TRAITÉ SUR L'ESPRIT DU MONDE

Avertissement

L'esprit du Monde est si contagieux et si dominant dans notre Siècle [qu’on] ne peut en dire assez pour le combattre. Cependant, ce n'est pas tant pour convertir les mondains que j'écris sur [, mais] pour prémunir les vrais chrétiens. Car, hélas ! dès qu'on est une fois infatué de cet esprit du siècle il est bien difficile de s'en dépouiller pour se remplir de l'esprit de Dieu.

Le Sauveur lui-même l'a dit dans l'évangile, que le monde, dans l'aveuglement déplorable où il est, ne peut point recevoir le Saint-Esprit : Quem mundus non potest accipere (Jn 14, 17). C'est là le plus foudroyant anathème que Jésus-Christ ait lancé contre le monde et ses partisans. Par cette terrible sentence Jésus-Christ a par avance déjà jugé, condamné, et réprouvé le monde et ses Sectateur ; bien plus, Jésus-Christ, qui a prié pour les pécheurs et pour ses bourreaux mêmes, a déclaré expressément qu'il ne priait pas pour le monde - non pro mundo rogo (Jn 17, 9) -, nous donnant toujours à entendre que le monde est non seulement indigne, mais incapable, de participer à l'effet de ses prières ; à cause de la résistance à la Grâce et des obstacles qu'il y apporte par ses mauvaises dispositions. De là il s'ensuit que le salut d'un mondain est plus difficile que celui d'un plus grand scélérat qui n'aurait pas l'esprit du monde.

En effet, on voit des pécheurs se convertir, mais peu ou point de mondains. Je prie le Seigneur de les éclairer, mais je n'ose me flatter de pouvoir les détromper. J'ai surtout en vue des âmes Chrétiennes qui ont de la Religion, à la vérité, mais qui n'ont pas assez d'horreur de l'esprit du monde, qui voudraient même quelquefois accorder cet esprit du monde avec la Religion, ou qui entendent les gens du monde parler et raisonner de tout par les principes et les maximes de cet esprit mondain qui les animent, pourraient se laisser séduire par de tels discours. Car on en voit quelquefois qui, après avoir été dans la compagnie de ces mondains, sont ébranlés des propos et des maximes qu'on y a débités au point de chanceler dans la foi. Ce sont ces âmes qu'il est nécessaire de prémunir contre l'esprit du monde pour les préserver de la contagion en leur inspirant de l'horreur pour ce monde pervers et corrompu, qui est si souvent condamné dans l'évangile.

Chapitre I

Ce que c'est que l'esprit du Monde,

qui est un des grands obstacles à la Grâce

L'esprit du Monde, c'est la manière ordinaire de penser des gens du monde. Ainsi on a l'esprit du monde quand on pense comme le monde, quand on parle comme le monde, quand on raisonne comme le monde, quand on a les sentiments du monde et qu'on en suit les maximes.

Or, les maximes du monde sont celles qu'on entend débiter tous les jours par les mondains, qu'il faut se faire honneur, s'élever, faire sa fortune, briller, se divertir, se procurer ses aises et ses plaisirs, qu'il faut plaire et se faire aimer, et une infinité d'autres semblables.

On a l'esprit du monde quand on fait grand cas des choses du monde et qu'on en fait peu de son salut, qu'on fait consister son bonheur dans la possession et la jouissance des biens du monde, qui sont les richesses, les honneurs, et les plaisirs. Quand l'esprit est occupé de toutes ces choses et le cœur y est attaché, on a l'esprit du monde.

Quand l'esprit est tout rempli de ces maximes, et que le cœur y est entièrement attaché jusqu'à y mettre sa dernière fin, l'esprit du monde est à son comble, l'esprit de la Religion s'éteint totalement, et le salut devient moralement impossible.

Mais si on n'a que des idées passagères des vanités du monde, et que tout en y pensant on en reconnaît la fausseté, qu'on en sente le néant, et qu'on ne les désire qu'en passant, on n'a l'esprit du monde qu'en partie, et on peut encore conserver l'esprit de Religion. Mais cette Religion sera altérée et corrompue, et si l'esprit du monde domine et fait des progrès, bien tôt celui de la Religion, s'affaiblissant toujours, s'anéantira.

Or, on appelle mettre sa fin dernière dans les choses du monde quand on fait consister sa féliciter à les posséder, quand on les aime tellement qu'on serait disposé à renoncer au bonheur éternel pour en jouir, par exemple, quand on est disposé à commettre un péché mortel pour faire sa fortune ou pour se procurer un plaisir. Cette disposition n'est que trop commune dans le monde. Combien de Chrétiens qui commettraient volontiers les plus grands crimes s'ils savaient que par ce moyen ils pourraient parvenir, les uns à une haute dignité, à un poste éminent, les autres à des richesses abondantes, qui les mettraient en état de jouir de leurs aises et de mener une vie douce et agréable, telle qu'ils la désirent !

Combien n'y en a-t-il pas qui sacrifient leur salut et qui se damnent pour bien moins que tout cela, pour un vil intérêt, pour un peu d'argent, pour un plaisir d'un moment, pour un respect humain, pour ne pas déplaire à une personne ! Le monde est plein de ces mauvais Chrétiens, qui commettent et qui sont continuellement dans la disposition de commettre encore à l'avenir et en toute occasion des péchés mortels pour de semblables sujets ! De là il est aisé de voir combien l'esprit du monde est répandu et combien il y a d'âmes qui en sont remplies.

Les personnes qui se conduisent selon l'esprit du monde sont donc toujours disposées à faire le mal par l'attache qu'elles ont aux biens du monde. Mais ce qu'il y a de plus singulier, c'est qu'il arrive souvent que les mondains font le bien par cet esprit du monde, quand il est de leur intérêt temporel ; et presque jamais ils ne font le bien qu'ils n'aient des motifs humains qui y engagent : nouvelle preuve qui démontre qu'ils mettent toute leur fin dernière dans la jouissance des faux biens du monde ! Car la fin dernière, c'est celle qui nous meut principalement, qui nous excite à faire ou à omettre une action, étant le motif essentiel qui nous fait agir, de sorte que si ce motif n'existait plus nous n'agirions plus.

La fin dernière est celle qui est le mobile de tout, ce qui donne le branle à tout ; c'est celle à laquelle on rapporte tout et pour laquelle on fait tout. Or, les mondains font tout pour le monde, même les bonnes œuvres et les actions les plus saintes de la Religion. S'ils prient Dieu, s'ils l'aiment, s'ils le servent, c'est dans l'espérance d'en obtenir quelque faveur temporelle. S'ils sont touchés de reconnaissance envers lui, c'est à l'occasion de quelqu'avantage humain qu'ils ont reçu de sa libéralité. S'ils font quelquefois paraître de la Religion, s'ils affectent quelquefois de parler le langage de la plus haute perfection, portant tout à l'excès (car il ne coûte rien d'exagérer la morale quand on n'a pas envie de la pratiquer), c'est qu'ils ont quelques motifs d'intérêt qui les porte à cela ; c'est pour plaire à une personne dont ils veuillent se ménager les bonnes grâces ; c'est pour ne pas déplaire à une autre dont ils ont quelque chose à craindre.

Mais ôtez toutes ces raisons, voyez-les livrés à eux-mêmes ou dans la compagnie de leurs semblables ou de gens encore plus impies qu'eux : ah ! c'est alors qu'ils lèveront le masque et qu'ils paraîtront tels qu'ils sont. Ils témoigneront de l'horreur de ce qui a la moindre apparence de dévotion ; ils la tourneront en ridicule ; ils la blâmeront ; et ils tiendront les mêmes discours que ceux devant qui ils se trouveront ; ils les applaudiront en tout, jusqu'à paraître Athées s'il le faut pour attirer leur protection, si elle leur peut être de quelqu'utilité pour leurs affaires temporelles.

Enfin, que ces mondains se trouvent dans des rencontres où ils aient à faire tout à la fois à des personnes vertueuses et à des libertins, c'est alors qu'on les voit dans l'embarras et la gêne pour ménager également les uns et les autres ; c'est alors qu'on les voit chercher des expédients pour concilier tout. C'est ce que j'ai vu plus d'une fois avec une sorte de mépris et de dédain, pour ne pas dire d'indignation ; et c'est ce qui m'a donné lieu de faire bien des réflexions sur la duplicité et la fausseté qui règnent chez les mondains, qui jouent ainsi toutes sortes de personnages selon que leur intérêt l'exige, paraissant tantôt Chrétiens, tantôt Païens, tantôt sévères et scrupuleux, tantôt relâchés, tantôt pieux et dévots jusqu'à l'excès, tantôt libertins et dissipés.

Les personnes qui ont l'esprit de Dieu sont tout le contraire, lors même qu'elles paraissent agir selon le monde. Elles ont toujours des motifs et des vues surnaturels, que Dieu sait et qu'elles cachent aux hommes.

Chapitre II

Supposition que saint Augustin

faisait à son peuple pour lui faire connaître

s'il avait l'amour de Dieu

ou s'il était possédé de l'esprit du monde

Si on vous proposait d'être éternellement dans le monde au milieu des richesses, des plaisirs, et des honneurs, jouissant d'une santé parfaite, environné de délices, sans ressentir la moindre peine ni la moindre incommodité, sans mourir jamais, mais aussi sans espérance de jamais voir Dieu ni de le posséder, accepteriez-vous cette proposition ? Examinez quelles sont là-dessus vos dispositions. Voyez, sondez vos cœurs. Si vous êtes disposé à jouir de ce bonheur terrestre plutôt que de mourir pour posséder Dieu, si vous préférez la terre au Ciel, si vous êtes prêts de renoncer à la félicité céleste pour la félicité de ce monde, vous n'aimez pas Dieu souverainement, et c'est certainement l'esprit du monde qui vous anime et selon lequel vous vous conduisez.

