce et qu'elle l'étouffe. Ainsi une bonne action commencée par la Grâce finit par la passion. C'est ce que saint Paul reprochait aux Galates : " Quoi ! ", leur disait-il, " Après avoir commencé par l'esprit, vous finissez par la chair ? " ; cum spiritu cœperitis, nunc carne consummemini ? (Ga 3, 3). Cela arrive tous les jours. Une personne après la prière se met au travail, et elle le commence d'une manière surnaturelle, par principe de Religion ; mais si elle n'est attentive sur elle-même, bientôt elle aura perdu Dieu de vue, et elle n'agira plus que par une vivacité naturelle. Un supérieur commencera à corriger un inférieur par devoir et par Religion, mais après, la colère l'animera. Ce n'est pas assez de bien commencer une action, il faut la continuer et la finir de même.

Rien n'est si commun que de voir dans tous les états des personnes qui, après avoir bien commencé, finissent mal. D'abord on voulait sincèrement se donner à Dieu, on cherchait Dieu avec une intention pure, la Grâce agissait, la Religion nous animait ; mais peu à peu notre intention cesse d'être pure. Au lieu de rechercher Dieu uniquement nous nous recherchons nous-mêmes ; au lieu de ne désirer que de plaire à Dieu nous aimons de plaire aux hommes. La Grâce et la Religion qui nous excitaient se ralentissent à mesure que la nature et la passion se réveillent. À la fin ce n'est plus que la nature et la passion qui agissent, la Grâce et la Religion n'ont plus de part à rien.

C'est ainsi qu'on finit par la chair après avoir commencé par l'esprit, ainsi que ces Galates insensés, qui, après avoir embrassé sincèrement la Foi, étaient ensuite tombés dans le schisme et l'hérésie. C'est à quoi les personnes du sexe sont fort sujettes pour peu qu'elles soient mal dirigées. Comme elles ont le tempérament affectueux et sensible, elles éprouvent communément dans la prière, dans la Communion, et dans les autres exercices de piété une tendresse de dévotion à laquelle elles s'attachent trop et dont elles font trop de cas, la regardant comme l'essentiel, au lieu qu'elle est souvent peu de chose par rapport à elles parce qu'elle vient plus de la nature que de la Grâce. De là il arrive qu'elles recherchent cette sensibilité avec trop d'empressement, et qu'elles sont déconcertées quand elles ne la ressentent point, jusqu'à négliger ou omettre les pratiques de piété. Ou bien elles font des efforts et des contentions pour exciter en elles cette dévotion, qui, par conséquent, n'est qu'humaine, parce qu'elle ne vient que du tempérament.

Dans tout cela c'est la recherche de soi-même et de sa propre satisfaction qui est leur mobile. On veut sentir de la dévotion, et l'on ne pratique la dévotion, on ne parle de la dévotion que pour se satisfaire. Mais on ne s'en tient pas là. Allant de mal en pis, cette sensibilité naturelle dégénère bientôt en pure passion, de sorte que ce n'est qu'hypocrisie, orgueil, vanité, envie de paraître et de se distinguer.

Et si après tout cela l'on vient à tomber dans quelque faute honteuse, on n'en parle pas en confession, et on ne laisse pas de fréquenter les Sacrements. Combien d'abus alors et combien de crimes sous l'apparence de la Religion ! Cependant, cette dévotion était peut-être d'abord sincère et surnaturelle ; mais en dégénérant elle est bientôt devenue humaine, ensuite passionnée et criminelle.

La nature aime ce qui est humain, la Grâce ce qui est surnaturel et divin. Les personnes en qui il y a encore beaucoup d'humain se plaisent dans ce qui est humain ; elles cherchent les Livres et les Sermons où elles trouvent une éloquence humaine, ou des maximes qui flattent la nature ; elles s'adressent à des Confesseurs dont la morale est conforme à leur façon de penser toute humaine ; elles aiment la compagnie de ceux dont les sentiments sont humains, qui ne s'entretiennent que de choses mondaines.

Mais par une raison contraire les personnes qui se sont élevées au-dessus des sentiments de la nature pour ne vivre et n'agir que selon la Grâce font peu de cas de tout ce qui se ressent de l'humain, et elles ne s'attachent qu'au surnaturel. Les Livres qu'elles goûtent le plus sont l'Écriture sainte, l'Imitation de Jésus-Christ, et tous les ouvrages des Saints.

Saint Jérôme et saint Augustin n'aimaient pas d'abord le langage simple de l'Écriture ; et ils se sentaient, au contraire, beaucoup d'attrait à lire Cicéron et les Auteurs profanes. Saint Jérôme raconte lui-même le terrible reproche que Dieu lui en fit en le citant à son Tribunal, où on lui dit qu'il était Cicéronien et non pas Chrétien.

Mais à mesure que les Saints avançaient dans la perfection, ce goût de l'éloquence profane diminuait, de sorte qu'à la fin les divines Écritures devinrent leurs délices. Dans les commencements le surnaturel choque et révolte la nature ; mais à mesure que la nature diminue et que les affections humaines se retranchent, on perd le goût, l'estime, et l'attache aux choses naturelles et humaines. À mesure que la Grâce augmente on acquiert du goût, de l'ardeur, et de l'affection pour les choses surnaturelles et divines. C'est ce que saint Paul veut nous faire entendre lorsqu'il nous dit que nous devons quitter le vieil homme et nous revêtir de l'homme nouveau (Ep 4, 22 ; 24), et que l'homme nouveau se fortifie à proportion que le vieil homme se détruit.

Et comme les imparfaits recherchent l'amitié de leurs semblables, les âmes parfaites aiment de voir et d'entendre des personnes qui pensent comme elles et qui ne parlent que de Dieu. C'est un supplice pour elles que de se trouver dans la conversation des mondains, qui ne s'entretiennent que des vanités du siècle ; elles ne peuvent comprendre que l'on puisse s'occuper de si peu de chose avec tant d'empressement. Cependant, la charité fait qu'on les supporte avec compassion. Tous les Saints qui ont vécu dans le même temps avaient lié entre eux une étroite amitié par le principe que je viens d'établir, que la Grâce aime la Grâce. L'esprit de Dieu était en eux distinguait facilement le même esprit qui était dans les autres Saints. Une seule entrevue les unissait inséparablement. Quelle étroite amitié entre saint Paul et saint Antoine, pour une seule fois qu'ils se virent !

Sainte Thérèse [d'Avila] avait communiqué son état intérieur à plusieurs savants personnages, qui ne savaient ce qu'ils en devaient penser ; plusieurs condamnaient ses sentiments. Mais à peine saint Pierre d'Alcantara l'eût entendue qu'il décida sans aucun doute que c'était l'esprit de Dieu qui la conduisait, et qu'elle devait sans rien craindre en suivre les inspirations. Saint François de Sales disait en parlant de saint Vincent de Paul, qu'il était le plus saint prêtre qu'il ait connu.

Chapitre VII

La Grâce étant le principe surnaturel de nos bonnes œuvres ;

elle l'est aussi de nos mérites ;

et comme l'on ne peut rien faire de surnaturel sans la Grâce,

de même aussi ne peut-on rien sans elle mériter de surnaturel

Comme tous les sentiments que l'on peut avoir et toutes les bonnes œuvres que l'on peut faire en suivant les affections de la nature ne sont qu'humains et naturels, ils ne peuvent avoir qu'un mérite humain et naturel. Ils ne peuvent mériter que pour ce monde, et rien pour l'autre. Tout le mérite et la récompense des bonnes œuvres humaines et des vertus purement morales se bornent aux avantages de la vie présente. C'est ainsi que saint Augustin remarque que Dieu a accordé aux Romains l'Empire du monde pour les récompenser de leurs vertus naturelles. Car les Romains étaient sobres, laborieux, justes, équitables, et fidèles. Et la même chose arrive encore à bien des Chrétiens, qui, n'ayant que des vertus humaines et faisant de bonnes œuvres plutôt par inclination et compassion naturelle qu'en vue de Dieu, reçoivent de sa libéralité des prospérités temporelles. Mais aussi c'est là tout ce qu'ils ont à espérer.

On peut dire d'eux ce que le Sauveur disait des Pharisiens : " Ils ont reçu leur récompense dans ce monde ; ils n'en ont point à attendre dans l'autre " (Mt 6, 5). Les biens célestes étant d'un ordre et d'un mérite bien supérieurs à la nature, ils ne peuvent s'acquérir que par le moyen de la Grâce et non par la force de la nature. Quoi que puisse faire l'homme de lui-même sans la Grâce, il ne peut rien mériter pour le Ciel, quand il ferait les actions les plus héroïques : toutes ces actions n'ont aucune proportion avec la vie éternelle.

C'est la Grâce seule qui, élevant l'homme au-dessus de lui-même et de la nature, lui inspire une force toute divine pour agir d'une manière surnaturelle, qui rend ses actions agréables à Dieu et dignes du Ciel. Ce n'est donc que par la Grâce que l'on peut mériter la Gloire. La Grâce est donnée dans ce monde, et la Gloire dans l'autre. La Grâce est pour le temps, et la Gloire pour l'éternité. La Grâce est le principe du mérite, et la Gloire en est la récompense. La Grâce est distribuée sur la terre, et la Gloire est donnée dans le Ciel. Car les Saints qui y sont n'ont plus de Grâce pour augmenter leurs mérites ; ils demeureront pendant toute l'éternité dans le degré de Grâce et de mérite où ils se sont trouvés au moment de leur mort. Ces vérités doivent nous conduire à des conséquences capables de régler nos sentiments et de diriger nos actions. Il faut donc les présenter.

Puisque la Grâce est le principe de toutes nos bonnes œuvres et de tous nos mérites, nous ne devons nous glorifier de rien, mais attribuer tout à la Grâce. Tout vient d'elle ; il faut donc tout lui rapporter. " Qu'avez-vous ", dit l'Apôtre, " que vous n'ayez reçu ? Et si vous l'avez reçu, pourquoi vous en glorifier comme si vous ne l'aviez pas reçu ? " (1 Co 4, 7). Gratia Dei sum id quod sum (1 Co 16, 10) ; " c'est par la Grâce de Dieu que je suis ce que je suis ". Sans elle je ne serais rien ; sans elle je n'aurais aucun mérite. C'est par la Grâce de Dieu que je ne suis pas ce que je ne suis pas. C'est par la Grâce que je suis pas tombé dans de plus grands désordres, car, étant aussi faible et aussi porté au mal que je le suis, il n'y a point d'illusions, point d'égarements, point de crimes si énormes que je n'eusse commis si votre Grâce, ô mon Dieu, ne m'en eût préservé ! C'est donc encore une fois à votre Grâce que je suis redevable de ce que je suis et de tout ce que je ne suis pas. Je rapporterai donc désormais fidèlement tout à votre Grâce, et " je ne glorifierai que dans mes faiblesses et mes infirmités " : Pro me autem nihil gloriabor nisi in infirmitatibus meis (2 Co 12, 5), " afin que la Grâce habite toujours en moi " : Ut inhabitet in me virtus Christi (2 Co 12, 9).

Chapitre VIII

De l'excellence de la Grâce

Il est aisé de conclure par le peu qu'on vient de dire combien la Grâce est précieuse et estimable, soit qu'on la considère dans son principe, dans ses effets, et dans sa fin.

