HISTOIRE DES PAUVRES SŒURS

 

Introduction de l’éditeur

Le " Directoire des Sœurs de la Providence " est un amalgame de textes dont l’authenticité absolue n’est pas garantie. Recueillis et " corrigés " en 1858 par l’abbé Puy-Pény, prêtre de Saint-Dié, ces textes furent restaurés dans une forme plus authentique par le chanoine Joseph Marchal dans la deuxième édition du Directoire (1874). Dans ce Directoire l’Histoire des pauvres sœurs occupe une place de choix. Composé après le retour de Chine, en 1785, peut-être pendant les semaines que passa Moye à Paris avant de rentrer en Lorraine, cet écrit raconte la fondation des Sœurs de la Providence d’après les souvenirs du fondateur. Jumelé au " Projet des écoles de filles ", il est indispensable pour comprendre l’ampleur que prit l’apostolat de Jean-Martin Moye durant ses vicariats à Metz. Nous prenons le texte au Directoire des Sœurs de la Providence (1874), p. 335-380, dont il constitue la quatrième partie. Nous en retirons toutefois quelques pages, sous-titrées " L’Esprit de l’institution " (p. 351-356), qui ne sont manifestement pas à leur place.

G.T.

 

I

Étant à Metz, vicaire dans la paroisse de Saint-Victor, je commençai à former le projet d’envoyer des filles à la campagne et surtout dans les hameaux les plus abandonnés, pour instruire les enfants et les autres personnes qui avaient besoin d’instruction. Comme cette pensée continuait toujours, j’avais lieu de croire qu’elle venait de Dieu. Cependant, pour agir selon les règles de la prudence, je voulus consulter les supérieurs, et ce ne fut qu’après huit ans, en 1762 ou 1763, que je proposai mon dessein à M. Bertin, alors grand-vicaire du diocèse de Metz. M. Bertin rejeta le projet, comme impraticable ; puis, faisant réflexion, il me dit en propres termes : " Les grandes choses ont de petits commencements ; commencez par peu ". Aussitôt que j’eus son consentement, j’envoyai trois ou quatre filles à Vigy et Béfey, à trois ou quatre lieues de Metz. Je les envoyai sans leur donner aucun denier, comme Notre-Seigneur avait envoyé les Apôtres, les exhortant à mettre leur confiance en Dieu et à s’abandonner entièrement à la divine Providence. Elles se rendirent à leur destination dès le lendemain, ou du moins peu de jours après.

 

Tout Metz fut instruit de cette démarche. Chacun en parlait à sa façon. On disait que c’était une folie. Comment vivront-elles ? Elles mourront de faim. Elles reviendront demain, etc. Cependant voilà déjà plus de vingt ans qu’elles subsistent et elles n’ont pas encore manqué du nécessaire. Deux ou trois sont mortes, à la vérité, ce n’est pas de faim, il s’en faut de beaucoup ; et je suis moralement sûr de deux qu’elles sont mortes en prédestinées. J’ai perdu de vue la troisième, et la quatrième existe encore.

M. Demange, actuellement curé de Cutting, m’écrivait en Chine, il y a plusieurs années, que quelques-unes de nos Sœurs avaient, il est vrai, quitté leur état, mais jamais pour cause de disette, et qu’elles n’avaient jamais manqué du nécessaire. Ce n’est pas à dire pour cela qu’elles aient eu abondamment toutes les choses utiles et commodes à la vie. Jésus-Christ lui-même a été dans une grande disette, dans l’abandon et le délaissement de ses proches ; il a été réduit jusqu’à n’avoir pas où reposer sa tête. Ainsi, à l’exemple de ce divin Sauveur nous devons nous attendre à nous voir quelquefois privés du nécessaire ; sans quoi comment auraient-elles pratiqué les vertus ? Quand nous sommes privés de quelque chose qui nous serait utile ou agréable, ce n’est pas que la Providence nous manque ; c’est elle, au contraire, qui le veut et l’ordonne ainsi, pour nous éprouver, nous faire mériter, nous rendre plus conformes à Jésus-Christ, et pour nous faire surtout alors bénir, louer, adorer la Providence. Se confier à la Providence quand on a tout abondamment n’est pas un acte bien héroïque ; les gens du monde eux-mêmes bénissent Dieu quand il fournit copieusement à leurs besoins et seconde tous leurs désirs. Mais quand on manque de tout, et qu’on ne sait où donner de la tête, c’est alors qu’il faut se confier à la Providence et espérer contre toute espérance ; c’est alors que l’abandon à la Providence est surnaturel et digne de Dieu.

 

Deux de ces filles couchèrent pendant longtemps sous un escalier, dans une misérable cabane. Eh ! Notre-Seigneur est né et a demeuré dans une étable ! Qu’y a-t-il de surprenant que nous logions dans une grange ou une écurie ? Notre-Seigneur dans le désert n’avait pas un endroit pour se garantir des injures de l’air ; sommes-nous meilleurs que lui ?

Ces petits établissements firent du fruit. Je me souviens qu’étant allé moi-même les visiter, non seulement les enfants, mais les grandes personnes s’assemblaient pour écouter mes instructions. Le crucifix à la main, je les exhortais à imiter Jésus souffrant et mourant. J’ai su par les prêtres mêmes de ces endroits que plusieurs filles âgées se sont totalement changées, ont commencé une vie toute différente de celle qu’elles avaient menée jusque-là. Plusieurs ont aussi fait des confessions générales, pour réparer les sacrilèges qu’elles avaient faits précédemment. L’année passée, étant de retour de Chine, je visitai encore ces pays-là ; plusieurs de celles qui avaient été instruites dès l’enfance dans ces écoles, venaient me remercier de les avoir établies, m’annonçant qu’elles avaient retenu pour toute leur vie les prières et les pratiques de piété qu’on leur avait enseignées.