Chapitre III

Combien l'esprit du monde

est opposé à celui de la Religion

" Nous n'avons point reçu l'esprit de ce monde, mais celui de Dieu " : Nos autem non spiritum hujus mundi accepimus sed spiritum qui est Dei est (1 Co 2, 12). Ainsi parlait saint Paul, où l'on voit qu'il opposait manifestement l'esprit du monde à l'esprit de Dieu comme deux choses contraires et incompatibles. En effet, de quelque côté qu'on puisse envisager l'esprit du monde, on y verra toujours une opposition insurmontable avec l'esprit de la Religion, soit qu'on le considère dans son principe, dans son objet, ou dans ses effets.

1° D'abord dans son principe : l'auteur de l'esprit du monde, c'est le Démon même ; c'est pour cela qu'il est appelé dans l'écriture le Prince de ce monde, Princeps hujus mundi (Jn 12, 31; 14, 30), parce qu'il inspire aux mondains l'esprit de malice et d'iniquité dont il est rempli. C'est lui qui les excite, qui les guide, et qui les conduit, au lieu que l'esprit de Religion est celui de Dieu même, qu'il répand dans nos cœurs par sa Grâce. Quelle énorme différence d'être animé et inspiré par l'esprit de Dieu ou par l'esprit du Démon !

2° Dans son objet : l'objet de l'esprit du monde, c'est le monde et tous les biens fragiles du monde ; ce n'est que de ces biens frivoles que les mondains s'occupent, et l'objet de l'esprit de la Religion sont les biens du Ciel, car ce sont ces biens solides et éternels que les vrais Chrétiens désirent et recherchent avec ardeur, et en comparaison desquels ils comptent pour rien tous les honneurs, les plaisirs, et les richesses de la terre selon ces paroles de l'Apôtre : " Si vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ cherchez les biens du Ciel et non ceux de la terre ; ayez du goût pour les choses célestes et non pour les terrestres " : Quæ sursum sunt quærite, quæ sursum sunt sapite, non quæ super terram (Col 3, 2).

Quelle énorme disproportion encore entre les biens d'un moment et des biens éternels, entre des biens apparents, faux, vains, méprisables, fragiles, périssables, charnels dont jouit la terre et les biens réels, solides, stables, spirituels, immortels, que l'on trouve dans la possession d'un Dieu.

Que les mondains sont insensés de préférer les avantages de cette vie si courte à ceux de l'autre qui dure éternellement, ou qu'ils sont téméraires, aveugles, et présomptueux, pour se flatter de parvenir au bonheur du Ciel après avoir contenté leurs passions et recherché leurs aises et leurs commodités sur la terre.

Lorsque saint Bernard quittant le monde disait adieu au plus jeune de ses frères, à qui il laissait le domaine des biens qu'il avait droit d'y prétendre, ce jeune homme, sentant l'immense différence du sort de ses aînés, qui renonçaient au siècle pour chercher plus sûrement à servir Dieu et à mériter la gloire éternelle, et du sien, qui devait être de vivre dans le monde où il était en danger de se perdre, il répondit sagement au saint : " Le Ciel pour vous et la terre pour moi ; le partage n'est pas égal ". Il ne voulut donc pas consentir à ce partage si inégal, et il suivit lui-même ses frères dans la retraite.

Chapitre IV

Jésus-Christ oppose au faux bonheur du monde

les béatitudes de l'évangile

Rien ne nous fait mieux sentir l'opposition de l'esprit de la Religion à celui du monde que les huit béatitudes de l'évangile, que le Sauveur oppose à celles du monde, qu'il frappe de ses plus foudroyants anathèmes. Le monde met sa fidélité dans les richesses ; Jésus-Christ réprouve cette prétendue félicité : " Malheur à vous, riches ! " ; vobis divitibus (Lc 6, 24) ; et il établit la félicité d'un Chrétien dans la pauvreté spirituelle : Beati pauperes spiritu ! (Mt 5, 3).

Le monde fait consister son bonheur dans les honneurs, les dignités, le faste des grandeurs mondaines qui remplissent ordinairement le cœur d'orgueil et de hauteur ; Jésus-Christ réprouve encore ce faux bonheur du siècle, et il nous apprend que celui de ses Disciples doit être dans l'abjection, le mépris, et l'oubli des hommes, qui nous conduit à l'humilité et à la douceur chrétienne : Beati mites ; " Heureux ceux qui sont doux ! ".

Le monde met son bonheur dans les plaisirs et les divertissements, et Jésus-Christ au contraire appelle heureux ceux qui pleurent et qui gémissent : Beati qui lugent ; et il n'annonce que des malheurs à ceux qui sont dans la joie : vobis qui ridetis !

Le monde estime heureux ceux qui sont dans l'abondance, et Jésus-Christ dit, au contraire ! " Malheur à vous qui êtes rassasiés, et heureux ceux qui ont faim et soif de la justice ! ".

Le monde regarde avec envie ceux qui amassent et qui possèdent les biens de la terre, et Jésus-Christ préconise ceux qui s'en détachent pour les distribuer aux pauvres : Beati miséricordes !

Le monde met sa félicité dans la santé, dans la beauté, la force, et l'embonpoint du corps, et Jésus-Christ la met dans la pureté du cœur : Beati mundo corde !

Le monde regarde comme bienheureux ceux qui exercent leur empire sur leurs sujets et qui ont la puissance et l'autorité en main, et Jésus-Christ nomme heureux ceux qui vivent dans la soumission et la dépendance et qui sont disposés à tout souffrir, à tout quitter, pour avoir et conserver la paix : Beati pacifici !

Le monde envie le sort de ceux qui sont loués, estimés, applaudis des hommes, et Jésus-Christ nous assure que nous devons nous réjouir lorsqu'on nous persécutera, qu'on nous chargera de malédictions : Beati qui persecutionem patiuntur propter justitiam !

C'est ainsi que Jésus-Christ a réprouvé et condamné la félicité mondaine en établissant des maximes qui lui sont toutes contraires.

À qui nous en rapporterons-nous maintenant ? Au monde ou à Jésus-Christ ?

Chapitre V

Saint Jean l'Évangéliste a témoigné

une horreur toute particulière du monde

Tous les Saints à l'exemple de Jésus-Christ ont détesté le monde. Mais on remarque dans le Disciple bien-aimé une haine plus spéciale du monde : il le combat presque à chaque page de ses épîtres.

Voici quelques pages que j'en ai extraites, qui suffiront à pour nous faire voir jusqu'où allait l'aversion qu'il lui portait, et celle que nous devons avoir nous-mêmes pour ses maximes. Car c'était pour nous que le Saint-Esprit parlait par l'organe de saint Jean.

" N'aimez pas le monde ni ce qui est dans le monde. Si quelqu'un aime le monde l'amour du Père n'est pas en lui, parce que tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair et concupiscence des yeux et orgueil de la vie, et elle ne vient point du Père, mais du monde. Or, le monde passe et sa concupiscence aussi " (1 Jn 2, 15-17).

" Le monde ne nous connaît point, parce qu'il ne connaît point le Père " (1 Jn 3, 1).

" Ne vous étonnez pas, mes frères, si le monde vous haït " (Jn 3, 13).

" Ils sont au monde ; c'est pourquoi ils annoncent ce qui est du monde, et le monde les écoute. Mais nous, nous sommes de Dieu ; celui qui connaît Dieu nous écoute " (Jn 4, 5-6).

Terrible sentence pour les Prédicateurs et les Confesseurs qui, pour plaire au monde et se procurer des auditeurs et des pénitents, prêchent une doctrine mondaine et accommodent l'évangile au goût des gens du siècle. Mais elle est consolante pour les vrais Ministres de l'Église, qui, s'élevant au-dessus des critiques de mondains, s'en tiennent exactement aux principes, quoique cette exactitude éloigne de leur tribunal un grand nombre de faux Disciples, semblables à ce ceux qui, ne s'étant attachés au Sauveur que par quelques motifs humains, l'abandonnèrent dans la suite quand ils lui entendirent prêcher une doctrine qui révoltait leurs passions.

" Quiconque est né de Dieu est victorieux du monde, et ce qui remporte la victoire sur le monde, c'est notre foi " (Jn 5, 4).

Le monde est donc un ennemi dangereux que nous devons combattre et vaincre.

Tout le monde est plongé dans le mal. Il est aisé de conclure de ces passions que l'estime, le goût, l'affection, et l'attache qu'on a pour le monde, et que le monde a pour nous, est une marque de réprobation, comme le mépris, l'horreur, l'aversion, et le détachement que l'on a pour le monde, et que le monde a pour nous, est une marque de prédestination.

Malheur donc à ceux qui se modèlent sur le monde ! Malheur à ceux qui aiment le monde et qui s'y attachent ! Malheur à ceux qui recherchent l'estime et les applaudissements du monde ! Malheur à ceux qui sont aimés et caressés du monde ! Malheur à ceux qui s'étudient à plaire au monde.

Chapitre VI

Quels sont les maux

que cause l'esprit du Monde

L'esprit du Monde est une source de corruption, et les désordres qui naissent de l'esprit mondain sont innombrables ; et on peut dire que l'esprit de Dieu est la mort des vices et la vie des vertus, et que l'esprit du monde est la vie des vices et qu'il tend à la mort de toutes les vertus chrétiennes. C'est de l'esprit du monde que viennent la vanité, l'orgueil, l'ambition, la dissipation, la curiosité, la sensualité, la mollesse, l'aveuglement d'esprit, l'endurcissement du cœur, et l'irréligion.

Et d'abord, c'est de l'esprit du monde que vient la vanité dans les habits. Quand on a l'esprit du monde, on aime le monde et on veut en être aimé ; le monde plaît et on veut plaire au monde, et pour lui plaire, pour s'en faire aimer, on invente des modes nouvelles. C'est là le faible du sexe ; on voit peu de filles simples et modestes dans leurs vêtements ; chacune veut être vêtue de son mieux ; elle s'épargnera, elle se retranchera sur tout le reste, dût-elle manquer du nécessaire, pour se procurer de vains ajustements et pour contenter sa vanité. Tout est mis en usage pour s'orner et s'embellir ; ce soin frivole tient lieu d'une grande affaire. Après y avoir perdu beaucoup de temps le matin, on ne pense tout le jour qu'à s'en faire honneur, qu'à se produire au-dehors, qu'à s'attirer les regards des hommes. Ces filles mondaines reçoivent avec complaisance les compliments que des jeunes mondains leur font sur leur bonne grâce, sur leur beauté et la nouveauté de leurs parures.

