À son Frère, Curé de Lindre.

 

M. Jean-Pierre Moyë devint Curé de Lindre en 1783 ; il était auparavant vicaire à Zommange où son père était avec lui et est mort le 11 janvier 1776. D’après le contexte, cette lettre paraît avoir été écrite en 1782, après l’établissement du Collège de Lon-ky (1781) et la préservation de la vierge Lô (1782) ; en tout cas, avant 1783 puisque le Missionnaire voit avec satisfaction que la Providence n’a pas permis que son frère eût une cure. [Note sur la copie de Portieux]

 

Je reçois votre lettre, je suis charmé des nouvelles que vous m’y annoncez. Saluez de ma part tous nos parents et amis de Dieuze et des environs. Je bénis Dieu de cette maison achetée à Lindre. Si mes cousines Jacquot y sont encore, saluez-les de ma part, et les maîtresses des environs, Mézières, etc. M. Cosson, parent de notre chère Sœur Morel qui je crois être au ciel : je l’ai vue, avant sa mort, avec une autre sœur qu’elle tenait par la main, marchant avec un air de sainteté, de liberté, d’agilité, ne touchant pas la terre.

Pour ce qui est de votre vocation aux missions, je suis fort porté que vous y veniez ; du train que les choses prennent, vous y serez très utile, avec la grâce de Dieu. Cette partie, et la province du Koui-tcheou est totalement à ma disposition. J’y ai deux prêtres qui étaient mes disciples (Benoît Sen et André Zang [Note sur la copie]), qui sont très bons, excellents pour la piété ; mais ils me donnent un furieux ouvrage pour le latin, la messe, la lecture du latin. C’est en cela que vous m’aiderez beaucoup. Du reste, ils font bien plus que nous pour la conversion des infidèles et l’instruction des gens qui dans le commencement ne sont pas encore faits à notre accent. Nous savons bien la langue, mais nous n’attraperons jamais l’accent naturel. Outre cela, j’ai encore quatre écoliers, des grands, avec ordre de Monseigneur d’en chercher et d’en former tant que je pourrai. Voilà où vous nous rendrez grand service. Il y en a encore quatre d’ici que j’ai envoyés à un confrère. Si vous nous veniez, je les reprendrais ; vous les enseigneriez, et comme nous serions de parfait accord, les choses n’en iraient que mieux. Il est vrai qu’à présent mes confrères presque tous me sont affectionnés ; ils ont confiance en moi, me consultent et suivent à présent ma manière d’agir, voyant que Dieu la bénit. Dans le commencement cela leur paraissait singulier.

Béni soit Dieu pour les dangers que j’ai courus. Il est vrai, ils sont terribles ; mais rien n’est arrivé que par l’ordre exprès de Dieu. Il n’y a que M. Gleyo et moi qui ayons de pareilles épreuves ; nos autres compères ont parcouru bien des pays, n’ont rien vu de semblable, excepté Mgr. qui a été mis à la torture aussi dans le commencement. Pour vous, soyez sûr que si Dieu ne vous destine pas ces peines, elles ne vous arriveront pas ; s’il vous les destine, c’est un bonheur, c’est une gloire, pourquoi la fuir ? Je suis naturellement timide, mais Dieu donne alors des forces surnaturelles, quoiqu’elles n’empêchent pas de sentir la faiblesse. Cependant, selon les apparences vous seriez bien plus tranquille que je ne l’ai été. Nos jeunes Chinois iront désormais dans les endroits éloignés, et nous, nous ne visiterons que les chrétientés à portée de nous. Dans cette ville on est fort tranquille ; à la campagne où sont actuellement les écoliers, personne ne moleste les chrétiens qui sont connus de tout le monde, et c’est dans les environs qu’il s’en fait tant de nouveaux actuellement, et il y en a sûrement des bons. Si cela va ainsi, avec le secours de Dieu, le nombre s’augmentant toujours, il y en aura peut-être mille. Cela demanderait bien la résidence d’un prêtre chargé du collège ; quand il n’y en aurait que trois cents ; or, il ne s’en faut guère, s’ils ne le sont pas actuellement.

Enfin, voici mon avis, faites toutes les démarches relatives à cela, priant que si Dieu ne vous appelle pas ici, il ne permette pas que vous y veniez, et tâchez de vaincre les obstacles, il y en a partout. Encore une raison, c’est de voir que la Providence n’a pas permis que vous ayez une cure, peut-être parce qu’elle vous destine ici.

Je vous embrasse de tout mon cœur.

Moyë.

 

J’ai fait une règle pour nos écoles.

À chaque classe, trois exercices, 1° Veni Sancte, une petite prière pour demander la grâce de bien passer la journée ; 2° pour les malades, affligés, mourants, pauvres ; 3° pour demander le don d’intelligence, pour bien apprendre et comprendre ; 4° une prière pour entendre la sainte Messe en esprit, si le prêtre n’y est pas. Ensuite Laudate pueri Dominum (Ps 109, 1) Louez le Seigneur, vous qui êtes ses serviteurs, le tout en chinois.