M. Jobal, qui venait d’être fait prêtre, vint avec moi à Vigy. Il chanta la Messe du Saint-Esprit, et je fis l’instruction sur la nécessité de procurer à la jeunesse une éducation chrétienne. La première Sœur qui était à Vigy a eu là bien des déboires, mais son zèle et sa charité lui ont fait vaincre tous les obstacles. Elle m’assurait qu’elle donnerait sa vie pour le salut d’un enfant. Elle n’avait pas de logement ; M. Jobal retourna à Vigy pour arranger cette affaire. On assembla la communauté ; on ne trouvait pas d’endroit pour placer la Sœur, et déjà on concluait à la renvoyer, lorsqu’une bonne femme s’offrit à la loger. C’est M. Jobal qui m’a raconté cette histoire. Il y était présent, et il me disait avec admiration combien la Providence s’était déclarée visiblement pour la conservation de l’école, en inspirant à cette femme de fournir un logement à la Sœur, tandis que tout le monde le lui refusait.

On bâtit ensuite une petite maison à Béfey. J’achetai le terrain, et la communauté s’y prêta ; les uns arrachaient les pierres, les autres apportaient du bois. Enfin la maison fut bâtie ; mais elle tombe déjà en ruine. Le P. Maxime, capucin très zélé pour nos écoles, a fait élever, une dizaine d’années après, une belle maison à Lindres ; mais j’en suis fâché. Elle a coûté bien cher, et nous pourrions établir et faire subsister bien des écoles avec l’argent qui a été employé à la bâtir. Je dis cela pour faire voir qu’en général il ne faut pas bâtir de maisons pour nos écoles, encore moins acheter des terrains. Si quelqu’un le fait, à la bonne heure ! Mais pour nous, ce n’est pas notre institut, l° parce que ces achats et ces bâtiments coûtent trop, et qu’on pourrait mieux employer cet argent, 2° parce que nous sommes uniquement fondés sur la Providence, et que cette dépendance de la Providence diminue à proportion qu’on s’appuie sur des établissements humains, 3° parce que nous devons mener une vie ambulante et détachée, sans nous fixer nulle part, prêts à quitter, prêts à rester, comme il plaira à Dieu et aux hommes. Si nous quittons, à quoi bon ces bâtiments ?

Il suffit donc qu’on nous prête ou qu’on nous loue quelque logement, selon les temps, les lieux, les circonstances. Quand on en manque, la Providence en fournit un autre, et si on nous chasse d’un endroit, la Providence nous conduira dans un autre où nous ferons plus de bien. Si on ne veut de nous nulle part, nous recevrons cette humiliation en paix et avec patience, et nous profiterons de cet intervalle pour nous sanctifier nous-mêmes, faire une retraite d’une année ou plusieurs, s’il le faut, pour nous mettre en état d’exercer mieux nos fonctions a l’avenir.

 

II. Contradictions

 

Dans les premiers jours on ne faisait que rire et badiner de notre projet. Peu après, on ne se contenta pas d’en railler et de le mépriser ; on passa des paroles aux actes, on l’attaqua sérieusement. Des personnes en place, tant ecclésiastiques que laïques, en portèrent leurs plaintes à Monseigneur l’Évêque. Un des Messieurs du Parlement vint dans ma chambre me faire à ce sujet de vifs reproches, disant qu’il était bien étonnant que tandis qu’on abolissait les ordres anciens, je veuille en établir un nouveau, que je débauchais les servantes pour en faire des maîtresses, qu’on irait les assassiner dans leurs maisons, etc. Monseigneur l’Evêque, entendant tous ces murmures et craignant les suites dangereuses de notre établissement, selon qu’on les lui faisait envisager, me fit défendre de former de nouvelles écoles, voulant cependant que celles qui étaient en exercice subsistassent.

 

Du reste, il me fit dire qu’il louait mon zèle. C’est M. Mathieu, le secrétaire, qui fut chargé de m’annoncer la défense de Monseigneur. Il savait combien je devais y être sensible ; et en effet ce fut un coup de foudre pour moi, d’autant plus que la chose me tenait plus à cœur. Les désirs, les projets, et les desseins qui viennent de Dieu sont incomparablement plus forts et plus véhéments que ceux qui viennent du monde et de la nature. M. Mathieu m’annonça donc cette triste nouvelle. Aussitôt je me soumis à l’arrêt, respectant l’autorité sacrée dont il émanait. Je fis coup sur coup mille sacrifices, et à force de sacrifices je parvins, avec la grâce, à mettre mon cœur dans une assez grande tranquillité pour pouvoir dormir, car c’est le soir que je reçus l’ordre de son Excellence. Le lendemain, j’allai me prosterner devant l’autel de la sainte Vierge pour réitérer mon sacrifice et me démettre entre ses mains et celles de l’Enfant Jésus de ce projet qui était très mal entre les miennes.

