AVIS SPIRITUELS
Introduction de l'éditeur
Nicolas Raulin (1738-1812), prêtre du diocèse de Nancy et de Toul, ordonné en 1762, était vicaire à Brouville, près de Lunéville, quand il devint chanoine de la prévôté de Saint-Dié, son oncle, Claude Raulin, ayant démissionné en sa faveur. Il devint un ami et confident de Jean-Martin Moye lors du séjour de celui-ci à Saint-Dié. Il déclare avoir copié le texte suivant sur un manuscrit, maintenant perdu, de Moye. Une bonne partie des Avis spirituels est donc de Moye, quoique Raulin y parle aussi parfois en son propre nom, mettant alors Moye à la troisième personne. Le texte fournit des détails qui ne peuvent provenir que de Moye lui-même. Il est important pour ce qui est de la spiritualité. Il n'y a pas de raison de nier ce qu'affirment les dernières lignes du titre, ajoutées par les copistes de Portieux : " Ce texte rapporte des confidences qui datent d'avant le départ de Moye pour la Chine ". - Nous avons pris ce texte au MS Portieux a-31 (2). Les titres des paragraphes sont de l'éditeur.
G.T.
AVIS SPIRITUELS
tirés d'un manuscrit de M. Moye (actuellement en Chine), qui a pour titre,
HISTOIRE DE L'ÉTABLISSEMENT DES FILLES POUR LA CAMPAGNE
copié par M. Raulin, chanoine de Saint-Dié depuis environ 1762 jusqu'environ 1769
" Commencez par peu : les plus grands établissements ont eu de petits commencements " dit M. Bertin, grand vicaire de Metz, ou plutôt alors vice-gérant, à cause de la mort de Monseigneur Saint-Simon, évêque, à M. Moye, fondateur de ces écoles, " Établissez-en d'abord quelques-unes ; ensuite les curés, voyant le fruit qu'elles feront, en demanderont eux-mêmes ".
Il est bon qu'une maîtresse d'école en enseignant ses élèves et leur inspirant la piété leur fasse des lectures pieuses, les porte à garder le silence, etc.
Une fille dont les motifs ne sont pas purs, qui se recherche elle-même, et qui malgré le bien qu'elle fait, et qu'elle souffre de la pauvreté, de la faim, et des autres peines, est remplie d'orgueil, de vanité, et surtout d'hypocrisie qui la soutient, est impropre à ce dessein, et il faut la renvoyer, car, hélas ! de quels maux n'est pas capable un faux frère, une sur hypocrite ! Quel scandale au-dehors et quelle semence de division au-dedans ! Et quelles précautions pour éviter de se servir de tels sujets ne faut-il pas prendre ! Qu'on y prenne bien garde !
Mon Dieu, éloignez-les de votre uvre, de peur qu'elles ne la gâtent et n'attirent sur elle la malédiction ! Il est raconté d'un Israélite qui affectait de pleurer avec quelques Israélites sur les ruines du Temple et de Jérusalem, que par là il leur tendait des pièges et les fit périr. Saint Grégoire remarque ici que le démon, comme un autre Ismaël, contrefait souvent, dans la personne des hypocrites, les gens de bien, pour avoir occasion de se procurer accès à leurs entreprises, pour entrer dans leurs desseins, pour gagner leur confiance, afin qu'après un certain temps elles ruinent et renversent tout. Et Notre-Seigneur disait à ses Apôtres, " Prenez garde au levain des pharisiens, qui est l'hypocrisie... ". Il ne faut pas ouvrir son cur à tout le monde ; il faut cacher le trésor de peur qu'on ne le dérobe.
Premières écoles
Les premières surs, au nombre de quatre, partirent de Metz pour commencer la nouvelle école à Béfey, un pauvre hameau où les gens, vivant sans instruction, fort éloignés de la paroisse, croupissaient dans l'ignorance. Ainsi à plus forte raison les enfants. Elles y arrivèrent sans pain, sans provisions, sans savoir comment elles seraient nourries, logées, etc. On disait sur cela, à Metz, qu'elles n'y resteraient pas, que c'était imprudence que cette entreprise. " Mais ", dit M. Moye, " ma confiance était tout en Dieu, et j'avais tâché de leur procurer cet abandon à la Providence ". Elles ne manquèrent point. On les a nourries et logées. Et voilà déjà plus de cinq ans, en 1769, qu'elles y sont. Il est vrai qu'elles ont eu bien des assauts à soutenir, mais c'était pour éprouver leur foi que Dieu le permettait.
On aime de raconter aux gens les desseins qu'on forme. Mais c'est un défaut, 1° parce que la nature se plaît, se recherche, même dans les bonnes uvres ; 2° parce que la prudence et l'humilité veulent qu'on tienne luvre de Dieu secrète ; 3° parce qu'on veut chercher des secours dans les hommes mal à propos. Il faut attendre tout de Dieu seul, et malgré les bons présages qu'on croit voir dans les réponses et discours des gens sensés, l'événement a toujours fait voir qu'il y a très peu à compter sur les moyens humains. Les personnes sur qui hier on croyait s'assurer le plus nous manquent aujourd'hui dans les endroits où, humainement parlant, elles devaient le mieux réussir.
Mlle Fresne
En 1768, au mois d'octobre, mourut une sur, Mademoiselle Fresne, personne de plus de 60 ans d'âge, respectable par sa piété, son zèle pour la gloire de Dieu et le salut des âmes. Elle est morte privée de toute consolation humaine, mais soutenue de la grâce de Dieu, comblée de mérites. Elle était une grande âme, généreuse, et que Dieu a menée au ciel par la voie de la croix, toujours souffrante, toujours infirme, et cependant la Providence lui laissait autant de santé qu'il lui en fallait pour faire son école. Elle était intimement unie d'amitié à M. Moye. C'était chez elle qu'on formait les sujets ; elle était admirable pour leur inspirer des sentiments d'abandon à la Providence, de charité, de zèle pour le salut des âmes dont elle-même était remplie. Mlle Fresne a travaillé à former les premières surs et leur a servi de mère dans toutes les occasions, ayant pour elles une tendresse maternelle et efficace, car elle prenait soin de tout ce qui les concernait, les consolait, les encourageait, tant qu'elle a vécu.