Quoi de plus vain, quoi de plus fade que de tels compliments ? Car, comme dit très bien saint François de Sales, " S'il y a du mérite dans ces vêtements, ce mérite vient plutôt des animaux qui les ont produits, ou des ouvriers qui les ont faits, et nullement de ceux qui les portent ". Il faut avoir l'esprit bien petit et le cœur bien bas pour nourrir son orgueil dans de semblables misères. Cependant on se complaît dans tout cela et on se nourrit de cette sotte complaisance. On est tout rempli d'estime de sa personne et d'un mépris dédaigneux pour les autres que l'on voit plus mal habillés que soi. Jésus-Christ est enveloppé de pauvres linges et couché sur un peu de paille ; la Sainte Vierge n'a que des vêtements simples et grossiers tels qu'en portent les personnes de campagne. La plupart des Saints n'étaient couverts que de haillons ; et des chrétiens qui ont fait profession dans leur baptême de renoncer aux pompes et aux vanités du monde rougissent de la simplicité et de la pauvreté. Il n'y a rien d'assez beau, d'assez brillant, d'assez magnifique pour eux. Mais " un jour viendra ", dit Dieu par son Prophète (Is 3, 24), que tout cet attirail de luxe leur sera violemment arraché ; leur tête brillante et superbe se changera dans un crâne hideux et décharné ; tant de senteur et de délicatesse n'aboutiront qu'à la pourriture et à la puanteur du tombeau.

Chapitre VII

De la curiosité et de la dissipation

Quand on a l'esprit du monde on aime le monde, on se répand dans le monde, on veut avoir part à tout ce qui se passe dans le monde, à toutes ses conversations, ses entretiens, et ses parties de plaisirs, aux jeux, aux divertissements, aux bals, aux festins, aux repas, aux spectacles. Combien de sujets de dissipation ! Combien d'écueils et de dangers pour la vertu ! Et que voit-on dans le monde ? Des vanités, car tout ce qui est dans le monde, tout ce qui se passe dans le monde, n'est que vanité : vanitas vanitatum et omnia vanitas (Qo 1, 2). Il n'y a rien dans le monde de réel ni de solide ; il n'y a rien que d'apparent et de superficiel. Cependant ces vanités plaisent ; elles séduisent par leur faux éclat ; on s'y livre, on s'en occupe, on s'y attache, on a une démangeaison de voir tout, d'entendre tout ; on est avide de savoir jusqu'aux plus petites nouvelles. Hé ! de quoi parle-t-on dans le monde ? Qu'y dit-on de si intéressant pour piquer notre curiosité ? Hélas ! on s'y entretient d'habits, de parures, de modes, de régals, et d'autres semblables frivolités ; mais on s'en entretient avec un feu, une ardeur, une vivacité qu'on n'imaginerait pas si on ne la voyait tous les jours.

Ne devrait-on pas rougir de donner son attention à de pareilles minuties, tandis qu'on en donne si peu à la grande affaire de son salut ?

Cependant voilà le fruit que l'on retire de la vue et des discours du monde : une foule d'idées, mais d'idées les plus vaines, les plus frivoles, qui s'impriment dans l'esprit, qui remplissent l'imagination, qui occupent l'attention, qui remplissent le cœur. Voilà, dis-je, ce que l'on rapporte chez soi au sortir des conversations du monde : un esprit tout dissipé, un cœur tout évaporé, mille pensées inutiles, dangereuses, et criminelles qui nous jettent dans un oubli de Dieu et du salut, qui nous donnent un dégoût universel pour la Prière, la lecture des bons Livres, la Messe, la fréquentation des Sacrements. Tous les exercices de la Religion deviennent fades et insipides aux mondains ; c'est pour eux une gêne et un fardeau que de se mettre à la Prière, que de lire dans un bon Livre, que d'entendre la parole de Dieu ou d'assister à l'Office divin. La plus courte Messe est toujours trop longue pour une personne livrée au monde. Et d'ailleurs, comment ces personnes sont-elles dans nos Églises ou auprès d'un Oratoire ? Hélas ! tandis que leur corps est dans le Temple du Seigneur, leur esprit et leur cœur en sont bien éloignés ; leurs pensées les portent au milieu des assemblées profanes du siècle.

Ainsi le moindre mal qui puisse arriver de la fréquentation du monde, est une dissipation qui nous jette nécessairement dans l'oubli de Dieu et qui nous cause un dégoût universel pour la piété. Je dis " le moindre mal ", et je prends les choses du meilleur côté lorsque je dis que l'on ne voit dans le monde que des vanités et qu'on n'y entend que des discours insensés, car il me serait aisé de faire voir qu'on y voit mille objets dangereux, et qu'on y tient des discours non seulement inutiles, mais qu'on y débite des maximes les plus impies. Et l'expérience n'apprend que trop tous les jours que tout y est plein d'écueils et de dangers pour la vertu, qu'il est presque impossible de s'y trouver sans se laisser entraîner par le torrent du mauvais exemple qui y règne.

Chapitre VIII

De la sensualité et du plaisir

Rien n'est plus contraire à l'esprit du christianisme que la recherche du plaisir et de la satisfaction des sens, puisque l'évangile ne nous prêche partout que pénitence, qu'abnégation, que mortification. Mais toutes ces maximes sont inconnues aux mondains. C'est le plaisir qui est l'unique motif de toutes leurs démarches, le plaisir qui est l'âme de tous leurs sentiments ; ils ne cherchent en tout que le plaisir, car pourquoi s'empressent-ils d'aller à un repas, à une assemblée, à un spectacle ? C'est parce qu'ils espèrent y trouver du plaisir et de la satisfaction. " Mais ce sont des plaisirs innocents ! ". Où sont-ils donc, ces plaisirs innocents que l'on goûte dans le monde ? Est-ce dans les festins ? Mais on y passe souvent les bornes de la tempérance, ou du moins on satisfait la sensualité. Est-ce dans les danses et les bals ? Mais ces bals ne sont le plus souvent qu'une école de prostitution et un rendez-vous d'iniquité, où l'on vient par orgueil, pour y demeurer sans pudeur et n'en sortir qu'avec dissolution. C'est là que parmi l'agitation du corps et le bruit de l'harmonie on s'épanche souvent, on s'émancipe, on se permet des choses dont on devrait rougir, et qu'à force de s'étourdir sur ce que dicte la confiance et le vertu, on se fait un passe-temps du vice et du désordre.

Est-ce dans les spectacles? Mais l'Église les défend ; elle en excommunie les Acteurs ; les Lois du Royaume même les mettent au rang des infâmes. En allant à la Comédie on coopère au péché de ceux qui la représentent ; on les entretient dans cette condition indigne d'un Chrétien ; on s'expose à mille pensées, à des regards, à des désirs criminels ; on scandalise le prochain ; on autorise par son exemple la conduite de ceux qui la fréquentent.

Où se trouvent, encore une fois, ces plaisirs innocents ? Est-ce dans les conversations, où la Religion est tournée en ridicule, et où la réputation du prochain est attaquée à chaque instant par médisance ? Est-ce dans ces jeux où on s'expose à se ruiner avec sa famille ? Est-ce dans ces rendez-vous, ces têtes-à-têtes où l'on tient les discours les plus passionnés, et où on se permet les libertés les plus criminelles ? Est-ce dans ces chansons lascives propres à amollir le cœur, ou dans la lecture de ces Romans détestables, ou la vue de ces tableaux obscènes, qui ne peuvent repaître l'imagination que d'idées impures ?

Voilà cependant la plus grande partie des plaisirs que l'on regarde comme honnêtes et innocents dans le monde. S'il y en a d'autres moins criminels, ils sont toujours dangereux. En général, tout plaisir humain cache un venin mortel sous une fausse douceur ; ses charmes ne font qu'aveugler l'esprit et corrompre l'âme. Si les commencements en sont agréables, les suites en sont fâcheuses ; et souvent pour un moment de plaisir on s'expose à une éternité de supplices, puisque le Saint-Esprit nous dit que les gens de plaisir, après s'être bien divertis au son des instruments, et après avoir passé leur vie dans les délices, sont tout à coup précipités dans l'enfer.

Chapitre IX

De l'orgueil, de l'ambition,

et de l'attache aux biens de la terre

L'esprit du monde est un esprit d'orgueil et d'ambition, les mondains ne parlent que des grandeurs et des prospérités humaines ; ils estiment heureux ceux qui les possèdent et méprisent ceux qui en sont privés, quelques vertus qu'ils aient par ailleurs. Ils forment sans fin des projets d'élévation ; ils s'intriguent en mille manières pour faire fortune, pour s'élever à un poste. Il n'y a point de ressorts qu'ils ne fassent jouer pour cela, point de moyen qu'ils n'emploient, juste ou non, qu'importe, pourvu qu'ils réussissent. Il n'y a point de fourberie, d'injustice, de trahison, qu'ils ne soient prêts de mettre en œuvre pour arriver à leur but. Que tout cela est opposé à la Religion, qui nous ordonne de demeurer dans l'état où la Providence nous a placé, de borner nos désirs, de fuir les honneurs, de nous plaire dans les humiliations ! Au reste, que les gens du monde réussissent dans leurs entreprises ou non, qu'ils s'élèvent à une fortune brillante, ou qu'ils soient contraints de ramper dans la poussière, il est toujours vrai de dire que leur esprit et leur cœur n'est rempli que de l'idée et de l'affection des choses du monde, qu'ainsi les biens célestes les touchent fort peu ; à peine y pensent-ils ; et ils les recherchent encore moins. Les saintes Écritures ne nous prêchent que détachement : " Que ceux qui usent du monde ", dit saint Paul, " soient comme n'en usant pas, et ceux qui achètent comme ne possédant rien, parce que la figure de ce monde passe " (1 Co 7, 31).

Voilà la manière dont on doit vivre et commercer dans le monde avec une sainte liberté d'esprit, usant des choses présentes sans y attacher son cœur, sans y mettre son affection, nous regardant comme dans un terre étrangère, ainsi que des voyageurs qui sont hors de leur patrie, et qui ne font que passer sans s'arrêter nulle part.