On ne peut imaginer quelle peine je soutins intérieurement ; et cette peine n’empêchait pas la résignation, et la résignation n’ôtait pas le sentiment de la peine ; elle le modérait seulement et le rectifiait. Il est certain que si l’on m’eût ravi d’un seul coup tous mes biens, ma santé, et peut-être aussi ma vie, cette perte ne m’eût pas plus sensiblement affecté que la douleur de me voir ainsi frustré de mon espérance, et privé de tous les avantages spirituels que je pensais devoir résulter de cet établissement. Je fus réduit à une espèce d’agonie, et dans cet état je réitérais mes prières, mes sacrifices, mon acte de dépouillement, de renoncement à moi-même, pour tout remettre à Jésus et à Marie. Au bout d’une heure environ que dura cet état crucifiant, je sentis renaître en moi comme un souffle de vie, une étincelle d’espérance, une sorte de résurrection, plutôt dans le cœur que dans l’esprit. Car je ne voyais rien qui pût me donner lieu de croire que le projet reviendrait à exécution ; je ne voulais pas même alors m’occuper de cette pensée ; ce n’en était pas le moment ; c’était plutôt celui du dépouillement et de la mort. Voilà comme Dieu demande le sacrifice de notre volonté et même des bons désirs qu’il nous inspire. J’étais assez étonné de sentir cette espèce de résurrection en moi ; je n’en devinais pas la cause.

Après cela j’allai voir mademoiselle Fresne, digne femme qui enseignait très bien les enfants et avait beaucoup d’ardeur pour l’établissement des écoles. Je lui dis que Monseigneur m’avait défendu d’établir de nouvelles écoles, et qu’il fallait se soumettre totalement à ses ordres. Elle me dit formellement : " Ce n’est qu’une épreuve ".

J’allai aussi faire part de tout cela à M. Jobal, qui, après avoir réfléchi un instant avec cet air calme et recueilli qui lui était ordinaire, me dit : " J’admire la Providence ; ce sont des pierres d’attente ". Il reconnaissait que c’était par la disposition d’une Providence particulière que Monseigneur n’avait pas fait rappeler les Sœurs qui étaient déjà établies et qu’il les voulût expressément conserver. Et était ce trait de Providence qui lui faisait voir que Dieu non seulement avait voulu conserver celles qui existaient, mais qu’elles seraient suivies d’autres ainsi que des pierres d’attente.

Pendant que M. Jobal me parlait j’éprouvais en moi un pressentiment que ce qu’il me disait arriverait. Je n’ai pas voulu rapporter cela clairement dans la Vie de M. Jobal. J’ai dit seulement que l’événement justifierait la vérité de sa prédiction. Et en effet, cette année-là même, l’Évêché permit d’établir une Sœur à Séligny. M. Jobal et moi nous allâmes la visiter. Elle essuya toutes sortes de contradictions de la part des gens du lieu. Après qu’elle eût quitté cet état, pour de bonnes raisons, je lui demandai ce qu’elle pensait du temps qu’elle avait passé dans cette école. Elle répondit que c’était le plus précieux de sa vie. En effet, le temps des peines et des afflictions est le plus méritoire aux yeux de Dieu, et celui des plaisirs le plus dangereux.

Je me rappelle qu’en revenant de la visite de cette école, M. Jobal, bénissant Dieu de ce que j’avais formé cet établissement, se confondait lui-même de voir qu’il n’avait rien fait de semblable. Cependant il y a coopéré plus efficacement que moi, et par ses œuvres et par ses prières.

 

À présent non seulement Mgr l’Evêque de Metz ne s’oppose plus à l’établissement des écoles, mais il y excite expressément MM. les Curés dans les synodes. Ne faut-il pas s’écrier avec le prophète-roi que ce changement est l’œuvre de la droite du Très-Haut ? Monseigneur de Saint-Simon avait formé avant nous ce projet d’écoles ; il avait même établi la Maison de la Doctrine chrétienne pour former des maîtresses ; mais l’exécution n’a pas répondu à ses vues. Dieu se sert des plus vils sujets pour accomplir ses desseins.

Je tâchai encore de faire plusieurs établissements en différents endroits ; et partout j’éprouvais d’étranges contradictions dans le détail après en avoir éprouvé dans le général. Il y eut plusieurs écoles qui ne durèrent que quelques mois ou quelques années. Mais dans ce peu de temps une maîtresse zélée peut apprendre bien des choses à des enfants, et leur inspirer des sentiments et des maximes qui leur resteront toute leur vie. Une mission ne dure pas autant ; cependant elle laisse après elle des fruits solides et permanents. Ainsi il faut que les Sœurs soient toujours prêtes à aller de village en village et de hameau en hameau, comme les Missionnaires, comme Notre-Seigneur faisait quand il était sur la terre.

Au reste, Dieu permit tous ces contretemps, ces rebuts. On renvoya les Sœurs ; on disait qu’on n’en voulait point. De là est venu qu’on les appelait, par dérision, " Sœurs-qu’en-ferons-nous ". Dieu permit tout cela pour modérer mon empressement, pour nous humilier, nous instruire. Toutes les bonnes choses commencent ainsi, par les humiliations et les contradictions.