Comme surtout les filles ont beaucoup d'attrait pour ce qui est nouveau et extraordinaire, il arrivait que mademoiselle Fresne a été quelquefois trompée par les apparences de bien, par des filles qui venaient chez elle plus par curiosité et par amour de nouveauté. Les personnes en place, et qui sont dans le cas de choisir des sujets, doivent éviter et y regarder de bien près sans juger selon les premières apparences, ni se décider sur une première ardeur qu'on fait voir d'abord. C'est surtout les suites qu'il faut prévoir. La pureté d'intention doit être la pierre de touche. Et il faut des âmes fortes, capables de souffrir des épreuves sans se troubler, car on doit dans cette oeuvre, aussi bien que dans toutes les pauvres de Dieu, s'attendre à toutes sortes d'événements les plus fâcheux ; et il faut, pour les supporter sans se déconcerter, bien de la constance.
Le défaut des personnes du sexe est encore d'aimer qu'il soit question d'elles, que quelques personnes pensent à elles et s'en occupent, au lieu que nous devrions aimer le néant, et demander d'être inconnus, oubliés, et méprisés des hommes.
Arrêt temporaire des écoles
Une fille à qui M. l'abbé Moye, trompé de même par de fausses apparences, avait confié le projet des écoles et jeté mal à propos ses vues, alla consulter une personne de considération (dans le réel, c'était pour se satisfaire elle-même, se montrer, et faire parler d'elle), et lui découvre tout. Ce monsieur était opposé à luvre. Il entraîne M. Bertin, grand vicaire, qui porte l'affaire à l'évêque, et obtint défense d'en établir d'autres à l'avenir, mais qu'on devait garder celles qu'on avait déjà commencées : Providence ! parce qu'à la suite cela a servi à leur extension.
M. Moye, à cette nouvelle, crut qu'on lui arrachait le cur. " On ne peut ", dit-il, comprendre la douleur qu'elle lui causa ". " Cependant ", dit-il, " la grâce, qui m'a toujours secouru dans les plus grandes peines, me porta à en faire à Dieu le sacrifice, en faisant coup sur coup des actes de résignation et de conformité à sa volonté. À force de les multiplier et de les réitérer, je conservai la paix au cur, et je trouvai le calme intérieur au milieu de l'orage et ma tranquillité au milieu de l'amertume la plus grande que j'ai jamais ressentie en ma vie, de sorte que je dormis la nuit, ce qui paraît extraordinaire, car d'autres inquiétudes moins grandes eussent été plus que suffisantes pour me ravir le sommeil. Le lendemain matin, demeurant toujours dans cet esprit de résignation et de sacrifice, je pus me présenter à l'église de Sainte-Croix, où alors j'étais vicaire, et devant l'autel de la sainte Vierge qui tenait l'Enfant Jésus entre ses bras, je renouvelais sans cesse mes actes de soumission à la volonté de Dieu. Je disais à Jésus et à sa sainte Mère que je lui remettais tout entre les mains, qu'il était le maître d'en disposer comme il lui plairait, qu'il faisait bien de m'ôter cette uvre parce que je n'étais capable que de la perdre. Cependant, après environ une heure ainsi passée, je sentis renaître dans mon cur je ne sais quelle espérance, comme une lampe presque éteinte qui se rallume, un cur abattu qui se ranime. Cette espérance qui renaissait était uniquement dans le sentiment, car dans l'entendement je ne voyais aucune raison d'espérer, ni aucun moyen de réussir. N'importe ! Ce sentiment me fit pour ainsi dire revivre. C'était une épreuve que cette défense ". Dieu, à la suite, permit l'extension des écoles.
Aux peines extérieures les intérieures se joignent fort souvent. Il faut alors (par exemple parmi les persécutions des hommes) faire bonne contenance à l'extérieur, quand même qu'à l'intérieur on est dévoré de peines cachées, et répondre à toutes les raisons qu'on pourrait objecter.
Les objections contre l'établissement des écoles ont été : 1° que c'était une témérité de penser que ces filles, sans revenus fixes, même sans secours certains, pourraient subsister ; 2° qu'à Metz Mgr de Saint-Simon, l'évêque, avait entrepris d'exécuter ce projet, qu'il y avait fait venir exprès les Dames de la Doctrine chrétienne, qu'il en avait envoyé, et qu'elles n'étaient point restées ; en un mot, qu'avec toute son autorité et les moyens possibles il n'y avait pas réussi, - et comment le pourrait-on sans secours, sans autorité et sans moyens ? 3° Comment trouver des sujets qui veuillent, sans aucun avantage, se consacrer à cette uvre ? 4° quand l'instituteur n'y sera plus, qui aura soin de tout cela ? 5° Combien de temps cela durera-t-il ? 6° On disait que ces filles seraient insultées par des libertins. 7° Que cet établissement nuirait aux maîtres d'école. - Quærite primum regnum cælorum, et hæc omnia adjicientur vobis (Mt 6, 33).
