SECONDE PARTIE

 

Chapitre I

Des Opérations de la Grâce

Quand on considère tous les prodiges que la Grâce a opérés dans tous les temps, quand on lit dans l'Évangile, dans les Actes es Apôtres, et dans les Annales de l'Église les conversions éclatantes de tant de pécheurs, et même des pécheurs abandonnés, et des conversions faites quelquefois dans un moment et par une seule parole, comme on l'a vu dans saint Mathieu, saint Paul, et dans sainte Madeleine, - quand on examine les changements prodigieux qui se sont faits dans les sentiments et la conduite de tant d'âmes, et ceux qui se font encore aujourd'hui (car, quoique les opérations de la Grâce ne soient plus si sensibles que dans les commencements du Christianisme, elle opère néanmoins encore tous les jours bien des merveilles dans le secret des consciences, les Ministres du Seigneur en sont témoins ; et si les mondains savaient tout ce qui se passe dans l'intérieur de bien des gens dont ils ne voient que l'extérieur, ils en seraient touchés et édifiés), - quand, dis-je, on fait attention à tout cela, on est forcé de convenir qu'il y a un principe surnaturel qui agit dans l'homme, que Dieu a des ressorts secrets pour remuer son cœur et pour le tourner comme il lui plaît, et qu'il reçoit du Ciel des impressions divine capables de l'éclairer, de la convertir, de le sanctifier, de le perfectionner. On est encore plus convaincu quand on lit la vie des Saints, car il est aisé de voir que des sentiments si sublimes, une conscience si délicate, une droiture si inflexible, une conduite si pure, un détachement si parfait, des actions si saintes, une pénitence si austère, une mortification si universelle, et tant de vertus si héroïques, ne peuvent venir que de Dieu, puisqu'elle sont si supérieures à la nature de l'homme. C'était la Grâce qui opérait en eux toutes ces merveilles.

Après cela peut-on se lasser d'admirer tout à la fois la force, la douceur, et la sagesse de la Grâce, la force dans son efficacité, la douceur dans la manière dont elle opère, et la sagesse dans les moyens dont elle se sert pour parvenir à sa fin ? Car la Grâce, qui est si admirable dans ses opérations, n'agit pas également dans les âmes. Il y en a qu'elle touche sensiblement, d'autres en qui elle agit d'une manière moins sensible. Quelquefois elle opère immédiatement par elle-même et indépendamment des objets extérieurs, car Dieu, qui est le maître absolu de la Grâce n'a besoin d'aucun moyen pour nous la distribuer. Cependant, comme c'est surtout à sa parole et aux Sacrements qu'il l'a attachée, c'est ordinairement par cette voie qu'il nous la communique. Un Sermon qu'on aura entendu, une lecture qu'on aura faite, souvent une seule parole de l'Écriture sainte, fera des impressions admirables dans une âme. Saint Antoine entrant dans une église y entendit la lecture de l'Évangile, et il fut si frappé de ces paroles du Sauveur, " Allez, vendez tout ce que vous avez, et donnez-le aux pauvres " (Mt 19, 21) qu'au sortir de cette église il vendit en effet ses biens, en distribua le prix aux pauvres, et se retira dans le désert. Dieu conduit ses Élus au même but par des routes différentes.

On a vu des Saints refuser de faire par humilité ce que d'autres demandaient de faire par charité. Un Prophète se reconnaît incapable d'annoncer la parole de Dieu, et il s'en excuse sur sa faiblesse, etc. : Domine Deus, ecce nescio loqui (Jr 1, 6). Un autre se présente pour la même fonction: Ecce ego, mitte me (Is 6, 8). C'était néanmoins la Grâce qui les inspirait tous les deux. Et c'est là le grand point, de savoir si c'est la Grâce qui nous anime. On le suppose aisément dans les âmes pieuses, mais les méchants font souvent par passion ce que les bons font par Grâce. Lorsqu' Isaïe engageait Achaz à demander un prodige, ce Roi impie s'opiniâtra à n'en vouloir point demander, disant qu'il ne tenterait point le Seigneur (Is 7, 12). Cette humilité apparente n'était dans le fond qu'un contradiction à la volonté de Dieu.

Il y a des âmes qui sont pénétrés d'une crainte salutaire à la vue de la justice divine ; elles ont toujours devant les yeux le Jugement dernier et les peines effroyables de l'enfer. D'autres sont plus touchées de ses bontés et de ses miséricordes. Celui-ci aura une dévotion singulière envers la Passion de Jésus-Christ, comme saint François d'Assise ; un autre aura un attrait plus particulier envers le Mystère de l'Incarnation, comme le Cardinal de Bérulle. Depuis la Conception du Sauveur jusqu'à son Ascension il n'est pas une seule de ses actions ni une seule circonstance de sa vie qui ne puisse être l'objet d'une dévotion très solide. Tous ces sentiments sont bons dès que c'est la Grâce qui les excite. Comme Dieu a des perfections infinies, et qu'une seule âme n'est pas capable de les pénétrer toutes, il donne à l'un un sentiment plus vif de sa grandeur et de sa Majesté qui l'anéantit dans un profond respect. Il accorde à l'autre une plus grande connaissance de sa bonté, qui la pénètre de son divin amour.

Celui-ci aura une vue plus distincte de sa Providence, et il s'y abandonnera tellement qu'il vivra dans une dépendance continuelle de ses dispositions. Celui-là admirera en tout la divine Sagesse, et s'écriera sans cesse, Omnia in sapientia fecisti (Ps 103, 24) ; " Vous avez tout fait avec ordre ; votre Sagesse éclate dans vos ouvrages ". Ainsi des autres perfections divines, que Dieu manifeste et fait goûter plus spécialement à chaque âme selon son bon plaisir et selon les vues de sa Providence.

Voilà peut-être la cause de la différence des attraits. Pour le mien, c'est d'offrir continuellement à Dieu tous les mérites de Jésus-Christ et des Saints, toutes les bonnes œuvres qui se sont faites depuis le commencement du monde, et toutes celles qui se feront jusqu'à la fin des siècles, pour lui procurer la Gloire qui lui est due, pour réparer tous les outrages qui ont été faits à sa Majesté, et pour suppléer à l'insuffisance de mes actions, qui sont toutes imparfaites et pleines de défauts. Je trouve ce sentiment exprimé dans le verset du Psaume 112, Sit nomen Domini benedictum ex hoc nunc et usque in sæcula (Ps 112, 2) ; " Que le nom du Seigneur soit béni pour le passé : ex hoc ; pour le present : nunc ; et pour l'avenir : et usque in saeculum ", ou, dans le Gloria Patri, sicut erat in principio et nunc et semper et in sæcula sæculorum. Amen.

Si je prie, j'offre à Dieu toutes les prières de Jésus-Christ et des Saints pour réparer les distractions et mon peu de ferveur. Avant de dire la Messe j'offre à Dieu toute la préparation que les plus saints Prêtres ont apporté à la célébration des augustes Mystères, le respect et l'attention avec laquelle il les ont célébrés. Pour la Communion, j'offre à Jésus-Christ tous les sentiments dont la Sainte Vierge était pénétrée lorsqu'elle le reçut dans son sein. Et après avoir communié je lui offre pour le remercier tous les sentiments de reconnaissance qu'ont eus les âmes les plus ferventes. Et ainsi de tous les autres exercices de Religion. Si je me présente devant le Saint-Sacrement pour l'adorer, je lui offre toutes les adorations qui lui ont été rendues depuis son Institution, et qu'on lui rendra jusqu'à la fin du monde. Si je veux honorer le Mystère de l'Incarnation, j'offre de même à Jésus-Christ tous les sentiments d'amour et de reconnaissance que les âmes les plus pieuses ont eus envers ce Mystère. Si je veux m'occuper de celui de notre Rédemption, je recueille encore tous les mouvements de compassion, de tendresse, de charité, et de piété que la Sainte Vierge, saint Jean l'Évangéliste, et sainte Madeleine ont eus au pied de la Croix en voyant mourir Jésus-Christ, et tous ceux que les âmes les plus dévotes envers la Passion du Sauveur, comme saint François d'Assise, sainte Thérèse, etc., ont eus en la méditant, etc.

Si je me propose d'honorer la Sainte Vierge, je lui présente toute la dévotion que les Fidèles ont eue pour elle, et ce qui a été fait et que l'on fera à sa louange.

En faisant la Fête d'un Saint, j'offre à Dieu tout ce qu'il a fait pour le glorifier. Et en entrant dans une église je lui offre de même toutes les Messes et toutes les prières qui se sont dites et qui s'y diront à l'avenir.

