Vie de Jean-Martin Moye
(1730-1793)
Né à Cutting, petit village du bailliage de Dieuze dans le duché de Lorraine, le 27 janvier 1730, Jean-Martin Moye était le sixième enfant de Jean Moye (1698-1777), fermier entreprenant et bien nanti, et de son épouse Anne Catherine Demange (1702-1762), qui était la fille dAntoine Demange (v.1643-1726), cultivateur et ancien maire de Cutting et dAnne Berg. Le père de Jean-Martin était fils de Jacques Moye (1662-1727), maître cordonnier à Insming, qui avait aussi fait fonction de " maire " du prieuré bénédictin de ce village, et de sa première épouse, Anne-Marie Décembre (+ vers 1700). Jacques Moye était lui-même né à Marthille, de Gaspard Moye (1640-1691), fermier, et Marie Spor, qui était originaire de Téting.
Sa généalogie remonte à Jean Moye, père de Gaspard, qui habitait la région de Château-Bréhain vers 1620-1650. Le nom est dailleurs attesté dans la région (Didier Moye dès lannée 1593), et il existait à la même époque dans le bois dAmelécourt, tout proche de Château-Bréhain, un lieudit " le breuil le Moye ". La famille appartenait bien au duché de Lorraine, où lon en trouve des membres de chaque côté de la frontière linguistique. Du point de vue ecclésiastique, la région de Dieuze se situait dans le diocèse de Metz.[Voir le résultat des recherches généalogiques sur les Moye dans G. Tavard, LExpérience de Jean-Martin Moye, G.T., p. 31-51, et Lorsque Dieu fait tout, G.T., p. 163-169. Pour ce qui est de lorthographe de son nom, la première lettre connue de Jean-Martin ne lui mettait ni accent ni tréma ; au cours de ses séjours au Séminaire des Missions étrangères, il commença à mettre un tréma, Moyë, sans doute pour décourager la prononciation, moi. En fait les divers registres du XVIIIe et XIXe siècles montrent toutes sortes de variantes : voir LExpérience de Jean-Martin Moye, p. 223-225. Nous avons opté pour la forme la plus simple et la mieux représentée : Moye.]
[À la suite dun procès quil avait perdu contre son oncle Michel Connart, habitant Martille, Didier Moye, habitant Château-Bréhain, en avait appelé à lautorité du roi de France, au mépris de lautorité souveraine du duc de Lorraine. Didier Moye avait été emprisonné au château de Saint-Mihiel pour crime de lèse-majesté. Il était grâcié par le duc Henri II (1563-1624, duc en 1608) le 10 mai 1611 (Archives départementales de Meurthe-et-Moselle, B-81). Il est possible que Didier Moye soit un ancêtre de Jean-Martin Moye.]
Jean-Martin eut une enfance sans histoires dans la grosse ferme de ses parents, mais non pas sans peines, puisque son frère aîné, Jean-Jacques (1720-1744), entré au Séminaire Saint-Simon à Metz, mourait de maladie le 25 septembre 1744, après avoir passé deux ans au séminaire. Le cercle de sa famille semble avoir été dune grande piété. Cinq de ses cousins germains devinrent prêtres, comme aussi son jeune frère Jean-Pierre (1741-1784) et deux de ses neveux, fils de son frère Jean-Christophe. Sa sur Marguerite (née en 1722), son frère Jean-Christophe (1727-1783), et lépouse de celui-ci firent partie de la Confrérie du Saint-Rosaire à Dieuze. Marguerite se dévoua également dans la Confrérie des Agonisants, dont les membres assistaient les mourants et priaient pour eux. Son frère célibataire, Jean-Nicolas (1738-1822), habitant de Dieuze à sa maturité, était connu pour avoir contribué à lentretien dune chapelle dans les environs de cette ville.
[
LExpérience de Jean-Martin Moye, p. 57, note 1.]On ne sait où Jean-Martin fit ses premières études, mais ce fut soit à la maison paternelle, guidé par son frère Jean-Jacques, soit peut-être, comme le dit labbé Jacques Louyot (1765-1850) dans ses Notes sur Jean-Martin Moye,
à Vic-sur-Seille. De toute façon, il entra à luniversité de Pont-à-Mousson vers 1745, et on le trouve inscrit sur les registres de luniversité de Strasbourg pour 1747. Il y étudia la philosophie. De Strasbourg, il passa au Séminaire Saint-Simon en 1751. Lun de ses professeurs, le chanoine François Thiébaut (1725-1795), futur député du clergé de la ville aux États généraux, est connu comme auteur de nombreux ouvrages homilétiques sur la bible. Labbé Moye était ordonné prêtre le 9 mars 1754 par Louis de Montmorency-Laval, évêque de Metz. Dès son ordination, le dernier duc de Lorraine, Stanislas Leszczynski (1677-1766), lui octroya le bénéfice de la chapelle Saint-André, située dans le cimetière de Dieuze. Jean-Martin en reçut dès lors une rente qui lui permettait de vivre, les vicariats étant dordinaire maigrement rémunérés par le seul casuel. Il fut vicaire dans trois paroisses de Metz, Saint-Victor (mars 1754-mai 1756, octobre 1756-décembre 1758), Saint-Livier (mai-octobre 1756), et Sainte-Croix (janvier 1759-janvier 1765), dont le curé était François Thiébaut.[Labbé Louyot, encore séminariste, avait rencontré Jean-Martin pour la première fois en 1784 lors dune mission paroissiale à Thésey. Il en devint un admirateur dévoué. Ses souvenirs, Notes de M. Louyot, datés du 22 décembre 1840, sont conservés aux Archives de Portieux]
[Élu roi de Pologne en 1704, Stanislas avait été chassé du trône en 1733. Réfugié dabord à Dantzig, il avait pu sembarquer pour la France dont le roi Louis XV était son gendre. Il devint duc de Lorraine en titre en 1737, le dernier duc de la dynastie lorraine, François III (1708-1765), ayant renoncé à son duché à loccasion de son mariage avec Marie-Thérèse dAutriche (1717-1780) en 1736, par lequel il devenait grand-duc de Toscane, puis, en 1745, empereur du Saint-Empire sous le nom de François I de Hapsbourg-Lorraine. Le duché fut dès lors administré au nom de Stanislas par un représentant du roi de France. À la mort de Stanislas il fut totalement in corporé au royaume.]