1° Dans son principe, l'auteur de la Grâce, c'est Dieu même. Car " tout don excellent vient d'en-haut ", dit saint Jacques, " et descend du Père des lumières " (Jc 1, 17). C'est Jésus-Christ qui est la source et la cause de la Grâce ; c'est lui qui nous l'a méritée par sa Mort et sa Passion. Toutes les Grâces viennent des mérites infinis de Jésus-Christ. Il n'y a point de Grâce qui ne soit le prix du sang de Jésus-Christ. C'est le Saint-Esprit qui en est le dispensateur ; c'est lui qui " les distribue à chacun comme il lui plaît " (1 Co 12, 11) ; c'est lui qui opère dans les âmes les merveilles et les prodiges de la Grâce. La Grâce a donc pour principe les trois Personnes de la Sainte Trinité, qui concourent également à nous les communiquer.

2° Dans ses effets, elle éclaire l'entendement de l'homme ; elle touche son cœur et anime sa volonté ; elle le sanctifie ; elle le fait enfant de Dieu, frère de Jésus-Christ, cohéritier du Royaume du Ciel. " Voyez quelle charité Dieu a eue pour vous ", s'écriait saint Jean, " de vouloir que nous soyons appelés, et que nous soyons en effet, les enfants de Dieu ". Elle nous élève jusqu'à la Divinité, puisque, selon l'expression de saint Pierre, elle nous fait " participant de la nature de Dieu ", divinæ consortes naturæ (1 P 1, 4).

3° Dans sa fin, elle conduit l'homme à la vie éternelle. Car la Grâce nous est donnée pour cela, pour mériter la vie éternelle. Tous les autres avantages temporels, les biens, les richesses, les honneurs, et les plaisirs, finissent avec la vie. Mais la Grâce subsiste éternellement. Tout nous quitte à la mort, nos parents, nos amis, nos talents. Mais la Grâce nous suit et nous accompagne après la mort ; elle nous fait passer d'une mort momentanée à la vie éternelle. C'est pour cela que la Grâce est appelée dans l'Évangile, Vie éternelle : Hæc est autem vita æterna (Jn 17, 3). La Grâce est sans contredit le plus précieux de tous les dons de Dieu. Tous les dons de la nature, les talents, l'esprit le plus supérieur, la science la plus universelle, l'éloquence la plus sublime, la beauté la plus rare, la force la plus surprenante, ne sont rien au prix de la Grâce, et ne peuvent rien devant Dieu sans la Grâce. Elle est autant au-dessus de tous les biens du monde que le Ciel est élevé au-dessus de la terre (L'Imitation de Jésus-Christ).

On peut dire de la Grâce ce que le Saint-Esprit disait de la sagesse : " Elle est préférable à tous les Royaumes et à tous les Empires " (Sg 7, 8). Toutes les richesses ne sont rien en comparaison, toutes les pierres précieuses, tous les trésors, tout l'or du monde, n'est que de la boue, si on les met en parallèle avec la Grâce. En un mot, la moindre Grâce vaut mieux que l'Univers entier. Aussi Dieu fait bien voir l'immense différence qu'il met entre les biens de la Grâce et ceux du monde par le partage qu'il en fait. Il accorde les biens du monde aux bons et aux méchants, aux justes et aux pécheurs. Mais les biens de la Grâce, il les donne surtout à ses amis et à ses élus.

On a vu les hommes les plus atroces, un Néron, un Julien l'Apostat, et tant d'autres, élevés aux plus hautes dignités, et posséder l'Empire du monde. On a vu, au contraire, les âmes les plus chéries de Dieu, les plus favorisées de sa Grâce, comme la Sainte Vierge, saint Jean-Baptiste, les Apôtres, et la plupart des autres Saints, et Jésus-Christ lui-même, être totalement dépourvus des biens de ce monde, réduits à la dernière pauvreté, être l'objet du mépris du monde. Dieu laisse souvent, quoique toujours dans les vues de sa Providence, la distribution des biens temporels au caprice et à la volonté des hommes. Mais pour les biens de la Grâce, c'est lui qui les donne par lui-même.

Les hommes sont donc bien aveugles de faire tant de cas des biens du monde, qui ne sont au jugement de Dieu que de la boue et de la poussière, et de faire si peu d'état des biens spirituels de la Grâce.

Les hommes sont donc bien insensés de rechercher avec tant d'avidité les biens de la fortune, et d'avoir si peu d'empressement pour obtenir la Grâce, si peu de soin pour la conserver. Pour un peu d'argent, pour un poste, pour un établissement, on s'inquiète, on s'agite, on se tourmente, on se donne mille peines. Mais pour la Grâce on ne fait pas un pas pour l'obtenir. Et lorsqu'il est question de la recouvrer par la pénitence, lorsqu'on l'a perdue par le péché, tout ce qu'il faut faire alors paraît trop difficile. On a un soin extrême de la conservation des biens temporels, et on travaille sans cesse à les augmenter. Mais pour la Grâce de Dieu on la sacrifie pour le plus petit intérêt du monde ; on est disposé à la perdre et à commettre un péché mortel, souvent pour un respect humain, pour une vaine satisfaction, pour un plaisir d'un moment, pour une infâme passion.

Pour moi, mon Dieu, je ne vous demande point les biens temporels de ce monde, mais les richesses spirituelles de votre Grâce. Je renonce volontiers aux biens, aux honneurs, et aux plaisirs de ce siècle, pourvu que vous m'accordiez votre Grâce en ce monde et votre Gloire dans l'autre. Oui, mon Dieu ! tout ce que je désire et tout ce que je vous demande, - Unam petii a Domino (Ps 26, 4), - c'est que votre Grâce me suive et m'accompagne partout : - Et misericordia tua subsequetur me omnibus diebus vitæ meæ (Ps 22, 6) -, qu'elle m'aide et me fortifie dans toutes mes démarches, dans toutes mes actions, tous les jours et tous les moments de ma vie jusqu'au dernier soupir, et qu'après ma mort j'ai le bonheur d'habiter dans vos Tabernacles éternels, - Ut inhabitem in domo Domini in longitudinem dierum (Ps 26, 4). C'est là que je verrai toute la splendeur de votre Gloire, en comparaison de laquelle tout le brillant et l'éclat des grandeurs et des prospérités mondaines ne sont que d'épaisses ténèbres. C'est là qu'au lieu des biens fragiles et périssables que je puis posséder ici-bas je jouirai des biens réels, que je trouverai dans la possession d'un Dieu infini et éternel. Je goûterai des délices ineffables qui ne dédommageront des plaisirs frivoles et des vaines joies de ce monde, auxquelles je renonce à présent en vue des joies célestes que Dieu réserve à ceux qui méprisent la terre par l'espérance du Ciel : Ut videam voluptatem Domini et visitem templum ejus (Ps 26, 4).

Chapitre IX

De la reconnaissance que nous devons avoir

pour les Grâces que Dieu nous fait

Puisque la Grâce est un don si excellent, un bien si précieux, une faveur si signalée, quelle ne devrait pas être notre reconnaissance pour toutes les Grâces que Dieu nous a faites ! Quand on reçoit du Ciel une faveur temporelle on en est sensiblement touché. Si on a remporté une victoire sur les ennemis de l'État on fait chanter le Te Deum. Si on a gagné un procès [Jean-Martin Moye a dû apprendre dans son enfance que son grand-père Jacques Moye était très procédurier ; à sa mort Jean Moye, père de Jean-Martin, renonça à un procès en cours, dans l'intérêt de ses frères et sœurs mineurs. Note de l'éditeur], si on est parvenu à un poste, si on a fait sa fortune, si on a réussi dans une affaire, si on a recouvré sa santé : dans toutes ces rencontres on vient témoigner à Dieu sa reconnaissance ; on vient lui rendre ses actions de grâces. Cela est juste. Mais pourquoi est-on si insensible pour les bienfaits spirituels de la Grâce, qui sont incomparablement plus estimables ? Dieu nous accorde tous les jours tant de faveurs dans le sein de son Église, qui est le Centre de toutes ses Grâces, tant d'instructions, tant de lumières, tant de Sacrements : quand nous emploierions toute notre vie à remercier Dieu pour une seule Communion, notre reconnaissance serait encore au-dessous d'un si grand bienfait. Et cependant à peine passe-t-on un quart d'heure ou une demi-heure en action de grâce aux pieds des Autels ; et au lieu de s'entretenir le reste du jour avec Dieu on l'oublie presque aussitôt après l'avoir reçu pour ne s'occuper que des affaires du monde, auxquelles on se livre tout entier. Il en est de même de toutes autres faveurs spirituelles. On en est peu touché ou point du tout. Encore une fois, d'où vient cette insensibilité ? C'est, dit-on, que les choses sensibles et extérieures frappent plus ; c'est qu'on a peu de foi et de religion, car si on avait une foi vive comme on le devrait, on serait bien plus sensible pour les Grâces spirituelles que l'on a reçues de Dieu que pour les bienfaits temporels ; la moindre de toutes les Grâces du salut nous toucherait plus et exciterait plus notre reconnaissance que toutes les prospérités du Ciel.

ACTE DE REMERCIEMENT

Je vous rends grâces, Seigneur, de tous les bienfaits que vous m'avez accordés. Je reconnais que je tiens tout de vous pour le spirituel et le temporel, mais spécialement de tous vos bienfaits spirituels, de toutes les Grâces que vous m'avez accordées jusqu'ici depuis mon Baptême, et de toutes les inspirations que vous m'avez données, de tous les Sacrements que j'ai reçus, et d'une infinité d'autres Grâces qui me sont inconnues. Je vous demande pardon de l'abus que j'en ai fait, et je veux désormais en faire un meilleur usage. Je vous remercie aussi des Grâces que vous avez faites à votre Eglise et de celles que vous lui préparez pour l'avenir.

Chapitre X

De la nécessité de la Grâce ;

ce que peut l'homme sans la Grâce

La Grâce est si nécessaire à l'homme qu'il ne peut rien de son naturel sans elle. L'homme peut bien agir naturellement sans la Grâce ; il peut en suivant les lumières de sa raison avoir quelque connaissance de Dieu comme les Philosophes l'ont connu ; il peut aussi connaître de plusieurs autres vérités de la loi naturelle ; il peut faire de bonnes œuvres par le sentiment d'une bonté et d'une compassion humaine, comme les Païens et les Hérétiques en font. Voilà tout ce peut faire l'homme sans la Grâce, par les lumières de la seule raison et par les forces de la nature, car cette nature qui avait été créée dans l'innocence, étant tombée dans Adam et s'étant corrompue et affaiblie par le péché, elle a perdu les lumières qu'elle avait pour connaître le bien et la puissance de le faire, de sorte qu'il ne lui est resté qu'un peu de vigueur, qui est comme une étincelle cachée sous la cendre ; et cette étincelle, c'est la raison enveloppée de ténèbres, qui conserve encore le discernement du bien et du mal, du faux et du vrai (Imitation III, ch.55, 6), quoiqu'elle soit dans l'impuissance d'exécuter ce qu'elle approuve.

C'est avec ce peu de force et de lumière qui est resté à la nature après sa chute qu'elle peut encore connaître quelques vérités, faire quelques bonnes œuvres, et éviter quelques péchés, mais tout cela d'une manière humaine et naturelle, tout cela par des motifs humains et des sentiments naturels, et tout ce peu de bien que peut faire la nature n'étant qu'un bien humain, il n'a qu'un mérite humain.