Chapitre II

De la douceur de la Grâce dans ses opérations

Comme la Grâce ne nous ôte point notre libre arbitre elle ne nous violente point, elle ne nous nécessite point. Elle agit en nous et avec nous du consentement de notre volonté. Il est vrai qu'elle attire le consentement ; mais elle le gagne plutôt par les charmes de la douceur qu'elle ne l'arrache par la violence, selon ces paroles admirables du Prophète, In funiculis Adam traham eos (Os 11, 4) ; " Je les attirerai à moi par des attraits qui gagnent les hommes, par les attraits de la charité la plus tendre ". La Grâce, pour triompher de nous, paraît en quelque sorte s'assujettir à nous par une condescendance que nous pouvons assez reconnaître. Elle est toujours la première à nous prévenir ; c'est toujours elle qui commence, et tout mérite consiste à la suivre. Au lieu d'exiger par force et par empire ce qu'elle demande de nous, elle ne l'obtient que par voie de sollicitation et d'invitation. Elle ne nous demande, dit saint Prosper, que pour avoir lieu de nous donner; elle nous demande peu pour nous donner beaucoup. Elle s'accommode à nos inclinations, à nos talents, aux qualités de notre esprit. Elle se proportionne à notre faiblesse, n'exigeant pas d'abord ce qui est au-dessus de nos forces, ou plutôt n'exigeant rien qu'elle ne nous donne la force de l'exécuter. Si elle nous engage à quelque chose de difficile, elle nous inspire le courage et le désir, et nous fait même trouver de l'attrait ; et malgré la peine et la répugnance que nous ressentons selon la chair, elle nous y fait trouver du goût selon l'esprit. Par exemple, la Grâce nous fait mépriser tous les biens de la terre, mais auparavant elle nous en fait voir le néant, et elle nous en détache à mesure qu'elle nous en fait comprendre et sentir la vanité pour nous faire désirer des biens infiniment supérieurs, qui sont les biens de la Gloire éternelle. La Grâce nous porte à souffrir avec patience toutes sortes de peines et de travaux ; mais elle nous soutient dans les souffrances par la vue des récompenses que Dieu nous promet dans le Ciel. La Grâce nous engage à aimer Dieu et à haïr le péché, mais elle nous découvre toutes les beautés des perfections divines pour exciter en nous cet amour, et nous montre toute la laideur du péché pour nous en inspirer de l'horreur. La Grâce va même jusqu'à nous porter à nous renoncer, à nous mépriser, à nous haïr nous-mêmes, mais ce n'est qu'après nous avoir fait convenir, par la considération de nos misères, de nos vices, de nos défauts, de nos imperfections, que nous sommes véritablement dignes de ses mépris, et que ces motifs et les raisons de ce renoncement et de cette haine de nous-mêmes sont très justes.

La douceur de la Grâce n'empêche pas qu'on ne ressente les rigueurs de la pénitence, des peines extérieures, des ennuis, des dégoûts, des sécheresses ; mais elle change les amertumes en consolation. Ce n'est pas toujours une consolation sensible, mais c'est un certain contentement qui fait que pour se conformer à la volonté de Dieu on préfère son état, quelque pénible qu'il soit, à toutes les conditions du monde.

Voilà ce qu'avait prédit le Prophète, que le joug du Seigneur serait adouci par l'abondance, la douceur, et l'onction de la Grâce : Computrescet jugum a facie olei (Is10, 27).

Chapitre III

Des moments de la Grâce

et des occasions qu'elle saisit pour opérer

Quoique la Grâce ne dépend absolument ni du temps ni des occasions, puisque Dieu peut nous la communiquer quand il juge à propos, et qu'elle peut opérer son effet indépendamment de circonstances humaines, il est vrai de dire qu'il y a des temps heureux pour le salut, des moments précieux, des occasions favorables auxquelles Dieu attache la Grâce et l'effet de la Grâce. Cela est fondé sur l'Écriture même : Tempore accepto exaudivi te (2 Co 6, 2) ; " C'est dans un temps favorable que je vous ai exaucé ", et in die salutis adjuvi te ; " C'est au jour du salut que je vous ai aidé ".

Il y a donc des temps de Grâce et de salut où Dieu nous vivifie d'une manière plus particulière ; et c'est quelquefois de ces heureux moments que dépend notre salut éternel, si nous en usons selon les vues et les desseins de ses miséricordes. C'est encore en cela que nous devons admirer la bonté infinie de notre Dieu, l'aimable conduite de sa Sagesse, et la douceur ineffable de sa Grâce, qui, pour nous attirer à lui et pour nous sauver, ménage ainsi des occasions favorables. La Grâce dans cette vue se sert quelquefois avantageusement de celles que nous lui présentons. D'autres fois elle en fait naître auxquelles nous ne pensions point, de sorte que les événements les moins prémédités sont pour nous des coups de Providence. Combien d'exemples l'Écriture ne fournit-elle pas de semblables événements ?

Le serviteur d'Abraham, allant chercher une épouse au fils de son maître, rencontra aux portes de la ville Rebecca, qui allait abreuver les chameaux de son père. Et c'était précisément celle que Dieu destinait à Isaac (Gn 24, 15).

Saul, cherchant les ânesses de son père, trouva le Prophète Samuel qui le sacra Roi d'Israël (1 R 9, 17).

David portant à manger à ses frères arrive dans le camp au moment où Goliath, qu'il devait terrasser, vient insulter aux Armées du vrai Dieu (1 R 17, 22-23).

Joseph était déjà dans une citerne où il devait périr ; mais Dieu, qui en voulait faire le libérateur de l'Égypte, permet que des Ismaëlites allant dans ce pays passent au même moment ; et ses frères le retirent et le livres à ces marchands qui le vendent à Putiphar (Gn 37, 22-28).

Quand on réfléchit sur tout cela, on adore, on bénit la Providence qui conduit tout à son but avec une sagesse si admirable. Mais cette aimable conduite de Dieu n'était qu'une figure de ce qu'il fait tous les jours en faveur de ses Élus. Car c'est ainsi qu'il offre sa Grâce en de favorables conjonctures. C'est ainsi qu'il leur dresse, pour ainsi dire, de saintes embûches dans les occasions que sa Sagesse a disposées pour leur conversion et leur sanctification. Et c'est même en cela que des savants Théologiens font consister une partie du mystère de la Grâce efficace, laquelle est donnée dans les occasions où Dieu prévoit qu'elle sera salutaire, au lieu qu'il donne les Grâces communes indifféremment, c'est-à-dire, indépendamment des occasions et des dispositions où nous pouvons nous trouver en les recevant. Il y a plus. Ce qui paraît du hasard est souvent une occasion que la Providence a ménagée pour nous communiquer la Grâce.

Jésus-Christ étant fatigué s'assit sur la fontaine de Jacob ; et la Samaritaine vint y puiser de l'eau. Le Sauveur prit de là occasion de lui parler de la Grâce, et elle se convertit. Cette rencontre paraît d'abord naturelle et fortuite ; mais il est certain que c'était la Sagesse divine qui l'avait ménagée pour la conversion de cette femme et d'autres habitants de la même Ville, qui, touchés de son exemple, crurent en Jésus-Christ aussi bien qu'elle.

Si nous faisons attention, nous verrons bientôt que la même chose arrive encore tous les jours par rapport à nous. Car il n'y a personne de ceux que Dieu a autrefois touchés et ramenés de leur égarement qui n'attribue en partie sa conversion à certaines rencontres, et qui ne se souviennent que ce fût dans telle occasion et dans tel temps que Dieu lui ouvrit les yeux et lui parla au cœur. Saint Augustin l'a ainsi reconnu dans ses Confessions, où il a prit soin de nous marquer toutes les particularités de sa conversion. Il était dans un jardin avec un de ses amis, et il se sentait intérieurement troublé et agité par des remords de conscience. Il entendit la voix d'un enfant qui criait, " Prenez, lisez ". Il avait le livre des Épîtres de saint Paul, qu'il ouvrit, et l'endroit sur lequel il tomba était précisément celui qui lui convenait le plus, que ce n'était point " dans les festins, les débauches, et les impuretés que l'on pouvait se sanctifier " : Non in commessationibus et impudicitiis... (Rm 13, 13). Ces paroles le frappèrent extraordinairement, et la Grâce acheva de le convertir en le transformant dans un homme nouveau.