Abandon à la Providence
La parole de Dieu, l'évangile, et la promesse de Jésus-Christ valent bien les fondations et les lettres patentes. Les fondations peuvent plutôt gâter tout bon dessein, parce que, à mesure qu'on a des assurances humaines, on s'y appuie, et on diminue et on perd un peu la confiance en Dieu. Les saints pensaient ainsi : on ne doit point s'arrêter aux prudents du siècle ; qu'ils pensent et raisonne comme ils veulent, tenons-nous à la parole du Seigneur. Le père Barré, minime, a institué à Paris une communauté de filles pour instruire la jeunesse. Il leur a défendu d'accepter des fondations, leur disant, " Quand vous serez fondées, vous fondrez... ". Même elles n'ont jamais demandé aucune lettre patente, malgré les troubles des temps et les rumeurs qu'on voulait abolir au moins quelques Ordres. Quand Dieu permet qu'un établissement tombe, il a beau être bien fondé et doté, les fondateurs, les richesses ne lui servent de rien pour la soutenir ; souvent même elles deviennent de nouveaux motifs pour hâter sa perte et sa destruction. On n'attaque des Ordres religieux que d'abord les plus riches ; et quand la Providence veut conserver un établissement, elle n'a besoin d'aucun secours humain ; elle peut, elle seule, le conserver malgré tous les efforts que les démons et la malice des hommes peuvent faire pour le renverser. Ayons de la foi, ayons de la confiance : voilà tout ce qu'il faut pour engager Dieu à venir à notre secours, à nous protéger, à nous soutenir contre tous les efforts de l'enfer. L'expérience le démontre toujours, que cet établissement n'a réussi que là où il y avait moins de secours humain, car où il y en avait, les écoles sont ou pas commencées, ou renversées.
Jamais on ne pratique mieux l'abandon à la Providence que lorsqu'on est le plus destitué de secours humain, qu'on est comme l'oiseau sur la branche, toujours au moment de se voir rejeté, renvoyé de la part des hommes. Alors on lève les yeux au ciel, et on dit sincèrement, comme David, " Le Seigneur est mon refuge ; c'est en lui que je mets ma confiance, je ne craindrai rien de la part des hommes... " (Ps 45, 2). Dieu lui-même, pour nous éprouver, nous réduit à la dernière extrémité, et nous trouvons des circonstances si fâcheuses que nous ne savons plus où donner de la tête, que tout semble perdu et désespéré. Il le fait à dessein pour nous faire faire les plus grands sacrifices, pour exercer notre foi et nous engager à recourir à lui. Si nous le faisons, il ne manquera pas de courir à notre secours.
Il ne faut pour cette uvre aucune fondation, aucun revenu fixe, mais attendre tout de Dieu. Par ce moyen on ne sera pas tenté d'y entrer par des motifs d'intérêt, mais uniquement pour la gloire de Dieu, par zèle pour le salut des âmes et pour sa perfection. On pratiquera solidement la pauvreté, la mortification, et cet abandon à la Providence. Voilà comme cet établissement se soutiendra, par la protection que la pratique des vertus attirera sur lui, avec la bénédiction pour faire un fruit solide, réel, surnaturel, devant Dieu, et non pas pour être loué, admiré, applaudi des hommes.
Mon Dieu, qu'il est doux et consolant d'agir et de vivre sous la protection, sous la conduite et la direction de la Providence ! Ne craignons point, elle ne nous manquera pas ; c'est plutôt nous qui manquerons de foi et de confiance en elle. Car pourquoi Dieu ne fait-il pas les miracles de providence qu'il a exercés envers les surs de Béfey, à l'égard de bien des personnes qui manquent du nécessaire ? C'est qu'elles y mettent bien des obstacles par leur méfiance. L'évangile donne cette raison de ce que Notre-Seigneur, tout-puissant et tout bon qu'il était, ne fit que peu de miracles dans un endroit à cause de leur incrédulité... C'est dans la peine, la mortification, l'humiliation, que se fait luvre de Dieu ; et plus on est abandonné des hommes, plus on est aimé, protégé, secouru de Dieu. Dieu seul, Dieu seul, Dieu seul nous suffit ! S'il est pour nous, comme dit saint Paul, qui sera contre nous (Rm 8, 31) ? Et quand même tout le monde serait contre nous, personne ne pourra nous nuire, comme dit saint Pierre, et tout ce qu'on fera, ce qu'on dira contre nous tournera à notre plus grand avantage.
Ne cherchons point du tout l'approbation des hommes, elle gâterait tout. Attendons une autre récompense bien plus solide dans le ciel. Pour cela appliquons-nous à cacher le peu de bien que nous faisons, plutôt que de la publier et de le faire connaître. N'en parlons à personne. Contentons-nous de savoir que Dieu le sait et qu'il le récompensera un jour.
Les débuts de luvre
La sur Marguerite Lecomte, qui était à Béfey, était une pauvre fille de la rue des Cloutiers à Metz, qui savait à peine lire et n'avait aucune éducation selon le monde, mais dans peu, la grâce, le zèle, lui en ont fait apprendre autant qu'il lui fallait pour très bien faire son devoir. Ainsi on doit chercher l'essentiel, voir le fonds de la religion, la pureté d'intention, le zèle, la constance. Voilà à quoi il faut s'attacher, et non pas aux beaux discours, aux belles manières. Ce ne sont pas de pauvres demoiselles qu'il faut pour cela, mais de pauvres servantes de Jésus-Christ, propres à insinuer cet esprit de pauvreté et de mortification, et non l'esprit et les manières du monde, qui est la peste de la vraie piété. Que Dieu en écarte certains sujets envieux, hypocrites, amateurs de la nouveauté ou présomptueux, qui voudraient se distinguer du commun, faire parler d'eux, car ils corrompraient la masse.
Pour faire taire l'impudence des gens qui, comme les pharisiens à l'égard de Jésus-Christ, ne font qu'observer les surs pour trouver de quoi les critiquer, qu'elles ne se trouvent jamais avec des garçons, ni avec des hommes, pas même avec des ecclésiastiques, que dans un cas de nécessité, et peu de temps, et, s'il est possible, en présence de quelque autre.