[Le casuel est fait des offrandes données par les fidèles à loccasion de certains services religieux. On ignore quand Jean-Martin Moye cessa de toucher son bénéfice. Il ne semble pas y avoir renoncé lorsquil partit pour la Chine.]
[Ces paroisses nexistent plus. Saint-Victor, proche de la cathédrale, était situé " dans lîle ", Saint-Livier sur la rive gauche de la Moselle. Lactuel hôpital Sainte-Croix occupe lemplacement de léglise du même nom.]
Durant son vicariat à Sainte-Croix, Jean-Martin élargit son champ dapostolat. Dune part, il devint lun des confesseurs ordinaires au Séminaire Saint-Simon. Dautre part, son attention fut attirée par des confidences de pénitentes vers les villages et hameaux situés au nord-est de la ville épiscopale, où les filles restaient sans instruction par manque décoles. Il forma le projet de remédier à cette situation en y plaçant des institutrices bénévoles. Une dame de Metz bien instruite, Mademoiselle Fresne, se chargea de former les premières volontaires. La première à se lancer dans cette uvre fut une simple ouvrière, Marguerite Lecomte (1737-1835), que Jean-Martin Moye plaça, le 14 janvier 1762, au hameau de Saint-Hubert, où elle demeura sans problèmes à travers la Révolution. À Cutting, le 29 septembre 1762, Jean-Martin assistait sa mère en ses derniers moments.
Entre temps, soucieux daider les laïcs des paroisses à développer leur vie spirituelle, il se mit à écrire et à publier. Vers la fin de lannée 1762 Jean-Martin et un ami plus jeune, labbé Louis Jobal de Pagny (1737-1766), prêtre depuis septembre 1761, faisaient imprimer un manifeste anonyme de quelques pages sur le baptême des petits enfants, et spécialement des ftus qui seraient en danger de mort. Cette feuille tirait certaines conclusions pastorales dun ouvrage sorti à Paris en 1762, Abrégé de lEmbryologie sacrée, qui présentait la doctrine dun moraliste sicilien, François Cangiamiglia.
Sa seconde publication, parue en 1764, était une réimpression avec commentaire dun opuscule du cardinal de Bérulle (1575-1629), Élévation à Dieu sur le mystère de lIncarnation. Moye composa ensuite un livre de taille, qui sortit à Metz en 1767, Recueil de diverses pratiques de piété.[Loriginal de louvrage du moraliste sicilien sorti à Paris en 1762 était de 1745.]
Une cabale qui se montait à Metz contre les initiatives de Jean-Martin Moye amena cependant le nouvel évêque, Louis de Montmorency-Laval, évêque depuis 1761, à intervenir. On accusait Moye dimprudence dans son envoi de jeunes femmes dans des hameaux perdus, de rigorisme dans sa pratique du sacrement de pénitence, et dinjuste critique du clergé et des sages-femmes dans son pamphlet sur le baptême. Par son grand vicaire, Mgr Bertin, lévêque fit ordonner à Jean-Martin, en mai 1762, de suspendre les envois denseignantes volontaires dans les campagnes, sans pour autant renvoyer celles qui sy trouvaient déjà. En même temps il nommait Moye vicaire à la paroisse de Dieuze. Cétait à peine une sanction, puisquen allant à Dieuze Moye rentrait en pays de connaissances, Cutting nen étant distant que de quelques kilomètres. Dans les mêmes temps Mgr de Montmorency-Laval changeait daffectation labbé Jobal de Pagny, le faisant dabord vicaire à Sainte-Simplice, puis curé dune grande paroisse de Metz, Sainte-Ségolène. Pourquoi cette différence de traitement entre les deux prêtres qui étaient responsables du pamphlet sur le baptême ? Jobal appartenait à laristocratie de la région, dune famille qui, de plus, était riche, Moye nétant que le fils dun fermier ! Mais lévêque pouvait aussi penser, dune part, que Louis Jobal de Pagny, devenu curé, serait trop occupé par les besoins de sa paroisse pour se permettre de donner des leçons à lensemble du clergé, et dautre part que Jean-Martin Moye, résidant à proximité de sa famille, et dans une portion du diocèse qui faisait partie, non de la province française des Trois-Evêchés, mais du duché de Lorraine, où léducation était plus poussée dans les campagnes, serait également amené à modérer son zèle de ce côté.
Ce qui coûta le plus à labbé Moye en cette affaire ne fut pas son éloignement de Metz, mais linterdiction de former de nouvelles volontaires. Aussi bien Mademoiselle Fresne que labbé Jobal le rassurèrent toutefois en affirmant que la mesure ne serait que temporaire, et que luvre de celles quil commençait à appeler les " pauvres surs " repartirait bientôt. Ainsi en fut-il, puisque, quelques mois plus tard, le chanoine Bertin autorisa la reprise de cette uvre déducation et la fondation dune école à Séligny. Les " pauvres surs " prirent alors un nouvel essor, qui fut dautant plus fructueux que plusieurs prêtres, amis de Jean-Martin, sassocièrent désormais à lui pour sen occuper activement.
[Des volontaires furent envoyées jusquen Allemagne, dans la région de Fribourg-en-Brisgau.]
Or, le 3 novembre 1766, intervint le décès inattendu de labbé Jobal de Pagny, qui mourut rapidement à la suite dune sorte de pleurésie contractée au retour dune visite quil avait faite à Dieuze pour y passer quelques jours avec Jean-Martin. Accompagné de Georges Mathieu, secrétaire de lévêché, Jobal sétait rendu à Dieuze en octobre, à pied (quelque 63 km). Ils repartaient tous les deux quelques jours plus tard, Jean-Martin les accompagnant jusquà Oriocourt (environ 26 km). Entre Oriocourt et Metz labbé Jobal fut prit sous une forte pluie, à la suite de quoi il tomba malade. Sétant alité quelques jours plus tard, il décédait rapidement. Dès lannonce de son décès, labbé Moye, se sentant sans doute quelque peu responsable de la mort rapide de son ami, se mit à rédiger, sur un ton franchement hagiographique, des souvenirs sur les vertus de son ami. Remis sur le métier à plusieurs reprises, ce texte devint un gros manuscrit, Vie de labbé Jobal de Pagny, mort en odeur de sainteté, en cinq parties.