Voilà l'esprit de détachement que la Religion nous inspire. Et celui du monde au contraire est un esprit d'intérêt, d'avarice, qui se plaît dans les choses d'ici-bas, qui les aime, qui s'y attache, qui en fait son bonheur, et qui y met sa félicité. Nous voyons ces sentiments dans le mauvais riche de l'évangile, qui s'applaudissait après avoir amassé bien des richesses, et qui se disait à lui-même : " Repose-toi, mon âme, bois, mange, rassasie-toi, tu as du bien pour bien des années " (Lc 12, 19). Mais qu'arriva-t-il ? Dans le temps qu'il se flattait de jouir ainsi paisiblement du fruit de ses travaux, il entendit une voix qui lui dit : " Insensé, cette nuit même on te redemande ton âme ".

Tel est presque toujours le funeste sort des mondains. Tandis qu'ils forment des projets d'ambition pour l'avenir, tandis qu'ils disposent, qu'ils arrangent leurs affaires temporelles, qu'ils se promettent de jouir d'une longue vie, la mort vient tout à coup les enlever dans le moment qu'ils y pensent le moins et sans qu'ils aient mis ordre à leur conscience. Il arrive encore assez souvent qu'ils se confessent et qu'ils reçoivent les Sacrements avant que d'expirer. Mais l'écriture et la tradition nous apprennent ce que nous devons penser de ces conversions précipitées faites à la mort.

Chapitre X

L'esprit du Monde conduit à l'irréligion

Il y a deux sortes d'irréligion, une positive et l'autre négative. La première, c'est quand on refuse de croire les vérités du Christianisme. La seconde, c'est quand on est dans l'indifférence par rapports à ces saintes vérités ; on ne les rejette pas, mais on ne les croit pas bien fermement ; or, on les croit sans en être touchées, on vit comme si elles n'étaient pas.

Or, je dis que l'esprit du monde conduit à ces deux sortes d'irréligion, parce que, l'esprit du monde étant diamétralement opposé à celui de la Religion, comme on l'a fait voir ci-devant, à mesure que celui-là augmente, celui-ci diminue. L'esprit étant obscurci et embarrassé par des vues humaines et terrestres, les vues surnaturelles et divines se perdent peu à peu et deviennent insensibles. Elles ne font plus qu'une impression si faible et si légère qu'on y fait à peine la moindre attention. Ainsi les lumières de la foi s'éteignent donc peu à peu, et l'on tombe dans l'aveuglement et l'endurcissement spirituel. Car à force de ne voir que le monde, de ne penser qu'aux vanités du monde, et de ne s'occupé que des choses du monde, les vérités de la Religion ne frappent plus, la raison enveloppée des ténèbres ne les saisit plus, le cœur tout possédé des objets profanes ne les goûte plus. On voit tous les jours les gens du monde entendre les Sermons les plus frappants sans en être ébranlés ; on a beau ouvrir l'enfer à leurs yeux, ils n'en sont pas touchés. Pourquoi ? C'est que lorsqu'on est beaucoup occupé d'une choses, quelque frivole qu'elle puisse être, on devient insensible et indifférent pour toute autre, quoiqu'elle soit bien plus importante. Ainsi comme les mondains sont tout absorbés dans les choses du monde, il n'est pas surprenant qu'il ne leur reste plus d'attention, plus d'attrait, plus de goût pour celles de la Religion. La foi est donc morte chez eux.

J'en ai vu qui, au lit de la mort, prêts à paraître devant Dieu, la conscience chargée de crimes, et par conséquent sur le bord de l'enfer où ils étaient prêts de tomber, étaient néanmoins dans ce funeste état aussi tranquilles que s'ils n'eussent rien eu à craindre et que s'ils eussent vécus comme des Saints. Encore les Saints tremblaient-ils souvent à la mort dans la crainte de la sévérité des jugements de Dieu.

Quelle fatale sécurité ! Quel aveuglement ! Quelle stupidité ! C'est l'effet de l'esprit du monde, qui éteint peu à peu les lumières de la Religion, et qui fait qu'on n'a plus qu'une foi morte, en sorte que les vérités les plus terribles du Christianisme ne frappent plus, quoiqu'on ne les contredisent pas absolument. Ainsi il est aisé de voir que l'esprit du monde mène directement à l'irréligion négative.

Mais je dis plus, et je ne crains pas d'avancer que ce malheureux esprit va plus loin encore, et qu'il conduit à l'irréligion positive, et cela par degré. Car l'esprit du monde remplit une âme d'idées mondaines, et cette âme ainsi remplie des idées du monde perd les idées de la Religion, qui trouvent à peine place dans son esprit.

La Religion s'affaiblit donc toujours de plus en plus dans cette âme. À mesure que l'esprit du monde fait des progrès chez elle, les lumières de la foi s'éclipsent peu à peu. On n'est éclairé et on ne raisonne plus que pour le temporel ; on est aveuglé sur le spirituel. On entend parfaitement le maniement des ses affaires, son négoce, son trafic, ses intérêts, comme ce serviteur de l'évangile, qui, étant guidé par les principes de la prudence du siècle, sut se faire des amis aux dépens de son maître ; mais pour la grande affaire de son salut on n'a ni science, ni prudence, ni connaissance.

On épuise toute son attention aux choses extérieures, et l'on ne fait aucun retour sur soi-même pour voir en quel état est sa conscience. Dans cette disposition, avec une foi aussi faible, aussi chancelante, il ne faut pas beaucoup pour la renverser tout à fait. On n'a qu'à entendre parler un libertin sur la Religion ; on prête aisément l'oreille à ses discours impies ; on est aussitôt disposé à croire les maximes détestables qu'il débite, parce qu'il est de l'intérêt des mondains qu'elles soient vraies et que celles de la Religion soient fausses. La passion nous fait croire aisément ce qu'elle aime, et elle nous fait rejeter ce qu'elle déteste, quelqu'évident qu'il soit. Et comme toutes les vérités de la Religion sont contraires aux mondains, puisqu'ils se trouvent condamnés presqu'à chaque page de l'évangile, ils tâchent de se persuader que ces vérités ne sont point telles que la Religion les propose.

L'évangile nous dit qu'il faut marcher dans la voie étroite pour arriver au Ciel, qu'il faut faire pénitence, qu'il faut se mortifier, qu'il faut se détacher, se renoncer ; et le mondain déteste toutes ces maximes, les contredit tant qu'il peut ; il les regarde comme impossibles ; il cherche des subterfuges pour les éluder, afin de pouvoir continuer à vivre selon ses désirs et ses passions, dans la mollesse et la sensualité.

L'évangile nous dit qu'il en est peu de sauvés. C'est surtout contre cette vérité que le mondain s'élève avec d'autant plus de hardiesse qu'il semble être plus charitable en voulant sauver les autres. Mais dans la réalité ce n'est point la charité qui le fait parler ; c'est la passion. Il sent bien que si ce principe est vrai il faudrait pour faire son salut vivre tout autrement qu'il ne fait, qu'il faudrait imiter la conduite du petit nombre qui est celui des Élus. Mais comme il est bien éloigné de faire tout cela, il combat le principe, quoiqu'il soit évident selon les règles de la Foi, qui nous déclare qu'il faut se faire violence pour entrer dans le Royaume des Cieux, et qu'un seul péché mortel suffit pour nous perdre, qu'un pécheur se convertit difficilement, et une infinité d'autres maximes qui sont si souvent répétées dans l'écriture, en conséquence desquelles l'Apôtre saint Paul tremblait lui-même. Et tous les Saints ont prononcé généralement et tout d'une voix que le nombre des Élus était très petit parmi les Catholiques eux-mêmes, car pour ce qui est des Hérétiques et des Infidèles on n'a jamais douté de leur perte et de leur damnation. Ça [sic] toujours été une maxime incontestable dans le Christianisme que hors de l'Église il n'y point de salut. C'est là un point fondamental de notre Religion.

Cependant, un mondain veut sauver non seulement les Catholiques, mais les Hérétiques mêmes, contre la parole de Jésus-Christ, qui nous déclare que " celui qui n'écoute pas l'Église doit être considéré comme un Païen et un Publicain " (Mt 18, 17).

Bien plus, il y a des esprits forts qui vont jusqu'à vouloir sauver les Infidèles mêmes, les juifs, les turcs, et les idolâtres. Quel zèle ! S'il ne fallait pour sauver les âmes que soutenir qu'elles le seront ! Dieu veut le salut de tous les hommes, mais à condition qu'ils feront ce qui est nécessaire pour cela, qu'ils prendront des moyens efficaces pour le salut. Et ces moyens sont d'observer les Commandements, ainsi que Jésus-Christ le disait à ce jeune homme qui lui demandait comment il pourrait faire pour arriver au Ciel.

Quelle folie, quelle extravagance, quelle impiété de contredire si manifestement à l'écriture, qui nous dit que sans la foi il est impossible de plaire à Dieu. Or, les Infidèles et les Hérétiques mêmes n'ont pas la foi, puisqu'un seul Dogme rejeté suffit pour nous la faire perdre, comme un seul péché mortel suffit pour nous faire perdre la Grâce.

Voilà jusqu'où il faut venir quand on suit l'esprit du monde et la passion, jusqu'à nier tout ce que les Saints Pères ont avancé, jusqu'à rejeter les décisions les plus authentiques de l'Église, à qui Jésus-Christ a promis l'infaillibilité, jusqu'à combattre la sainte écriture même, jusqu'à démentir le Saint-Esprit en contredisant les vérités qu'il nous y propose. Car dès qu'on ne trouve plus de subterfuges et qu'on voit son sentiment clairement et évidemment condamné dans l'écriture, il faut ou le quitter ou condamner l'écriture.

Or, un mondain est bien éloigné de quitter sa manière de penser ; il sent trop bien ce qui lui en coûterait pour changer de mœurs et de conduite. Ainsi le parti le plus court, c'est de tout nier, jusqu'à l'évangile même. Il le faut aussi toutes les fois que l'évangile lui est opposé. Et comme dans notre Religion tous les Dogmes et toute la morale ont une liaison admirable, de sorte qu'un Mystère en suppose un autre, une maxime est établie sur une autre, si ce mondain est un peu conséquent dans son raisonnement, dès qu'il rejette un point de la Foi il faut qu'il les rejette tous. Ainsi le voilà parfait Déiste et presque Athée.