L'instruction et la sainte éducation de tant d'enfants, surtout de tant de pauvres qui n'ont pas le moyen de payer chez les maîtres, demeurent sans instruction, et croupissent dans l'ignorance, doit être certainement préférée au petit gain des maîtres d'école qui, peut-être, y perdraient. Il faut avec eux conserver l'union et la bonne intelligence le plus qu'il sera possible, par beaucoup de politesse, de déférence, de prévenance. Il faut vaincre le mal par le bien dit saint Paul. Dans la réalité, les maîtres d'école en feront mieux leur devoir, par l'émulation qui sera entre leurs écoles et celles des filles.
L'espérance en Dieu
Le démon, pour empêcher une bonne entreprise, excite des personnes de crédit et d'autorité pour les porter à y mettre obstacle. Il s'efforce aussi d'exciter dans celui qui cherche à la mettre en pratique des terreurs pour le déconcerter. Car de même qu'une âme remplie par l'Esprit de Dieu le communique, ou, pour parler plus juste, l'Esprit-Saint, habitant dans une âme, se communique et se fait sentir à ceux avec qui elle parle et converse, en répandant sur eux les influences de sa grâce, ce que saint Paul appelle être " la bonne odeur de Jésus-Christ " (2 Co 2, 15), le démon, dominant dans un cur, tâche d'inspirer à ceux qui l'approchent les fâcheuses impressions qu'il lui communique en agissant sur lui. Voilà comme la contagion du vice se répand, comme un air empesté et une odeur de mort qui corrompt tous ceux qui le respirent. Alors, aidé de Dieu, il faut se tenir à lui, s'appuyer sur lui, calmer les troubles qui veulent s'élever. Dieu donne des grâces plus fortes dans ces fâcheuses rencontres. Il faut alors se souvenir des paroles de Notre-Seigneur : " Que votre cur ne se trouble point, et qu'il ne craigne point ! Vous croyez en Dieu... " (Jn 14, 27). Oui, il faut croire et espérer en Dieu, et cette espérance suffit pour dissiper nos alarmes et modérer nos agitations, et nous faire conserver la paix de l'âme si nécessaire pour parler ou se taire, agir ou ne pas agir, selon que la prudence l'exige alors, car il y a temps de parler et temps de se taire ; il y a des temps mauvais où l'homme prudent se taira, dit un prophète, et l'orage passera.
Oh ! qu'il est nécessaire que les gens qui entreprennent quelque chose pour la gloire de Dieu aient de la foi pour vivre, agir, attendre sans rien voir, et pour espérer contre toute espérance. " Que celui qui croit ", dit l'écriture, " ne se presse point ". On veut voir aussitôt ses bons desseins exécutés ; on veut compter chaque jour le fruit de ses travaux. Ce n'est pas ainsi que les saints ont agi. Ils étaient des années entières dans l'obscurité, l'humiliation, la peine. Ensuite, Dieu répandait tout à coup ou insensiblement une bénédiction abondante sur leurs entreprises, et les choses allaient au-delà de leurs espérances. Souvent même, Dieu veut que nous fassions le sacrifice du bien qu'il nous avait fait espérer, comme il demanda à Abraham qu'il immolât son fils Isaac, qui était le sujet de son espérance, et qui devait naître une postérité nombreuse. Cela est juste : nous devons faire à Dieu le sacrifice de ce que nous avons de plus cher dans les choses spirituelles, tels que sont nos désirs, nos desseins, nos projets, nos entreprises, aussi bien que dans les temporelles, tels que sont nos biens, notre fortune, notre santé, notre vie même.
Le même grand vicaire de Metz qui avait porté l'évêque à défendre d'établir des écoles ultérieures approuva à la fin de la même année deux sujets pour Séligny, Marie Bonaventure et Catherine... On leur laissait à peine le temps de manger, telle était l'avidité des enfants qui voulaient être instruits... " Ah ! " disaient les vieilles gens ravis d'admiration, " si on eût ainsi instruit de notre temps, nous ne serions pas si ignorants ". On travaillait ; en travaillant on chantait des cantiques.
La communion des saints
Entre des âmes unies comme l'étaient M. Jobal et M. Moye tout est commun, comme dit saint Bernard, ayez de la charité, aimez sincèrement le bien que les autres font ; soyez-leur sincèrement unis de cur et d'esprit, vous y participerez. C'est là l'effet de la communion des saints. Le démon a indisposé les paroissiens contre le curé à cause de son exactitude ; cette tempête semble passée ; mais Dieu, voulant montrer qu'on ne devait agir que par la seule Providence sans s'appuyer sur des protections humaines, elle ne dura qu'un an et demi, toujours beaucoup pour le bien qu'elle a fait, et qui peut-être aura longtemps de grandes suites : elle a valu une bonne mission.
Dans l'exécution d'un bon projet entrepris selon l'ordre et les justes règles, il faut ne pas d'abord quitter, mais rester autant qu'il faut pour voir si ce n'est pas une épreuve, et n'abandonner que lorsqu'on est sûr que ce n'est plus la volonté de Dieu qu'on la poursuive plus longtemps.
Les humiliations, les croix, les tribulations, les persécutions, etc., sont nécessaires, surtout au commencement d'un établissement. C'est ce qui attire les bénédictions du ciel sur les suites, et si ce projet (des écoles) fait à l'avenir du progrès et du fruit, ce sera plus aux peines des premières que nous serons redevables qu'aux travaux des secondes. Notre-Seigneur disait à ses apôtres : " D'autres avant vous ont travaillé, et vous êtes entrés dans leurs travaux " (Jn 4, 38). C'est une chose plus grande, plus parfaite, et plus méritoire, de travailler dans la peine et l'humiliation, sans voir le succès de nos travaux, que de travailler en voyant un fruit abondant. Pour continuer à travailler sans succès il faut bien du courage, de la constance et de la foi, au lieu que le fruit que l'on voit anime, console, et quelquefois flatte et enorgueillit.