Mais l'homme sans la Grâce ne peut rien de surnaturel, rien dans l'ordre du salut, rien qui soit digne de Dieu et méritoire de la vie éternelle, parce que tout ce qui est dans l'ordre du salut est infiniment au-dessus de la portée de la nature affaiblie et corrompue par le péché. Il faut donc que cette nature, ainsi tombée par le péché, soit relevée par la Grâce, soit aidée, fortifiée de la Grâce, pour pouvoir agir d'une manière surnaturelle, comme une personne malade qui ne peut marcher à moins qu'on ne la soutienne. Ainsi la Grâce est nécessaire pour connaître, pour croire et pour pratiquer les vérités de la Religion, nécessaire pour éviter le mal et faire le bien, nécessaire pour surmonter la tentation qui nous porte au péché, pour vaincre les difficultés qui se trouvent dans la pratique de la vertu. Elle est nécessaire pour penser efficacement à une bonne œuvre, pour s'y déterminer, pour la commencer, la continuer, et la finir. " Celui qui a commencé l'ouvrage de votre sanctification le perfectionnera et l'achèvera ", dit saint Paul (Ph 1, 6). " Sans moi ", dit Jésus-Christ, " vous ne pouvez rien faire " (Jn 15, 5). Sur quoi saint Augustin fait cette remarque, que Jésus-Christ n'a pas dit, " Sans moi vous ne pouvez faire beaucoup ", mais " sans moi vous ne pouvez rien faire du tout ", de sorte que sans Jésus-Christ nous ne pouvons ni peu ni beaucoup. Sans la Grâce on ne peut avoir aucun bon sentiment, aucun bon désir, aucune bonne pensée ; on ne peut prononcer aucune parole qui puisse plaire à Dieu. Nous ne sommes pas capables de penser à rien de bien de nous-mêmes, et notre puissance vient de Dieu : Sufficientia nostra ex Deo est (2 Co 3, 5). Personne ne peut dire, " Seigneur Jésus ", avec piété que par un mouvement du Saint-Esprit : Nemo potest dicere Dominus Jesus nisi in Spiritu Sancto (1 Co 12, 3). Dieu donne la volonté et le pouvoir : Deus operatur velle et perficere (Ph 2, 13).

Humble aveu de la nécessité de la Grâce

Je reconnais, Seigneur, le besoin extrême et continuel que j'ai de votre Grâce. Je reconnais que je ne suis rien et que je ne puis rien par rapport au salut sans votre Grâce. Non, mon Dieu ! sans votre Grâce je ne suis qu'un bois sec et un tronc aride : Aridum lignum et stirps inutilis (Imitation). Sans votre Grâce je ne puis éviter le mal ni faire le bien. Sans votre Grâce je ne puis faire aucune bonne œuvre ; je ne puis avoir aucun bon désir ni aucune bonne pensée, ni prononcer une seule parole avec piété ; je ne puis vous aimer, ni vous plaire, ni vous servir ; je ne puis rien faire qui soit digne de vous, rien qui puisse mériter le Ciel. Si je suis pécheur je ne puis me convertir sans votre Grâce ; et si je suis juste je ne puis persévérer dans la justice sans cette même Grâce. Telle est, mon Dieu, ma faiblesse et ma misère. Je la reconnais de tout mon cœur ; je vous en fais un humble aveu ; je m'humilie et m'anéantis dans cette vue ; je me plairai désormais dans mon néant, puisque ma faiblesse et mon insuffisance feront éclater davantage la force et l'efficacité de votre Grâce.

Oui, mon Dieu ! je me réjouirai de voir que je ne puis rien sans votre Grâce, que je dois tout à votre Grâce. Car vous êtes le témoin de mon cœur ; vous savez combien de fois et avec quelle consolation je me rappelle ces paroles : Nisi Dominus ædificaverit domum... Nisi Dominus custodierit civitatem... (Ps 126, 1) ; " Si Dieu ne bâtit lui-même une maison, c'est en vain qu'on travaille à sa construction, et s'il ne garde une ville, c'est inutilement qu'on veille pour la défendre ". C'est-à-dire qu'il ne se fait rien de bien si la Grâce ne le fait, et qu'aucun bien ne se soutient si la Grâce ne le conserve.

Oraison de l'Église

Que votre Grâce me prévienne et m'accompagne toujours, et qu'elle me porte continuellement à la pratique de toutes sortes de bonnes œuvres, par Jésus-Christ. Ainsi-soit-il.

Chapitre XI

Que l'homme ne peut mériter la Grâce

Non seulement l'homme ne peut mériter le Ciel sans la Grâce ni faire aucun bien sans la Grâce, mais il ne peut mériter la Grâce sans la Grâce, ni rien faire pour se rendre digne de la recevoir, parce que la Grâce est gratuite. Or, si l'homme pouvait la mériter par ses œuvres elle ne serait pas gratuite, et par conséquent ce ne serait plus une Grâce, ce serait une justice. C'est saint Paul qui raisonne de la sorte (Rm 11, 6). Ainsi toutes les bonnes œuvres que l'on peut faire de soi-même avant que d'avoir la Grâce ne peuvent la mériter, parce que toutes les bonnes œuvres humaines n'ont aucune proportion avec la Grâce, qui est un bien d'ordre supérieur à tous les mérites humains. Ainsi un infidèle, un hérétique, un pécheur ne peut se convertir de lui-même ; il faut que la Grâce commence sa conversion ; il faut que Dieu lui en inspire la volonté, et qu'il lui donne la force de l'exécuter. "

Personne ne peut venir à moi ", dit le Sauveur, " à moins que mon Père ne l'attire " par sa Grâce : Nemo potest venire ad me nisi Pater qui misit me traxerit eum (Jn 6, 65). La brebis égarée ne serait pas revenue au bercail si la Pasteur charitable ne l'eût cherchée le premier et ne l'y eût rapportée sur ses épaules. Cela n'empêche pas que le pécheur à qui Dieu a inspiré le désir de se convertir ne doive faire tout ce qu'il peut pour avancer l'ouvrage de sa conversion et pour en ôter les obstacles. Il doit quitter son péché, en éviter les occasions, renoncer à ses mauvaises habitudes, mortifier ses passions, et embrasser les rigueurs de la pénitence. Un pécheur, tout pécheur qu'il est, doit faire tout cela, mais il ne le peut pas de lui-même. Ce n'est qu'avec le secours de la Grâce que Dieu lui donne pour cela. Car Dieu donne à un pécheur des Grâces actuelles pour le disposer à la Grâce habituelle. Aussi un pécheur qui pense à retourner à Dieu ne doit attendre sa conversion que de la Grâce ; et il doit la demander sans cesse, cette Grâce, ou plutôt cette multitude de Grâces qui lui sont nécessaires pour une vraie et sincère conversion : la grâce de connaître ses péchés, de les détester avec une douleur intérieure, universelle, souveraine, surnaturelle, et efficace, la grâce de se confesser sincèrement.

Accordez, ô mon Dieu ! toutes ces Grâces aux pécheurs, et à moi-même si j'avais le malheur d'être en état de péché mortel.

Cette conviction de notre faiblesse et de notre impuissance à tout bien doit nous humilier et nous inspirer une sainte défiance de nous-mêmes, en sorte que dans toutes nos résolutions nous ne comptions jamais sur nos propres forces, mais que nous nous appuyions uniquement sur le secours de la Grâce.

Elle doit nous engager en même temps à recourir sans cesse à la Grâce, à la demander à chaque instant avec ardeur, parce que nous en avons un besoin continuel, et c'est sur la nécessité de la Grâce qu'est fondée la nécessité de la prière. Aussi Jésus-Christ nous dit dans l'Évangile que nous devons " prier continuellement " ; oportet semper orare (Lc 18, 1). Et saint Paul nous avertit de prier sans cesse. Pourquoi ? Parce que, ne pouvant rien sans la Grâce, nous avons toujours besoin de la Grâce, et par conséquent nous devons toujours la demander, la solliciter par la prière. Nous devrions toujours avoir dans la bouche ces paroles : " Seigneur, aidez-moi, venez à mon secours " ; Deus, in adjutorium meum intende (Ps 69, 1).

Chapitre XII

De l'efficacité de la Grâce

L'homme ne peut rien sans la Grâce, il est vrai ; mais il peut tout avec la Grâce. L'homme abandonné à lui-même n'est que faiblesse et misère, mais aidé et fortifié du secours de la Grâce il a une force et un courage qui le rendent capable de tout entreprendre et de tout exécuter : " Je puis tout en celui qui me fortifie ", disait saint Paul (Ph 4, 13).

En effet, avec la Grâce il n'y a rien de si difficile qu'on ne puisse faire, rien de si pénible qu'on ne puisse souffrir. Avec la Grâce on peut vaincre tous les ennemis du salut, résister à tous les efforts du démon, se préserver de la contagion du monde, vaincre toutes les tentations. Quand l'Apôtre, étant attaqué d'une violente tentation, s'adressa à Dieu pour en être délivré, il n'en reçut point d'autre réponse que celle-ci : " Paul, ma Grâce vous suffit ! " ; Sufficit tibi Gratia mea (2 Co 12, 9).

Pour se bien convaincre de la force et de l'efficacité de la Grâce il n'y a qu'à se rappeler tant de prodiges et les merveilles qu'elle a opérés dans tous les temps : la conversion de saint Paul, de sainte Madeleine, de saint Augustin, les conversions éclatantes de tant d'Infidèles qui ont embrassé la Foi, de tant d'Hérétiques qui sont rentrés dans le sein de l'Église, celles de tant d'autres pécheurs qui sont devenus aussi fameux par l'éclat de leur pénitence qu'ils l'avaient été par l'excès de leurs désordres.

Non, il n'est point d'âme si aveugle que la Grâce ne puisse éclairer, point de cœur si dur qu'elle ne puisse toucher, point de volonté si rebelle qu'elle ne puisse changer. Avec la Grâce on peut observer tous les commandements de Dieu et de son Église, pratiquer les conseils Évangéliques et les maximes de la plus sublime perfection, le renoncement à soi-même, la mortification de ses passions.

On peut corriger tous les vices et acquérir toutes les vertus Chrétiennes, la pauvreté, la douceur, la patience, et l'humilité. On peut avec la Grâce pratiquer les pénitences les plus rudes et mener la vie la plus austère, car les Saints ont fait tout cela. On n'a qu'à lire leurs Vies : en faisant tout cela ils s'estimaient heureux ; le joug du Seigneur leur paraissait doux parce que la Grâce le leur rendait aimable. Il n'y a donc rien de si difficile qu'on ne puisse faire avec le secours de la Grâce : elle nous rend la pratique du bien, non seulement possible, mais quelquefois même douce et facile. Avec la Grâce on peut tout souffrir. On a vu des Martyrs de tout âge, de tout sexe, quelquefois même des enfants, souffrir les tourments les plus cruels, des tourments bien au-dessus des forces de la nature, non seulement avec un courage invincible, mais avec joie. Les Païens eux-mêmes en étaient surpris et ravis d'admiration.

Or, d'où pouvait venir ce courage, cette force, cette joie même dont ces Martyrs étaient animés au milieu de supplices insupportables ? Elle ne leur venait que de la Grâce.

Saint Paul nous dit lui-même qu'au milieu des afflictions et des persécutions dont il était environné il était comblé de joie : Superabundo gaudio (2 Co 7, 4).