Chapitre XI

Le grand nombre d'impies qui règnent de nos jours

est une suite des progrès et de l'empire

de l'esprit du Monde

Il ne faut plus s'étonner après cela si l'on voit tant de libertins attaquer la Religion. C'est que jamais l'esprit du monde n'a été au point où il est aujourd'hui. Je conviens qu'il y a toujours eu des désordres sur la terre et dans l'Église même. Il y a eu des siècles surtout où les mœurs étaient très corrompues ; mais dans ces temps mêmes on conservait un grand fond de religion. Les plus grands scélérats la respectaient ou croyaient fermement tous les Dogmes de la Foi. Il était inouï de voir révoquer en doute aucune de ces grands vérités, que les prétendus esprits forts combattent à présent d'une manière aussi scandaleuse qu'impie.

Dans les siècles passés la Religion marchait toujours à la tête de tout ; elle entrait dans tout, jusques dans les choses les plus ordinaires, dans le commerce de la vie civile. Les contrats, les lettres, les salutations, tout respirait la Religion. Nous en avons encore des preuves dans tout ce qui n'est pas changé de style. Les Lettres de nos Rois commencent par ces paroles : Louis par la grâce de Dieu. On ne rougissait pas alors d'être chrétien. Au contraire, on s'en faisait gloire, et l'on donnait en tout des marques de son attachement au Christianisme. Mais depuis que l'esprit du monde a pris le dessus et qu'il est devenu l'esprit dominant, on rougit de paraître Chrétien ; on a honte de donner la moindre marque de Christianisme ; et tous signes extérieurs sont regardés maintenant dans le monde comme des mômeries. À peine daigne-t-on se mettre à genoux pour adorer le Saint-Sacrement. Bientôt on n'osera plus faire le signe de la croix.

Si une personne se tient aux pieds des Autels avec le respect convenable, on s'en moque. Si une autre embrasse le parti de la piété et qu'elle s'adonne à la pratique des œuvres de miséricorde et de dévotion, tout le monde en parle, et sa piété devient un titre pour la faire mépriser et censurer de tous les mondains. Le nom de la dévotion est devenu odieux aux gens du monde ; ils ont horreur de la Religion et de tous ceux qui la pratiquent. Autrefois on respectait jusqu'aux apparences de piété ; maintenant on la tourne en ridicule. Autrefois on avait une si profonde vénération pour tous ceux qui faisaient profession de servir Dieu qu'on voyait les Grands du monde, même les Princes, les Rois, et les Empereurs, venir se jeter aux pieds d'un Solitaire, d'un Religieux, d'un serviteur de Dieu, pour se recommander à ses prières ; à présent il suffit qu'une personne ait quelqu'air de régularité pour être méprisée de tout le monde, quelques qualités et quelque mérite qu'elle puisse avoir d'ailleurs. Et bien des personnes se croient obligées de prendre des précautions pour cacher leur piété aux yeux du monde. Si elles le faisaient par humilité pour n'être vues que de Dieu elles seraient fort louables ; mais si ce n'est que par respect humain, de peur d'être remarquée et censurée des mondains, c'est faiblesse, c'est pusillanimité. Tout cela est une suite de l'esprit du monde, opposé en tout à l'esprit de la Religion. Et comme l'esprit du monde n'a jamais tant régné qu'à présent, la Religion n'a jamais été si affaiblie, si méprisée, si haïe, si persécutée ; et si ce malheureux esprit continue à s'étendre et à dominer comme il le fait, nous avons lieu de craindre un renversement total dans la Religion. Mais rassurons-nous cependant : Dieu soutiendra son Église contre cette épreuve comme il l'a fait dans tant d'autres, et aucun des Élus ne périra.

Chapitre XII

Combien les Fondateurs des Ordres Religieux

ont craint l'esprit du monde,

et combien ils ont pris de précautions

pour qu'il ne s'insinuât point dans leurs Monastères

Tous les Ordres Religieux au commencement de leur établissement étaient dans la ferveur, parce que les Fondateurs, qui étaient des hommes tout remplis de l'esprit de Dieu, y faisaient régner cet esprit de l'Évangile, cet esprit de simplicité, de pauvreté, de mortification, d'austérité, et d'un renoncement total à soi-même. Ils ne craignaient rien tant que l'esprit du monde ; ils prenaient toutes les précautions imaginables pour en garantir les Maisons qu'ils établissaient. C'est pour cela qu'ils recommandaient si fort à leurs Disciples de se séparer du monde, de le fuir, de l'éviter, de ne le point voir, de craindre d'en être vus. C'est pour cela qu'ils tâchaient de bâtir leurs Monastères à l'écart, dans des lieux solitaires et séparés du commerce des hommes, de peur que ce commerce n'introduisît peu à peu l'esprit et les sentiments du monde, et qu'il ne détruisît l'esprit de l'évangile, qu'ils voulaient être l'unique et la base fondamentale de leur Institut.

Ceux qui n'ont pu bâtir dans la solitude, ou qui avaient des raisons particulières de s'établir dans les Villes, ont pris aussi toutes sortes de moyens pour prémunir leurs Ordres contre l'esprit du monde. Ils ont dit tout ce qu'ils ont pu pour en inspirer de l'horreur à leurs enfants. Il y en a même qui en ont fait un point capital de leur Règle, comme saint Vincent de Paul, qui a mis la simplicité au rang des trois vertus fondamentales de son Ordre, comme une barrière qu'il a voulu opposer à l'esprit du monde.

Sainte Thérèse a combattu l'esprit du monde de tout son pouvoir, de vive voix et par écrit. Elle a pleuré et expié toute sa vie par une sévère pénitence quelques fautes bien légères de vanité et de mondanité qui lui étaient échappées dans sa plus tendre jeunesse. Et elle ne pouvait souffrir que des serviteurs et des servantes de Dieu pussent avoir dans leurs manières et leurs sentiments rien qui se ressentît tant soit peu de l'esprit du monde.

Pourquoi ces Saints Fondateurs prenaient-ils donc tant de mesures pour agrandir leurs Ordres de l'esprit du monde ? Ah ! c'est qu'ils savaient que si ce malheureux esprit venait une fois à s'insinuer dans leurs familles, l'esprit de Dieu en serait bientôt banni, ou du moins qu'il s'éteindrait peu à peu, et ils avaient bien raison. L'expérience a fait voir combien leur crainte était fondée, car si le relâchement s'est introduit dans quelqu'Ordre, ce n'a été qu'à mesure que l'esprit du monde y est entré, et qu'il a pris la place de celui de Dieu.

Dans les commencements, cet Ordre s'en tenait à la rigueur de l'évangile et à l'exactitude de la Règle. Mais dans la suite on a trouvé le moyen d'adoucir la sévérité de la Loi de Dieu et l'austérité de la Règle par une infinité de ménagements que la raison humaine invente.

Autrefois, quelle simplicité dans les bâtiments, dans les meubles, dans le habits, et dans la nourriture ! Les premières demeures des Solitaires n'étaient que des cabanes ; leurs vêtements consistaient dans une pauvre tunique de toile ou du drap le plus commun, dont les gens de la campagne se servaient ; et leur nourriture était du pain et de l'eau et quelques légumes.

Saint Vincent de Paul voulait aussi que ses enfants se nourrissent à la manière des pauvres, pauperum more. Je le rapporte exprès pour prévenir l'objection que l'on fait lorsqu'on veut dire que les temps sont changés, que le tempérament des hommes n'est plus le même, que toute cette première simplicité était bonne pour le temps des Apôtres.

M. de Fleury a réfuté tout cela dans son Livre des Mœurs des Chrétiens, et l'exemple des Saints qui ont vécu dans les derniers siècles fait voir le contraire. On voit qu'ils suivaient les traces et les maximes des premiers Fidèles, parce qu'ils avaient l'esprit de Dieu ; et aujourd'hui nous en avons horreur parce que nous avons l'esprit du monde. Car c'est l'esprit du monde qui nous porte à avoir des logements commodes et superbes, des habits d'une extrême propreté (pour ne rien dire de plus), des tables bien fournies, des mets recherchés, et de tout en abondance. Dans tout cela on se rapproche du monde tant qu'on peut ; on rougit de s'en voir éloigné ; on déteste cette nécessité et la gêne d'une uniformité qui met des bornes à la vanité ; on la tourne en ridicule ; et on ne cesse d'apporter tous les jours quelques brèches à la Règle, jusqu'à ce que peu à peu on l'ait ou totalement renversée ou si fort altérée qu'elle n'est plus reconnaissable.

Hélas ! Quand on compare l'état présent d'un Institut où l'esprit du monde s'est introduit avec son premier état, quelle immense différence ! Chaque Ordre dans son commencement comptait presqu'autant de Saints que de Religieux.

Les premiers disciples de saint Bernard, de saint François, de saint Dominique, et de saint Ignace étaient presque tous des hommes remplis de l'esprit de Dieu. Et sainte Thérèse nous apprend que la plupart des ses Filles avaient le don de la plus sublime Oraison, que la contemplation, les ravissements, et les extases étaient des Grâces communes parmi elles.

Il en a été de même de tous les Instituts dans leurs établissements. Mais comme la nature est toujours portée au relâchement, la première ferveur diminue insensiblement, et cette décadence, cette altération, cette diminution de ferveur vient surtout de l'esprit du monde. C'est la source de tous ces maux. C'est que, malgré les soins qu'ont pris les Fondateurs et que prennent encore les Supérieurs des Maisons séculières et régulières pour fermer l'entrée à ce damnable esprit et pour le détruire, il s'insinue peu à peu ; et si on n'y apporte une extrême vigilance il substituera à l'esprit de Dieu un esprit tout contraire. D'abord on ne verra partout qu'un esprit de retraite, un esprit d'oraison, un esprit de dévotion, un esprit de pauvreté, de pénitence, de soumission, un esprit de détachement et de renoncement à soi-même. Mais par les artifices du démon, par le commerce avec le monde, par trop de distraction au-dedans, peu à peu l'esprit du monde prend la place de celui de Dieu. À cet esprit d'oraison et de prière succède un esprit de dissipation ; à cet esprit de dévotion succède un esprit de tiédeur et d'éloignement des choses de Dieu ; à l'esprit de pauvreté et de détachement un esprit de propriété et de recherche de ses commodités ; à l'esprit de mortification un esprit de sensualité ; à l'esprit d'humilité et de soumission un esprit vain, hautain, jaloux des préférences et des distinctions ; à cet esprit de renoncement succède un esprit délicat, sensible, impatient. C'est ainsi que l'esprit malin sème malicieusement la zizanie dans le champ du Père de famille, qui étouffe le bon grain.