 

III. Mêmes contradictions en Chine

 

Ce qui était arrivé en Europe arriva en Chine. Monseigneur l’Evêque d’Agathopolis avait d’abord donné sa pleine approbation au projet, et m’avait demandé des filles formées de ma main pour les placer dans les districts qu’il visitait. Mais après quelque temps, il reçut d’un prêtre qui avait beaucoup d’ascendant sur lui tant de mauvaises impressions contre cet établissement qu’il était sur le point de l’anéantir. Il renvoya alors quelques filles que M. Gleyo lui avait envoyées de fort loin, avec beaucoup de peines et de dépenses. Ce prêtre faisait entendre que ces écoles auraient des suites funestes ; comme il est fertile en raisonnements, il entassait raison sur raison pour prouver à sa Grandeur qu’elles seraient sujettes à mille inconvénients, qui étaient plus imaginaires que réels, comme l’événement l’a fait voir. Pendant ce temps-là je me rappelais ce qui était arrivé en Europe, et voyant qu’il fallait aussi cette épreuve en Chine pour consolider l’œuvre, c’était pour moi une vive assurance de sa réussite future.

La première maîtresse chinoise souffrit aussi prodigieusement d’humiliations et de contradictions. Elle fut très mal reçue dans l’endroit où on l’avait envoyée ; personne ne voulait d’abord la recevoir ni la nourrir. Des chrétiens de ce lieu m’ont assuré qu’elle a été trois jours sans manger. Elle n’en a jamais rien dit, et il ne lui est pas échappé un mot de plainte touchant les mauvais propos qu’on avait tenus sur son compte. Les chrétiens même la méprisaient, disant qu’ils en savaient plus qu’elle, etc. Elle souffrait tout en silence. Dieu, après l’avoir ainsi éprouvée, s’est servi d’elle pour former les premières écoles et les premières maîtresses. Presque toutes ses élèves étaient plus âgées qu’elle, et cependant elle avait sur elles une autorité qui ne pouvait venir que de Dieu.

Que ceci soit une leçon pour les Sœurs qui sont mal reçues dans leurs paroisses, méprisées ou critiquées. Qu’elles imitent leur digne sœur de la Chine, morte en odeur de sainteté, au jugement même du prêtre si opposé d’abord à l’établissement, et qui l’a fait si prodigieusement souffrir. Il vint lui faire mille questions captieuses, l’interrogeant sur la doctrine, etc., afin de trouver de quoi l’accuser. Elle répondit à tout avec modestie et avec tant de sagesse qu’il n’eut pas la moindre chose à reprendre. Dans de pareilles rencontres les Sœurs doivent s’humilier, se taire, et prier en toute charité pour leurs contradicteurs. Si ceux-ci sont des ecclésiastiques, qu’elles respectent en eux la personne de Jésus-Christ dont ils portent le caractère. Quels que soient leurs ennemis, ils ne pourront leur nuire, si elles ont Jésus pour ami.

Je me souviens qu’un jour, comme je voulais établir une école dans un hameau, une parente du Curé s’y opposait de toutes ses forces. J’en étais fort affligé, quand je tombai sur ce passage de l’Imitation : " Si Jésus est avec vous aucun ennemi ne pourra vous nuire ". Saint Paul le dit de même : " Si Dieu est pour vous, qui sera contre vous ? ". Il saura bien nous protéger, nous délivrer, quand le moment de la miséricorde sera venu.

Comme on venait d’annoncer à M. Gleyo son arrêt de mort, et dans le moment où il s’attendait à être conduit au dernier supplice, il eut une révélation où Dieu lui dit : " Que craignez-vous ? Un ver de terre ! Est-ce que je ne vous protégerai pas ? Est-ce que je ne vous défendrai pas ? Est-ce que je ne vous délivrerai pas ? ". Et cela arriva en effet. Au reste, il vaut mieux pour vous être contredites et méprisées des prêtres que d’en être humainement aimées, louées, et applaudies.

 

IV. Habit des Sœurs

 

Dès le commencement j’ai voulu donner aux Sœurs un habit ample, grossier, et modeste, tel que vous l’avez. Vous avez déjà dégénéré, car je voulais que vos manches fussent plus longues, qu’elles vous couvrissent entièrement les bras, qu’on ne vît point du tout la manche de votre chemise. Le tablier noir que je voulais que vous portassiez était un tablier de grosse toile d’étoupes, comme à la campagne, tels qu’en ont les plus pauvres servantes, en sorte que tout en vous respire la simplicité, la pauvreté, et l’horreur de l’esprit du monde.

J’approuve beaucoup ce qu’a fait M. Lacombe ; il donne à nos Sœurs allemandes [Moye appelle ainsi les Sœurs lorraines qui parlent le dialecte germanique de la région ; à l’époque du duché, la zone linguistique correspondante constituait le baillage d’Allemagne. Note de l’éditeur] de la trudaine seulement pour s’habiller ; quand elle est unie, elle est fort laide, et cela fait que les Sœurs ont un air de pauvreté. C’est ce que vous devez rechercher. Vous devez vous habiller d’une manière plus propre à faire pitié plutôt qu’envie.

Je ne veux point de cérémonie de prise d’habit ; tout appareil distrait et dégénère peu à peu en vanité, et nuit beaucoup au recueillement et à l’esprit intérieur. Une fille sera plus occupée de sa prise d’habit, ou d’autre chose semblable, que de la pureté de sa conscience, que de la droiture d’intention et des sentiments de dévotion qu’elle devrait avoir. Alors la Sœur supérieure ou la surveillante leur dira qu’en prenant l’habit des Sœurs de la Providence elles doivent quitter l’esprit du monde, renoncer aux vanités pour se revêtir de Jésus-Christ, comme dit saint Paul. Elles devront demander à Dieu l’esprit de l’état qu’elles embrassent, l’esprit de pauvreté, de simplicité que cet habit représente, et toutes les grâces nécessaires pour être de véritables Sœurs de la Providence.