Ce texte ne fut pas imprimé, mais un certain nombre de copies manuscrites plus ou moins complètes circulèrent dans le clergé de Metz du temps de Moye lui-même.[La Vie de Jobal fut terminée en Chine, lorsque le missionnaire, impressionné par les positions moins strictes de saint François Xavier, dont il avait lu les lettres au cours de son voyage, y ajouta seize additions, dans le but den modérer lapparente rigidité.]
Cependant, la hargne de certains adversaires poursuivait Moye jusquà Dieuze. On lui reprochait dinterdire les bals campagnards qui étaient de coutume à loccasion des fêtes de villages. On taxa dhypocrisie sa pratique de prier quelque temps les bras en croix, chaque vendredi, devant des calvaires érigés le long des chemins. Son refus de labsolution à des pénitents quil estimait sans contrition ou sans ferme propos était dautant moins fait pour éloigner de lui le soupçon de jansénisme que, du temps de Henri-Charles de Coislin, évêque de Metz de 1697 à 1730, dont la famille était liée à Port-Royal, le diocèse avait toléré une morale rigoriste qui poussait à la sévérité dans ladministration des sacrements. Cette fois, Mgr de Montmorency-Laval semble avoir pris laccusation très au sérieux. En pleine semaine sainte de 1767, il suspendait Moye de toutes fonctions sacerdotales dans la paroisse de Dieuze, sans lui assigner un nouveau poste, mais aussi sans toucher à luvre des campagnes.
De Pâques à octobre 1767, Jean-Martin résida dans un certain nombre de presbytères dont il aida les curés dans le soin de leurs ouailles. Il passa quelque temps chez son cousin germain, Jean-Pierre Demange
(1720-1787), curé de Guébling, puis à Moussey et à Gondrexange, où il demeura plusieurs mois. Finalement, en octobre 1768, Dieudonné Chaumont de Mareil (1708-1768), ancien chanoine de Metz devenu évêque titulaire de Sion et Grand Prévôt de Saint-Dié, tira dembarras aussi bien lévêque de Metz que Jean-Martin Moye en invitant celui-ci à sinstaller dans la Prévôté pour y diriger une sorte de petit séminaire.[Jean-Pierre Demange mourut curé dArs-sur-Moselle.]
[En lan 900, le monastère des Chanoines réguliers de saint Augustin, à Saint-Dié, était érigé en abbayé nullius par le pape Grégoire V nétait pas encore un diocèse. Dominée par les monastères de Saint-Dié, Moyenmoutier, Étival, Senones, cette région sétait peu à peu émancipée de lautorité effective des évêques de Toul. En 1777, Pie VI intégrait lensemble des Vosges dans la Grande Prévôté de Saint-Dié, quil érigeait du même coup en diocèse.]
À Saint-Dié, labbé Moye fit la connaissance dun prêtre qui allait contribuer au développement de luvre des écoles dans la prévôté et dans le diocèse de Toul. Antoine Raulin (1738-1812), né à Nancy, avait été ordonné pour le diocèse de Toul le 2 avril 1762. Vicaire à Brouville en avril 1763, il succédait à son oncle, Claude Raulin, comme chanoine de Saint-Dié en septembre 1764.
Durant son séjour dans la Grande Prévôté, Moye fit imprimer un écrit de pédagogie catéchétique à limprimerie de la Veuve Vivot, à Bruyères : Exposition des trois principaux mystères de la foi. Il sagit dune explication des dogmes de la Trinité, de lIncarnation, et de la Rédemption, à lusage des laïcs désireux de sen instruire. À Saint-Dié, Jean-Martin prit une des décisions les plus importantes de sa vie, en décidant de changer lorientation de son apostolat et de se faire missionnaire dans les pays lointains. Ce projet a pu naître dune impression déchec qui aurait suivi ses deux accrocs avec lévêque de Metz. Mais il a pu tout aussi bien venir dune inspiration toute gratuite de lEsprit-Saint. Quoi quil en soit, labbé Moye forma le dessein de quitter aussi bien la Lorraine que la France, de sengager dans la Société des Missions étrangères de Paris, laquelle se spécialisait dans les missions dExtrême-Orient, et de se porter volontaire pour la Chine. Il se rendit donc à Paris, où, à la date du 1 octobre 1768, on trouve son nom sur les registres de la Société des Missions étrangères.[Notice sur Raulin dans Annales des Surs de la Providence, I, p. 84-95.]
En attendant son départ pour la Chine, Jean-Martin Moye retourna en Lorraine au printemps 1769. Il visita les religieuses, généralement appelées alors les Surs de Providence. Il prêcha des missions paroissiales dans le diocèse de Metz et dans la Grande Prévôté. Nayant pas lintention de revenir de Chine, il renonça, le 20 juin 1769, à sa part du futur héritage paternel. Avant de quitter la région, il remit au chanoine Raulin, avec mission de le faire publier, son ouvrage le plus théologique, Le Dogme de la grâce, travail quil avait sans doute composé à Dieuze et Saint-Dié, et dont il avait obtenu limprimatur de la Sorbonne en octobre 1768. Il lui laissa également un manuscrit plus court, Traité de lesprit du monde. Tous deux furent publiés en 1774 à Nancy, sous une même reliure.
[Le texte de la renonciation à lhéritage paternel est édité sur le site.]