En deux mots, les Fondateurs y avaient établi l'esprit de Dieu dont ils étaient animés, et le démon pour renverser leur ouvrage tâche d'y introduire l'esprit du monde. Aussi tous les Supérieurs zélés font-ils les plus grands efforts pour faire revivre l'esprit primitif de leur Institut par leur exemple et leur autorité, leurs sentiments et leurs Prières, en s'appliquant tous à détruire celui du monde, lui faisant partout une guerre ouverte et continuelle, le bannissant entièrement de leurs maisons et encore plus de leurs cœurs.

Cela ne doit point éloigner de l'état Religieux ceux que Dieu y appelle. Le Cloître est un asile contre les scandales et la corruption du monde. Mais ces réflexions doivent seulement les prémunir contre les dangers, et les rendre sages et prudents dans leur choix en leur faisant éviter les Monastères où le relâchement s'est introduit avec l'esprit du monde, et rechercher ceux où la ferveur s'est maintenue avec l'esprit de Dieu.

Au reste, les mondains, loin de s'autoriser à censurer l'état Religieux, devraient le respecter et trembler pour eux-mêmes. Car si l'esprit du monde est si contagieux qu'il va jusqu'à s'insinuer dans quelques-uns qui font profession d'un esprit tout contraire, à combien plus forte raison les infectera-t-il de son poison, eux qui, loin de le craindre et de l'éviter, lui ouvrent un cœur si disposé à recevoir ses funestes impressions.

Chapitre XIII

De l'Esprit de Parti

Un autre abus qui s'insinue comme naturellement dans les Communautés, et qui est toujours une suite de l'esprit du monde, c'est l'esprit de corps. Qu'on s'attache à la maison dans laquelle on entre, qu'on épouse ses intérêts, qu'on l'estime, qu'on l'aime, et qu'on l'honore, tout cela est juste. La raison, la reconnaissance, et la religion y engagent. Mais qu'on entre tellement dans ses sentiments qu'on rejette et qu'on condamne la façon de penser des autres, c'est ce qui est contraire à la charité et à l'humilité. Qu'on travaille pour ses intérêts à la bonne heure, pourvu qu'on le fasse raisonnablement sans trop d'inquiétude et sans trop d'empressement ! Mais qu'on les épouse au point de s'agiter, de se troubler quand tout ne réussit pas comme on le souhaiterait, cela est contraire à la sainte indifférence et à la paix du cœur. Qu'on fasse jouer tous les ressorts d'une politique mondaine, cela est opposé à la simplicité chrétienne et à l'abandon à la Providence. Qu'on s'entête dans ses sentiments particuliers, lors même qu'ils sont opposés à ceux de l'Église et peut-être condamnés par les Conciles et les Souverains Pontifes, c'est une opiniâtreté dangereuse qui conduit à l'hérésie. Il en est de même d'une infinité d'autres choses que l'on fait par un esprit de parti, quoiqu'on pense agir par un motif de religion.

Chapitre XIV

Du peu de cas qu'un vrai Chrétien

doit faire des discours et des jugements du Monde

L'Apôtre saint Paul nous apprend bien clairement comment nous devons peu nous soucier des discours et des jugements du monde. " Peu m'importe ", disait-il, " que je sois jugé par vous ou par quelqu'autre homme que ce soit ; c'est le Seigneur qui est mon juge " (1 Co 4, 3-4). En effet, que le monde nous approuve ou qu'il nous condamne, en sommes-nous plus ou moins devant Dieu ? Les jugements de Dieu sont bien différents de ceux des hommes ; le plus souvent, ceux que le monde méprise et rejette sont ceux que Dieu estime et choisit. C'est le même Apôtre qui nous l'apprend encore : Infirma mundi elegit Deus, quæ sunt mundi sunt elegit (1 Co 1, 27). Il reconnaît qu'il était regardé comme l'ordure et la balayure du monde, omnium peripsema (1 Co 4, 13).

Lorsque les Disciples disaient au Sauveur que les Pharisiens avaient été scandalisés de sa Doctrine, il leur répondit : " Laissez-les, ce sont des aveugles, qui conduisent d'autres aveugles " (Mt 15, 14). Ainsi laissons dire le monde ; il est aveugle, ses discours sont vains, ses jugements sont erronés. C'est l'esprit de ténèbres qui inspire les mondains. Et qu'y a-t-il de commun entre un Chrétien Disciple de Jésus-Christ et un mondain esclave de Satan ? Quelle alliance peut-il y avoir entre la lumière et les ténèbres ?

Saint François de Sales dans son Introduction à la vie dévote a un chapitre particulier pour faire voir qu'on ne doit pas faire attention aux discours des enfants du siècle. Aussitôt que le monde s'apercevra de votre dévotion, on ne manquera pas de vous faire de la peine là-dessus ; les libertins feront passer votre changement pour une hypocrisie, ils diront qu'un chagrin que vous avez reçu du monde vous à fait, à son refus, recourir à Dieu. Vos amis, - mais quels amis? des amis selon la chair et le sang, - s'empresseront de vous faire bien des remontrances qu'ils croiront charitables et prudentes, sur la mélancolie de la dévotion, sur la perte de votre crédit dans le monde, sur la conservation de votre santé, sur l'incommodité que vous causerez aux autres, sur vos affaires qui en pourront souffrir, sur la nécessité de vivre dans le monde comme on y vit. Ils ne maqueront pas de vous dire qu'on peut faire son salut sans tant de mystères. Tout cela, continue toujours ce bon prélat, dont l'Église approuve si universellement la Doctrine, tout cela n'est qu'un sot et vain babil du siècle ; et au fond ces gens qui vous tiennent de pareils discours et qui paraissent si attachés à ce qui vous regarde n'ont aucun soin véritable ni de votre santé ni de vos affaires. " Si vous étiez du monde, le monde vous louerait, vous estimerait, parce qu'il aime ce qui lui appartient ; mais parce que vous n'êtes pas du monde, le monde vous hait, il vous méprise, il vous désapprouve, parce que votre conduite condamne la sienne " (Jn 15, 19).

Voici encore une réflexion admirable de ce grand Saint, que l'expérience vérifie tous les jours : On voit des hommes et des femmes passer des nuits au jeu. Y a-t-il une attention plus sombre et plus chagrine que celle des joueurs ? Cependant leurs amis ne leur en font aucun reproche. Et pour une heure de méditation, ou pour se lever un peu plus matin qu'à l'ordinaire, chacun court au médecin pour nous faire guérir de l'humeur hypocondriaque ou de la jaunisse. On passera trente nuits au bal ; personne n'en dit mot ; et pour la seule nuit de Noël chacun tousse et se plaint. Si je voulais continuer ce détail j'ajouterais encore qu'il n'y a rien de plus contraire à la santé que les repas somptueux où la quantité et la diversité des mets ruinent le tempérament le plus robuste et sont la source de mille maladies. Car la plupart des incommodités viennent de l'intempérance et de la débauche. Cependant, loin d'empêcher ses amis de se livrer à ces excès, on les y invite, on les presse, on les force, pour ainsi dire, à y tomber par des sollicitudes si importunes et si réitérées qu'on a besoin de toute sa confiance pour s'en défendre. Et dans mille autres occasions il est aisé de voir que ce n'est ni la raison ni l'amour du bien qui portent les mondains à tenir tous ces discours, encore moins la part qu'ils prennent à nos intérêts, mais une simple envie de parler et de vouloir nous faire croire qu'ils nous sont attachés. Ou plutôt c'est la haine qu'ils ont pour la piété, qu'ils détestent partout où elle se trouve, parce qu'elle est pour eux un sujet de reproche et de condamnation.

On faisait à saint Louis des reproches semblables à ceux qu'on fait de nos jours à toutes les personnes qui se déclarent pour la piété. On lui disait que ses austérités ruinaient sa santé, et que ses exercices de piété lui dérobaient le temps qu'il devait au gouvernement de son Royaume. Mais ce saint Roi répondait sagement : " Si j'employais à mes divertissements le temps que je passe à la Prière et aux autres devoirs de religion, personne ne m'en dirait rien. Pourquoi trouvez-vous donc mauvais que je consacre à Dieu et à la sanctification de mon âme ce loisir que vous me permettez de donner au monde et à mes plaisirs ? ".

D'ailleurs, c'est une erreur grossière que de prétendre que la piété soit contraire à l'accomplissement des devoirs de son état. Saint François de Sales l'a bien fait voir dans le Livre que je viens de citer. Bourdaloue l'a démontré dans différents endroits de ses ouvrages. Il prouve même évidemment que jamais on ne remplira exactement ses devoirs si on n'a une vraie piété et si on n'est soutenu par des motifs de religion, n'y ayant point de probité sans religion. Et en effet, quel Roi a jamais mieux gouverné son Royaume que saint Louis ? Les mondains ne s'acquittent des devoirs de leur condition que lorsqu'ils sont vus et estimés des hommes, ou que leur honneur et leur fortune y sont intéressés, ou qu'ils ont quelqu'autre motif humain qui les y engage, au lieu qu'un vrai Chrétien remplit toujours également les devoirs de son état indépendamment de la vue et de l'approbation des hommes, par principe de conscience et de religion, principe qui, étant toujours le même et subsistant toujours, nous inspire une fidélité inviolable et constante dans la pratique de nos devoirs, malgré les difficultés que nous y puissions rencontrer et contre nos intérêts même.