Une tempête
Pour connaître un peu ce que c'est qu'être persécuté, voici une courte description d'une tempête. Monsieur Moye ayant fait imprimer une feuille pour instruire les chrétiens d'avoir soin de baptiser les petits enfants dans les accouchements dangereux ou pertes de sang, fut obligé de quitter Metz, où il était vicaire, à cause des plaintes que quelques expressions innocentes avaient fait faire contre lui à l'évêché, et il fut envoyé vicaire à Dieuze. Tout ce qu'on appelle gens du monde était, comme ailleurs, et ainsi à Dieuze, contre lui. En attendant, beaucoup d'enfants ont été baptisés qui, sans cette feuille, ne l'auraient été. On fit à Dieuze tout ce qu'on put pour ne pas recevoir M. Moye ; on fit des tentatives à l'évêché, mais inutilement. C'était la volonté de Dieu qu'il y fût. Des personnes qui auraient dû le protéger le détestaient et cherchaient tous les moyens de la faire sortir. Il y demeura ainsi pendant six à sept mois dans des alarmes continuelles, faisant la meilleure contenance qui lui était possible, affectant de la gaieté pour adoucir l'aigreur qu'on avait conçue contre lui, et pour se rendre un peu supportable à ceux à qui il déplaisait, afin de pouvoir rester autant de temps qu'il en fallait pour faire le bien qu'il avait commencé, et fournir ainsi sa carrière.
Par contrecoup, ses parents, instruits de tout, pleuraient, gémissaient, et lui faisaient des plaintes amères du chagrin qu'il leur causait, et il lui fallut encore les consoler. Ce proverbe est vrai, surtout pour les ecclésiastiques, qu'il leur " est avantageux d'être éloignés de leurs parents ". Ces peines, au reste, qu'il ressentit surtout intérieurement et extérieurement, ne furent pas sans consolation, car les humiliations des ministres du Seigneur n'empêchent pas la confiance des bonnes âmes ; elles éloignent seulement les mondains, qui nous feraient perdre notre temps, et peut-être nous infatueraient nous-mêmes en nous inspirant l'esprit du monde qui les possède. Voilà pourquoi, selon Dieu, un ministre persécuté ne doit pas être fâché, même être bien aise de ces bruits désavantageux : il est aisé de prévoir qu'ils feront le triage de la paille et du bon grain. Après sept à huit mois il arriva un bon événement qui fit un peu cesser la mauvaise volonté qu'on avait conçue contre Monsieur Moye. Et le bon Dieu, à la fin de la même année, lui envoya une grosse maladie de deux mois.
Grâces diverses
Il mourut à Dieuze un soldat qui, étant en campagne, après une marche pénible, crotté et mouillé, se mettait à côté d'une tente, prenait un livre, méditait et priait. Dans sa maladie il visitait les églises le vendredi-saint, etc. Il est mort en saint, tranquille, parmi des douleurs extrêmes ; alors il rassemblait toutes ses forces pour souffrir patiemment, parce que, disait-il, " c'étaient les moments les plus précieux et les plus méritoires ".
Avoir des dons, par exemple, celui d'édifier les âmes à la mort, d'avoir le don de toucher les curs, etc., sont des grâces que Dieu attache à son ministère, indépendamment du mérite du ministre. On ne peut pas conclure de là qu'il en vaut mieux. On nomme ces dons des grâces gratuites chez les théologiens, c'est-à-dire des grâces qui sont données pour la sanctification des autres, et qui ne rendent pas meilleur celui à qui Dieu les accorde. On peut avoir le don d'édifier les âmes, et être éloigné d'avoir les sentiments des saints.
" Autrefois ", dit l'humble M. Moye, je laissais bien des gens dans la fausse persuasion où ils étaient sur ma prétendue vertu, sous prétexte que cela les édifierait. Mais je pense différemment, et je crois qu'une sainteté apparente n'est pas plus propre à faire le vrai bien que de fausses légendes et de faux miracles ; cela est bon à causer de l'admiration à des âmes légères qui cherchent le merveilleux, mais cela ne peut donner lieu à la grâce qui s'attache au vrai et à la réalité. Il faut convenir ingénument devant Dieu que bien des personnes qui n'ont pas assez de lumières se trompent à mon égard, et qu'elles ont trop bonne opinion de moi. Elles me regardent comme un saint, mais je ne suis qu'un malheureux pécheur, une âme sensuelle, charnelle, animale, habituellement portée vers ce qui flatte les sens, ennemie de la croix de Jésus-Christ, une chimère de mortification ; car si d'un côté j'en pratique quelqu'une, j'en ai horreur, j'en souhaite la fin, et je me propose déjà quelque satisfaction qui la suivra. Ainsi je suis immortifié dans la mortification même. J'ai été pendant un mois ou deux un peu plus attentif à remarquer les mouvements, les sentiments déréglés et passionnés de mon cur. Hélas ! j'en trouvais en tout et à chaque instant, de toute espèce, et pas une bonne uvre faite comme il faut, de sorte que le passage d'Isaïe, " Que nos justices - c'est-à-dire, nos bonnes uvres - sont semblables à un linge souillé ", ne peut convenir à personne mieux qu'à moi. Et j'ai bien lieu de craindre qu'après avoir prêché aux autres, je ne sois réprouvé en moi-même. Ce n'est que dans la multitude des miséricordes du Seigneur que j'espère. Je sentis tout cela bien vivement dans une maladie à Metz. Je me représentais la sainteté de Dieu, qui exige une si grande pureté de ses créatures, car c'est pour cela qu'il y a un