On peut donc tout faire et tout souffrir avec la Grâce. Quel sujet de consolation pour une âme qui met toute sa confiance dans la Grâce ! La vue de notre misère et de notre faiblesse doit bien confondre notre orgueil et nous inspirer une sainte défiance de nous-même ; mais la vue de l'efficacité de la Grâce doit ranimer notre espérance. Les personnes présomptueuses doivent souvent penser à leur faiblesse et à la nécessité de la Grâce pour s'humilier. Les personnes pusillanimes doivent souvent penser à la force et à l'efficacité de la Grâce pour s'encourager. Dieu disait à Isaac :  " Ne craignez point, je suis avec vous " (Gn 26, 24). Lorsque Jérémie voulut s'excuser sur sa faiblesse pour se dispenser de prêcher la parole et d'aller annoncer aux Juifs les malheurs dont Dieu les menaçait, et qu'il représentait combien il était incapable d'une si grande fonction en lui disant, " Hélas, mon Dieu ! je ne sais point parler, je ne suis qu'un enfant ", le Seigneur lui répondit : " Ne dîtes pas, Je suis un enfant, car vous irez partout où je vous enverrai, et vous leur direz tout ce que je vous ordonnerai de leur dire ; ne craignez point de paraître devant eux, parce que je suis avec vous... Je vous établis aujourd'hui comme une Ville forte, comme une colonne de fer, comme un mur d'airain sur toute la terre. À l'égard des Rois de Juda, des Princes, et des Prêtres, et de tous les Peuples : ils combattront contre vous, mais ils n'auront pas l'avantage sur vous, parce que je suis avec vous pour vous délivrer de tous leurs efforts " (Jr 1, 6-8 ;18-19).

En effet, si Dieu est avec nous, s'il nous accompagne, et s'il nous fortifie par sa Grâce, qu'avons-nous à craindre de la part des hommes ? Si Deus pro nobis, quis contra nos ? (Rm 8, 31). Plus l'homme se confie en lui-même, plus Dieu l'abandonne à lui-même ; étant ainsi abandonné de Dieu il n'est capable de rien. Mais plus l'homme se défie de lui-même et se confie à la Grâce, plus Dieu l'aide et le fortifie ; alors il est capable de tout. On ne s'appuie pas assez sur la Grâce et on s'appuie trop sur soi-même. On doit cependant tout attendre de la Grâce, les moyens et les succès, car si Dieu ne met la main à l'œuvre, si la Providence ne nous aide à en bien user, tous nos projets et nos desseins s'évanouiront sans fruit. Nisi Dominus ædificaverit etc. (Ps 126, 1).

Ainsi, quand on prend quelque résolution on ne doit jamais manquer de demander à Dieu la Grâce de les confirmer, car si Dieu ne les soutient par sa Grâce elles demeureront sans effet. Et nous en faisons tous les jours l'expérience, quand, après avoir formé de beaux projets, pris de spécieuses résolutions, nous nous promettons de les exécuter et nous répondons témérairement du succès. C'est alors que nous faisons moins que jamais, parce qu'il y a dans ces résolutions une secrète présomption, un orgueil caché, au lieu que si, après avoir reconnu nos devoirs, nous sentons notre faiblesse, et que, n'osant compter sur nous-mêmes, nous recourons à Dieu, mettant toute notre confiance en lui, alors la Providence dispose tellement des choses que tout va bien, et même au-delà de notre espérance. Aussi les Saints ont toujours beaucoup plus compté sur le secours de la Grâce que sur leur bonne volonté.

ACTE DE CONFIANCE EN LA GRÂCE

Je ne puis rien de moi-même, Seigneur. Je l'avoue et je ne puis assez le reconnaître. Mais j'espère tout avec le secours de la Grâce. Oui, mon Dieu éclairé, touché, animé, et fortifié de votre Grâce, il n'y a rien de si difficile que je ne puisse faire ; il n'y a point d'ennemis que je ne puisse vaincre, point de tentation que je ne puisse surmonter, point de peines et de travaux que je ne puisse supporter. Quelque malheur il me puisse arriver, je ne craindrai point tant que votre Grâce sera avec moi : Non timebo mala quoniam tu mecum es (Ps 22, 4). C'est elle qui sera toute ma ressource et mon espérance. Oui, mon Dieu votre Grâce sera ma lumière, mon conseil, mon appui, ma force, ma consolation ; elle m'éclairera dans mes ténèbres, elle me fortifiera dans mes faiblesses, elle me protègera contre les efforts de mes ennemis, elle me soutiendra dans les tentations, elle me consolera dans mes afflictions, elle me conduira dans toutes mes démarches, elle m'aidera en tout temps, en tout lieu, en toute occasion. Je mettrai donc uniquement ma confiance et mon espérance dans le secours de la Grâce. In te Domine speravi, non confundar in æternum (Ps 30, 2).

PRIÈRE POUR DEMANDER LA GRÂCE

Seigneur, mon Dieu, vous m'avez créé à votre image, accordez-moi cette Grâce dont vous venez de me faire voir l'excellence, la nécessité, et l'efficacité. Surmontez l'extrême corruption de la nature, qui m'entraîne au péché et à la perdition, car je sens dans ma chair la loi du péché, qui s'oppose à la loi de mon esprit, qui me captive, et qui m'excite à la sensualité dans beaucoup de choses, sans que je puisse résister à ces passions si votre Grâce ne m'attire en répandant ses ardeurs sur mon âme. J'ai besoin d'une Grâce, et d'une grande Grâce, pour vaincre la nature, qui est toujours portée vers le mal.

Oh ! que votre Grâce m'est nécessaire pour commencer le bien, le continuer, et le finir ! Ô Grâce céleste, sans laquelle il n'y a point de mérite, et sans laquelle tous les dons de la nature doivent être comptés pour rien !

Ô bienheureuse Grâce qui enrichissez les pauvres d'esprit, venez, descendez en moi. Remplissez-moi de vos consolations ; fortifiez mon âme, de peur qu'elle ne tombe en défaillance. Je vous demande, Seigneur, avec instance de trouver grâce devant vous, car votre Grâce me suffit, quand je n'obtiendrais rien de ce que la nature désire.

 

Chapitre XIII

Division de la Grâce

Comme Dieu a dans les trésors de sa miséricorde infinie des Grâces de toutes espèces, les Auteurs catholiques distinguent différentes sortes de Grâces.

1° La Grâce de Créateur et de Rédempteur. La Grâce de Créateur vient de Dieu comme Créateur, et la Grâce de Rédemption vient de Jésus-Christ comme Rédempteur. La Grâce de Créateur est celle qui avait été donnée à Adam dès le moment de son existence, car il sortit parfait des mains de son Créateur ; mais il perdit cette Grâce par le péché. Et depuis la chute toutes les Grâces qui lui ont été données et à tous les hommes sont des Grâces de Rédemption, de sorte qu'il est de Foi que personne, ni avant ni après l'Incarnation, ne peut être sauvé que par la Grâce de Jésus-Christ Rédempteur.

2° Il y a des Grâces qui nous sont données pour notre sanctification, et des Grâces qui nous sont accordées pour la sanctification des autres, comme le don des Langues, celui de Prophétie, le zèle que les Pasteurs ont pour les âmes qui leur sont confiées, et celui que les Pères et Mères ont pour leurs enfants. Quand Caïphe prophétisa qu'il fallait qu'un homme mourût pour le Peuple, c'était Dieu qui l'inspirait parce qu'il était Souverain Pontife ; mais cette Grâce ne le rendait pas meilleur, non plus que celle qui excitait Balaam à bénir le Peuple de Dieu.

3° Il y a des Grâces extérieures et intérieures. Les Grâces extérieures sont les moyens de salut qui nous sont donnés au-dehors, comme les prédications, les bons exemples, les livres de piété, etc.

Les Grâces intérieures sont celles qui agissent dans nous, comme les bonnes pensées, les bons mouvements, et les pieux sentiments que le Saint-Esprit excite dans nos cœurs.

4° Il y a des Grâces efficaces et suffisantes. La Grâce suffisante est celle qui nous donne le pouvoir d'agir, et avec laquelle nous n'agissons cependant pas.

La Grâce efficace est celle avec laquelle nous agissons. Mais c'est une grande difficulté de savoir d'où la Grâce tire son efficacité, si c'est d'elle-même ou de notre consentement. Quoi qu'il en soit de cette question, sur laquelle l'Église n'a rien décidé, il est certain qu'il n'y a point de Grâce, quelqu'efficace qu'elle soit, à laquelle l'homme ne puisse résister ; et il est également certain qu'il n'y a point de cœur si endurci que la Grâce efficace ne puisse toucher et convertir. Mais cet accord de l'efficacité est un mystère que nous devons adorer sans vouloir entreprendre de le comprendre.

Dieu donne à tous les hommes des Grâces suffisantes, par le moyen desquelles ils pourraient faire leur salut s'ils y répondaient fidèlement.

Il y a cependant des Auteurs qui prétendent qu'il y a des pécheurs que la Grâce a tout à fait abandonnés et qui sont déjà dans un état de réprobation, demeurant tranquilles au milieu de leurs désordres après avoir éteint les lumières de la Foi et étouffé tous les remords de leur conscience.

On appelle encore la Grâce efficace victorieuse et triomphante, parce qu'elle surmonte tous les obstacles et qu'elle triomphe de la faiblesse de l'homme.

5° La Grâce se divise encore en habituelle et actuelle. La Grâce habituelle est l'état d'innocence, de justice, et de sainteté où l'âme se trouve quand elle n'est coupable d'aucun péché mortel. On appelle cette Grâce sanctifiante, parce qu'elle nous rend saints et justes aux yeux de Dieu. On la nomme Grâce d'adoption, parce qu'elle nous fait enfants adoptifs de Dieu. On la nomme aussi charité, comme lorsque saint Paul dit, " Si je n'ai la charité je ne suis rien " (1 Co 13, 1), ou simplement Grâce, comme lorsque l'on enseigne dans le Catéchisme que pour communier saintement il faut être en état de Grâce, ou qu'en parlant d'une personne on dit qu'elle a perdu la Grâce, qu'elle n'est point en état de Grâce : toutes ces expressions s'entendent de la Grâce habituelle.

Quoique toutes ces Grâces soient formellement distinguées, on les confond ordinairement. Mais, dans l'exactitude, la Grâce sanctifiante est celle par laquelle nos péchés mortels nous sont pardonnés, et par laquelle nous devenons purs et saints, car la Sainteté dit l'exemption de crime et la pureté de l'âme. La Grâce justifiante signifie quelque chose de plus, la profession des Vertus Théologales et Cardinales, qui nous portent à l'accomplissement de toute justice et à la pratique des bonnes œuvres.

L'adoption exprime la faveur par laquelle Dieu veut bien nous mettre au nombre de ses enfants, quoique par notre naissance naturelle nous n'ayons aucun droit à ce privilège. Car adopter, c'est prendre une personne étrangère pour son enfant et lui donner droit à ses biens. L'adoption exprime donc notre qualité d'enfants de Dieu et la Grâce par laquelle nous sommes fils et héritiers du Père, frères et cohéritiers de Jésus-Christ, temple du Saint-Esprit qui se communique à nous parce que les enfants doivent avoir l'esprit de leur père, comme dit saint Paul : Quoniam estis filii, misit Deus spiritum filii sui in corda vestra clamantem, Abba, Pater (Ga 4, 6) : " Dieu a envoyé son Fils afin de nous faire des fils adoptifs, et parce que vous êtes ses enfants il a mis dans vos cœurs l'esprit de son Fils, qui vous fait dire à Dieu avec confiance, mon Père, mon Père ".