Saint Ignace ayant reçu dans un combat une blessure fort dangereuse fut obligé de se retirer pour faire panser sa plaies. Comme sa situation l'empêcher de vaquer aux exercices de l'art militaire il demanda un livre pour se désennuyer, et on lui apporta la vie des Saints. Il la lut ; il en fut touché, et il se convertit. Peut-on douter que cette blessure ne fut un coup du Ciel ? Ainsi il arrive tous les jours de certains événements qui semblent n'être que l'effet du hasard. Par exemple, l'amitié et la liaison que nous avons avec une personne de bien, un bon livre qui nous tombe entre les mains, une maladie qui nous réduit malgré nous à mener une vie plus réglée, un accident fâcheux, une perte de bien, une mort subite qui nous effraye, une humiliation, un renversement de fortune, et cent autres choses, sont dans les desseins de la Providence autant de moyens de sanctification pour nous, et des occasions auxquelles Dieu rattache sa Grâce, et dont il a peut-être fait dépendre notre prédestination. De là il s'ensuit qu'on doit observer et étudier avec soin toutes ces occasions pour n'en laisser échapper aucune, et qu'on doit faire ses efforts pour s'en servir utilement et retirer tous les avantages qui peuvent contribuer à notre sanctification.

Saint François de Borgia étant encore Duc de Candie reçut ordre de l'Empereur de conduire le corps de la Reine Isabelle à Grenade pour l'y faire inhumer. Et comme il fallut ouvrir le cercueil pour vérifier, selon la coutume, que c'était le corps de l'Impératrice, il considéra attentivement le visage de cette Princesse, totalement défiguré. Il conçut le dessein de quitter le monde pour se donner entièrement à Dieu, ce qu'il exécuta fidèlement.

On a vu souvent des conversions faites à l'occasion de la mort d'un parent, d'un ami, d'un époux. Des personnes fort répandues dans le monde, dissipées, et livrées aux plaisirs ont été changées tout à coup par de semblables événements. C'est ordinairement par des coups aussi frappants que Dieu détache les grands du monde et les riches du siècle des biens et des commodités de la vie, qui n'ont plus après cela pour eux rien d'attrayant. C'est la plus grande Grâce qu'il leur puisse faire, de leur ôter des objets auxquels ils étaient trop attachés et qui divisaient leurs cœurs.

Ah! si nous connaissions les vues de miséricorde que Dieu a sur nous dans les afflictions qu'il nous envoye, loin de nous plaindre et de murmurer contre la Providence, nous la bénirions et adorerions les desseins de sa Sagesse et de sa bonté, qui nous frappent pour nous sauver.

La Grâce se sert encore quelquefois du mal pour en tirer un bien ; et souvent elle opère dans des circonstances qui paraissent lui être les plus contraires.

Ce qu'il y a de plus admirable dans ses opérations, c'est qu'elle arrive à son but par des routes qui lui semblent tout opposées, se servant pour parvenir à sa fin des moyens qui, selon les vues humaines, lui sont toutes contraires. Saint Paul allais à Damas pour persécuter les Chrétiens. Voilà une disposition et une circonstance bien contraire à la Grâce. Cependant c'est cette circonstance même qu'elle choisit pour le convertir et pour en faire un Apôtre de Jésus-Christ.

Saint François de Sales raconte dans son Traité de l'amour de Dieu, que lorsqu'il faisait ses études à Paris, deux jeunes Écoliers, dont l'un était Protestant, étant allés dans un lieu débauché pour satisfaire une infâme passion, au milieu de la nuit ils entendirent une cloche. L'Hérétique demanda au Catholique ce que signifiait cette cloche, à quoi le Catholique répondit que c'était les Chartreux qui allaient aux Matines. En conséquence, mille pensées salutaires se présentèrent successivement à son esprit; il conçoit une extrême envie de voir ce que c'était que ces Chartreux. À peine put-il attendre jusqu'au matin pour satisfaire son désir. Il voit ces saints Religieux chantant leur Office avec recueillement et une piété exemplaire. Cette vue le frappa si fort qu'il prit la résolution de se convertir en quittant ses erreurs et ses désordres, persuadé qu'une Religion où il y avait d'aussi saints Personnages ne pouvait manquer d'être la vraie.

On a vu des persécuteurs et des bourreaux se convertir au moment même où ils tourmentaient les Martyrs.

Une personne se livrera totalement à une passion brutale et tombera dans de honteux excès ; et la Grâce prendra occasion de là même pour lui faire ouvrir les yeux et la faire rentrer en elle-même, lui inspirer pour le péché une horreur et un dégoût qu'elle n'aurait jamais eu si elle ne s'y fût ainsi abandonnée, et pour lui en faire éviter jusqu'aux moindres occasions, et la conduire à un genre de vie tout différent. Une lourde chute et les suites honteuses qu'elle attire après elle a été pour bien des âmes un sujet de pénitence et l'occasion d'une vie nouvelle et très fervente.

Saint Nil étant tombé dans un péché d'impureté en eut un si vif regret qu'il quitta le monde, se retira dans la solitude, et y mena une vie si pénitente, si austère, et si parfaite qu'il fut un des plus grands Saints de son siècle. Sa chute devint ainsi l'occasion de son éminente sainteté.

Une personne qui vivait dans la retraite ayant satisfait le désir qu'elle avait de se répandre dans le monde, fut si touchée de voir les crimes qui s'y commettaient qu'elle en conçut une sainte aversion qui la porta à le quitter pour embrasser de nouveau le parti du recueillement et de la solitude, où elle vécut bien différemment de ce qu'elle avait fait jusqu'alors. La Grâce se sert ainsi quelquefois de la vue du mal pour nous en inspirer l'horreur. Mais ce n'est pas à dire pour cela qu'on ne doive s'en éloigner; et c'est un grand abus de conduire les jeunes gens dans le monde sous prétexte de leur en faire voir la vanité. C'est les exposer évidemment à la tentation. Et pour un qui résistera il y en aura cent qui y succomberont. S'il y a encore des âmes qui ont conservé leur innocence, ce ne sont que celles qui ont toujours été séparées du monde dès leur plus tendre jeunesse.

En un mot, la Grâce agit quelquefois d'une manière cachée et enveloppée, donnant des sentiments et faisant des impressions que l'on ne saurait définir.

C'est ainsi qu'elle agissait dans Nicodème. Il avait été frappé de la Doctrine du Sauveur, et il en goûtait l'excellence. Il croyait déjà en lui. Mais sa foi était encore enveloppée, et ses vues en étaient encore bien obscures. Voilà pourquoi Jésus-Christ lui dit, " L'esprit souffle où il veut; vous entendez sa voix, mais vous ne savez d'où il vient ni où il va " (Jn 3, 8). Bien des personnes sentent de même les impressions de la Grâce sans savoir clairement qu'elles viennent de Dieu, et sans pouvoir les expliquer. Cela arrive surtout au commencement d'une conversion.

Origène rapporte que bien des païens s'étaient convertis, se sentant attirés par la Religion Chrétienne sans savoir pourquoi ni comment. C'était un certain attrait, une inspiration, qui les touchait sans qu'ils puissent la comprendre.

On voit quelquefois des âmes qui éprouvent certains ennuis, certains dégoûts au milieu même des plaisirs et des divertissements du monde. C'est la Grâce qui répand ces amertumes dans leur cœur pour les détacher des vanités du siècle. D'autres sentent certains reproches, certains remords de conscience. On doit examiner si c'est quelque faute qu'on a commise, mais si on ne trouve rien de particulier, ces reproches sont un avertissement que Dieu demande de nous quelque chose de plus que nous ne faisons, quelques sacrifices, une vie plus fervente et plus sainte. Et tant que nous n'accorderons pas à la Grâce ce qu'elle exige de nous, nous n'aurons point de paix ni de parfaite tranquillité.

Enfin il y a des âmes qui éprouvent des peines intérieures d'une espèce qu'on ne peut exprimer. Il faut les avoir senti pour en avoir quelqu'idée. Le cœur est comme serré entre deux pierres ; il est comme indifférent et insensible à tous les objets extérieurs qui les environnent. Ce qui devrait naturellement les affecter ne leur fait aucune impression ; elles ne prennent plaisir à rien ; elles sont comme dans une agonie mortelle. Cet état qui est très pénible à la nature est très avantageux à l'âme, car par cet anéantissement et cette extinction des affections humaines la Grâce veut nous faire mourir aux créatures et à nous-mêmes, pour ne vivre que dans Dieu et pour Dieu.

Chapitre IV

Des progrès de la Grâce

Les commencements de la Grâce sont ordinairement obscurs, ses progrès lents ; mais ses effets sont grands, solides, et permanents. C'est comme ce grain de sénevé de l'Évangile, qui, étant une des plus petites semences, croît peu à peu et s'élève ensuite au-dessus de tous les autres légumes. L'œuvre de Dieu souffre d'abord des difficultés; mais dans la suite elle triomphe de tout, et ce triomphe est d'autant plus éclatant et plus glorieux que les obstacles étaient plus multipliés et plus difficiles à surmonter.