purgatoire, parce que rien de souillé n'entrera dans le ciel, Dieu étant saint, et qu'il faut être saint pour jouir de sa présence... J'eus beaucoup de peines intérieures dans cette maladie, et je trouvais un puissant motif de soutien dans la pensée de l'ennui, de la tristesse, et de la crainte de Notre-Seigneur au jardin des Oliviers. Je conseille à toutes les personnes peinées de se les représenter, et d'unir aux amertumes de la sainte âme de Jésus et de son Sacré-Cur celles dont elles sont elles-mêmes pénétrées. Ces peines intérieures faisaient qu'au lieu de trouver de la satisfaction dans la compagnie des personnes qui venaient me visiter, elles m'étaient au contraire très à charge, et il fallait bien des efforts pour la supporter. Oh ! Que je sentais bien alors quel faible appui c'est que celui des hommes ! Et c'est depuis cette circonstance que j'ai bien compris aussi que l'assurance que bien des malades ont par la présence de ceux qui les entourent n'est qu'une illusion terrible. Je ne veux pas dire qu'il ne soit très utile d'aider, de consoler, de fortifier les mourants, et qu'ils ne reçoivent un secours très salutaire des personnes charitables qui tâchent de leur inspirer les pieux sentiments que doit avoir une âme qui va paraître devant Dieu ; ce n'est point cela. Mais ce que je veux dire, et que j'ai remarqué cent fois, c'est que bien des malades sont affectés, occupés, rassurés par cette présence de leurs parents et de leurs amis, de telle sorte qu'ils perdent de vue la présence de Dieu, et qu'ils ferment les yeux sur l'effrayante éternité qui les attend, sur le terrible jugement de Dieu entre les mains duquel ils vont tomber, sur le compte qu'ils vont lui rendre... La nature, accoutumée pendant la vie à trouver dans les hommes du soulagement, du secours, dans les choses naturelles, s'appuie encore sur eux à la mort, et on ne fait pas réflexion que tout ce qui nous environne va disparaître, et que nous allons paraître seul devant Dieu. Oh ! où est la foi ? Car c'est défaut de foi qu'on est si peu touché de l'avenir et si occupé du présent.
L'exil du cur
" Il y a eu ", disait un brave capitaine à Metz, en sa dernière maladie, où il ne voulait plus de monde, mais Dieu seul, " de grands personnages qui, après un très long temps de pénitences et d'austérités, sont tombés et sont réprouvés ". Il ne faut qu'un moment pour perdre la grâce ; il est donc bien dangereux pour les malades et les mourants de se rassurer et de s'occuper de la présence et des discours de ceux qui les environnent, discours qui sont souvent frivoles, vains ou dangereux, propres à réveiller des sentiments d'une tendresse et d'une affection humaines dans un cur qui, dans ce moment, devrait être plus que jamais détaché de la créature et tout rempli de l'amour de Dieu, et tout occupé du désir de la voir et de la posséder dans le ciel.
Il est bien dangereux de se croire parfait. Les âmes qui mènent la vie la plus pure sont celles qui sont dans des peines intérieures et extérieures, car alors la nature accablée, domptée, réprimée, ne se mêle pas tant dans les opérations de la grâce ; mais quand elle a son aise, ses mouvements et ses sentiments se glissent partout. L'exil du cur qu'on sent intérieurement, dont parle l'Imitation, et qui fait qu'on a de goût à rien de naturel, excepté peut-être au boire et au manger si encore on est sensuel, et avoir des peines intérieures où le cur est serré entre deux pierres comme étant dans des entraves, et encore trouver dans l'exercice du ministère et ailleurs des peines extérieures, quelle triste situation ! Et qu'il faut prendre sur soi pour se contenir !
Tout cela peut servir à obtenir une vue plus distincte de la différence du naturel et du surnaturel, des opérations de la grâce et de la nature, à apprendre à discerner les esprits, un esprit humain, naturel, d'une vertu surnaturelle et d'une vertu de caractère et de tempérament, ce qui est une grâce gratuite, dont par l'abus on peut se rendre plus criminel devant Dieu.
Mon Dieu ! qu'on doit prémunir les enfants, qui tous nous doivent être chers, contre les dangers de la jeunesse, contre les mauvaises compagnies, chansons, vanités, danses, etc. Il y en a qui, de modestes, dévotes, pures comme des anges, se sont à la suite laissé séduire au mal par des compagnies débauchées. Il fait bon de raconter aux enfants les histoires des saints enfants qui ont souffert le martyre pour Jésus-Christ, comme saint Barulas, saint Cyrille, saint Juste, saint Pasteur, sainte Agathe, sainte Agnès, qu'on peut invoquer pour notre projet.
Décès de la mère de Jean-Martin
Le mère de Monsieur Moye tomba malade. On ne croyait pas la maladie dangereuse. Son fils l'assista par direction de la Providence. Cependant il avait certains pressentiments, et il remarquait dans ses frères et surs une émotion qui annonçait sa mort prochaine, surtout les sentiments actuels dont elle était pénétrée, " car ", dit-il, " j'ai souvent remarqué dans les malades chrétiens que la grâce, qui agit selon nos besoins et les circonstances, inspire aux mourants les sentiments qu'ils doivent avoir. Cela m'a souvent décidé à administrer les sacrements à de bonnes âmes, parce que, voyant que la grâce les préparait à la mort, je concluais qu'ils mourraient en effet ".