Sœur Marguerite Lecomte, qui est une des premières Sœurs, m’a rappelé que j’avais acheté des capotes de soldats pour les habiller la première fois, et je m’en suis souvenu. Je vous ai donné une croix de bois pour la même raison, comme signe de simplicité et de pauvreté, et parce qu’une croix de bois a plus de ressemblance avec la croix de Jésus-Christ. Je vous ai aussi défendu de porter des boucles à vos souliers, ni aucun ornement, mais des courroies ; et tout ce qu’il y a de plus simple et de plus grossier.

 

V. Nom des Sœurs de la Providence

 

Je ne savais d’abord quel nom vous donner. Je vous appelais les pauvres Sœurs, les Filles de l’Enfant Jésus, parce que vous êtes spécialement destinées à enseigner les enfants. Mais le public vous a donné universellement et vous conserve le nom de Sœurs de la Providence. Et c’est le nom qui vous convient le mieux ; il vous apprend à vous abandonner à cette Providence divine, à ne faire fond que sur elle, sans rechercher aucun appui humain. Cependant j’ai déjà vu des Sœurs orgueilleuses, à qui ce beau nom ne plaisait pas ; elles auraient voulu des titres pompeux et magnifiques, comme les reines et les princesses du siècle. Ces Sœurs qui n’ont pas plus d’estime pour le nom de Providence ne méritent pas de le porter.

 

VI. Ma Sortie de Metz

 

Outre l’établissement des Sœurs, qui déjà avait fait jaser beaucoup sur mon compte, il arriva encore un autre événement qui donna lieu à ma sortie de Metz. M. Jobal et moi, nous fîmes imprimer une feuille sur le baptême des petits enfants nés avant le terme. Il est sûr qu’il en périt beaucoup, faute de soins et par ignorance. Ce terme d’ignorance, que je faisais tomber sur les femmes, quelques autres s’imaginèrent qu’il retombait sur eux. Je n’avais nulle intention de choquer personne. C’était pour abréger que je ne faisais pas la distinction de la négligence ou inadvertance des prêtres et de l’ignorance des sages-femmes. Ces personnes ainsi choquées demandèrent ma sortie. Pour leur complaire, les grands vicaires la leur accordèrent ; et pour me témoigner qu’ils ne voulaient point par là me faire de la peine, ils choisirent et me donnèrent le vicariat de Dieuze comme le meilleur du diocèse. J’avais eu déjà le désir d’aller travailler en cet endroit ; il fut accompli, car les hommes dans leurs intrigues mêmes ne sont que les exécuteurs des desseins de Dieu à l’égard de ceux qui s’abandonnent sincèrement à la Providence, et qui en suivent les dispositions.

En arrivant à Dieuze on me dit que j’y resterais trois ans. Ce n’était pas un saint qui me disait cela. Aussi ne faisais-je guère de fond sur sa parole, mais plutôt sur une réponse intérieure que j’avais ouïe en moi lorsqu’on me disait cela. Me voilà donc à Dieuze pour trois ans. Cela était nécessaire pour bien des choses, et même pour l’établissement des écoles que la Providence voulait multiplier dans les environs, comme on le voit à présent. Cependant, dans les commencements, j’eus toutes les peines du monde pour en établir. On les renvoyait, on s’en moquait ; j’en reçus tant d’humiliations que mes parents avaient peine à en supporter le contrecoup. Quelques-uns m’en ont fait des reproches amers. Je me rappelle qu’étant méprisé et rejeté du monde, je sentais naître en mon cœur un sentiment de confiance et un grand détachement de la vie, espérant que, puisque les hommes me rejetaient, le Seigneur me recevrait dans le sein de sa miséricorde.

 

VIl. Sœur Marie Morel, première Supérieure

 

Ce fut pendant mon séjour à Dieuze que je contractai une liaison intime et toute spirituelle avec Marie Morel, âgée déjà de près de soixante ans. C’était une sainte fille, qui avait consacré à Dieu sa virginité et se livrait avec ardeur à toute sorte de bonnes œuvres. Elle entra dans mon projet et commença plusieurs écoles, d’abord à Cutting, puis, quelques années après, à Gondrexange, à Assenoncourt, et ensuite à Saint-Dié. Elle eut aussi à souffrir bien des humiliations et des contradictions, mais son zèle et son courage lui faisaient surmonter tous les obstacles. M. le curé de Cutting me dit, l’année passée, que les filles qui avaient reçu ses instructions s’en ressentaient encore. Elle répandait partout par ses exemples la bonne odeur de Jésus-Christ.

À Gondrexange, comme elle voulait commencer l’école avec la permission épiscopale, on sonna la cloche pour la chasser. Sans se déconcerter, pleine de foi, elle courut se jeter aux pieds du Curé pour lui demander sa bénédiction. À ce spectacle, le Curé, quoi qu’assez mal disposé en sa faveur, ne put retenir ses larmes, et son cœur fut si touché et attendri qu’il put à peine lui dire quelques paroles en lui donnant sa bénédiction. Elle fit l’école quelques mois. Cette école tomba, mais on dit qu’à présent il est question de la rétablir.