La Grâce opère quelquefois des conversions en un moment, comme on l'a vu dans saint Paul et sainte Madeleine. Elle conduit quelquefois les hommes à la plus sublime perfection, comme on l'a remarqué dans ces jeunes Saints qui étaient plus remplis de l'amour de Dieu et plus consommés dans la vertu à l'âge de 15 ou 20 ans que d'autres ne le sont dans la plus extrême vieillesse après avoir passé toute leur vie dans les exercices de piété et de Religion. Mais ce sont là des prodiges et des miracles. La voie ordinaire de la Grâce, c'est de conduire peu à peu son ouvrage à la perfection. La Grâce imite en cela les lenteurs de la nature. Avant que le laboureur puisse recueillir sa moisson, il faut qu'il prépare la terre. Il la défriche d'abord en arrachant les ronces et les épines ; il la cultive ; puis il y sème son grain; il ôte ensuite les mauvaises herbes qui croissent avec le bon grain. Enfin il attend après tout cela le temps de la maturité.

Voilà une image assez naturelle des progrès de la Grâce dans l'homme. D'abord il faut préparer nos âmes en ôtant les obstacles à la Grâce, dont on parlera dans la suite, puis Dieu plantera dans nos âmes le germe de sa Grâce. Si nous la conservons elle y prendra racine ; elle croîtra ensuite peu à peu et elle portera son fruit. Et comme nos passions et nos vices renaissent continuellement, nous devons avoir grand soin de les déraciner de peur qu'elles n'étouffent le bon grain de la Grâce. Enfin, comme le Laboureur voit passer successivement sur son grain les quatre saisons de l'année, la température de l'automne pour le semer et le faire germer, les rigueurs de l'hiver pour purger la terre des mauvaises herbes, les rosées du Printemps pour faire croître le blé, les chaleurs de l'été pour le mûrir, ainsi une âme passe par bien des états différents avant que d'arriver à la perfection. Il faut qu'elle se purifie par les austérités de la pénitence, comme la terre l'est par les rigueurs de l'hiver ; ensuite Dieu versera en son cœur les douces rosées des consolations, dont le bon usage avancera l'ouvrage de sa sanctification, qui augmentera toujours et qui arrivera enfin peu à peu à sa perfection; mais ce ne sera qu'après bien des peines, des tentations, des sécheresses, des ennuis, des combats, des sacrifices, et des victoire

Chapitre V

Des commencements de la Grâce

Je suppose comme une maxime presque générale que l'ouvrage de la Grâce souffre des difficultés et des humiliations dans le commencement. C'est ainsi que notre Religion a commencé à s'établir au milieu des contradictions, des persécutions, et en surmontant tous les obstacles imaginables. Qu'on se rappelle tout ce que la Grâce a fait de bien ; on verra toujours que c'est par l'humiliation, le mépris, la peine, et la difficulté qu'elle a commencé. Joseph est persécuté de ses frères ; il est accusé injustement avant que d'être élevé à la gloire à laquelle Dieu le destinait.

Combien d'obstacles l'endurcissement de Pharaon ne mit-il pas à la délivrance de la captivité des Hébreux ? Combien de travaux ne souffrirent-ils pas dans le désert avant que d'arriver à la terre promise ?

Combien de dangers David n'essuya-t-il pas avant que de monter sur le Trône?

Combien de larmes ne versa pas la mère de Samuël avant que d’obtenir de Dieu le saint Enfant?

Dans quelle frayeur et quelle tristesse étaient Esther, Mardoché, et tous les Juifs, avant que de jouir de la consolation qu'ils eurent de voir le cœur du Roi changé en leur faveur, et leurs ennemis confondus et condamnés au supplice qu'ils s'attendaient de leur faire souffrir ?

Il y a mille autres exemples semblables dans les Livres saints. Plus on lit et médite l'Écriture, plus on considère la manière dont Dieu agit envers les hommes, plus on est persuadé et convaincu de ce principe, que ce n'est que par l'humiliation qu'on peut parvenir à la vraie gloire ; et que ce n'est que par la peine qu'on peut parvenir au plaisir. Cela se vérifie même dans les choses humaines et naturelles. L'humiliation et la peine sont si estimables aux yeux de Dieu qu'il ne peut les voir sans récompense dans les mondains eux-mêmes et dans les Païens. À bien plus forte raison cette maxime doit-elle se vérifier dans la Religion où Jésus-Christ notre modèle l'a confirmé si fortement par son exemple, ne voulant entrer dans la gloire et la joie de sa Résurrection qu'après les humiliations et les souffrances de sa Passion.

On voit la même conduite de la Sagesse divine dans les Saints. Dieu voulait élever à la haute contemplation sainte Thérèse, il permit qu'elle trouvât d'abord toutes les peines imaginables à faire oraison, se sorte qu'elle allait à la prière comme au supplice ; cependant elle eut la constance et la fermeté de persévérer dans cet exercice pendant 14 ans, malgré toutes les peines intérieures qu'elle y éprouva.

Cet exemple doit bien encourager les commençants à ne pas se rebuter des premières difficultés, et leur apprendre que les répugnances que l'on trouve à faire une chose ne sont point une raison de l'omettre. Dieu permet souvent ces difficultés pour épurer l'intention et l'affection. Car si l'on avait d'abord du goût et du plaisir dans le bien que l'on commence, on le continuerait plutôt pour se satisfaire que pour plaire à Dieu ; on s'y rechercherait plus que Dieu. Et si l'on était loué et approuvé dans ce que l'on fait, il serait à craindre que la vanité et l'amour-propre ne fussent le principal motif et le grand mobile de nos bonnes œuvres.

Voilà pourquoi Dieu permet souvent et presque toujours que les personnes vertueuses soient censurées, méprisées, et blâmées dans le bien qu'elles entreprennent, afin que, s'élevant au-dessus des discours du monde et de l'estime ou du mépris des hommes, elles ne cherchent à plaire qu'à Dieu seul, et qu'elles n'attendent de récompenses que de lui.

Tel est donc le premier caractère de la Grâce. Quand une chose commence ainsi par la peine et l'humiliation, qu'elle est méprisée du monde, qu'elle a des difficultés et des contradictions à surmonter, il y a apparence que c'est l'œuvre de Dieu, et qu'elle aura des suites avantageuses, selon ces promesses du Sauveur : " Votre tristesse se changera en joie " (Jn 16, 20) ; ou, comme le Saint-Esprit nous l'assure, Qui seminant in lacrymis in exultatione metent (Ps 125, 5) ; " Ceux qui sèment dans les pleurs moissonneront dans la joie ". Mais quand on entreprend quelque chose avec empressement, avec une satisfaction humaine et une ardeur naturelle et présomptueuse, se promettant d'heureux et de grands succès, et que l'on réussit même pendant le temps de ces premiers efforts, ce n'est que l'ouvrage de la nature, qui ne se soutiendra pas longtemps. C'est ainsi que quand on commence par le plaisir on finit par la tristesse. vobis qui ridetis, quia lugebitis (Lc 6, 25). Les joies et les vanités du monde ont beaucoup d'apparence et point de réalité ; et elles sont suivies de bien des regrets en cette vie.

Chapitre VI

Des lenteurs de la Grâce dans ses opérations

On a déjà remarqué que la Grâce avait opéré des prodiges de conversion et de sanctification dans très peu de temps ; mais ce sont des choses extraordinaires. La Grâce agit communément avec plus de lenteur ; elle prépare son ouvrage de longue main; elle dispose avec sagesse tous les moyens dont elle veut se servir pour l'accomplir.

Voyez combien de siècles on a attendu le Messie, combien on l'a désiré, par combien de Prophètes sa venue a été annoncée, et avec quelle économie la Providence avait préparé les voies de son avènement. Plus un ouvrage est grand et solide, plus il faut de temps pour le faire et le perfectionner.

Or, quel plus grand ouvrage que la sanctification d'une âme ? Les fruits précoces ne sont pas de longue durée, et les conversions subites sont sujettes à bien des rechutes. Les personnes qui dans peu de temps croient avoir atteint le sommet de la perfection n'ont souvent qu'une vertu imaginaire. Il faut des années entières pour se corriger d'un défaut, comme dit l'Imitation. Encore arrive-t-il rarement qu'on parvienne à s'en défaire entièrement et qu'on acquiert parfaitement la vertu contraire !

Jésus-Christ lui-même a été trois ans pour instruire les Apôtres. Encore étaient-ils après tant de leçons fort grossiers et fort ignorants !

Saint Augustin a été pendant plusieurs années à combattre contre lui-même avant que de se convertir parfaitement.