Finalement, ayant confié les Surs de Providence à plusieurs prêtres qui leur étaient dévoués, spécialement Dominique Lacombe (1733-1815), curé de Haut-Clocher, pour la région messine, et Raulin pour la région de Charmes, ayant aussi choisi une femme de Dieuze, Marie Morel
(1705-1779), avec qui, écrivit-il dans lHistoire des pauvres surs, il avait contracté " une liaison toute spirituelle ", pour être leur première Supérieure générale, Jean-Martin rentra à Paris en août 1771. Il y reçut son affectation : le vicariat apostolique du Sichuan, qui comprenait les trois provinces chinoises du Sichuan, du Yunnan et du Guizhou. Le vicaire apostolique, François Pottier (1726-1792), évêque titulaire dAgathopolis, avait installé sa résidence à Chengdu, capitale du Sichuan. Le 30 décembre 1771 Jean-Martin sembarquait à Lorient pour lÎle de France (aujourdhui, Ile Maurice), sur un navire appelé Le Penthièvre. Avec lui voyageait un autre prêtre du diocèse de Metz, labbé Jean Steiner, qui sétait mis également au service des Missions étrangères.[Notice sur Marie Morel dans Annale des Surs de la Providence s, I, p.53-57.]
[Steiner, assigné à la procure de Macao, nentra pas en Chine même. Le 10 janvier 1780, il quittait Macao et retournait à Paris. Devenu lun des Directeurs du Séminaire des Missions étrangères, il rentrait dans le diocèse de Metz en août 1782 et démissionnait de la Société des Missions étrangères le 20 novembre.]
En route, Moye occupa son temps à lire les lettres de saint François Xavier, et à rédiger quelques formules de piété quil appelait des " chapelets ", et quil fit parvenir depuis lÎle de France au secrétaire de lévêché de Metz en lui demandant de les faire imprimer. Arrivés à Fort-de-France le 7 mai 1772, les missionnaires durent attendre le mois de juillet pour monter sur un autre navire qui faisait en route vers la Chine. Moye profita de ce délai pour assister les deux prêtres du lieu, des Lazaristes, en soccupant desclaves africains ou malgaches quil rencontrait. Il songea un moment à se rendre à Madagascar pour sy consacrer à la conversion des habitants. Mais il y renonça quand les Lazaristes de lIle de France lui firent savoir que ce territoire était confié par le Saint-Siège à leur propre congrégation, la Société de la Mission.
Sur le navire qui lemmenait vers le comptoir portugais de Macao, Jean-Martin fit la connaissance dun missionnaire barnabite italien, le Père Cordovino. Pendant les dernières semaines du voyage, et, semble-t-il, dès le passage du détroit de Malacca, qui sépare Singapour de la Malaisie, Jean-Martin fut soudain assailli dépreuves spirituelles comparables profondes
. Il se sentait aux prises avec des doutes sur sa vocation, des tentations de désespoir, des imaginations sensuelles, voire érotiques. Mais il eut la simplicité de se confier à son compagnon de voyage, le Père Cordovino, qui fut à même de lui donner les conseils nécessaires, de le rassurer, et de le raffermir dans ses résolutions. Il avait recouvré la paix de lâme quand, en septembre 1772, il débarquait à Macao, où il fut accueilli à la procure des Missions étrangères de Paris.[
LExpérience de Jean-Martin Moye, G.T., p.181-188.]À Macao, Moye commença lapprentissage de la langue chinoise. Il quittait cette petite ville trois mois plus tard, le 30 décembre, juste un an après son départ de Lorient. Il était guidé par un passeur qui devait le faire entrer en Chine clandestinement par la rivière de la Perle (Tchu-jiang), traverser la ville de Canton, et le conduire jusquà la lointaine province du Sichuan. Il emmenait dans ses bagages quelques livres et du vin de messe pour la mission. Avec lui voyageait un jeune chinois, Charles, qui rentrait dans son pays après avoir renoncé à devenir prêtre et quitté le séminaire de Pondichéry. Ce fut un voyage difficile, entrecoupé de grandes frayeurs. Nayant pas encore maîtrisé la langue mandarine, Moye ne comprenait rien de ce que lon disait autour de lui, et il ne pouvait encore passer pour un indigène. Après la traversée de Guangzhou (Canton) les voyageurs sarrêtèrent à Foshan pour changer de barque et déquipage. Remontant la rivière de lOuest (Xi jiang), puis la rivière de Nord (Pei jiang), ils arrivèrent, dans les monts Nanling, à un point de partage des eaux entre la Chine du sud et la Chine du nord. Dans un petit bourg, Ny chan hien, ils commencèrent un portage de presque deux jours jusquà la ville de Jungxu, où ils prirent une barque sur le Chongling shui. De là, ils rejoignirent le Xiang jiang, qui les mena au lac Dongtung Hu, doù ils atteignirent le Yangzi jiang (Fleuve bleu), quils devaient maintenant remonter.
Le 5 mars 1773, premier vendredi du carême, Moye entrait au Sichuan par le poste de douane de Ou-chan-hien, à louverture des célèbres Trois Gorges. Il traversait plus tard la ville de Zhong qing, et arrivait finalement à Chengdu le 28 mars, quatrième dimanche du carême. Mgr Pottier, qui était en tournée pastorale, avait laissé des instructions pour que Moye lattende en un lieu plus retiré, à quelque distance de la ville. Le nouveau missionnaire y passa le plus clair de son temps à écouter les enfants dune école voisine réciter leurs leçons à voix haute, ce qui lui permit de maîtriser rapidement les intonations de la langue parlée. Quand vint lévêque, Moye se plaignit amèrement de lancien séminariste qui avait fait le voyage avec lui : non seulement ce garçon sétait-il moqué du missionnaire et de son ignorance du chinois, et laurait-il volontairement mis en danger, mais il avait volé une quantité de vin de messe pour le boire ! Mgr Pottier ne semble pas avoir pris ces accusations au sérieux, ce qui ne manqua pas détonner Jean-Martin. Après quelque temps, le vicaire apostolique lui confia un immense territoire qui était sans prêtre depuis quelque temps, et qui comprenait la partie orientale du Sichuan, le long du Yangzi, et la partie nord-est du Guizhou. Il lui accorda le titre de pro-vicaire et, dans son territoire, les pouvoirs correspondants, qui étaient à peu près ceux dun vicaire général daujourdhui.