Les discours que les gens du monde tiennent contre les personnes de piété sont donc injustes ; et par conséquent on ne doit y avoir aucun égard. Mais ils sont encore plus déraisonnables. La plupart de ces discours sont si vains, si sots, et si puérils qu'ils font pitié ; il n'y a ni raison ni bon sens pour peu qu'on y réfléchisse ; on n'y trouve ni principe ni conséquence. Comment peut-on se laisser toucher de pareilles frivolités ? Cependant on voit des âmes faibles qui, après les avoir ouïs en sont toutes déconcertées. Et moi, chaque fois que j'entends les mondains raisonner, j'ai compassion de leur aveuglement. Et quand je compare tout ce qu'ils ont pu dire dans les conversations les plus longues avec une sentence de l'écriture où un verset de l'Imitation, quelle prodigieuse différence entre l'une et l'autre ! Quelle force ! Quelle fidélité ! Quelle énergie ! Quelle noblesse et quelle grandeur dans une parole de l'Écriture, et quel vide dans les termes pompeux et magnifiques que les mondains débitent avec tant d'emphase ! Ces beaux termes et ce ton impérieux et superbe avec lequel ils les prononcent peuvent faire impression sur de petits génies ; mais ils ne servent qu'à les rendre plus méprisables à ceux qui jugent mûrement des choses sans se laisser éblouir par les apparences.

Enfin, quand on fait un peu d'attention, il est aisé de voir que les gens du monde parlent presque toujours sans réflexion, tantôt d'une façon, tantôt d'une autre, selon que leur passion les fait parler. Ils se contredisent très souvent, ils avancent sans fondement ce qui leur vient à l'imagination, comme ils nient sans raison ce que leur caprice les porte à nier. Si la personne qui parle leur plaît ou qu'ils aient quelqu'intérêt à lui plaire eux-mêmes, ils applaudiront à tous ses discours, et chaque parole qu'elle prononce est un oracle infaillible, quand elle ne dirait que des faussetés. Et si au contraire cette personne n'est point dans leurs bonnes grâces, elles mépriseront tout ce qu'elle pourra dire de plus sensé. Après cela et mille autres considérations, comment un homme raisonnable peut-il faire fond sur les discours et les jugements du monde ?

Laissons donc parler le monde. il parlera tant qu'il voudra ; il nous censurera ; il nous méprisera. Si les défauts qu'il nous reproche sont réels, nous tâcherons de les corriger. S'ils sont imaginaires, nous mépriserons nous-mêmes sa censure, et nous regarderons comme un bonheur d'être méprisés, humiliés, contredits, et haïs du monde avec Jésus-Christ et les Saints, pourvu que nous puissions plaire à Dieu.

Chapitre XV

De l'horreur qu'un Chrétien doit avoir

de l'esprit du Monde

Puisque l'esprit du monde est si opposé à celui de Jésus-Christ, puisqu'il est la source de tant de maux, puisqu'il éteint les lumières de la Foi et qu'il obscurcit celles de la droite raison après avoir corrompu les sentiments du cœur, quelle horreur un vrai Chrétien ne doit-il pas avoir de ce damnable esprit ? Avec quelles précautions ne doit-il pas s'en garantir ? Ne nous étonnons donc plus que Jésus-Christ a frappé le monde de ses anathèmes et l'a chargé de ses malédictions les plus terribles : mundo ! " Malheur au monde ! " (Mt 18, 7 ; Jn 12, 31…). Ne soyons pas surpris si l'Église nous fait renoncer au monde sur les Fonds du Baptême, en même temps qu'elle nous fait renoncer à Satan. C'est que le monde est pour nous un ennemi aussi à craindre que le démon. Et souvent ce que le démon ne peut faire par lui-même il le fait par le secours du monde. Ceux qu'il ne peut entraîner par ses suggestions impures il les séduit par les mauvaises maximes du monde, par les vanités du monde, par les mauvais exemples du monde. Et s'il ne peut venir à bout par lui-même d'éloigner une âme de la pratique de la vertu, il emploie pour cela les discours, les railleries, et les persécutions du monde.

Un Chrétien doit avoir encore plus d'éloignement pour les maximes et les vanités du monde qu'un mondain n'en a pour les maximes les plus sévères de la morale de l'évangile. Le monde est l'ennemi de Dieu, l'abomination du Christianisme, le scandale de la Religion, le corrupteur de la vertu, et le persécuteur des serviteurs de Jésus-Christ. Que de puissants motifs pour nous en inspirer l'horreur ! L'esprit du monde est celui du démon même ; les maximes du monde sont celles de Satan. Comment un Chrétien peut-il les suivre ? Comment peut-il les aimer ? Comment peut-il seulement les souffrir, ou les entendre sans les détester ?

Chapitre XVI

Des moyens de se préserver

de la corruption du Monde

Le premier, c'est d'en éviter le commerce, de le fuir, de s'en éloigner, selon ces paroles de l'Écriture, Fugite de medio Babylonis ! (Jr 1, 6). " Fuyez du milieu de Babylone ! ". Car cette fameuse Babylone de l'Apocalypse, qui a persécuté les Saints, qui s'est enivré du sang des Martyrs, et qui a abreuvé toutes les Nations du vin de ses prostitutions, c'est le monde corrompu. Saint Jean la représente sous la figure d'une prostituée assise sur la bête, c'est-à-dire sur le démon, revêtue de pourpre et d'écarlate, ornée d'or et de pierreries, tenant en mains une coupe pleine d'abominations et d'impureté, ayant son nom écrit sur son front.

La grande Babylone est la mère des fornications et des abominations de la terre ; mais le faste de cette Babylone superbe durera peu. Le chapitre suivant nous montre déjà cette fameuse Ville renversée en punition de ses crimes et devenue la demeure des esprits immondes. Cecidit Babylonia magna (Ap 18, 2). Les Anges applaudissent à sa destruction et se réjouissent des vengeances terribles que le Seigneur exerce sur elle. " Ses péchés sont montés jusqu'au Ciel, et le Seigneur s'est ressouvenu de ses iniquités. Rendez-lui au double ses œuvres ; faites-lui ressentir autant de tourments qu'elle se sera élevée et qu'elle aura été dans les délices " (Ap 18, 5-7). Toutes ces images nous représentent vivement la chute du monde, le renversement subit des grandeurs et des prospérités mondaines, et les châtiments effroyables dont elles seront suivies. " Dans un jour les fléaux les plus terribles, la mort, le deuil, la faim, viendront fondre sur elle ; elle sera brûlée et consumée dans un feu dévorant, parce que le Seigneur Tout-puissant la jugera " (Ap 18,8). Voilà quelle sera la triste fin du monde et de ses vanités ! Voilà quel sera le sort de ceux qui l'auront aimé et qui s'y seront attachés ! Ils seront enveloppés dans sa ruine ; ils auront part à tous ses châtiments comme ils auront eu part à ses crimes.

Quelle conséquence devons-nous tirer de tout cela ? La voici : saint Jean l'entendit par une voix qui venait du Ciel : Exite de illa, populus meus... " Sortez de cette Babylone perverse. Pourquoi ? De peut que vous ne vous rendiez coupables de ses péchés et que vous ne soyez participants de ses malheurs " ; ...ut ne participes sitis delictorum ejus et de plagis ejus non accipiatis (Ap18, 4). Ce sont là deux motifs bien puissants pour nous porter à fuir le monde et à nous en séparer : le danger de nous rendre complices de ses crimes et compagnons de ses malheurs.

Qu'il est difficile de fréquenter le monde sans se laisser corrompre par ses discours ou par ses exemples [Voyez le deuxième chapitre de l'Imitation. Note de l'auteur] !

Le plus sûr est donc de se tenir dans la retraite et le silence. Et c'est le plus grand abus qui fut jamais, de dire qu il faille voir le monde pour en connaître la vanité. Avant qu'on ait senti la vanité du monde on en aura contracté toute la corruption. On aura beau connaître par expérience le néant et le vide de toutes les choses du monde, on aura toutes les peines imaginables à s'en détacher, car il est bien plus aisé de se préserver du mal en lui fermant les avenues de son cœur que de l'en arracher quand une fois il y est entré.

Comment après cela peut-on dire qu'il est bon de faire voir le monde aux jeunes gens pour leur en donner l'expérience, puisque c'est surtout pour la jeunesse qu'il est le plus séduisant et le plus dangereux ? Ne serait-ce pas une folie et une extravagance d'exposer une personne à un air contagieux pour lui apprendre à se garantir de la peste par sa propre expérience ?

Chapitre XVII

Comment les personnes qui sont obligées

par état de vivre dans le monde

doivent se comporter

pour ne pas en contracter la corruption

Comme il n'est pas possible à toutes les personnes de se séparer du monde, puisqu'il en est beaucoup qui sont engagées par état à vivre au milieu du monde, voici quels sont les moyens dont on se servira pour se garantir de la contagion.

1° On évitera avec soin de se trouver jamais dans la compagnie des personnes dont les discours impies et les exemples contagieux pourraient nous entraîner dans le crime. On évitera aussi celles qui aiment à parler sur le compte du prochain, ou qui tiennent des propos indécents et celles qui ont l'esprit du monde, dont toutes les conversations roulent sur les biens, les honneurs, les plaisirs, et les vanités du monde. Et l'on ne contractera amitié qu'avec celles dont les mœurs sont pures, les discours chastes, et les exemples édifiants.

2° Si une nécessité indispensable nous oblige d'aller dans le monde, il faut avant de nous y exposer nous prémunir contre le danger, comme une personne qui, devant aller dans un lieu empesté ou auprès d'un malade attaché d'une maladie contagieuse, prendrait des précautions contre la peste ou la contagion. Nous devons nous rappeler quelques maximes de l'Écriture les plus propres à nous inspirer du mépris pour les vanités du siècle, à nous affermir contre les scandales du monde, par exemple, les malédictions que Jésus-Christ a lancées contre le monde : " Malheur au monde ! " (Mt 18, 7), ou ces paroles de l'Apôtre saint Jean, " Le monde passe et sa concupiscence..." (1 Jn 2, 17). " La figure de ce monde s'évanouit " (1 Co 7, 31), etc.