Il est vrai que la lenteur des progrès de la Grâce vient souvent du peu de zèle que nous avons pour avancer dans la voie de Dieu. Mais il y a cependant des âmes qui font ce qu'elles peuvent sans s'apercevoir qu'elles avancent beaucoup. Dieu le permet ainsi parce que si on arrivait si vite à la perfection on pourrait être tenté d'orgueil. Si la Grâce nous venait selon nos désirs et sans l'avoir attendue, il semblerait qu'elle nous est due et qu'elle est à notre disposition. On ne doit donc jamais se lasser de l'attendre avec patience et avec paix, ni de la demander et de la solliciter avec ferveur.

La lenteur de la Grâce nous est encore représentée sous la figure du levain qu'on mêle avec la pâte pour la faire fermenter. C'est ainsi en effet que la Grâce, étant entrée dans l'intérieure de l'homme, y travaille peu à peu, s'insinuant dans son cœur pour lui communiquer ses lumières, ses vues, ses sentiments, sa force, jusqu'à ce qu'elle l'ait changé tout à fait et transformé dans un homme nouveau. Mais ce changement n'est point l'ouvrage de quelques jours; il faut du temps pour le perfectionner.

Il faut d'abord que la Grâce éclaire un pécheur aveuglé, qu'elle lui fasse sentir l'horreur de ses crimes, qu'elle lui inspire une sainte frayeur, par la considération des châtiments qu'il a mérités, qu'elle lui montre quelle parte il a faite en renonçant au Ciel, à quel danger il s'expose en méritant l'enfer. Cette salutaire crainte que la Grâce excite dans le pécheur n'est que le commencement de sa conversion. Initium sapientiae timor Domini (Ps. 110, 10). Cette crainte l'engage à éviter le péché et à embrasser les rigueurs de la pénitence. Ensuite, la Grâce le conduit à l'espérance, et de là l'élève peut à peu à l'amour divin. Voilà, selon le Concile de Trente [Concile de Trente, session 6, ch. 6 (COD. p. 648-649)], les degrés par où la Grâce conduit un pécheur à la réconciliation avec Dieu. Or, il faut du temps pour parcourir tous ces degrés ; il faut bien des réflexions, bien des efforts; et tout cela ne se fait pas si aisément ni si promptement qu'on se l'imagine.

Concluez de là quel jugement on doit porter sur les conversions faites à la hâte, dans une quinzaine, ou au lit de la mort !

Quand il serait vrai que la Grâce agirait dans ces pénitents qui paraissent touchés, hélas ! la conversion de la plupart, loin d'être parfaite, n'est peut-être pas même au premier ou au second degré de la pénitence, qui est de se détacher du péché en renonçant pour toujours à l'objet de leur passion.

Ainsi, quand on examine de près une vraie conversion, on trouve ordinairement que la Grâce travaillait déjà depuis longtemps dans le cœur du pécheur converti, et quelquefois même depuis la plus tendre jeunesse.

Si la conversion est véritable et surnaturelle, elle aura dû exciter dans son intérieur des troubles, des agitations, des combats, des révolutions, car quand il s'agit de changer le cœur et de le détacher, il faut se faire une grande violence. Et cette violence suppose bien des combats et bien des sacrifices. Quand on n'éprouve rien de semblable, c'est un grand préjugé que la conversion n'est que superficielle, que le cœur ne se change point, et que la passion dominante n'est point attaquée, encore moins déracinée. On ne passe pas rapidement d'un état à l'autre sans éprouver les difficultés d'un passage si coûteux à la nature, si dur pour les inclinations formées, pour les habitudes invétérées, et si contraire aux goûts que l'on a tant de fois satisfaits.

Chapitre VII

Des effets de la Grâce

La Grâce, si faible en apparence dans ses commencements et si lente, si patiente dans ses progrès, produit des effets merveilleux. Elle arrive à sa fin, et ses ouvrages sont solides et durables. Attingit a fine usque ad finem fortiter, et disponit omnia suaviter (Sg 8, 1).

Les ouvrages des hommes superbes et ambitieux commencent avec éclat. Ils sont d'abord l'objet de l'admiration des mondains, le sujet de leurs éloges et de leurs applaudissements. Mais peu à peu ils se dissipent comme la fumée et à peine en conserve-t-on le souvenir après en avoir tant parlé et après les avoir tant vantés. Periit memoria eorum cum sonitu (Ps 9, 6). " J'ai vu l'impie ", dit encore l'Écriture, " élevé d'abord comme un cèdre du Liban ; un moment après j'ai passé et il n'était plus ; on ne voit plus aucun de ses vestiges " (Ps 36, 35-36).

Mais les ouvrages de la Grâce, après avoir été dans l'obscurité, après avoir été l'objet du mépris et souvent des discours et des railleries du monde, s'affermissent de plus en plus ; ils subsistent malgré tous les efforts qu'on puisse faire pour les anéantir. Ce fut ainsi que notre sainte Religion s'est établie, augmentée, et conservée comme le chef-d'œuvre et le modèle des opérations de la Grâce. C'était là le raisonnement que Gamaliel faisait aux Juifs pour les détourner d'empêcher les Apôtres de prêcher l'Évangile : " Si la Religion qu'ils annoncent vient des hommes, elle tombera d'elle-même; mais si elle vient de Dieu, personne ne pourra la détruire " (Ac 5, 38-39).

En effet, on a vu toutes les hérésies tomber et varier parce que c'était l'ouvrage des hommes et du Démon. Mais la seule Religion catholique s'est toujours conservée et se conservera toujours, malgré tout ce que la fureur des Démons et la malice des hommes pourra faire pour la renverser. On a même remarqué que les Sectes qui avaient fait le plus de bruit, comme celle d'Arius, étaient celles qui avaient été le plus vite anéanties.

Pour sentir encore mieux la stabilité des ouvrages de la Grâce, qu'on compare les entreprises des Héros du siècle avec celles des Saints. Combien de fois les plus superbes monuments des Grands du monde n'ont-ils pas été renversés et leurs projets ambitieux dissipés aussitôt après leur mort, et même souvent pendant leur vie ! Mais les ouvrages des Serviteurs de Dieu ont subsisté des siècles entiers ; on est encore édifié de leurs maximes et de leurs exemples ; on voit encore leurs établissements ; et leur mémoire sera en bénédiction dans tous les temps. In memoria æterna erit justus (Ps 111, 6). Descendons du général au particulier, et concluons par rapport à nous-mêmes que, puisque la Grâce produit des fruits solides et stables, nous devons nous défier beaucoup des pensées, des désirs, des projets, des entreprises qui ont de l'apparence et de l'éclat dans les commencements, et qui n'ont pas d'effets réels, stables, et permanents. C'est surtout par cet endroit que saint François de Sales prétend qu'on doit distinguer l'inspiration de la Grâce d'avec l'illusion de certains sentiments de douceur et de consolation qui nous touchent et nous attendrissent, mais qui ne produisent rien de plus. Quand tout aboutit là, c'est-à-dire à nous satisfaire, ce n'est que la nature qui agit et non la Grâce. Mais quand le sentiments que nous avons ressenti en nous-mêmes nous porte à quelque chose de réel, à faire la volonté de Dieu, à souffrir, à mortifier nos passions, à nous détacher, à faire quelque sacrifice, à pratiquer quelque vertu, c'est une preuve que c'était la Grâce qui agissait en nous.

Chapitre VIII

Des temps nébuleux

où la Grâce semble s'éclipser

J'ai remarqué très souvent qu'il y a dans la vie, du moins pour plusieurs âmes, un certain temps fâcheux et dangereux où la Grâce semble nous abandonner, et où nos passions reviennent de telle sorte que nous nous trouvons différents de ce que nous étions. Ce qui nous touchait le plus sensiblement ne fait aucune impression sur nous. Le goût pour le monde et les vanités du siècle que nous avions foulées aux pieds avec mépris, toutes ces choses se représentent à nos yeux avec un nouvel attrait. Et la piété cesse de nous paraître aimable. La prière, l'oraison, le recueillement, et tous les autres saints exercices commencent à nous devenir à charge. C'est beaucoup si on les continue sans y rien omettre.

Je ne parle pas seulement des moments de sécheresse et d'aridité que tout le monde éprouve de temps en temps dans le service de Dieu. Mais je parle d'un temps particulier dans la vie, où, après la conversion la plus sincère et les résolutions les plus fermes, on se trouve tout d'un coup ou insensiblement changé, du moins quant aux sentiments. Cela arrive quelquefois un an ou deux ou trois après qu'on s'est donné à Dieu, quand la ferveur sensible nous quitte.