Jean-Martin Moye séjourna dix années en Chine. Il apprit à parler la langue du Sichuan en un temps record. Son teint mat et ses cheveux noirs, son nez plutôt écrasé, le firent facilement passer pour un chinois, alors que son accent et sa taille assez grande suggéraient quil nétait pas dorigine locale. Mais, à en juger daprès ses lettres, il ne shabitua jamais ni à la nourriture, quil décrivait comme monotone et fade, ni à la médecine, de genre homéopathique, dont il estimait les principes contradictoires, encore que celle-ci devait bientôt le guérir de ce quen avril 1775 il appelait " deux maladies mortelles " !
Tous les ans, le missionnaire passait une bonne partie du carême et la semaine sainte à Zhong qing, dans la vaste maison dun banquier chrétien, Pierre Lô, qui lui assurait une hospitalité sans faille. Le reste de lannée, il visitait les villes et villages où résidaient les chrétiens. Il aimait surtout la chrétienté de Chang-jeou, située sur le Yangzi-jiang à lest de Zhong qing, quil parvint à transformer de tiède en très fervente, où son hôte ordinaire était un marchand du nom de Kiao. Mais il se plaisait le mieux chez les chrétiens des montagnes, à lest et au sud-ouest de Zhong qing. Dans les lieux où il lui était plus difficile de passer pour un autochtone, il envoyait lun de ses assistants chinois. Benoît Sên fut ordonné prêtre le 26 juillet 1777, pendant une réunion générale des missionnaires de la province. Augustin Tcheou, dont nous reparlerons, devint prêtre en 1781, en même temps que Jean-Baptiste Tsiang.
Entre temps Jean-Martin Moye eut à prendre parti sur une question de morale qui nétait pas sans conséquences pratiques pour la vie de bien des chrétiens. Il existait dans la société chinoise une sorte de prêt quil jugea usuraire, incompatible avec la justice, et donc inacceptable pour des chrétiens. Ces contrats, dits doppignoration, consistaient à emprunter une somme dargent en échange de lusufruit dune propriété dont les charges restaient à lemprunteur, lusufruit étant levé par le remboursement de la dette. Les missionnaires, au moins dans le territoire dirigé par François Pottier, étaient bien daccord que les chrétiens ne devaient pas senrichir injustement en faisant de tels prêts. Mais que faire dans le cas des convertis qui en avaient profité avant leur conversion ? Moye exigeait alors la restitution de biens quil estimait mal acquis : se réclamant du bien-fondé de sa position pour tolérer lopinion contraire, et les prêtres plus accommodants trouvant excessif le fardeau quil imposait ainsi aux nouveaux chrétiens. La décision fut donc prise de soumettre la question à la Congrégation de la Propagande. En attendant une réponse, qui mettrait au moins deux ans pour être connue, chaque missionnaire restait libre dappliquer la solution quil estimait la plus prudente.
Lorsquil convenait dentrer dans les appartements réservés aux femmes doù les hommes étrangers à la famille étaient normalement exclus, Moye y envoyait des volontaires quil trouvait dans lancienne institution des " Vierges chrétiennes ", femmes vouées au célibat, dont la plupart vivaient dans leur propre famille, sous la protection légale de leurs parents masculins les plus proches. En 1744, les Vierges chrétiennes avaient reçu de Mgr de Martiliat (1706-1775), vicaire apostolique du Yunnan, une règle de vie qui en faisait, somme toute, des contemplatives dans le monde. Moye prit linitiative dorienter ces femmes consacrées vers lapostolat, surtout auprès des femmes, qui, dans les familles riches, vivaient dans des appartements réservés où ne pénétraient pas les hommes étrangers à la famille. Pour les besoins de la mission, et en vue du salut des âmes tel que celui-ci était conçu dans la théologie de lépoque, Jean-Martin envoya donc un certain nombre de ces jeunes femmes baptiser les enfants malades, même dans des familles qui nétaient pas chrétiennes, et souvent sans demander lavis de leurs parents bouddhistes ou confucianistes.
Or, en 1779 commença une période de famine dans la province. La famine fut suivie dune épidémie de peste qui dura jusquen 1781, ce qui entraîna une mortalité enfantine encore plus élevée que dordinaire. À cette occasion Jean-Martin envoya de nombreuses femmes baptiser une multitude denfants qui semblaient en danger de mort. Ce fut, si lon peut dire, un énorme succès, puisque les rapports annuels de Pottier au Saint-Siège révélaient quen 1778 et 1779 on avait baptisé 30.000 enfants, la plupart à linsu de leurs parents non-chrétiens, et qui presque tous étaient morts par la suite. Fort de ce succès, Jean-Martin chargea aussi plusieurs des Vierges chrétiennes de faire le catéchisme et denseigner les filles. Gleyo et lui établirent ainsi un certain nombre de petites écoles, bientôt suivi dans cette voie par Mgr Pottier lui-même.
Pour assister ces auxiliaires bénévoles, Jean-Martin composa des prières en chinois que lon pouvait apprendre par cur. Ces prières, rédigées avec laide de quelques chrétiens lettrés, étaient écrites dans la langue populaire du Sichuan, et non pas dans le mandarin classique déjà utilisé par plusieurs missionnaires. Cest là ce qui rend, au dire des sinologues qui sy sont intéressés, relativement facile didentifier les textes chinois de Jean-Martin Moye.
La plupart de ces textes furent réunis par lui-même dans un ouvrage quelque peu analogue à son Recueil de diverses pratiques de piété, quil intitula, Livre de prières du Seigneur du Ciel. Jean-Martin Moye y inclut plusieurs textes déjà utilisés dans les missions de Chine, mais aussi des pièces analogues aux chapelets quil avait envoyés en Europe, des litanies, des méditations sur les dogmes principaux de la foi, sur la vie de Jésus-Christ, et sur la Vierge Marie. Il encouragea encore les dévotions locales en assignant des saints patrons aux communautés chrétiennes. Somme toute, il tâchait de faire en sorte que les laïques chinois pussent se suffire à eux-mêmes et maintenir une piété paraliturgique fervente au cas où les prêtres, au cours dune persécution, se verraient dans limpossibilité de les visiter et de leur administrer les sacrements. Zélées et bien formées, les Vierges chrétiennes deviendraient alors des ouvrières précieuses du Royaume de Dieu.