La Sœur Morel portait ses soins partout. Elle formait des Sœurs, les plaçait, les aidait, les soutenait par ses exemples et par ses discours. Pour leur apprendre l’humilité et la mortification, elle les conduisait elle-même au bois ramasser des branches sèches, comme font les pauvres ; et toutes, leurs épaules chargées de leurs fardeaux, revenaient ainsi à la ville, à la vue de tout le monde. Sa charité s’étendait non seulement aux Sœurs, mais à tous les pauvres qu’elle soulageait par tous les moyens. Dieu bénissait visiblement ses entreprises. Quand je lui donnais de l’argent pour une bonne œuvre, elle faisait la bonne œuvre et me rapportait mon argent. Elle était si sobre qu’elle vivait presque de rien, et le vendredi elle mettait de la coloquinte, ou autre chose, dans sa bouche, pour ne pas sentir le goût de la nourriture qu’elle prenait.

Elle alla aussi à Saint-Dié commencer les écoles. J’admirai là son humilité et sa prudence dans une circonstance particulière. Elle était avec une Sœur orgueilleuse, qui était jalouse de la voir communier plus souvent qu’elle. La Sœur Morel, par complaisance et par condescendance, voulut bien, pour ne pas la choquer, diminuer le nombre de ses communions et se conformer à sa compagne. De là on voit qu’il y a des filles qui communient par ostentation, et cela se rencontre parmi les Sœurs. J’en ai vu avec douleur qui communient tous les jours, et qui ne sont pas en état de communier à Pâques.

 

VIII Esprit de l’Institution

[Ici est omis le texte des pages 351-356]

Quand j’étais en Chine, je vis en songe Sœur Morel marcher sans toucher la terre, avec l’air et la contenance d’une sainte, toute ravie en Dieu, et tenant par la main une autre Sœur de la Providence que je ne connaissais pas. J’admirai ce songe, qui me parut toujours mystérieux. Il me venait à l’esprit que Sœur Morel était peut-être morte ; mais non, cela arriva deux ou trois ans avant sa mort. Cependant ce songe peut avoir plusieurs sens mystérieux. Peut-être Dieu me faisait-il connaître le grand détachement de cette belle âme, qui ne tenait plus à la terre, et en cela elle est le modèle que les Sœurs doivent imiter ; peut-être aussi la Sœur qu’elle tenait par la main faisait-elle voir les services importants qu’elle rendait aux Sœurs, en les conduisant comme par la main dans la voie du salut.

Enfin, durant l’année qui précéda mon départ de la Chine, j’eus encore un autre songe. Je me voyais arriver à Dieuze, à cheval, ayant avec moi un conducteur, aussi à cheval, et sous les halles la Sœur Morel se présenta pour me féliciter de mon arrivée ; mais elle avait le visage couvert de taches noires, et elle me dit qu’elle viendrait me voir le vendredi. Elle était morte alors. J’ai toujours cru qu’elle représentait le corps, comme étant la Supérieure, et qu’elle me montrait sur son visage les taches et les souillures que les Sœurs avaient contractées pendant mon absence, m’avertissant ainsi que Dieu me rappelait en Europe pour les purifier par le souvenir de la Passion de Notre-Seigneur. Voilà pourquoi je vous ai donné le vendredi de chaque semaine pour vous purifier de toutes vos fautes par la retraite, la mortification, le silence, et la méditation des souffrances de Jésus-Christ. Heureuses et bénies seront celles qui seront fidèles à cette pratique !

Au reste, la chose arriva comme elle m’avait été montrée en Chine, car je vins à Dieuze à cheval, et avec un conducteur aussi à cheval. Quoique j’aie lieu de croire ces songes surnaturels, je n’autorise nullement les Sœurs à s’imaginer que les songes naturels et ordinaires qu’elles pourraient avoir sont mystérieux ; ce serait une présomption de leur part.

Je propose à toutes les Sœurs de la Providence la Sœur Morel comme leur première Supérieure et leur vrai modèle.

 

IX. Ma sortie de Dieuze

 

Après trois ans environ de séjour à Dieuze, j’en sortis encore d’une manière plus ignominieuse aux yeux des hommes que je n’étais sorti de Metz ; mais ma conscience me rendait témoignage devant Dieu que j’avais agi comme je le devais, et que c’était pour avoir empêché la profanation des sacrements que j’avais excité des plaintes contre moi. Il est aisé de souffrir les reproches du monde quand on a la conscience nette ; mais tous les éloges des hommes ne peuvent apaiser les remords d’une conscience agitée, quand on se sent coupable devant Dieu.

Dieu me voulait ailleurs. Au sortir de Dieuze, je fus à Guébling, à Moussey, où je prêchai, à Gondrexange, où je demeurai quatre où cinq mois comme vicaire, et ce fut alors que Marie Morel y commença l’école. Il faut ainsi que nos Sœurs apprennent, par mon exemple et celui de Marie Morel, à être prêtes à quitter la place où elles sont pour aller partout où Dieu les appelle, afin d’y multiplier ses adorateurs.

 

Au mois d’octobre de l’année 1768 ou environ je fus appelé à Saint-Dié par M. de Mareil, alors évêque de Sion et grand-prévôt, pour commencer son séminaire. Mais dans les vues de Dieu, c’était encore bien plus pour faire connaissance avec M. Raulin, et lui communiquer mon projet dos écoles. Je lui dis positivement qu’il en serait l’exécuteur ; et cela est ainsi. Cependant quand nous voulions établir des écoles, rien ne réussissait d’abord. C’est l’ordinaire dans les œuvres de Dieu, qu’elles commencent par les humiliations et les contradictions.