C'est peut-être ce temps que David appelle un temps mauvais, - in tempore malo (Ps 36, 39), - un temps critique, un temps dangereux pour le salut, car dans ce temps d'épreuve la plupart retombent dans le premier état, à moins qu'ils ne prennent bien des mesures pour se soutenir.

Si les âmes qui se sont converties étaient sujettes à de grands crimes, elles font d'ordinaire de grandes chutes. Si elles étaient mondaines, elles prennent de nouveau quelque goût aux vanités du siècle. Si elles avaient toujours bien vécu sans être jamais tombées dans le désordre, elles éprouvent au moins une diminution dans les lumières qui les éclairaient, un ralentissement dans la dévotion qu'elles avaient. C'est un temps d'éclipse pour la Grâce. Et c'est dans ce temps d'épreuve que le plus grand nombre de ceux s'étaient donnés à Dieu l'abandonnent pour toujours et ne se relèvent jamais de leurs chutes. D'autres, aidés de la Grâce, reviennent peu à peu à leur premier état. Il faut qu'ils recommencent de nouveau à arracher de leur cœur des vices et des passions qu'elles avaient déjà eu tant de peines à corriger pour la première fois. Il faut qu'elles reprennent les exercices des commençants (Imitation).

Cependant, si après bien des efforts et des sacrifices elles parviennent encore à déraciner leurs passions, elles demeurent vaincues pour toujours, ou du moins leurs mouvements ne sont plus si violents ; et par la fidélité à leurs exercices elles peuvent revenir à leur ancienne ferveur, elle sera durable et constante. Quoique elle ne soit plus si sensible que la première fois, elle sera plus solide et plus pure, car il y a encore bien de l'humain dans la ferveur des commençants.

On peut compter plus sûrement sur une âme quand elle a passé ce temps fâcheux. Il est bien nécessaire d'avertir de tout cela les personnes qui se convertissent et qui embrassent le parti de la piété, afin qu'elles se prémunissent contre le danger qui les menace, et qu'elles ne se déconcertent point quand elles se trouveront dans cette triste situation, qu'elles ne quittent point et qu'elles ne négligent point leurs devoirs de piété.

On doit aussi beaucoup prier pour des âmes qui se trouvent dans ces moments critiques, afin que Dieu les soutienne par sa Grâce, qu'il les empêche de retourner en arrière et de se livrer à leurs premiers désordres, ou qu'il les relève de leurs chutes si elles sont déjà tombées.

Chapitre IX

Des âmes sur lesquelles la Grâce agit

La Grâce agit surtout dans les justes ; elle agit moins dans les pécheurs, très peu dans les mondains et les infidèles.

La Grâce agit principalement dans les justes, parce que le Saint-Esprit habite en eux, les meut, les anime, les dirige, les inspire. C'est ce que l'Apôtre nous dit dans une seule parole : Spiritu Dei aguntur (Rm 8,14). C'est aussi la doctrine du saint Concile de Trente [Session 6, ch. 14 (COD. p. 652-653)], qui nous enseigne que les justes étant membres vivants de Jésus-Christ, il influe fréquemment sur eux en sa qualité de Chef. Jugiter influit, en leur communiquant la force et la vertu surnaturelle de la Grâce, qui précède, accompagne, et suit toujours toutes leurs bonnes œuvres, et sans laquelle elles ne peuvent être agréables à Dieu ni méritoires, comme le cep de la vigne qui communique à ses branches le suc qui leur fait produire du fruit. C'est la comparaison que le Sauveur a lui-même fait à ses Apôtres lorsqu'il leur disait : " Je suis la vigne, vous êtes les branches; comme la branche de la vigne ne peut porter de fruit si elle ne demeure unie au cep, de même si vous ne demeurez en moi vous ne pouvez porter de fruit " (Jn 15, 4-5).

Nous demeurons en Jésus-Christ quand nous sommes dans l'état de Grâce habituelle ; nous en sommes séparés par le péché mortel. Ainsi, étant une fois dans le péché mortel, on n'est plus qu'un membre mort, incapable de produire des actions de vie et dignes de la vie éternelle. Toutes les bonnes œuvres du pécheur sont donc des oœvres mortes; et pour qu'un action soit méritoire pour le Ciel il faut le concours des deux Grâces, habituelle et actuelle. C'est ce que l'Apôtre nous dit en deux mots : " Si nous vivons par l'Esprit, agissons par l'Esprit " (Ga 5, 25).

On comprend aisément après cela que c'est l'influence de cette vertu surnaturelle et divine, que Jésus-Christ communique aux justes comme à ses membres vivants, qui élève et sanctifie leurs actions, et que c'est de la communication de ses mérites qu'elles tirent leur prix et leur valeur essentielle, par laquelle elles sont agréables à Dieu et dignes de la récompense éternelle.

Si Jésus-Christ comme Chef répand sur les justes l'influence de sa Grâce, si le Saint-Esprit, habitant en eux comme dans son temple par la Grâce habituelle, les excite souvent au bien par le mouvement de la Grâce actuelle, - par une raison contraire le démon, qui fait sa demeure dans les pécheurs qu'il possède comme sa proie, qu'il gouverne comme ses membres, qu'il maîtrise comme ses esclaves qu'il tient captifs selon son gré, comme parle l'Apôtre : A quo captivi tenentur ad ipsius voluntatem (2 Tm 2, 26). Le démon, dis-je, excite fréquemment les pécheurs au mal en leur suggérant des mauvaises pensées, des desseins criminels, en excitant en eux des affections déréglées qui les portent à toutes sortes de crimes et de désordres, car si la Providence ne mettait un frein à la fureur des démons et à la violence des passions des hommes, on verrait encore dans le monde bien d'autres excès.

Je considérais un jour des malheureux qui, accablés de peines et de fatigues, juraient, apparemment pour soulager leur douleur ; et j'examinais quel soulagement ils pouvaient ressentir de leurs malédictions et de leurs jurements, car la nature ne trouve pas en cela le plaisir qu'elle trouverait à d'autres choses qui flattent les sens.

Voici ce qui m'a paru le plus vraisemblable pour expliquer ce mystère d'iniquité, savoir, comment l'homme goûte quelque satisfaction à commettre un péché auquel la nature ne le porte pas. C'est que le démon excite en lui un mouvement violent qui l'y entraîne, et c'est une satisfaction pour lui de suivre ce penchant, comme ce serait une peine et une violence d'y résister, car il pourrait absolument le vaincre s'il voulait faire des efforts suffisants. Mais on suit plutôt le torrent qu'on ne s'y oppose. Tel est le sort déplorable de l'homme : après sa chute, tout le porte au mal, la nature corrompue, le monde, et le démon. Et lors même que la Grâce l'excite au bien, souvent il y éprouve de la part de la concupiscence une extrême répugnance. La Grâce agit donc surtout dans les justes ; mais elle n'y agit pas également. Il y en a en qui elle agit beaucoup, et d'autres en qui elle agit peu. Elle opère beaucoup dans les âmes ferventes, qui sont fidèles à en suivre les mouvements. Elle opère peu dans les âmes tièdes qui négligent les inspirations. Une personne forte et vigoureuse peut faire plus d'ouvrage en un jour qu'un malade n'en ferait dans dix et dans vingt.

Plus une personne est avancée dans la perfection chrétienne, plus la Grâce agit en elle ; plus elle est morte au monde et à elle-même, plus la Grâce opère dans son intérieur. Car alors ce n'est plus elle qui vit, mais c'est Jésus-Christ qui vit en elle, comme saint Paul disait de lui-même : Vivo autem, jam non ego, vivit vero in me Christus (Ga 2, 20). C'est la Grâce qui est le principe de ses pensées, de ses désirs, de ses sentiments, de ses paroles, et des ses actions. La Grâce est en elle comme une source d'eau vive qui jaillit continuellement vers la vie éternelle. C'est l'expression du Sauveur lui-même : Fiet in eo fons aquæ salientis in vitam æternam (Jn 4,14). C'est-à-dire que la Grâce excite continuellement dans son cœur de pieux mouvements qui le portent à Dieu et de saints transports qui l'élèvent vers le Ciel.

Sainte Thérèse était enchantée de ce passage parce qu'elle en éprouvait la vertu dans elle-même. Heureuses les âmes qui font une telle expérience des effets de la Grâce !