Moye eut plusieurs rencontres avec les missionnaires les plus voisins de lui, surtout avec Gleyo à louest, avec qui il visita par deux fois les chrétiens du Nord-Yunnan en 1779 et 1781, et, à partir de mai 1776, avec Etienne Devaut à lest, Moye ayant partagé son territoire avec lui. Quand il en trouvait le temps, Jean-Martin écrivait encore, en français et en chinois. En français, il révisa la Vie de Jobal. En chinois, il composa de nombreuses prières dans la langue populaire du Sichuan. De plus, il envoya chaque année à la Congrégation de la Propagande un rapport en latin sur la mission à lui confiée. Par quatre fois il rendit visite aux chrétiens du Guizhou, qui étaient concentrés dans quelques villages des monts Ou-long. Mais, arrêté avec Benoît Sên
le 10 mai 1774 à Mao-tien, pendant sa deuxième tournée dans la région, il passa une dizaine de jours en prison, pour être ensuite reconduit à la frontière du Sichuan, avec stricte interdiction de revenir au Guizhou. Pendant cet emprisonnement, Jean-Martin put instruire lun des gardes dans la foi, Augustin Tchou, qui devint prêtre en 1782, en même temps quAndré Yang, compagnon de captivité de M. Gleyo.[Benoît Sen mourut en prison, le 7 janvier 1786.]
À la réunion des missionnaires pendant lété de 1777, Jean-Martin fit la connaissance de Jean-François Gleyo, son confrère chargé de la province du Yunnan, qui venait dêtre libéré sur intervention du Père Félix da Rocha (1713-1781), savant jésuite portugais, cartologue, supérieur de la mission de Beijing, président depuis 1774 du Tribunal des Mathématiques de lEmpire chinois, qui avait rendu visite au vice-roi du Sichuan alors quil allait reconnaître la frontière du Tibet pour en faire le relevé. Gleyo était un spirituel. Il pensait même avoir eu, dans sa prison, de nombreuses expériences mystiques, y compris des visions de Dieu le Père. Moye et Gleyo sentendirent à merveille, sans cependant être toujours daccord sur linterprétation des rêves ou visions de Gleyo.
[Gleyo en fit un compte-rendu qui est conservé aux archives des Missions Étrangères ; à ma connaissance ce document na jamais fait lobjet dune étude poussée.]
Vers la fin de lannée 1779, Jean-Martin laccompagna dans une visite des chrétiens du Nord-Yunnan. Dans une localité nommée Long-ki, Gleyo avait construit un séminaire pour quelques vocations chinoises. Le professeur principal y était M. Hamel, missionnaire qui connaissait bien, non seulement la théologie, mais encore le mandarin classique et sa littérature. Au printemps de 1781, Moye retourna à Long-ki pour en bénir la chapelle. Il y séjourna trois mois. Mais, situé, sur la foi dune vision de la Vierge quaurait eue Gleyo, et malgré lavis contraire de Moye, à proximité dune route bien fréquentée, cet établissement dut être abandonné à la suite dun décret impérial dirigé contre des rebelles musulmans, ceux-ci et les chrétiens étant dautant plus facilement confondus que leurs deux religions étaient soupçonnées de favoriser la société secrète des Pe lien kiao. Le séminaire fut transféré à Mo lan keou, à proximité de Soui fou, dans le district de Moye, mais à proximité de celui de Gleyo. Jean-Martin y demeura sur place presque quatre mois pour y réorganiser les études. Il ne rentra à Zhong qing quau début de 1782, après presque un an dabsence. Il emmenait avec lui plusieurs séminaristes à qui il devait donner, à la demande de Pottier, une formation pastorale poussée. Il les installa à louest de Zhong qing, dans la petite ville de Tao pa, où il se fit un devoir de leur rendre visite le plus souvent possible.
La publication du Livre de prières du Seigneur du Ciel fut loccasion dun différend sérieux entre les missionnaires. Jean Didier de Saint-Martin (1743-1801), qui résidait avec Mgr Pottier à Chengdu, sétait chargé de faire imprimer cet ouvrage. Il sétait cru par là-même autorisé à en réviser le texte sans en référer à lauteur. Il avait modifié une formule de Moye sur lIncarnation. Or, lorsquil eut en mains le texte imprimé, Jean-Martin estima la nouvelle formule erronée, sinon hérétique ! Il avait également changé une invocation dans des litanies du Cur de Jésus
. Ce qui nétait pas pour arranger les choses, cest quen outre M. de Saint-Martin nhésitait pas à critiquer les pratiques pastorales de Moye. Il estimait excessivement rigide son opinion sur les contrats doppignoration, et il napprouvait pas le mode de vie des Vierges chrétiennes dans les territoires qui dépendaient de Jean-Martin Moye, les estimant trop émancipées par rapport au statut de la femme dans les coutumes du pays. En octobre ou novembre 1782, ayant consulté Gleyo, mais sans en toucher mot à Pottier, Jean-Martin envoyait au Préfet de la Propagande une lettre anxieuse, où il décrivait Saint-Martin comme un troublion qui semait la zizanie dans la mission, et qui de plus enseignait une doctrine christologique qui semblait erronée. Or, Pottier avait demandé à la Propagande loctroi dun évêque coadjuteur. Son choix se portait précisément sur le prêtre avec lequel il travaillait étroitement depuis longtemps, Jean Didier de Saint-Martin. Ce choix était connu des missionnaires.[Moye avait écrit que la Personne du Christ " est engendrée du Père éternellement et naît de la Vierge Marie dans le temps ". Saint-Martin avait fait imprimer : " Selon la nature divine, il est engendré du Père, et selon la nature humaine, de sa Mère ". Consultée, la Congrégation de la Propagande ne se prononça pas sur la question doctrinale, mais souligna que les litanies du Cur de Jésus nétaient pas autorisées, quil fallait les abandonner prudemment, et que les missionnaires devaient sen tenir aux expressions christologiques traditionnelles (" Pourquoi Jean-Martin Moye rentra-t-il de Chine ? " Georges Tavard, CH-6405 Immensee, Nouvelle revue de science missionnaire, 39-1983/3, p. 168, note 22).]