C'est cette Grâce d'adoption et cette qualité d'enfants de Dieu qui nous donne droit à l'héritage céleste. C'est à ce titre que les enfants morts avec l'innocence baptismale sont sauvés sans aucun mérite. Mais les adultes ont encore un droit nouveau au Ciel, savoir, le mérite de leurs bonnes œuvres. La charité marque l'union et l'amitié qui règne entre Dieu et nous, en tant que nous l'aimons et que nous en sommes aimés, car le terme d'amitié signifie l'union et l'amour réciproque des deux personnes.

Ainsi toutes ces Grâces sont formellement distinguées, puisque chacune nous présente une idée différente. Cependant on les prend l'une pour l'autre. Elles sont en effet mutuellement et moralement la même Grâce parce qu'elles sont toujours unies l'une à l'autre, inséparables l'une de l'autre ; l'une suppose et renferme l'autre. Dès que Dieu nous pardonne nos péchés il nous sanctifie en pacifiant notre âme ; il nous justifie en nous donnant sa Grâce, les dons et les vertus surnaturelles qui en sont inséparables. Dès lors nous ne pouvons manquer de lui plaire, de lui être agréables, étant revêtus et ornés de ses dons, de la charité. Il nous aime et il nous donne la Grâce de l'aimer ; il nous prend pour ses enfants ; il nous communique son Esprit ; il nous promet son Royaume. Que tout cela est grand ! Et pourquoi s'applique-t-on si peu à en instruire les Fidèles ?

La Grâce actuelle est celle qui nous est donnée pour chaque action en particulier, parce que la Grâce habituelle ne suffit pas pour agir, comme l'œil, tout bon qu'il puisse être, ne peut voir s'il n'est éclairé de la lumière. Ainsi, dit saint Augustin, " le juste ne peut faire le bien s'il n'est aidé du secours de la Grâce ".

La Grâce sanctifiante est une qualité permanente qui demeure habituellement dans l'âme du juste lors même qu'il n'agit pas surnaturellement, au lieu que la Grâce actuelle n'est donnée que pour agir. Un enfant après son Baptême a la Grâce habituelle et n'a point de Grâce actuelle avant l'usage de raison, parce qu'il ne peut encore agir surnaturellement.

On appelle la Grâce sanctifiante habituelle parce qu'elle est d'une manière permanente dans l'âme du juste, tant qu'il ne tombe pas dans le péché mortel. " Si quelqu'un m'aime ", dit Jésus-Christ, " moi et mon Père viendrons chez lui " (Jn 14, 23) La Grâce actuelle est ainsi appelée parce qu'elle nous aide à faire nos actions, puisqu'il est de foi que nous n'en pouvons faire aucune d'une manière surnaturelle que nous ne soyons aidés de la Grâce.

La Grâce habituelle est propre aux justes, et la Grâce actuelle est commune aux justes et aux pécheurs, car Dieu donne des Grâces actuelles aux pécheurs pour se convertir et pour faire des bonnes œuvres, par le moyen desquelles ils peuvent rentrer dans la Grâce habituelle. On perd la Grâce habituelle par le péché mortel, et on la recouvre par la Pénitence. Le pécheur qui veut rentrer dans la Grâce et l'amitié de Dieu ne peut se disposer à sa justification que par le secours des Grâces actuelles, qui lui sont absolument nécessaires pour connaître ses péchés, pour les détester, pour s'en détacher, pour les confesser et les expier.

Sans la Grâce sanctifiante on ne peut mériter la vie éternelle, et tout ce que l'on fait dans l'état de péché mortel est mort pour le Ciel. Ce n'est pas à dire qu'on ne doive pas faire des bonnes œuvres dans cet état malheureux. Au contraire, quoique ces bonnes œuvres ne peuvent mériter ni le Ciel ni la rémission des péchés, elles sont néanmoins nécessaires pour apaiser la colère de Dieu et pour attirer sur le pécheur des Grâces actuelles de contrition, de pénitence, qui le préparent à sa réconciliation.

On peut avoir et l'on a souvent la foi et l'espérance sans la charité. Mais ni la foi ni l'espérance, ni tous les autres dons, ne peuvent nous sauver sans la charité. Ce n'est que la charité et la Grâce habituelle qui nous fait enfants de Dieu et qui nous donne droit au Royaume du Ciel. Si on meurt dans la Grâce habituelle on est sauvé ; si on meurt sans cette Grâce on est damné.

Personne ne sait d'une science certaine s'il est dans la Grâce ou non, puisque selon l'Écriture personne ne sait s'il est digne d'amour ou de haine (Qo 9).

L'Église a une Oraison très convenable pour demander la Grâce actuelle :

Actiones nostras quæsumus, Domine, aspirando præveni et adjuvando prosequere, ut cuncta nostra oratio et operatio a te semper incipit et per te cœpta finiatur, Per etc.

Que votre Grâce, Seigneur, prévienne toutes nos actions par son inspiration et qu'elle nous aide pour les continuer, de sorte que toutes nos prières et nos œuvres commencent et finissent en vous et par vous. Ainsi soit-il.

6° Il y a des Grâces de lumière qui nous montrent le bien que nous devons faire et le mal que nous devons éviter, des Grâces de force qui nous donnent le pouvoir d'éviter le mal et de faire le bien. Les Grâces de lumière éclairent l'entendement; les Grâces de force touchent le cœur et excitent la volonté.

La Grâce de lumière précède ordinairement la Grâce de force. Dieu nous fait voir d'abord ce qu'il demande de nous. Et souvent nous le sentons assez de nous-mêmes ; nous nous représentons nos désordres et nos imperfections ; voilà la Grâce de lumière qui nous éclaire. Mais nous sentons en même temps que notre faiblesse nous empêche de faire ce que nous voyons que nous devrions faire. Tel est le sens de ce passage de l'Imitation : " Je forme plusieurs résolutions. Mais parce que la Grâce me manque pour soutenir mon infirmité, je quitte prise à la moindre résistance et je perds courage. De là vient que je connais la voie de la perfection et que je vois assez clairement comme je dois me comporter; mais, accablé du poids de ma corruption, je ne m'élève point vers ce qui serait le plus parfait " (Imitation, III, ch.55, 10-11).

On ne doit cependant pas conclure que Dieu nous commande des choses impossibles, car nous avons toujours une certaine mesure de Grâces nécessaires pour accomplir la Loi de Dieu quand elle nous oblige. Mais il s'agit ici de certaines Grâces plus particulières et plus abondantes pour ce qui est de conseil et d'une plus grande perfection, et si nous usons bien de la Grâce présente, nous pouvons parvenir à de plus grandes Grâces pour l'avenir.

Si nous faisons ce que nous pouvons selon le degré de Grâces que nous avons actuellement, Dieu ne nous en demande pas davantage. Nous avons toujours au moins la Grâce de la prière, par laquelle nous pouvons obtenir toutes les Grâces du salut. Ainsi, comme le dit le Concile de Trente, " Dieu ne commande pas l'impossible ; mais en nous donnant ses Commandements il nous avertit de faire ce que nous pouvons et de demander ce que nous ne pouvons pas " [Concile de Trente, session 6, Décret sur la justification, ch.11 : Deus impossibilia non jubet, sed jubendo monet et facere quod possis et petere quod non possis... (COD., p.651)]

7° De là la plupart des Auteurs prennent occasion de distinguer encore deux sortes de Grâces, une Grâce immédiate et une Grâce médiate. La Grâce immédiate nous donne un pouvoir prochain, avec lequel nous pouvons agir. Et la Grâce médiate ne nous donne pas encore la force d'agir, mais elle nous fournit des moyens avec le secours desquels nous pouvons, si nous en usons bien, parvenir à des Grâces plus fortes et plus abondantes, qui nous donneront un pouvoir entier et pour exécuter parfaitement ce qui est au-dessus de nos forces.

Dieu distribue ses Grâces avec poids et avec mesure. Il n'est pas de l'ordre de sa Sagesse de donner à un commençant des Grâces de perfection. Un pécheur qui se convertit n'agira pas d'abord par le motif du parfait amour de Dieu ; ce ne sera que par degré qu'il y parviendra.

Une personne qui commence à faire oraison n'aura pas d'abord non plus le don de contemplation. En un mot, ce n'est que par la fidélité aux moindres Grâces que l'on en mérite de plus grandes. Du moins est-ce là la règle que Dieu suit ordinairement dans la distribution de ses Grâces.

On met au nombre des Grâces les plus nécessaires au salut la vocation, la justification, et la prédestination, selon ces paroles de saint Paul : " Ceux qui Dieu a prédestinés il a les a appelés, il les a justifiés " (Rm 8, 30).

La Grâce de la vocation est celle par laquelle Dieu nous appelle à la Foi ; la Grâce de la justification est celle par laquelle il nous pardonne nos péchés mortels et nous rend justes de pécheurs que nous étions.

La Grâce de la justification est la même que la Grâce sanctifiante ou habituelle, dont on a parlé.

La Grâce de la prédestination est une préparation des moyens par lesquels tous ceux qui seront sauvés le seront infailliblement.

C'est un article de Foi qu’il y a une prédestination. Rien n'est plus clair dans l'Écriture. Mais rien n'est plus incertain ni plus obscur que la manière dont elle se fait.

Il y a deux opinions principales sur la prédestination. L'une consiste à dire que la prédestination est gratuite et antécédente à nos mérites ; et l'autre, que la prédestination n'est faite qu'en conséquences de nos mérites, que Dieu prévoit.

Selon le premier sentiment, Dieu se choisit certaines âmes, et il les sépare de la masse de perdition par une miséricorde et une prédilection purement gratuite, en conséquence de laquelle il leur donne des Grâces si spéciales et si à propos qu'elles sont toutes sauvées.

Selon le deuxième sentiment, Dieu prévoit d'abord les mérites et démérites de tous les hommes ; et ceux qu'il sait devoir persévérer dans la Grâce jusqu'à la mort il les prédestine, et ceux qui finiront leur vie dans le péché mortel il les réprouve. L'un et l'autre de ces deux sentiments est soutenu par des Auteurs également pieux et éclairés. Et l'Église permet qu'on les enseigne tous les deux sans décider lequel est préférable. Tout ce qu'il y a de certain sur cette matière, c'est,

1° que c'est un mystère impénétrable dont Dieu s'est réservé la connaissance, puisque c'est à l'occasion de la prédestination que saint Paul s'écriait, O altitudo ! (Rm 11,33) ;

2° que Dieu veut le salut de tous les hommes, et que tous les hommes peuvent se sauver avec la Grâce de Dieu ;

3° que cependant il n'y aura que les seuls prédestinés qui seront sauvés ; autrement la prescience de Dieu serait faillible : c'est ce qui répugne ;

4° que le nombre des réprouvés est incomparablement plus grand que celui des Élus, selon ces paroles de l'Évangile, " Beaucoup d'appelés, mais peu d'Élus " (Mt 20, 16). " La voie du Ciel est étroite, et il y en a peu qui la suivent ; mais celle qui conduit à la perdition est large, et il y en a beaucoup qui y marchent " (Mt 7, 13-14). Enfin, lorsque les Apôtres demandaient au Sauveur s'il y en aurait beaucoup de sauvés, il ne dit pas seulement qu'il y en aurait peu, mais s'écria avec une sorte d'admiration, " La porte du Ciel est étroite ! Faites des efforts pour y entrer " (Mt 7, 13-14), de sorte que les Apôtres, tout étonnés de ce discours, se demandaient les uns aux autres, " Eh ! Qui est-ce qui pourra être sauvé ? " (Lc 13, 23), à quoi Jésus-Christ se contenta de répondre : " Ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu ".