Saint Paul nous dit encore que le Saint-Esprit prie en nous par des gémissements ineffables: postulat pro nobis gemitibus inenarrabilibus (Rm 8, 26). Les âmes qui ont le don d'oraison entendent dans le fond de leur cœur ces gémissements de l'Esprit-Saint, qui les porte à prier sans cesse et sans relâche, soit pour bénir Dieu, soit pour le remercier, soit pour lui demander ses Grâces. Quand on est animé de cet esprit de prière, à peine peut-on être un moment sans prier. Quelquefois on se sent porté à demander des Grâces pour ceux auxquels on n'avait point pensé ; ou on est excité à prier tout particulièrement pour certaines personnes à qui Dieu veut accorder quelque faveur, car la Grâce est toujours précédée par la prière.

Quand Dieu veut opérer quelque conversion ou qu'il veut accorder quelque bienfait à son Église, il inspire aux fidèles, surtout à ceux qui ont le don d'oraison, de les lui demander, et c'est le Saint-Esprit qui enseigne tout cela. On doit suivre ses inspirations.

La Grâce se plaît beaucoup dans les âmes simples. Graditur Deus cum simplicibus (Imitation IV, ch. 18, 18). C'est à ces âmes qu'elle se communique avec une pleine abondance et sans reserve ; elle agit et converse familièrement avec eux comme un ami converse avec un ami, lui ouvrant son cœur, lui découvrant ses secrets les plus cachés. C'est ce qu'on a vu dans saint François d'Assise et dans tant de Saints à qui Dieu a accordé les faveurs les plus signalées à cause de la simplicité et de la droiture de leur cœur, car dans l'Écriture c'est le même terme qui exprime ces deux vertus. Et quand le Saint-Esprit veut nous faire le plus grand éloge d'un Saint, il se contente de dire que c'était un homme simple et droit, vir simplex et rectus. C'est surtout dans ces âmes simples que la Grâce se plaît, et en qui elle agit librement.

Mais pour les savants du siècles, les personnes qui ont un esprit fin et malin, un cœur double et plein de détours, qui sont éclairés dans les sciences du monde et remplis de la sagesse et de la prudence des enfants du siècle, la Grâce ne les éclaire pas. Parce qu'ils présument d'eux-mêmes, parce qu'ils comptent sur leurs lumières et leur prudence, Dieu les abandonne à eux-mêmes. Confiteor tibi, Pater, Domine cœli et terræ, quia abscondisti hæc a sapientibus et prudentibus, et revelasti ea parvulis (Lc 10, 21) ; " Je vous rends grâce, Père céleste, de ce que vous avez caché ces grands mystères aux sages du monde, et de ce que vous les avez révélés aux petits ".

La Grâce n'opère pas également dans les justes imparfaits, car, comme ils sont encore sujets à bien des défauts et qu'il y a encore chez eux beaucoup d'humain et de naturel, ils suivent souvent les mouvements de la passion et de la nature, qui, étant contraires à ceux de la Grâce, en empêchent l'impression et les effets. On peut se rappeler ce qui a été dit dans la première partie, dans l'explication du mot, surnaturel.

Quand je dis que la Grâce opère peu dans les pécheurs, j'entends ceux qui sont tranquilles dans leurs désordres. Car, pour ceux qui travaillent à leur conversion, elle agit beaucoup et souvent ; même elle opère plus sensiblement que dans les justes. Car, lorsqu'il est question d'arracher une âme d'entre les mains du démon, de l'engager à quitter l'objet de son crime, de lui faire rompre les liens qui l'attachent à son péché et de déraciner des mauvaises habitudes et résister aux penchants violents qui l'entraînent vers le mal, il faut pour cela bien du courage, bien de la force ; et ce n'est que la Grâce qui peut l'inspirer. Aussi est-ce dans la conversion des pécheurs que Dieu fait éclater davantage l'efficacité de sa Grâce.

La Grâce opère ordinairement peu dans les personnes qui sont à leur aise, qui jouissent des commodités de la vie, qui font bonne chère, qui sont dans l'abondance, dans les places, les honneurs, qui sont applaudis, aimés, caressés par le monde. Si on prend goût à ces avantages, comme il arrive très souvent, ils sont un très grand obstacle aux effets de la Grâce, par la raison qu'ils occupent l'esprit et le cœur et le rendent incapable des impressions salutaires de la Grâce. C'est la peine, l'humiliation, et le mépris qui nous disposent à la Grâce. C'est dans les âmes humiliées et affligées que la Grâce agit beaucoup plus. Et quoique la bonne santé et la jeunesse ne soient pas par elles-mêmes opposées à la Grâce, cependant il est à craindre que dans la fleur de l'âge et la force du tempérament la vigueur du corps ne réveille la concupiscence, ne fomente les passions, et n'excite la révolte de la chair contre l'esprit, à moins qu'on ne la réprime par le secours de la pénitence et de la mortification.

 

Chapitre X

Des difficultés qu'il y a de distinguer

si c'est la Grâce qui agit en nous

Il n'y a que Dieu qui connaisse parfaitement tous les ressorts et toutes les opérations de la Grâce. Car rien n'est plus caché, puisque tout se passe dans le secret du cœur, dont Dieu est l'unique scrutateur, scrutans corda (Jr 17, 10). Il faut être bien intérieur pour discerner les mouvements de la Grâce d'avec ceux de la nature. On s'y trompe souvent, on prend aisément une illusion pour une inspiration, et l'on croit quelquefois sentir l'onction de la Grâce, quoique ce ne soit qu'une affection toute naturelle, qui naît d'un tempérament tendre et facile à émouvoir: Videtur esse charitas et est carnalitas (Imitation).

La plupart des Hérétiques se disaient inspirés de Dieu, et c'était l'esprit malin qui les animait, car cet esprit de ténèbres sait " se transformer en Ange de lumière ", comme dit saint Paul (2 Co 11, 14). Ainsi, quelque raison que l'on ait de croire que l'on est éclairé de la Grâce, on doit toujours se défier de soi-même, et ne jamais s'attacher opiniâtrement à son sentiment, mais se soumettre toujours à l'Église et à ses Supérieurs. C'est ainsi que tous les Saints en ont agi. On ne peut errer en obéissant à l'Église, puisqu'elle est infaillible, Dieu lui ayant promis son assistance particulière pour l'empêcher de tomber jamais dans l'erreur.

Comme les personnes du sexe ont l'imagination vive et le tempérament affectueux, elles sont plus sujettes aux illusions; elles s'imaginent voir ce qu'elles ne voient pas, et éprouver des sentiments extraordinaires de perfection qu'elles n'ont point du tout, ou qu'elles n'ont qu'en idée. Je ne prétends pas par là qu'on soupçonne rien contre la réalité des visions de sainte Thérèse, sainte Catherine de Sienne, sainte Madeleine de Pazzi, et des autres Saintes que l'Église a canonisées. Je suis bien éloigné de penser là-dessus comme certains prétendus Savants ou critiques outrés, qui, n'écoutant que les lumières de leur faible raison, et jugeant de tout selon leur propre sens, rejettent tout ce qui ne leur paraît pas vraisemblable, comme si Dieu devait se conduire selon leur manière de penser. Je respecte infiniment tout ce qui vient des Saints, jusqu'à leurs plus petites actions; et je suis persuadé que leur conduite, quelqu'extraordinaire qu'elle paraisse en certaines circonstances, est bonne et louable, sainte et agréable aux yeux de Dieu, parce que c'est le Saint-Esprit qui les inspirait, qui les conduisait, et la Grâce qui les animait.

Mais quand je dis que les personnes du sexe sont sujettes à l'illusion, je parle du commun des filles et des femmes, et surtout de celles qui, voulant se distinguer par orgueil, par amour-propre, aiment l'extraordinaire. Il est facile au démon de les tromper en leur persuadant qu'elles ont des révélations, des lumières divines, quoiqu'elles soient très imparfaites. Elles lisent avec ardeur les livres de la plus haute spiritualité, et ont assez de présomption pour croire qu'elles ont toutes les vertus qu'elles y trouvent.

Saint François de Sales raconte dans le Livre de ses Colloques qu'une Religieuse, ayant lu la vie de sainte Thérèse, s'était persuadée qu'elle l'avait imitée et qu'elle lui ressemblait en tout, de sorte qu'elle affectait ses sentiments, elle parlait son langage, elle pensait être dans les mêmes voies d'oraison et de contemplation. Mais dans tout cela c'était l'imagination, ou plutôt l'orgueil, qui agissait, et non la Grâce.