Entretemps éclatait soudain, le 8 septembre 1782, une persécution locale, mais sévère, dans la ville de Tao-pa, alors que Moye y séjournait avec ses quelques séminaristes et leur supérieur ordinaire, le prêtre chinois Jean-Baptiste Tsiang. Un certain nombre de chrétiens furent arrêtés, conduits à Zhong qing, puis à Chengdu, où cependant le vice-roi du Sichuan les libéra en février 1783 et prit des mesures contre les mandarins persécuteurs. Moye, après avoir échappé à ceux qui cherchaient à le saisir, sétait réfugié dans une autre petite ville, Quin-gan. Il sy sentit soudain malade, et se crut sur le point de mourir. Il se passa alors deux choses qui le convainquirent quil devait quitter la Chine et retourner en France.
Dune part, célébrant la messe dans lintention dobtenir une bonne mort, il lui arriva ce quil appela " quelque chose dextraordinaire ", sur laquelle il ne sexpliqua jamais, sauf sans doute à ses collègues relativement proches, Gleyo et Devaut, quil convoqua aussitôt. Comme je lai écrit ailleurs, je pense pouvoir identifier cette chose extraordinaire à la conviction que Jean-Didier de Saint-Martin allait devenir évêque. Dautre part, Jean-Martin fit deux rêves convergents quil interpréta comme une invitation providentielle à se porter à laide des Surs de la Providence en Lorraine. Depuis quelque années, peut-être sous linfluence du visionnaire quétait Gleyo, il arrivait à Moye de scruter ses rêves pour voir sils ne contenaient pas des messages prophétiques. Or, il vit en songe Marie Morel, supérieure générale, le visage couvert de taches, qui lattendait à Dieuze sur la place du marché, où il arrivait à cheval. Des taches sur le visage de Marie Morel il inféra que les Surs de Providence avaient perdu leur ferveur première, et quelles avaient besoin de lui pour la recouvrer. Marie Morel, à lépoque, était décédée, ce que Jean-Martin ignorait encore. Dans un second rêve, il se vit reçu aux Missions étrangères de Paris par un prêtre portant un rochet
.[" Pourquoi Jean-Martin Moye rentra-t-il de Chine? ", Georges Tavard, CH-6405 Immensee, Nouvelle revue de science missionnaire, 39-1983/3, p. 173-174.]
[Cest par M. Descourvières, procureur à Macao, que nous connaissons ce rêve, dont Jean-Martin ne donne pas le détail dans ses écrits conservés.]
Ayant conclu quil devait partir pour la France et obtenu lapprobation de Gleyo et de Devaut, Moye écrivit à Mgr Pottier pour en obtenir lautorisation de quitter la mission. Il arguait à la fois de ses rêves et de sa santé délabrée, mais sans toucher un mot des doutes quil éprouvait quant à lélévation de Didier de Saint-Martin à lépiscopat. Pottier, qui avait peu de missionnaires et de prêtres chinois à sa disposition, et dont le bon sens ajoutait peu de foi aux songes, lui conseilla dabord le repos et la patience. Puis, Moye persistant dans sa demande, lévêque consentit à le laisser partir, quoique, comme il lécrivit à la Congrégation de la Propagende, à contre-cur. Il confia à Étienne Devaut tout le territoire dont soccupait Jean-Martin Moye.
Le 2 juillet 1783, Jean-Martin quittait Chang-keou et la mission du Sichuan. Il voyagea cette fois encore en barque, mais selon un autre itinéraire que pour son entrée en Chine. Son guide lui fit descendre le Chang jiang et, à partir du lac Dongting Hu, descendre le Xian jiang, puis, par le canal de Xingan, rejoindre le Gui jiang, qui traverse Guilin, capitale du Guangxi, et de là le Xi jiang, qui les menait rapidement jusquà Guanzhou (Canton), où ils arrivaient le 26 août. Continuant par la rivière de la Perle, ils débarquèrent le 26 septembre à Macao. Moye séjourna plusieurs mois à la procure. Daprès ce que le procureur, M. Descourvières, écrivit aux directeurs de Paris, Moye se plaignait de sa piètre santé, mais faisait cependant de longues marches à grands pas. Jean-Martin profita du passage dune flotille de cinq frégates venant de Canton, qui, en janvier 1784, repartaient pour la France chargées dépices. Il embarquait sur lune delles, La Méduse, qui devait se rendre célèbre par son naufrage le 2 juillet 1816 au large de lAfrique.
La traversée dura seulement cinq mois, et compta une brève escale de ravitaillement à lîle anglaise de Sainte-Hélène. À bord, Jean-Martin composa une longue Relation sur ce qui mest arrivé en Chine pendant dix ans, et il écrivit quelques pages destinées aux Directeurs des Missions étrangères, quil intitula Maximes de paix. Il débarqua à Lorient le 20 mai 1784. Le 6 juin, il arrivait à Paris.[La Méduse fit naufrage sur le banc dArguin, au large de la Mauritanie. Son radeau fut découvert deux jours plus tard, nayant à bord quune douzaine de moribonds sur les 149 personnes embarquées. Cet épisode fut immortalisé par le peintre Géricault, en 1819, dans un tableau célèbre.]
Moye séjourna rue du Bac, au Séminaire des Missions étrangères. Daprès une lettre non datée envoyée aux vierges chinoises, il semble quil ait rendu visite au Carmel de Saint-Denis et se soit entretenu avec Louise de France (1737-1787), fille du roi Louis XV (en religion, Sur Thérèse de Saint-Augustin), laquelle aurait désiré lire les lettres quil avait reçues des Vierges chrétiennes. Cependant, Moye nétant pas nommé directeur au séminaire des Missions étrangères, il quitta la capitale vers la fin du mois daoût pour rentrer en Lorraine. Il y trouva bien du changement. Depuis la mort de son dernier duc, le roi Stanislas, en 1766, le duché était incorporé au royaume de France. Dans la proche famille du missionnaire, son père, qui sétait retiré chez son fils Jean-Pierre, curé de Zommange, était décédé le 1er janvier 1776. Le 15 du même mois était mort aussi le vieux curé de Cutting, labbé Fiseney. En 1783, son frère Jean-Christophe, maître de poste à Dieuze, avait aussi quitté ce monde.