Sa maladie augmenta tout-à-coup ; elle souffrit de vives douleurs ; elle était très résignée ; son fils l'encouragea à souffrir pour l'amour de Notre-Seigneur. Aussitôt elle ne dit plus rien ; elle embrassa très souvent et tendrement le crucifix, etc. ; elle dit à son mari qu'elle le quitterait parce que le bon Dieu le veut ; elle se confessa à son fils et en reçut le saint viatique et l'extrême-onction. Elle donna à tous ses enfants sa bénédiction, vécut encore trois jours en martyre, et mourut pendant la prière des agonisants que son fils lui avait dite pour la seconde fois, et mourut le 19 septembre 1762 ou 63 en sainte, comme elle avait vécu. Sa vie avait été dans la droiture, simplicité et conscience la plus exacte. Elle était très discrète, jeûnait le carême plus strictement que des gens de communautés malgré les occupations de son ménage, priait très longtemps et très exactement malgré la presse dans les travaux de la campagne, approchait souvent des sacrements. Elle vivait dans un extrême éloignement des plaisirs du monde. Elle ne se trouvait jamais ni à une fête, ni à un festin, ni à un repas. Elle était extrêmement charitable, la mère de la veuve et de l'orphelin, habillée aussi simplement que la plus pauvre du village.
Grâces particulières
Dieu fit à Monsieur Moye, étant encore à Dieuze, des grâces particulières. Il lui imprima surtout un vif sentiment de sa passion. Les vendredis, il était frappé dès le matin, à son réveil, de quelques-unes des peines intérieures ou extérieures de Jésus-Christ, qui se développaient et se gravaient profondément dans on âme, de manière à en laisser le sentiment pour toute la vie, " si ", dit cet humble serviteur de Dieu, " j'y eusse été fidèle ". Et cela faisait qu'avant trois heures il ne pouvait se résoudre à prendre, non seulement aucune nourriture, mais même aucun soulagement le plus naturel, parce qu'il lui semblait qu'il ne convenait pas de se mettre à son aise tandis que Notre-Seigneur souffrait. Il passait la matinée à l'église, et l'après-midi au pied de la croix, à l'entrée de la ville, devant tous les passants. Il avait pour cette pratique une extrême répugnance de la part de la nature et de la raison humaine, sachant le ridicule que cela donnait devant le monde, qui l'aurait regardé comme un fou. Cependant, d'un autre côté, ces paroles de saint Paul, " Sortons hors de la porte de la ville, et portons avec lui ses ignominies... " (He 13, 12), le frappaient et lui faisaient croire que Dieu lui demandait le sacrifice de sa réputation, afin qu'il participât plus sensiblement à ses humiliations.
La consolation divine peut être bien surnaturelle, bien pure, bien spirituelle, et toute dans la partie supérieure de l'âme, tandis que peut-être la partie inférieure n'est pas un moment sans souffrir. Que la joie est éloignée ! Que la croix et les souffrances, la pauvreté et l'humiliation accablent !
Écoles
Une fille unique, âgée d'environ dix-huit ans, héritière de grands biens, très vertueuse, propose à Monsieur le curé de Moussey d'être maîtresse d'école de filles. Elle commença à conduire les enfants deux à deux à l'église, à les instruire comme si elle avait toujours exercé cet emploi. Un jour que Monsieur Moye visita son école, il lui montra comment on pouvait enseigner plusieurs petits enfants à la fois pour leur apprendre à épeler, en en réunissant quatre ou cinq autour de soi avec le même livre, sur lequel elles regardent toutes et s'exercent, de telle sorte que celles qui savent prononcent les premières, et les autres après ; et la maîtresse, par conséquent, n'a presque pas la peine de parler ; et elles s'animent, et l'on fait d'une fois ce qu'il faudrait faire en cinq ou six jours. Mlle Fresne le pratiquait ainsi, et cette méthode a réussi au mieux.
Au lieu de lui savoir bon gré de sa charité, de louer son détachement à renoncer aux espérances du siècle pour embrasser un si pénible emploi et une uvre si humiliante aux yeux des hommes, on l'a blâmée, critiquée, disant qu'il était honteux à une fille de sa façon d'embrasser un tel emploi. Ses parents en ont été embarrassés à cause des discours qu'ils avaient à entendre là-dessus. Mais cette fille n'en fut que plus affermie dans sa résolution. Son père est mort en 1768, et elle a alors continué toujours de mieux en mieux.
Monsieur Moye érigea une école à Gondrexange, mais elle ne dura que quelque temps. Il y avait été vicaire.
Combats pour l'école
Pour vaincre les obstacles qui se présentent contre une bonne uvre, il ne faut pas vaincre le démon avec les armes du démon, c'est-à-dire par des paroles de colère, etc., par des aigreurs, disputes, hauteurs, injures - il est trop expérimenté dans ce genre de combats -, mais avec les armes de Jésus-Christ, par l'humilité, la patience, la douceur, etc. Voilà ce qui le déconcerte et le terrasse. Mais la force, le trouble, les contestations, c'est son centre ; c'est lui donner prise et victoire que de mettre en uvre ces moyens dans les uvres de Dieu. L'expérience l'a souvent démontré à Monsieur Moye, et entre autres ici. La sur Morel, de soixante ans d'âge, de Dieuze, y avait soutenu les combats pour l'école. Le démon, excitant des tempêtes au-dehors, s'efforça encore d'exciter au-dedans, sur les curs de M. Moye et de la sur Morel et leurs esprits, des terreurs pour les déconcerter. Mais la sur était ferme comme un rocher, et la grâce la soutenait dans tout cela, quoique pas sans peines et amertumes intérieures et extérieures.