Après environ dix ou onze mois de séjour à Saint-Dié, je me rendis à Paris pour aller en mission, et je remis mon projet entre les mains de M. Raulin. Comme je ne partis pas cette année pour la Chine, je revins au printemps suivant en Lorraine. Je fis des missions pendant un an et demi, et ce fut alors que le projet des écoles commença à s’exécuter avec grand succès. Dans ce peu de temps il s’en établit en quantité d’endroits : à Nébing, à Morling, à Bisping, à Quinzeling pour quelque temps, à Haut-Bois, à Alberstroff, Bermering, Virming, et dans les lieux voisins : Kerprich, Assenoncourt, Mézières, Moussey, Fraquelfing, Lorsonsvillers, Munster, etc.

 

X. M. Lacombe

 

M. Lacombe, un de mes intimes amis selon Dieu, fit à Haut-Clocher un séminaire qui fut le premier français, car les Sœurs qu’il fournit étaient des françaises pour la plupart. Les gens du village en conçurent de la jalousie ; mais la prudence et la douceur de M. le Curé firent réussir le projet. La Sœur Morel s’y rendit pour aider à former les sujets. M. Lacombe fut ensuite transféré à Sirstal ; il y établit le séminaire des allemandes, qui va très bien. Les Sœurs y vivent en communauté, comme des religieuses, sous les ordres d’une Supérieure ; après avoir passé quelque temps dans les villages, elles retournent à la maison conventuelle se recueillir et ranimer leur ferveur. Les femmes et les filles passent les dimanches dans l’école, avec les Sœurs, en priant et en faisant des lectures.

Cependant, quand M. Lacombe commençait à faire bâtir la maison du noviciat allemand, on tenait à ce sujet les discours les plus injurieux, et on disait, autant que je me rappelle, que c’était une maison de prostituées. Mais M. Lacombe souffrait tout cela avec sa patience et sa douceur ordinaire, et cette maison est maintenant une maison de bénédiction. C’est quelque chose d’admirable de voir l’affluence de la multitude qui y accourt, et l’ordre et la piété qui y règnent. Cette paroisse était autrefois une Babylone, et c’est maintenant une Jérusalem céleste. Il est arrivé qu’une Sœur allemande revenant de son école fut attaquée par un libertin ; elle se défendit avec une force et un courage invincibles, et elle se retira intacte des mains de son agresseur, qui lui déchira le visage. Elle en fut quitte pour les coups qu’elle reçut ; et ces mauvais traitements furent le témoignage et la récompense de sa vertu.

Je me rappelle que M. Lacombe, étant encore à Haut-Clocher, établit aussi plusieurs écoles dans les environs, entre autres à Haut-Martin, où elle subsiste toujours, et à Gozelming, etc. Monsieur son frère, curé de Hoff, en a établi une dans sa paroisse ; et il en établit, l’an passé, 1784, en deux autres endroits. Il y envoyait des sujets formés par M. son frère, archiprêtre de Hornbach et curé de Sirstal.

 

XI. Histoire édifiante de quelques Sœurs

 

À Morting, pauvre hameau, nous mîmes une Sœur qui fit bien du fruit par ses exhortations et ses exemples. On s’en souvient encore. Elle était souvent malade, mais son zèle lui faisait oublier sa souffrance. Elle réunissait les pauvres pour les instruire et leur faire la lecture ; et elle les entretenait jusqu’à minuit dans des exercices de piété. Des vieillards de soixante-dix et quatre-vingts ans en étaient touchés jusqu’aux larmes. Aussi venait-on en foule de ce hameau à Nébing, où je donnais la mission, pour faire des confessions générales ; on priait en public les bras étendus. J’ai oublié d’autres traits édifiants. Je crois que cette bonne Sœur est morte.

Nous établîmes aussi une école à Rahling, village allemand très considérable sur la route de Bitcbe. La première Sœur qui y fut était une fille très dévote, douée du don d’oraison. Elle priait sans cesse, en trayant ses vaches, en faisant tout son ouvrage. On la voyait toujours prier. Elle entendait une voix qui lui disait : " Ton bonheur est prêt ". Pour moi, je crois que le sens de ces paroles était que Dieu lui préparait le bonheur du ciel. Elle sut inspirer aux enfants l’esprit de prière qui l’animait. Après avoir prié longtemps avec elle, ces chers enfants lui disaient : " Prions encore ". On m’a assuré aussi que les parents, voyant leurs enfants si assidus à la prière depuis qu’ils fréquentaient l’école, en furent si vivement touchés qu’ils commencèrent à s’occuper soigneusement de leur salut. Voilà les fruits qu’une bonne Sœur peut produire dans les enfants d’abord, et ensuite dans les pères et les mères. Quand elle est véritablement pieuse, elle fait passer la dévotion dans le cœur des enfants qu’elle enseigne ; si c’est une mondaine, une orgueilleuse, une paresseuse pleine d’elle-même, ses vices se communiquent aux enfants, quoiqu’elle leur dise de bonnes choses. Son exemple détruit tout le bien que ces paroles pourraient faire.

À Bisping également il y eut une bonne fille, originaire de Fraquelfing ; elle avait des mœurs bien pures, une grande modestie, beaucoup de douceur et de patience. Elle aimait fort la pauvreté, le silence, le recueillement, et la prière. Elle est morte, aussi bien que celle de Rahling.

Voilà de beaux modèles pour vous mes chères Sœurs. Ces bonnes Sœurs qui vous ont précédées vous attendent au ciel. Leurs peines et leurs travaux sont passés, elles en reçoivent la récompense. Que leur exemple vous anime et vous encourage à les imiter. Pourvu que nous arrivions à la béatitude, qu’importe que nous soyons ici-bas dans la peine, la pauvreté, et les souffrances ? Travaillons ; l’éternité est bien assez longue pour nous reposer.