[" Beaucoup de Vierges consacrées à Dieu, et parmi elles la parente de lEmpereur, qui carmélite de lordre de sainte Thérèse, mont demandé de leur communiquer les lettres que vous avez envoyées dans mon pays " (Lettres..., p. 70). Selon Marchal, mais je ne sais sur quelle base, Moye leur écrit quil a été reçu par le roi et la reine (Vie..., p. 524-525). Sur Louise de France, voir Dominique Poirot, éd., Louise de France, carmélite à Saint-Denis. Textes spirituels, Paris, 1988.]
Jean-Martin arriva dans son pays juste à temps pour assister Jean-Pierre, son plus jeune frère, devenu curé de Lindre, dans ses derniers moments : il mourut le 6 octobre 1784. Un 2 janvier, en 1785 ou 86, se trouvant dans une voiture qui tomba dans un fossé près de Cutting, Jean-Martin eut une jambe cassée. Pendant plusieurs semaines, il fut immobilisé chez sa sur Marguerite qui avait hérité dune partie de la maison paternelle. Jean-Martin ne quitta pas la Société des Missions étrangères ; mais il consacra désormais son temps à la formation des Surs de la Providence et, à titre de missionnaire apostolique, comme il continue de signer ses lettres, à la prédication de missions paroissiales, au cours desquelles, au dire de labbé Chatrian, il racontait volontiers des " histoires de Chine ".
[Laurent Chatrian (1732-1814), curé du Ban-de-St-Clément, tenait un journal qui est une source précieuse de renseignements sur le clergé lorrain pendant la Révolution. Loriginal est conservé au Grand Séminaire de lAsnée à Nancy.]
Jean-Martin prêcha beaucoup dans toute la région des lacs, non loin de Dieuze. Dans les Vosges il prêcha à Ramberviller, à Charmes
et dans les environs, notamment à Essegney, Chamagne, Rugney. Il prêcha aussi dans la région de Bitche, et à Chaligny, à Thésey, entre Nancy et Metz, où le jeune séminariste, Jacques Louyot, lui rendit visite, à Emberménil, au nord-est de Lunéville, où était curé Henri Grégoire (1750-1831), futur député aux États généraux, qui allait devenir évêque constitutionnel de Blois, et fut une grande figure chrétienne de la Révolution. Entre ses prêches dans les paroisses et ses entretiens avec les religieuses, Jean-Martin fit imprimer le texte de plusieurs causeries quil avait coutume de faire dans ses missions paroissiales : Instruction sur la manière de bien faire ses actions, Instruction pour les hommes, ...pour les garçons, ...pour les filles..., et sans doute dautres qui ont disparu. Il traduisit en français quelques-uns de ses écrits chinois, notamment Trente-trois réflexions sur les trente-trois années que passa Jésus-Christ sur la terre, une Vie de Marie, un certain nombre de litanies, et quelques prières, notamment une Prière pour honorer les cinq plaies du Sauveur.[Le curé de Charmes, Nicolas Galland (1738-1793), comptait parmi ses amis et soccupa des Surs de la Providence de sa région quand Jean-Martin Moye partit pour la Chine. Il établit un noviciat à Essegney. Il fut député du clergé aux États généraux, et mourut à Trèves le 20 février 1793, atteint lui aussi par le typhus.]
[Essegney faisait partie de la paroisse de Charmes. On visite aujourdhui dans la tour de léglise une chambre dans laquelle Jean-Martin a vraisemblablement logé à plusieurs reprises.]
[Pendant la Révolution, labbé Louyot avait été caché à Metz par M. et Mme de Méjanès ; après la Révolution il allait poursuivre une action analogue à celle de Jean-Martin Moye en assistant Mme de Méjanès, devenue veuve, dans la fondation des Surs de Sainte-Chrétienne ; ses souvenirs sur Jean-Marie Moye sont conservés aux Archives de Portieux.]
Quand éclata la Révolution et quen 1792 lAssemblée constituante imposa à lÉglise de France la Constitution civile du clergé, Moye incita les prêtres à refuser tous les serments qui étaient exigés deux. Il veilla à la sûreté de ses religieuses, dont la plupart partirent pour lexil en Allemagne. Mais il attendit le plus possible avant de sexiler lui-même. Sétant rendu à Trèves, siège de larchevêque dont dépendaient les évêques lorrains, il repassa bientôt la frontière et prêcha encore des missions à Sarralbe et Rahling, villages peu éloignés de la frontière; mais il fut chassé de Rimling par les gens lorsquil y prêcha contre la Constitution civile. En septembre 1792, il séjournait encore à Dieuze, sans doute dans la petite maison de la rue du Moulin (aujourdhui, rue Gustave Charpentier)
qui avait appartenu à son père, et où habitait maintenant son frère célibataire, Jean-Nicolas. Il y vit passer une partie de larmée contre-révolutionnaire, faite surtout dautrichiens et dallemands, et le prince de Brunswick, qui la commandait. Cest là quil apprit les massacres de la prison des Carmes à Paris, la victoire de Kellermann et Dumouriez à Valmy, et la déroute des soldats du prince de Brunswick. Il quitta alors Dieuze pour retourner à Trèves.[La maison était située à côté dune boulangerie; or la rue contient aujourdhui deux boulangeries ]
Dans cette ville pleine de réfugiés et de militaires se trouvaient déjà lévêque de Metz et une partie de son clergé. Jean-Martin, qui parlait un allemand assez défectueux, sy dévoua auprès de soldats blessés ou malades. Aux prêtres et séminaristes réfugiés il fit des conférences qui reçurent plus tard un titre qui ne correspond quau contenu de la première causerie : Marques de vocation à létat ecclésiastique. Le 19 avril 1793, Jean-Martin Moye se trouva mal. Il avait contracté le typhus auprès de soldats malades et il mourut rapidement, le 4 mai. On lenterra dans le cimetière de léglise Saint-Laurent.
[L'église Saint-Laurent n'est autre que la cathédrale de Trèves. En 1808 le cimetière fut supprimé et recouvert pour créer la Konstantinsplatz. Malgré les recherches qui ont été faites sur place, lemplacement de la tombe de Jean-Martin Moye demeure inconnu.]