À mesure qu'on avance dans le chemin du salut, Dieu visite par des croix et des tribulations. Au moins cela arrive souvent. Il arriva à M. Leo, officier de la saline à Dieuze, qui y perdit son emploi et en sortit le cur rempli d'angoisse et de tristesse. C'est lui qui a érigé une école à Sickingen, proche de Fribourg d'environ dix lieues, en Brisgau, son pays. Il avait amené une sur d'école avec lui, en son pays. M. Moye lui en procura une autre, qui avait besoin d'être instruite encore elle-même. M. Leo paya sa pension au couvent, où on fit tout, mais inutilement, pour lui faire apprendre à bien lire et un peu écrire. M. Moye l'aurait renvoyée s'il n'avait trouvé en elle une vocation surnaturelle de Dieu pour cela. À la fin, après que toutes sortes de traverses avaient fait perdre l'espérance, M. Leo l'a lui-même instruite à écrire ; elle apprit beaucoup mieux que nous n'avions lieu d'espérer. Enfin, les écoles se faisant à Sickingen, parmi beaucoup d'obstacles, d'humiliations, etc., voilà un bon commencement pour pouvoir espérer que luvre est de Dieu.
Le démon avait mis entre ces deux surs la zizanie et la division, où du moins il a fait tous ses efforts pour cela. La division des esprits est le moyen le plus efficace qu'il puisse employer pour tout gâter. - Il faut remarquer cela pour prémunir toutes les autres contre ces divisions si dangereuses aux personnes de communauté.
La tentation de discorde donne matière à beaucoup de combats, de sacrifices. L'imagination alors grossit les objets, le démon aigrit le cur ; on sent de l'humeur, de l'indignation l'un contre l'autre ; et alors il faut toujours renoncer aux idées désavantageuses que l'envie voudrait nous suggérer. Il faut vaincre son antipathie et traiter amicalement avec sa sur. Il ne faut surtout point de disputes, de contestations. Une parole aigre suffirait pour allumer le feu de la colère dans un cur qui y est déjà disposé par une semblable tentation. Il faut céder, plier, condescendre. Il faut que le fort porte le plus faible. Il ne faut point se faire de reproches quand on croirait avoir le plus grand droit du monde. Il faut attendre : ce n'est point le temps de parler. Il faut souvent se renoncer soi-même. Il ne faut pas raisonner avec soi-même en disant, " il m'a dit..., il m'a fait cela... ", mais se mettre à la place de son adversaire et plaider sa cause, prendre sa défense vis-à-vis de soi-même, et on verra qu'il n'a pas tout le tort ; quand il l'aurait, nous l'avons aussi, au moins en partie, et il y a au moins des raisons apparentes de le justifier, comme nous croyons en avoir pour nous autoriser. Quoi qu'il en soit, sacrifions notre raison, et supportons la déraison.
L'amitié
M. Moye, en quittant le diocèse de Metz pour aller à Saint-Dié, mais en s'éloignant de corps, son esprit et son cur y demeuraient attachés et unis à bien des âmes, dont le souvenir lui resta toujours cher. C'est lui-même qui le dit. Voilà la différence de l'amitié naturelle et humaine, de l'amitié surnaturelle et divine. Celle-là embarrasse l'esprit et le cur par de frivoles pensées, par de vains désirs, et par des affections vicieuses, qui causent des regrets, des inquiétudes. Et celle-ci est libre ; elle est toujours prête de tout quitter pour Dieu, et, en se séparant de corps, on demeure toujours unis d'esprit et de cur. Celle-là rabaisse vers la terre, et celle-ci nous élève vers le ciel. L'amitié charnelle cesse bientôt dès qu'on ne voit plus les personnes qui en sont l'objet ; et l'amitié spirituelle subsiste toujours, parce que les motifs de religion sur lesquels elle est établie ne varient point. Ainsi, les personnes qui s'aiment en Dieu et pour Dieu continuent toujours, malgré la distance des lieux, à s'aimer. Elles pensent les unes aux autres ; mais ce n'est point le souvenir des choses vaines qui les occupe. Elles se souviennent les unes des autres pour le bien de leurs âmes, devant Dieu, au pied des autels, pour se recommander à Dieu, pour s'offrir à Dieu, pour s'animer mutuellement par leurs efforts réciproques pour s'élever vers Dieu. Que cette union est sainte ! Qu'elle est agréable à Dieu ! C'est cette admirable union que Notre-Seigneur demandait à son Père pour ses disciples : " Qu'ils soient un, comme nous sommes un ".
L'école de Reinheim
M. le curé de Reinheim, proche Sarreguemines, établit une école, mais à sa façon. Elle tombe, car la maîtresse s'était livrée à cet emploi plus par intérêt que par zèle. Une fille de mérite qui s'était donnée toute à Dieu souffrait, pour la dévotion, des persécutions très violentes ; les reproches et les mauvais traitements étaient son pain quotidien. On en vint jusqu'à la chasser de sa propre maison ; et après des années de noviciat passées dans ces épreuves, elle se présente pour l'école, et, loin de demander quelque chose, elle offre tout son bien pour cette bonne uvre. " Voilà des sujets ", dit M. Moye, " comme il nous en faut, formés de la main de Dieu même, qui ont passé par le creuset des afflictions ". On peut s'imaginer quelle bénédiction le Seigneur répandit sur les instructions d'une personne si vertueuse : l'école va au mieux, les enfants font autant de progrès dans la science que dans la piété. Mais aussi ce n'est qu'après bien des contradictions que M. le curé voit avec joie le fruit de ses travaux, car il m'écrit que cet établissement souffert toutes les difficultés et toutes les oppositions imaginables, car lors même que la Providence agit et nous aide, ou, pour mieux dire, qu'elle fait tout d'un côté, cela n'empêche pas que de l'autre elle ne permette que nous ayons à souffrir de bien des manières. C'est même la manière ordinaire avec laquelle Dieu conduit toutes ses uvres.