Chapitre XI

Des moyens de distinguer

l'inspiration de la Grâce d'avec l'illusion de l'imagination

Les pensées, les projets, et les desseins qui se présentent à l'esprit avec une belle apparence sont très souvent des illusions de l'imagination. Quand on dispose et qu'on arrange l'avenir à son idée, et qu'on se flatte déjà par avance de la réussite, qu'on se promet quelque chose de grand et des succès bien avantageux, c'est l'homme qui propose. Dieu en disposera tout autrement. Et l'on sera forcé de convenir par l'événement que toutes ces belles idées n'étaient que de vains projets et de folles imaginations, parce que dans les desseins de Dieu l'homme ne voit presque rien dans les commencements. On se persuade que si l'on pouvait être dans tel endroit, si l'on obtenait tel rang, si l'on était dans cette condition on ferait des merveilles, on mènerait une vie sainte. Ce sont là autant d'illusions d'une imagination qui nous joue. Quand on est parvenu à ce que l'on prétendait, on voit par expérience que les choses vont bien différemment de ce l'on se promettait.

Aussi, 1° quand une pensée nous tracasse, qu'elle nous vient souvent à contretemps, c'est-à-dire, dans un temps où nous sommes occupés à quelque chose de bien, comme à la prière, à la méditation, et que cette pensée vient nous distraire, excitant en nous des désirs violents et empressés qui nous ôtent la tranquillité de l'âme, c'est une illusion, parce que les inspirations qui viennent de Dieu, loin de nous agiter et de nous troubler, tendent plutôt à nous affermir dans la paix du cœur. Cela ne doit point s'entendre des remords de conscience et des craintes salutaires qui nous troublent avec raison, mais seulement des pensées, des désirs, des projets.

2° Si cette pensée est contraire aux devoirs de notre état, nous devons la regarder comme une illusion, quand même elle aurait l'apparence d'un plus grand bien que celui que nous faisons, parce que la Grâce ne nous détourne jamais de la volonté de Dieu. Or, la volonté de Dieu est que nous remplissions les devoirs de notre état.

3° Quand une pensée nous inspire des sentiments de hauteur et d'élévation, ceci arrive à toutes les personnes qui, par un sentiment d'orgueil, prétendent s'élever à une sublime perfection, se laissent aller aux désirs des choses extraordinaires, comme des révélations, des visions. Or, la Grâce nous porte à l'anéantissement. Aussi les dons les plus sublimes que Dieu faisait aux Saints les remplissaient-ils du sentiment de la plus profonde humilité.

4° L'inconstance et la légèreté : aujourd'hui l'on pense d'une façon et demain d'une autre. Ce qui paraît admirable dans un moment ne paraît plus rien un instant après. Ce qu'on désirait avec le plus d'ardeur devient peu après indifférent, parce qu'un autre désir, un autre projet, une autre pensée, vient bientôt remplacer le premier. Et ainsi toute la vie se passe à former des idées et des désirs sans presque en exécuter aucun. C'est là une des plus dangereuses tentations du démon, qui use de stratagème pour faire perdre le temps. Ainsi les personnes qui sont sujettes à cette multiplicité de pensées et de désirs qui se succèdent sans cesse les uns aux autres peuvent néanmoins juger qu'elles ne viennent point de Dieu, parce que la Grâce fixe notre inconstance en nous appliquant constamment à un objet, jusqu'à ce qu'avec son secours nous l'ayions conduit à sa fin.

L'auteur de l'Imitation a donc raison de dire que l'on ne doit point suivre d'abord les premières pensées qui nous viennent à l'esprit, quoiqu'elles paraissent bonnes, mais qu'on doit les examiner et modérer ses désirs.

Chapitre XII

Des moyens de discerner

les mouvements de la passion d'avec ceux de la Grâce

La passion est si subtile qu'elle entre dans presque tout ce que nous faisons. Elle a souvent la meilleure part dans nos desseins, dans nos résolutions, et dans nos bonnes œuvres. Il faut être bien attentif à soi-même pour en pénétrer tous les replis. Souvent nous croyons que c'est le pur zèle de la Gloire de Dieu qui nous anime, tandis que c'est la passion qui nous meut : Passione interdum movemur, et zelum putamus (Imitation II, ch. 5, 4). Les moyens de discerner la passion, c'est de bien veiller sur soi-même et de réfléchir sur tout ce qui se passe en son cœur, examinant pourquoi on éprouve telle et telle sensation, pourquoi on ressent une telle joie. C'est peut-être qu'on a été vainement satisfait dans une rencontre, qu'on a été loué ou applaudi. Ainsi cette joie vient de l'amour-propre. Pourquoi on ressent cette tristesse accablante ? C'est peut-être qu'on a été méprisé et blâmé. La cause de cet accablement est donc encore la même passion, qui est l'amour de soi-même. Pourquoi cet empressement à parler, à voir cette personne, à aller dans cet endroit ? C'est qu'on y espère quelque plaisir sensuel. C'est donc la sensualité qui est cause de cet empressement. Pourquoi est-on porté à pratiquer certaines bonnes œuvres plutôt que d'autres ? C'est qu'on y éprouve plus de consolation et de satisfaction. Ainsi la recherche de soi-même est le motif de ces bonnes œuvres.

C'est ainsi qu'en remontant vers la source, en réfléchissant sérieusement sur la cause de tous les mouvements de notre cœur, et en examinant la fin, le motif, l'intention qui nous fait agir, nous découvrons quelles sont les passions qui nous dominent, et comment elles s'insinuent dans nos sentiments et nos actions. Il faut pour cela bien de l'attention et du recueillement. Il y a des personnes qui ont une conscience si pure et si délicate qu'elles s'aperçoivent du moindre mouvement d'une passion. La Grâce la rejette aussitôt. Mais le nombre de ces âmes est bien petit en comparaison de celles qui s'étourdissent sur tout cela, ne voulant pas se donner la peine de s'examiner de si près, et encore bien moins celle de résister au penchant des passions qui les entraînent. Et quand on sait ses inclinations, on a toujours sujet de craindre d'être guidé par le mouvement de quelque passion. Jamais on n'est si sûr d'agir par principe de Grâce que quand on se fait violence pour faire ou souffrir ce qui est contraire à son goût et à sa volonté, car alors la passion n'y a point de part. C'est la seule Grâce qui peut nous porter à nous renoncer nous-mêmes.

Chapitre XIII

De la différence des mouvements

de la nature et de la Grâce

On ne peut rien dire de mieux là-dessus que ce qui est dit dans l'Imitation, qu'on ne peut assez méditer. Il faut lire le chapitre en entier (Imitation III, ch. 54).

1° La nature a toujours pour fin de se satisfaire elle-même, et la Grâce nous porte toujours à nous faire violence, c'est-à-dire à ne nous satisfaire en rien et à nous renoncer en tout.

2° La nature ne veut ni mourir, ni se captiver, ni être assujettie. La Grâce au contraire fait que l'âme se captive, se retient, et s'assujettit à ce qui est de plus dur et de plus contraire, qu'elle renonce dans toutes les occasions à sa propre liberté, qu'elle combat son humeur, qu'elle se soumet à Dieu, et que pour honorer son souverain domaine sur elle elles agrée d'être humiliée, contrainte, et domptée.

3° La nature veut toujours dominer sur les autres. La Grâce fait qu'une âme s'humilie sous la main toute-puissante de Dieu ; et pour son amour elle s'assujettit aux personnes qui tiennent sa place à son égard.

4° La nature travaille toujours pour son propre intérêt, pour se contenter et s'établir. Mais la Grâce ne travaille que pour l'intérêt de Dieu, et elle veille constamment sur les mouvements du cœur pour le préserver du péché et ne lui faire chercher d'établissement que dans le Cœur de Jésus-Christ.

5° La nature se plaît à l'estime et aux louanges des hommes, qu'elle croit mériter. La Grâce fait qu'on s'en juge toujours indigne, et qu'on rapporte à Dieu l'honneur de toutes choses. Et elle est si délicate sur ce point qu'elle ne permet pas à une âme humble et fidèle le moindre retour de vanité sur elle-même, de peur qu'elle n'ait quelque complaisance du bien qu'elle a fait.

6° La nature craint et fuit le mépris et le mauvais succès dans ses desseins. Et c'est ce que la Grâce souffre et agrée comme chose due à des pécheurs, et qu'elle nous porte même à remercier Jésus-Christ de ce qu'il veut nous faire part de ce qui a fait les délices de son Cœur.

7° La nature aime le repos d'une vie molle, oisive, et inutile. Mais la Grâce ne cherche que le travail, elle craint et évite les paroles, les pensées, et les actions inutiles ; et ne pouvant souffrir dans une âme l'oisiveté du cœur et de l'esprit, elle porte l'un à se remplir de la présence de Dieu, et l'autre à vivre de son amour.

8° La nature se plaît à tout ce qui est grand éclatant, et commode. La Grâce méprise et fuit tout cela, et ne juge rien de grand que ce qui est divin, surnaturel, et éternel.

 

Table des matières du Dogme de la Grâce

 

TROISIÈME PARTIE

 

Home Page