Nous devons surtout recourir à Dieu et lui demander la Grâce de ne nous point laisser succomber dans les tentations auxquelles nous allons être exposés dans le monde, lui disant avec David, " Seigneur, détournez mes yeux de la vanité du siècle ; ne permettez pas que le poison de sa corruption entre jamais dans mon cœur " (Ps 118, 37).

3° S'il est nécessaire de prendre des précautions avant d'entrer dans le monde, à plus forte raison faut-il en prendre encore davantage quand on y est. C'est alors qu'il faut veiller sur soi-même et sur tous ses sens avec plus d'attention, pour ne rien faire, rien dire, ni rien voir, qui puisse blesser notre conscience. C'est alors qu'il faut se tenir plus étroitement uni à Dieu sans le perdre de vue, comme un enfant qui, marchant sur le bord d'un précipice ou dans un lieu plein de monstres et de serpents, demeurerait attaché au côté de sa mère, la tenant par le main sans la quitter d'un seul instant. Ce n'est que par cette étroite union avec Dieu et cette attention sur soi-même qu'on peut se garantir des pièges qui nous sont tendus par le monde ; et pour peu qu'on perde Dieu de vue ou qu'on cesse de veiller sur soi-même on risque tout. Car comment résister à tant d'objets séduisants qui se présentent de tous côtés à nos yeux ? Un seul regard est capable de nous perdre. Or, quand le monde étale devant nous ses pompes séduisantes, souvenons-nous que c'est le démon qui veut nous séduire par cet appareil, comme il fit à l'égard de Jésus-Christ, qu'il tenta en lui faisant voir d'un coup d'œil tous les Royaumes de la terre avec tout l'éclat de leur beauté et de leurs richesses, lui promettant tout cela s'il l'adorait (Mt 4, 8-9).

Oui, quand nous voyons l'éclat et la magnificence des bâtiments, des vêtements, des meubles des gens du siècle et leurs manières enjouées, leur air gracieux, pensons que c'est le démon qui nous montre tout cela pour nous tenter. Répondons-lui donc avec le Sauveur : " Retire-toi, Satan ! Il est écrit : Vous adorerez le Seigneur votre Dieu, lui seul. Tous ces faux biens ne me détacheront jamais de mon Dieu. J'ai renoncé dans mon Baptême aux pompes et aux vanités du monde pour suivre Jésus-Christ pauvre et humilié. Je renonce volontiers aux biens de la terre pour ceux du Ciel. Je préfère les richesses spirituelles de la Grâce à tous les trésors du monde. Hélas ! qu'est-ce que tous les avantages de la vie présente ? Une fumée, une poussière, un néant. Voudrais-je donc perdre un bonheur éternel pour une fortune périssable et pour des plaisirs d'un moment ? ".

Lorsque nous voyons dans le monde des personnes qui en sont infatuées, qui l'aiment, qui s'y attachent, qui ont un air et des manières mondaines, en un mot, qui ont l'esprit du monde, soyons sur nos gardes ; fermons l'entrée de notre cœur, de peur que ce malheureux esprit ne s'y insinue, car la seule vue de ces personnes peut inspirer à une âme faible les sentiments du monde. Ayons horreur de tout ce qui se ressent de l'esprit du monde. Gémissons sur l'aveuglement de ceux qui le suivent. Prions le Seigneur qu'il leur ouvre les yeux pour leur en découvrir le néant. Enfin, les personnes qui vivent dans le monde doivent souvent se rappeler cette maxime de saint Paul : " Que ceux qui usent de ce monde soient comme n'en usant pas ! Que ceux qui achètent soient comme s'ils ne possédaient rien " (1 Co 7, 30-31). C'est-à-dire qu'ils ne doivent s'attacher à rien qu'à Dieu seul regarder toutes les choses du monde en passant comme un voyageur et un étranger.

Chapitre XVIII

Ce qu'on doit faire

après avoir été dans le monde

Quelque précaution qu'on prenne, il est presqu'impossible d'aller dans le monde sans y faire quelque faute. " Chaque fois que je me suis trouvé parmi les hommes ", dit l'auteur de l'Imitation, " j'en suis toujours retourné moins homme " (Imitation I, ch. 20, 6). Aussi les gens de bien même ont souvent à se reprocher quelque chose au sortir d'une conversation qu'ils ont eue avec le monde. Ce que l'on doit donc faire en revenant d'une compagnie ou d'une assemblée où la nécessité, ou le commerce de la vie, ou la bienséance nous a engagé, c'est de s'examiner sérieusement pour voir les fautes qu'on y a faites, de s'en humilier, mais surtout de voir dans cet examen si notre cœur n'a pas contracté quelqu'inclination pour le monde et s'en défaire aussitôt, et si les maximes du monde que nous avons entendues ont fait quelqu'impression sur notre esprit. Nous devons nous en désabuser en nous rappelant celles de l'évangile qui leur sont opposées. En un mot, au sortir du monde on doit secouer la poussière de ses souliers (Mt 10, 14) en purifiant son âme de toutes les souillures qu'elle y a contractées. On doit effacer de son imagination les idées des choses qu'on a vues dans le monde et le souvenir de celles qu'on y a entendues, et jusqu'à la moindre affection mondaine qui aurait pu s'y glisser. Sans cela la fréquentation du monde ne manquera pas d'être très préjudiciable à ceux mêmes qui n'ont aucune mauvaise intention en y allant, ou qui sont même obligés de s'y trouver.

J'ai connu, et je vois encore tous les jours, des personnes qui ont de la piété et de la religion, mais il est aisé de voir que le commerce qu'elles ont avec les gens du monde altère beaucoup la pureté de leurs mœurs. Elles l'ont en partie, mais leurs sentiments ne sont pas entièrement conformes à l'évangile sur bien des articles. Elles approchent de la façon de penser des gens du monde ; elles ne rejettent pas absolument les principes du siècle : se faire honneur, se procurer ses commodités, etc. Elles veulent accorder la Religion avec le monde en bien des choses. Voilà le mal qui arrive comme nécessairement du commerce que l'on a avec les mondains. À force d'entendre leurs maximes et de voir leurs exemples on s'y accoutume ; et elles s'insinuent peu à peu dans l'esprit et le cœur, surtout si elles viennent de personnes qui nous sont chères, comme des parents, des amis, des protecteurs, des bienfaiteurs.

 

CONCLUSION

en forme de Prière

 

Mon Dieu, jusqu'à quand l'esprit du monde, si opposé à celui de votre évangile, régnera-t-il partout ? Jusqu'à quand infectera-t-il l'univers de sa corruption ? Ah, Seigneur ! Il n'y a que vous qui puissiez en arrêter les progrès. Mettez donc des bornes à son empire. Exterminez ce malheureux esprit de-dessus la face de la terre. Arrachez-le du moins du cœur de vos Fidèles, et ne permettez pas que la corruption de cet esprit contagieux les infecte plus longtemps de son poison. Envoyez de nouveau votre Saint-Esprit du haut du Ciel : Emitte Spiritum tuum, afin qu'éclairés de ses divines lumières nous voyions plus clairement que jamais la vanité et le néant de toutes les choses du monde, la solidité, la durée, et l'importance des vérités éternelles, et qu'embrasés du feu de votre amour nous nous détachions de tout ce qu'il y a sur la terre pour ne respirer qu'après le Ciel.

Mon Dieu, plus l'esprit du monde règne dans le siècle malheureux où nous vivons, plus nous vous conjurons avec instance de nous en préserver et de nous en donner de l'horreur et de l'éloignement. Inspirez-nous la force et le courage, non seulement de lui résister en nous opposant à son attrait, mais de l'attaquer partout, chacun selon notre pouvoir et notre état, en nous déclarant hautement contre ses maximes. Car tous les Chrétiens zélés pour la gloire de Dieu, en voyant tous les maux que l'esprit du monde cause aujourd'hui dans la Religion, devraient se liguer et s'armer contre lui pour lui faire une guerre ouverte.

Les Ministres du Seigneur devraient le combattre dans la chaire de vérité par le glaive de la parole, les Supérieurs des Communautés en fermer l'entrée à leurs Maisons, les Pères et Mères en inspirer de l'aversion à leurs enfants, les amis en désabuser leurs amis. Tous, en un mot, devraient s'employer de toutes leurs forces pour le bannir et l'exterminer de toute part.

Mais, ô mon Dieu ! tous nos efforts seront inutiles si vous ne les seconder. Soutenez-nous donc du secours puissant de votre Grâce ; fortifiez-nous dans le combat ; donnez-nous la victoire. Encore une fois, Seigneur, ne permettez pas que ce damnable esprit étende plus loin son empire. Car, hélas! mon Dieu, que deviendra votre Église, la pureté de la morale de votre sainte Religion, et la sainteté des maximes de votre évangile, si cet esprit contagieux continue à se répandre comme il le fait ?

Il est donc temps, Seigneur, il est temps, de faire éclater la force de votre bras tout-puissant. Il est temps de faire voir au monde que vous savez mettre des bornes à sa malice quand il vous plaît, et que vous pouvez renverser et confondre son orgueil et sa fausse sagesse par la folie de la Croix. Ouvrez donc les yeux à cette foule de mondains infatués des vanités du siècle. Faites-leur comprendre qu'il n'y a rien de solide hors de vous, que vous êtes seul le centre de notre félicité, et que sans vous il n'y a que trouble, qu'agitation, qu'amertume pour le temps et pour l'éternité.

Du moins, mon Dieu, séparez-vous du milieu de la corruption du siècle un certain nombre d'âmes choisies, à qui vous fassiez sentir par l'efficacité de votre Grâce la folie de cette sagesse mondaine qui nous rend vos ennemis en nous procurant l'estime et l'amitié des hommes, et la sublimité de cette sagesse Chrétienne qui attire sur nous vos regards et vos faveurs, en même temps qu'elle nous rend l'objet du mépris et de la haine des mondains.

Mettez-moi, Seigneur, au rang de ces âmes privilégiées. Otez de mon cœur jusqu'au moindre sentiment de l'esprit du monde et remplissez-moi du vôtre, afin qu'étant désormais inspiré, conduit, et animé par ce divin esprit, je ne vive et n'agisse plus que pour vous. Ainsi soit-il.

FIN

 

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