Ce que les Saints Pères ont dit du petit nombre des Élus est si terrible que je n'ose le rapporter.

5° Il est encore certain que Dieu donne des Grâces spéciales aux Élus, qu'il en prend un soin tout particulier, et qu'en conséquence nul ne périra ; ni le démon ni le monde ni la chair n'en arracheront un seul de ses mains : Non peribunt in æternum nec rapiet eas quisquam de manu mea (Jn 10, 28) ;

6° que la réprobation ne se fait qu'en conséquence de la prévision des mérites. Dieu ne destine personne au supplice de l'Enfer, que ceux dont il prévoit l'impénitence finale, qu'ainsi l'homme est seul la cause libre et volontaire de sa damnation, et non pas Dieu ;

7° qu'il est absolument nécessaire de répondre aux Grâces de Dieu et d'y coopérer, car, dit saint Augustin, " Dieu qui vous a créé sans vous ne vous sauvera pas sans vous " ; qu'ainsi la prédestination, du moins dans l'exécution, renferme deux choses, la Grâce et même des Grâces toutes particulières du côté de Dieu, et la coopération à la Grâce du côté de l'homme. Sans la Grâce et sans des Grâces toutes spéciales, l'homme ne se sauvera pas, parce qu'il y a tant d'obstacles à surmonter, tant de tentations à vaincre, tant de dangers à éviter, et tant d'illusions à craindre dans la piété même, que vu sa faiblesse il n'échappera pas à tous ces écueils sans une Grâce extraordinaire de Dieu ; sans la coopération et la fidélité à la Grâce Dieu ne sauvera pas l'homme.

Il n'y a que Dieu qui sache certainement qui sont du nombre des prédestinés. Le Concile de Trente a condamné dans les Calvinistes, comme une témérité présomptueuse, cette assurance qu'ils disent qu'on doit avoir de sa prédestination [Sans doute Jean-Martin Moye penset-t-il au canon 15 du décret tridentin sur la Justification (COD. p.656). La commission oecuménique allemande Oekumenische Arbeitskreis, qui a fait une étude des anathèmes du concile de Trente, a conclu que les canons 13 à 16 ne s'appliquent pas aujourd'hui à la doctrine luthérienne (Karl Lehmann et Wolfhart Pannenberg, Lehrverurteiligung-kirchentrennend ? vol.I : Rechtfertigung, Sakrament und Amt im Zeitalter der Reformation und heute, Freiburg : Herder, 1987, p.62). On pourrait d'ailleurs montrer que la doctrine condamnée dans ces canons est contraire à celle de Calvin lui-même dans L'Institution de la religion chrétienne, IV, 8. Note de l'éditeur] Nous nous laisserions aller à la présomption si nous étions assurés d'être du nombre des prédestinés ; et nous tomberions dans le désespoir si nous savions être du nombre des réprouvés. Voilà pourquoi Dieu nous a ôté la connaissance de notre sort éternel, voulant que cette ignorance nous fût salutaire en nous retenant dans l'humilité, flottant ainsi entre la crainte et l'espérance, et nous efforçant de rendre notre vocation certaine par la multitude des bonnes œuvres (2 P 1, 10).

Cependant, comme les Auteurs citent quelques marques de prédestination, nous en rapporterons quelques-unes des plus probables

1° Le premier caractère de prédestination, c'est la Grâce. Quand la Grâce agit beaucoup dans une âme, qu'il y a beaucoup de surnaturel, un grand fond de Religion, des lumières divines, des vues qui l'éclairent de manière qu'elle voit le néant de tout ce qu'il y a dans le monde et qu'elle sent l'importance du salut, qu'elle l'a si à cœur qu'elle serait disposée à tout sacrifier pour l'assurer, que les vérités de la Foi, - le Jugement, l'Enfer, l'Éternité, - la pénètrent si vivement qu'elle en est presque toujours occupée, elle a une haute estime pour tout ce qui concerne la Religion, elle aime d'entendre la parole de Dieu, - " Et les Brebis entendent ma parole ", dit le Sauveur (Jn 10, 16), - elle aime les cérémonies de l'Église et respecte les personnes consacrées à Dieu.

L'esprit de prière est aussi une marque de prédestination. J'appelle esprit de prière un mouvement intérieur qui nous excite à prier souvent, à prier sans cesse, qui est en nous comme une  " source d'eau vive qui jaillit pour la vie éternelle " (Jn 4.14).

Ces lumières, ces sentiments surnaturels sont une marque de prédestination : hæc gratia supernaturale lumen et quoddam Dei speciale donum est, et proprie electorum signaculum et pignus salutis æternæ (Imitation, III, ch.54, 31).

Quand je remarque cet esprit de prière dans une âme j'augure bien de son salut, quelque déplorable que soit son état actuel. Mais il y a tout à craindre quand on ne récite certaines formules de prières que par routine, imagination, ou quand on n'est fervent que pour demander des faveurs temporelles.

Je représentais un jour à un grand pécheur quelques-unes de ces vérités terribles de la Religion. Je compris aisément pas ses discours qu'il en était pénétré. Il me disait que rien ne nous devait être si cher que notre salut, que tous les biens du monde ne sont rien en comparaison, et que s'il fallait mourir pour Dieu et pour expier ses péchés, il n'hésiterait pas un moment de le faire, et d'autres choses semblables qui me firent voir qu'il avait un grand fonds de Religion malgré les désordres scandaleux dans lesquels il tombait, et je conçus quelqu'espérance pour sa conversion. Elle ne fut pas vaine, car deux ou trois ans plus après il se convertit en effet, et il mène à présent une vie très fervente. Il n'y avait rien de si difficile à quoi il ne fût disposé si on le lui eût permis. J'ai toujours remarqué ce fonds de Religion dans toutes les personnes que j'ai vu se convertir sincèrement.

2° Le deuxième caractère de prédestination se rencontre dans une humilité sincère qui fait qu'on reconnaît ses péchés, qu'on se les reproche à soi-même, qu'on les accuse tels qu'ils sont dans le Tribunal de la Pénitence, qu'on voit sa misère et son néant, qu'on sent sa faiblesse, qu'on ne s'aveugle point sur ses défauts et ses passions. Car cet aveuglement et cette insensibilité où l'on ne voit rien à se reprocher, et cette fausse paix que l'on se procure en étouffant les remords de sa conscience pour se tranquilliser sur tout, conduit à l'endurcissement, à l'impénitence finale, et à la mort dans le péché.

Saint Grégoire avait donc bien raison de dire qu'une des marques les plus certaines de réprobation, c'est l'orgueil, comme l'humilité est un des caractères les plus sensibles de prédestination.

Ce n'est pas que les prédestinés ne soient aussi tentés d'orgueil. Mais les sentiments de vanité et d'amour-propre qu'ils ont ne sont qu'accidentels et passagers ; ils ont au moins l'essentiel de l'humilité, qui consiste à se reconnaître et à se mépriser.

3° L'humilité nous mène à une conscience droite, à la différence de l'orgueil qui nous donne une conscience fausse et erronée. Or, la droiture de la conscience, qui sent le mal, qui se le reproche, qui le condamne même quelquefois en le faisant, devient un troisième caractère de prédestination.

" Voilà ce qui m'a sauvé ", disait saint Augustin, " c'est ma conscience déclarée contre moi ", au lieu qu'une fausse conscience qui se cache ses fautes et qui cherche à se justifier sur tout, nous privant de la lumière nécessaire pour voir le bien et le mal nous faire faire le mal et omettre le bien sans remords, de sorte que, marchant dans les ténèbres du péché, nous nous précipitons d'abîmes en abîmes sans aucun désir d'en sortit, et par conséquent sans espérance de salut. Car la première Grâce nécessaire au salut, c'est la Grâce de lumière, qui nous montre ce que nous avons à faire et à éviter, et qui nous fait sentir l'état malheureux où nous sommes. Or, c'est précisément cette lumière que le pécheur éteint en se faisant une mauvaise conscience.

C'est là cette voie dont parle l'Écriture (Pr 14, 12), qui paraît juste à l'homme, et qui conduit à la damnation.

4° Comme la prédestination dépend principalement de Dieu et du soin spécial qu'il a de ses Élus, c'est un quatrième caractère de la Prédestination quand on voit des traits d'une Providence particulière de Dieu sur une âme. Ce soin consiste à les appeler à la Foi, à les justifier, et enfin à les glorifier : Quos autem prædestinavit, hos et vocavit, et quos vocavit, hos et justificavit, quos autem justificavit, illos et glorificavit (Rm 8, 30). Dieu connaît ceux qui lui appartiennent, et il en prend soin dès le berceau ; il les fait naître dans l'Église Catholique, ou il les y fait entrer s'ils n'y sont point nés ou s'ils ont le malheur d'en être séparés : vocavit. Il leur fournit tous les moyens de sanctification, des pères et mères qui leur donnent une éducation chrétienne, de zélés Pasteurs et des Confesseurs éclairés, des livres de piété, et mille autres moyens. Et si les moyens leur manquent, comme il arrive quelquefois, Dieu y supplée par d'autres ou par lui-même : quos vocavit, eos justificavit ; il dispose tellement les événements de leur vie que tout coopère à leur avantage, comme dit saint Paul : Omnia cooperantur in bonum iis qui secundum propositum vocati sunt sancti (Rm 8, 28).

Il les éloigne des occasions où leur faiblesse les ferait succomber ; ou s'il permet qu'ils soient tentés, il sait leur rendre leurs tentations utiles, profitables ; elles servent à leur faire sentir leur misère, à les humilier ; leurs chutes mêmes et leurs péchés tournent à leur bien spirituel. En un mot, cette Providence adorable veille sur eux, arrange et dispose tout ce qui les concerne avec tant de sagesse qu'infailliblement ils arrivent à la Gloire que Dieu leur destine : quos autem justificavit, illos et glorificavit.

Or, quand on voit de ces traits de Providence sur quelqu'âme, il y a lieu d'espérer qu'elle est du nombre des prédestinés, et l'on est assuré de son salut éternel, quoiqu'elle ait peut-être encore des passions et des défauts, pourvu qu'elle travaille avec force à s'en corriger.

Qu'on lise l'Écriture et l'histoire de la vie des Saints, qu'on examine attentivement la conduite des vrais Chrétiens qui vivent encore parmi nous, et l'on verra partout les traits les plus marqués de cette Providence divine qui veille sur ses Élus.

Voici un exemple de l'Ancien Testament entre mille autres. Naaman était un infidèle ; il était lépreux, et sa lèpre fut l'occasion de sa conversion, parce qu'une jeune Israëlite, qu'on avait emmenée captive et que la Providence avait conduite en sa maison, lui conseilla d'aller trouve Élisée, qui non seulement la guérit, mais lui fit connaître et adorer le vrai Dieu.