Second exercice. La prière universelle pour tout ce qui regarde le salut ; 2° une oraison pour les païens ; 3° remercier Dieu des instructions et demander de les retenir, de les mettre en pratique.

Après-midi.

Pour bien apprendre, dire une dizaine à la Ste Vierge tirée d’un chapelet fait à son honneur ; 2° ensuite demander la grâce de bien passer la jeunesse.

Troisième exercice. Remercier Dieu de l’instruction, dire une prière à Jésus-Christ, l’époux des vierges ; à la Vierge des vierges, les priant de nous bien gouverner, et faire la grâce d’avancer en vertu ; répéter cette prière, prier pour les Vierges d’Europe en mêmes termes, et une prière à Ste Anne qu’elle demande avec la Ste Vierge les quatre vertus fondamentales de l’institut : abandon à la Providence, simplicité, pauvreté, charité, et toutes les grâces pour s’acquitter des devoirs de son état, et renoncer au monde et à soi-même, pour s’attacher à Dieu et persévérer jusqu’à la mort ; dire ensuite le Magnificat et le Sub tuum prœsidium. On expose un crucifix et une image de la Ste Vierge qu’elles doivent regarder trois fois par jour, faisant des aspirations.

Voilà l’ordre. Dites-le à nos Sœurs ; elles en prendront ce qu’elles voudront. Faites-en part à M. Raulin que j’embrasse respectueusement, lui recommandant toujours notre œuvre. Je salue tous nos amis et bonnes âmes de St. Dié, et nos Sœurs.

 

25 Juillet. – Les dangers, les craintes, sont une terrible peine, mais nécessaire pour purifier l’âme et la prémunir contre les tentations. Je voulais aller visiter une chrétienté : on me rapporte que les chemins sont pleins de satellites, la nature est bien aise de n’y pas aller, par la crainte des inconvénients. Je vais ailleurs où tout paraît tranquille ; je trouve cependant ce que je fuyais, huit satellites viennent dans la maison voisine, s’entretiennent des moyens de me prendre. Par bonheur, un chrétien les entend, m’en fait rapport. Quelles transes ! Je célèbre après minuit, et me sauve bien vite, à la faveur du clair de lune. Partout des satellites, je les fuis encore aujourd’hui, et dimanche dernier, lorsque je disais la messe, ils étaient à la porte qui écoutaient et voyaient les chrétiens réciter les prières. Mais moi, je me tenais dans une chambre en haut, avec quelques chrétiens qui toussaient et me perçaient de crainte.

Voilà la vie que nous menons. Mais une réponse intérieure, que Dieu nous prépare un lieu de sûreté dans le ciel, la dernière place, scilicet, (sans doute.)

Vous ne croyez peut-être pas ceci, mais c’est une chose sûre et qui fait voir combien Dieu prend soin de ses élus, et fait des miracles plutôt que de les laisser périr, et qu’il y a des inspirations et des lumières surnaturelles pour la direction des âmes ; mais elles ne sont pas également certaines. En voici une bien claire.

Étant absent de mes chrétiens, je vis en songe un certain quidam qui, sous prétexte d’instruire des personnes du sexe, leur était un piège ? Je voyais sur le visage des uns et des autres l’état de leur âme. Comme une de ces âmes s’était confessée à un autre prêtre, de peur de rendre la confession odieuse je ne voulus pas faire beaucoup d’interrogations. Le renard me fit tomber dans son piège. Sous prétexte d’un bien, il demanda que la brebis passât dans sa maison, j’y consentis. Après cela, étant devant l’autel, tout d’un coup une lumière surnaturelle me fait voir que cette demeure du renard avec les brebis déplaisait à Dieu ; et en même temps, Dieu versa dans mon cœur un calice d’amertume, et me fit voir, sans paroles, toute la duplicité du renard, et m’aida à retirer la brebis d’entre ses dents.

Voici un autre miracle, une femme avait comme apostasié depuis dix ans, ou vingt ans ; le temps des miséricordes vint pour elle. C’est une élue. Elle ne faisait aucun exercice de religion. Des moineaux tirent son chapelet de dessous les tuiles ; sa bru païenne, va voir ce qui est tombé ; elle y alla aussi. Elle voit son chapelet et quelques médailles ; la grâce réveille sa foi très fortement ; des remords terribles s’excitent dans son âme. Elle exhorte son mari ; il diffère, s’excuse. Deux ou trois mois après, revenant d’un festin, il tomba dans un bourbier où il mourut. Sa femme revint à Dieu de tout son cœur, convertit sa famille qui est de trente ou quarante personnes qui se convertissent tous les jours ; et cette femme et sa famille sont ma consolation. Voilà comme Dieu fait pour ses élus, en Chine et ailleurs.

Le détestable vice de l’ivrognerie qui vous fait gémir, m’a bien causé des amertumes. in eodem loco (en même cas,) faites-leur-en mes plaintes.

Le cabaretier N. eut l’insolence de sortir de ma prédication en murmurant ; je crois que c’était à la fête de saint Martin, et il est mort peu après.

C’est encore un fait certain qu’en Chine Dieu punit les chrétiens qui me font de la peine.

Moÿe

(Archives de Portieux.)

 

 Lettre à sa famille

 

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