Heureux celui que Dieu a choisi par une prédilection spéciale, qu'il a pris sous sa protection, et qu'il s'est attaché par sa Grâce ! Il habitera éternellement dans le temple de sa Gloire : Beatus quem elegisti et assumpsisti, inhabitabit in atriis tuis (Ps 64, 4). Ce sont là les trois faveurs que Dieu accorde aux Élus : le choix qu'il fait d'eux préférablement à tant d'autres : elegisti ; les Grâces particulières qu'il leur accorde, par lesquelles il les attire à lui sur la terre en les conservant dans leur innocence s'ils sont justes, ou en les convertissant s'ils sont pécheurs : assumpsisti ; et enfin la Gloire éternelle qu'il leur accorde dans le Ciel : habitabit in atriis tuis, ce qui revient au passage de saint Paul qu'on a cité : " Ceux que Dieu a prédestinés il les a appelés ; il les a justifiés ; il les a glorifiés ".

5° Une grande marque de prédestination, c'est la charité, l'amour de Dieu et du prochain, mais un amour surnaturel, car j'ai vu des mondains qui, étant d'un naturel affectueux, étaient attendris jusqu'aux larmes en parlant ou en entendant parler de Dieu ; et cependant ils n'étaient pas moins voluptueux et sensuels. On voit aussi même parmi les Hérétiques et les Infidèles des gens qui compatissent aux misères du prochain et qui tâchent d'y subvenir. Ainsi la tendresse et l'affection humaine pour Dieu et pour le prochain n'est pas une marque de prédestination, mais seulement l'effet d'un bon caractère, d'une âme raisonnable, d'un cœur tendre et affectueux. Il n'y a donc que la vraie charité surnaturelle excitée en nous par principe de Grâce, par motif de Religion, cette charité que saint Paul met au premier rang des fruits du Saint-Esprit, - Fructus autem Spiritus sunt charitas,... (Ga 5, 22) - qui fait un caractère de prédestination, surtout quand elle est ferme et constante, et profondément enracinée dans le cœur : in charitate radicati et fundati (Ep 3, 17).

Or, on distingue plusieurs sortes d'amours de Dieu : un amour de bienveillance, qui nous porte à aimer Dieu pour lui-même, à désirer et à procurer sa Gloire, à haïr et empêcher ce qui l'offense, à faire ce qui lui plaît et éviter ce qui lui déplaît. C'est cet amour qu'on appelle proprement charité. C'est le plus parfait.

L'amour de complaisance en est une suite. Quand on aime Dieu pour lui-même on se plaît à penser souvent à lui, à méditer ses perfections, les Mystères de notre Religion, la vie, les actions, les souffrances, les sentiments, les paroles de Jésus-Christ.

L'Épouse des Cantiques considère la tête, les yeux, les joues de son Époux ; elle admire tout en lui, jusqu'à un cheveu ; tout la remplit d'admiration. Ainsi une âme éclairée des lumières de la Grâce, touchée de l'amour divin, admire tout dans Dieu et dans la Religion. La Loi de Dieu, la conduite de Dieu la charment. Elle s'écrie souvent avec le Psalmiste, Mirabilis Deus ! (Ps 67, 36). " Que Dieu est admirable en tout ! Qu'il a bien fait toutes choses ! " Ce qui scandalise les mondains aveugles est souvent ce qui l'édifie le plus.

De l'amour de bienveillance naît encore l'amour compatissant. On prend part à l'injure que le péché fait à Dieu ; on est sensible aux souffrances de Jésus-Christ ; on ressent, à l'exemple de la Sainte Vierge, dans son âme l'impression des souffrances qu'il a endurées dans son corps.

Il y a un amour affectif, qui consiste dans la tendresse et l'affection du cœur, qui est excellente quand elle est surnaturelle, et qui, jointe à l'amour affectif, excite à faire tout pour Dieu. Car " ce n'est pas celui qui dit, Seigneur, Seigneur, qui entrera dans le Royaume de mon Père ", dit le Sauveur. Et ailleurs : " Si vous m'aimez, observez mes commandements... Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole " (Jn 14, 21).

L'amour de concupiscence est celui qui nous fait désirer de posséder Dieu comme notre félicité et notre bonheur. Cet amour n'est pas incompatible avec celui de la bienveillance. On peut aimer Dieu pour lui-même, et l'aimer aussi par reconnaissance des bienfaits dont il nous a comblé et en vue de la Gloire qu'il nous destine. On peut le servir premièrement et principalement pour lui-même, - imprimis ut glorietur Deus [Concile de Trente, session 6, ch.XI (COD. p 652)] , - et en second lieu pour mériter la récompense qu'il nous promet. Il faut que tout amour de Dieu soit un amour de préférence qui nous mette dans la disposition de renoncer à tout, de souffrir tout, de sacrifier tout plutôt que d'offenser Dieu mortellement. Quiconque préfère ou égale une créature à Dieu dans son estime et son attachement est dans une disposition damnable. " Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi ", dit Jésus-Christ, " n'est pas digne de moi " (Mt 10, 37). Voilà la pierre de touche pour connaître autant qu'on le peut dans ce monde si on est digne d'amour ou de haine. L'amour de préférence est celui qui nous attache à Dieu plus qu'à nous-mêmes et à toute autre chose, quelque chère qu'elle puisse être pour nous, et qui nous fait préférer la grâce et l'amitié de Dieu à tous les avantages de cette vie. Cette disposition habituelle est une marque de prédestination, de même que l'amour du prochain quand il est vraiment surnaturel, qu'on l'aime en Dieu et pour Dieu, par des motifs de Foi et de Religion, et non par des vues d'intérêt ou par un sentiment humain.

Quand l'amour du prochain est surnaturel il est universel. On aime tout le monde, même ses ennemis. Cet amour des ennemis, bien sincère, est d'un grand mérite aux yeux de Dieu et peut nous obtenir la Grâce de prédestination, aussi bien que le zèle du salut des âmes, quand il est pur, car dès que des vues d'intérêt, de vanité, etc., le corrompent essentiellement, il devient un sujet de réprobation plutôt qu'une cause de salut. L'amour de la Religion et de l'Église, la part qu'on prend à son agrandissement et aux maux qui l'affligent est aussi un préjugé favorable.

Enfin, la pratique surnaturelle des œuvres de miséricorde, puisque Jésus-Christ dira aux Élus à la fin des siècles : " Venez, les bénis de mon Père ; possédez le Royaume des Cieux qui vous a été préparé dès le commencement du monde. J'ai eu faim et vous m'avez donné à manger ; j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire ; j'étais nu et vous m'avez revêtu ; j'étais malade et dans les prisons et vous m'avez visité ; j'étais étranger et vous avez exercé l'hospitalité à mon égard " (Mt 25, 34-36).

On met encore au nombre des marques de prédestination la dévotion à la Sainte vierge et aux Saints, quand cette dévotion est fondée sur des motifs et des principes surnaturels, sur le rapport qu'ils ont avec Dieu, car il arrive souvent qu'on n'a de la piété envers la Sainte Vierge et les Saints que par des vues d'intérêt, pour obtenir par leur intercession des faveurs temporelles, ou par une affection humaine, comme l'a remarqué l'Auteur de l'Imitation, affectu potius humano quam divino. On se déclare pour les uns avec chaleur en déprimant les autres par les rapports humains qu'ils ont avec nous ou avec les personnes qui nous sont chères, par esprit de parti.

Mais la dévotion envers les Saints est surnaturelle quand on considère, qu'on admire, qu'on aime, qu'on respecte en eux les dons de Dieu, les qualités surnaturelles qui les unissent à Dieu. Il en est ainsi des saintes âmes qui sont sur la terre. Si on les aime et si on leur est uni particulièrement par ce principe, c'est encore un indice favorable pour le salut éternel.

6° Un autre caractère de prédestination, c'est la croix et l'humiliation, car les afflictions sont le partage des Élus dans cette vie, et c'est par le chemin de la Croix que Dieu les conduit au Ciel, au lieu que les réprouvés sont dans la joie, les plaisirs, et les divertissements, comme des victimes qui s'engraissent pour être sacrifiées à la justice divine.

Cependant, les biens de cette vie ne sont absolument pas par eux-mêmes un caractère décisif de réprobation ou de prédestination, mais plutôt par l'usage qu'on en fait. Il y a une infinité de réprouvés qui souffrent déjà dès cette vie la pauvreté, la faim, la soif, et une infinité d'autres misères. Mais il est aisé de voir, par la manière impie avec laquelle ils acceptent leurs croix en blasphémant contre la Providence, que ces peines sont déjà pour eux un Enfer anticipé.

Il y a eu des Saints élevés au comble des grandeurs et des richesses. Mais le souverain mépris qu'ils en avaient, le détachement où ils étaient pour tout cela, la multitude d'aumônes et de bonnes œuvres qu'ils faisaient les rendaient vraiment pauvres au milieu des richesses, humbles au comble des honneurs, usant du monde comme n'en usant pas. Tous les avantages dont ils jouissaient, ou plutôt qu'ils possédaient sans en jouir, ne les empêchaient pas de mener une vie austère et de pratiquer l'humilité, la mortification, la pauvreté extérieure, les pénitences les plus rigoureuses. La Providence qui les élevait d'un côté savait bien les humilier de l'autre, les mortifier, et répandre l'amertume sur ces belles apparences de plaisir par des peines intérieures ou par des revers et des disgrâces.

Quels travaux n'a pas souffert David sur le trône. Tous les Rois et les Princes qui s'y sont sanctifiés, quelle pénitence et quelles mortifications n'ont-ils pas pratiquées ! C'est une chose certaine et indubitable qu'on ne peut arriver au Ciel que par bien des peines et des tribulations, - Quoniam per multas tribulationes oportet nos intrare in regnum Dei (Ac 14,22), - de sorte que les personnes qui sont à leur aise ont sujet de trembler pour leur salut, à moins qu'elles ne suppléent par des pénitences et des mortifications volontaires à ce qu'elles ne souffrent pas d'ailleurs. Les infirmités et les difformités corporelles sont pour bien des personnes des moyens de salut et de prédestination. Elles leur ôtent l'occasion de bien des péchés en les éloignant du monde et les mettant dans l'heureuse nécessité de mener une vie régulière, sobre, tempérante, mortifiée ; et elles leur fournissent matière à bien des sacrifices en les privant de ce que la nature désirerait, et que leur état ne leur permet pas de s'accorder, et en souffrant ce à quoi elles répugnent. C'est ainsi que Dieu, par une sévérité toute pleine de bonté et de miséricorde force, pour ainsi dire, nos volontés rebelles à faire et à souffrir pour notre sanctification ce que nous n'aurions par le courage de faire de nous-mêmes. Et c'est ainsi qu'il en use souvent à l'égard de ses Élus. Autrefois il les sanctifiait par les persécutions et le martyre ; maintenant c'est par les maladies, les infirmités, qu'il les purifie, et surtout par celles qui sont de longue durée.

La marque la plus certaine de prédestination, c'est la persévérance, car ce n'est que celui qui aura persévéré jusqu'à la fin qui sera sauvée : Qui autem perseveraverit usque ad finem salvus erit (Mt 24,13).

Il y a deux sortes de persévérances, la persévérance actuelle et la persévérance finale, une pendant la vie, quand on est ferme et constant dans l'exécution de ses résolutions, qu'on est fidèle et exact dans l'accomplissement de ses devoirs, sans les omettre ou les négliger soit par la répugnance ou le dégoût qu'on y trouve, soit par rapport aux difficultés et aux obstacles qu'on y rencontre. Car on voit bien des personnes qui commencent à faire le bien avec ardeur et qui continuent tant qu'elles y trouvent du goût et de la consolation ; mais dès qu'elles cessent de goûter une certaine satisfaction qu'elles ressentaient d'abord, et que leur première ferveur est passée, qu'elles tombent dans les sécheresses et les avidités, elles quittent tout, elles abandonnent le service de Dieu pour retourner aux plaisirs et aux vanités du monde. Or cette inconstance est une marque de réprobation. Il y a encore des personnes qui ont un esprit léger, qui aiment beaucoup le changement ; leur condition leur déplaît ; elles voudraient être dans un autre état, pensant qu'elles y vivraient plus saintement. Bientôt les exercices qui leur plaisaient le plus leur deviennent à charge ; elles veuillent (sic) toujours du nouveau ; elles entreprennent mille choses différentes par l'apparence d'un plus grand bien, et elles ne conduisent rien à la perfection parce qu'elles quittent la bonne œuvre qu'elles avaient commencée pour en faire une autre. C'est encore un bien mauvais préjugé, car un vrai serviteur de Dieu, ayant mis la main à l'œuvre à laquelle Dieu l'a appelé, continue à s'y appliquer, avançant toujours et se perfectionnant dans la pratique de ses devoirs et dans l'exercice des vertus propres à son état, sans regarder derrière, sans désirer autre chose que ce que Dieu demande de lui. Nemo mittens manum suam ad aratrum et respiciens retro aptus est regno Dei (Lc 9, 62) ; " Celui qui, ayant mis la main à la charrue, regarde derrière n'est pas propre au Royaume de Dieu ". Il y a encore des pécheurs qui se convertissent, mais leur conversion n'est que de peu de durée ; quand l'occasion et la tentation se présentent, ils retombent dans leurs désordres : In tempore tentationis recedunt (Lc 8, 13).

La persévérance finale, c'est quand Dieu retire une âme de ce monde dans le temps où elle est en état de Grâce. C'est cette persévérance qui met le sceau à la prédestination ; c'est le don spécial des Élus. Ce don dépend de la libéralité de Dieu ; il l'accorde ordinairement à ceux qui ont bien vécu. Quoiqu'on ne puisse pas le mériter de mérites absolus, on peut l'obtenir par la prière et par une vie constamment sainte et chrétienne. Dieu l'accorde quelquefois, mais très rarement, ce don de la persévérance finale, à des pécheurs, comme au bon Larron. Et on a vu, au contraire, des justes qui, après avoir bien vécu pendant longtemps, en ont été privés par un jugement impénétrable mais juste de la sagesse de Dieu, qui nous veut faire voir par là qu'il est le maître de ses Grâces, qu'il les donne à qui il veut, et que nous devons toujours vivre dans l'humilité et la défiance de nous-mêmes, " opérant notre salut avec crainte et tremblement " (Ph 2, 12), sans présumer de nos mérites et sans nous rassurer absolument sur nos bonnes œuvres, puisqu'il ne faut qu'un moment pour tomber dans le péché, perdre tout le fruit du passé, et mériter l'Enfer. Lisez l'histoire des Quarante Martyrs.

Cependant, Dieu, qui est fidèle dans ses promesses, ne nous abandonne jamais le premier. La Grâce ne nous manque pas ; mais c'est nous-mêmes qui manquons à la Grâce [Concile de Trente, session 6, ch.11 (COD. p.651)].

La Providence, qui a veillé si attentivement sur ses élus pendant leur vie, redouble son attention et ses soins à leur mort ; la Grâce fait de nouveaux efforts sur leur cœur, en même temps que la Sagesse divine leur procure ses secours extérieurs. On leur administre les Sacrements à propos ; s'il y a quelque chose à régler soit pour le spirituel ou le temporel, quelque restitution par exemple à faire ou quelque réconciliation, quelque réparation ou une confession générale, tout cela s'exécute à temps ; et on voit que les sentiments de Religion se raniment dans ces derniers moments. On remarque un grand détachement de la vie, une résignation totale. Si ce malade prédestiné a été pécheur, il voit toute la grandeur de ses crimes ; il en sent un vif regret ; il en est plus touché que jamais. Quelquefois Dieu lui envoie une longue maladie pour les lui faire expier.

PRIÈRE

pour demander toutes les Grâces

nécessaires au salut

Seigneur, je vous demande toutes les Grâces du salut, et particulièrement celles que vous savez m'être le plus nécessaires, des Grâces fortes, des Grâces efficaces, des Grâces victorieuses et triomphantes qui me touchent et me convertissent. Je vous demande en même temps la fidélité pour y coopérer et pour en faire un saint usage. La première Grâce que je vous demande, c'est de me pardonner tous mes péchés passés et de m'en préserver à l'avenir. Je vous demande surtout la Grâce de ne jamais tomber dans le péché mortel, et de me détacher du péché véniel.

Je vous demande des Grâces de lumière pour connaître tout le bien que je dois faire et le mal que je dois éviter.

Je vous demande des Grâces de force qui me fassent vaincre les tentations qui m'exciteront au mal, et surtout surmonter les difficultés et les répugnances que je trouverais dans la pratique du bien.

Je vous demande la Grâce d'avoir une foi ferme et inébranlable pour croire sans aucun doute tous les Mystères et toutes les vérités de notre sainte Religion, - une espérance certaine pour attendre avec confiance, mais sans présomption, de votre infinie bonté, par les mérites de Jésus-Christ, la vie éternelle et les secours nécessaires pour y parvenir, - une charité parfaite pour aimer et pour honorer toutes vos infinies perfections, votre grandeur et votre Majesté suprême en l'adorant, votre bonté en l'aimant, votre justice en la craignant, votre Sainteté en l'imitant par la fuite du vice et la pratique de la vertu, votre miséricorde en m'y confiant, votre vérité en la croyant, votre Sagesse en me laissant gouverner par ses soins, votre autorité en m'y soumettant. En un mot, je vous demande la Grâce de vous connaître véritablement, de vous aimer sincèrement, et de vous servir fidèlement, la Grâce d'avoir devant les yeux la pensée de la mort, du Jugement, du Paradis, de l'Enfer, et de l'Éternité. Faites, Seigneur, que je médite sérieusement ces grandes vérités de la Religion, que j'en sois touché et pénétré, que je méprise le monde et toutes les choses du monde pour travailler uniquement à mon salut.

Je vous demande la Grâce de faire toutes sortes de bonnes œuvres, et de les bien faire avec une intention droite en vue de vous plaire, et avec une affection pure, agissant par principe de Religion et non par le mouvement d'aucune passion.

Je vous demande la Grâce de faire en tout votre sainte volonté, d'accomplir parfaitement vos divins Commandements, la Grâce de remplir exactement tous les devoirs de mon état, la Grâce de bien employer le temps, la Grâce de faire un bon usage de ma santé, de mes forces, de mes talents, en ne les employant que pour votre plus grande Gloire et pour mon salut. Je vous demande la Grâce de souffrir avec patience et sans murmure toutes les peines, les croix, les disgrâces, les humiliations, les adversités, qu'il vous plaira de m'envoyer. Je les accepte déjà par avance, et je veux les supporter avec une entière résignation, en union de la mort et de la passion de Jésus-Christ, pour satisfaire à votre justice et pour l'expiation de mes péchés.

Je vous demande la Grâce d'aimer mon prochain comme moi-même, de supporter avec douceur les défauts des personnes avec qui j'ai à vivre, de pardonner à mes ennemis, de faire du bien à tout le monde, et de ne faire de mal à personne, d'être pur et chaste de corps et d'esprit. Je vous demande la Grâce d'accomplir aussi fidèlement tous les Commandements de votre Église, d'entendre la Messe avec piété, de prier avec ferveur, d'écouter la parole de Dieu avec attention et d'en profiter, de même que les saintes lectures. Je vous demande la Grâce d'approcher des Sacrements avec les dispositions nécessaires, de ne jamais cacher aucun péché en confession, d'avoir une contrition sincère, de ne faire jamais de confession sacrilège, d'observer exactement tous les jeûnes et abstinences.

Je vous demande la Grâce d'observer les conseils évangéliques, surtout ceux qui me sont les plus utiles pour ma sanctification, la Grâce de mourir à moi-même, de me mépriser moi-même, d'aimer ma propre abjection, de fuir les louanges et les honneurs, de renoncer à mes volontés et à mes inclinations, à mon goût, à ma sensualité, la Grâce de connaître mes passions, de les mortifier, de sorte que, chaque fois que j'en sentirai le mouvement, je vous en fasse le sacrifice en lui résistant et en faisant un acte contraire.

Je vous demande la Grâce de corriger mes défauts, de pratiquer les vertus chrétiennes, la Grâce de diminuer chaque jour dans le mal et d'augmenter dans le bien, la Grâce d'exécuter les bonnes résolutions que vous m'inspirez, de déraciner mes mauvaises habitudes, de vaincre mes péchés, de régler et de borner mes désirs, de modérer mes empressements, de rompre mes attaches, en un mot, de purifier mon cœur de tout ce qu'il y a de vicieux.

Je vous demande la Grâce de vaincre tous les ennemis de mon salut, de résister constamment aux suggestions du Démon, de mépriser les discours et les jugements du monde, de détester ses maximes, et de fuir ses exemples.

Je vous demande aussi la Grâce de me préserver des abus d'une fausse dévotion, qui sont surtout la recherche de soi-même, l'envie de paraître aux yeux des hommes, et la profanation des Sacrements, et de toutes les illusions dans lesquelles je pourrais être actuellement, ou dans lesquelles je pourrais tomber à l'avenir.

Je vous demande la Grâce de bien vivre et de bien mourir. Je vous demande le don de la persévérance actuelle pour me maintenir constamment dans la ferveur et la charité Chrétienne par la pratique de bonnes œuvres, et surtout le don de la persévérance finale pour mourir dans votre saint amour.

Je vous conjure, ô mon Dieu ! par votre amour et votre miséricorde infinie, par le Sang de Jésus-Christ mon Sauveur, et par tout ce qu'il y a de plus sacré dans la Religion, de vouloir bien me mettre au nombre des prédestinés et de prendre soin de mon salut, parce que je sens bien que si je suis abandonné à moi-même, ma faiblesse est trop grande, mes résolutions trop fragiles et incertaines, les occasions du péché trop fréquentes, les dangers et les périls trop pressants pour que je fasse mon salut si vous ne m'aidez et ne me soutenez par des Grâces toutes spéciales que vous accordez à vos Élus, atque ab æterna damnatione nos eripi, et in electorum tuorum jugeas grege numerari [Texte de la Messe de saint Pie V].

Toutes ces Grâces que je vous demande pour moi, ô mon Dieu ! je vous les demande de même pour tout le monde, et surtout pour ceux pour lesquels je suis plus particulièrement obligé de prier, pour tous ceux sur qui vous avez des desseins d'une miséricorde spéciale, et à qui vous les destinez plus particulièrement. Je vous les demande au nom et par les mérites de Jésus-Christ, au nom de ses souffrances et par les mérites de sa Passion et de sa Croix. Et comme mes prières ne sont pas dignes d'être exaucées, je prie la Sainte Vierge et tous les Saints de les demander à Dieu pour moi et pour toute l'Église. Ainsi soit-il.

FIN DE LA PREMIERE PARTIE

 

Table des matières du Dogme de la Grâce

 

DEUXIÈME PARTIE

 

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