M. Léo, de Fribourg-en-Brisgau, homme plein de charité et de zèle, avait fait placer deux Sœurs en son pays, la sœur qui était à Rahling et une autre, pour y établir des écoles. Lui-même leur apprenait à écrire. Je crois qu’il paya aux religieuses de Dieuze la pension de celle qui est morte à Rahling. Je me souviens qu’elle avait tant de peine à apprendre à bien lire et écrire qu’on désespéra de la voir réussir. C’est la Supérieure elle-même qui m’écrivait que c’était peine inutile, que jamais elle ne ferait assez de progrès dans la lecture et l’écriture pour pouvoir tenir une école. Cependant elle a réussi, et avec la grâce de Dieu elle est venue à bout de son entreprise. Elle fut une très bonne maîtresse.

Voilà celles que je préfère, celles qui ont moins de talents naturels, mais plus de solidité, de conscience, et de vertu surnaturelle. C’est à quoi les Sœurs Supérieures ou Surveillantes doivent faire beaucoup d’attention, lorsqu’il s’agit d’admettre des novices. Qu’elles s’attachent bien plus à la piété qu’à certaines qualités humaines et naturelles, lesquelles dégénèrent souvent en mal et tournent vers le monde, quand elles ne sont pas fortement soutenues par la grâce et dirigées par la religion. Les Sœurs qui ont fait le plus de bien jusqu’ici sont celles qui en général avaient le moins d’extérieur et le plus de simplicité. Celles qui avaient le plus d’apparence sont celles qui ont le plus mal tourné, nous ont donné le plus de chagrin, et ont causé le plus de scandale au monde.

Pour notre bonne Sœur de Guébling, elle m’a dit qu’étant à Saint-Dié j’allai voir sa dévote mère, lorsqu’elle était fort jeune et encore enfant, que je la pris auprès de moi et lui dis : " Vous serez Sœur ! ", et qu’elle n’a pas oublié ces paroles. Elle est maintenant un de nos meilleurs sujets. Béni soit Dieu !

Quand vous voyez des Sœurs ferventes, vous devez les imiter. Quand vous en voyez qui sont mondaines, dissipées, qui aiment à aller de côté et d’autre, comme des filles à marier, pour voir et se faire voir, ou qui aiment l’honneur et la bonne chère, voulant, malgré nous, manger à la table de MM. les Curés, vous devez gémir sur leur sort déplorable ; et gardez-vous bien de suivre les pernicieux exemples qu’elles vous donnent. Fuyez-les comme la peste, de même que ces coureuses qui ne voient jamais d’autres Sœurs que pour faire des médisances et des plaintes sur le compte des uns et des autres.

 

XII. Mon départ pour la Chine

 

Voyant donc, durant cette année et demie, tant de bénédictions sur les écoles et sur les petites missions que je faisais en divers lieux, je doutais presque si ce n’était pas la volonté de Dieu que je restasse en Europe. Je consultai là-dessus M. Bertin, qui me dit : " Si vous n’allez pas en mission à présent, quand est-ce que vous irez ? ". Je conclus que c’était la volonté de Dieu que je partisse. Je retournai donc à Paris vers la fin de l’année 1771, et je partis pour la Chine, recommandant nos écoles d’Europe à la divine Providence, qui les a conservées et augmentées pendant mon absence.

 

XIII. Écoles en Chine

 

Je ne pensais pas du tout en allant en Chine que j’y établirais jamais des écoles. Cependant, au bout de cinq ans, lorsque M. Gleyo fut sorti de prison, je lui parlai de nos écoles d’Europe ; il s’y intéressa, et me dit souvent de vous écrire qu’il priait pour vous et se recommandait à vos prières. Je lui proposai ensuite le dessein d’établir de ces écoles en Chine. Cela lui parut tout à fait impossible. " Comment ", disait-il, " les Chinois n’admettent pas dans une maison une parente de la femme, comment y recevront-ils une étrangère pour diriger une école ? ". Cependant il pensait toujours à ce projet, persuadé que son exécution procurerait un grand bien ; mais, presque rebuté des difficultés qu’il prévoyait, il n’osait l’entreprendre.

Un jour, entre autres, qu’il roulait ces pensées dans son esprit, il se mit à prier, et en récitant la salutation angélique il eut tout à coup une vision de la sainte Vierge, qui lui apparut par derrière, comme pour lui faire entendre qu’il lui était opposé, et, par une inspiration forte, elle lui adressa ces paroles : " C’est mon ouvrage ". M. Gleyo, ayant eu cette vision, m’en écrivit aussitôt. J’ai apporté sa lettre ; M. Raulin la conserve.

Dès lors nous commençâmes à travailler à l’exécution du projet ; je lui envoyai une vierge de nos montagnes, Françoise Jên, qui a eu, depuis sa jeunesse, à souffrir bien des peines et des croix. Les païens, voyant qu’elle ne se mariait pas, en faisaient à son père et à sa mère des reproches qui leur étaient très sensibles.

 

" Sans doute ", disaient ces païens, " vous la gardez pour votre maître de religion ! ". Tous ces discours et les traitements assez durs de sa mère lui causaient bien des douleurs et des amertumes. Un jour qu’elle répandait son cœur devant Dieu dans la prière, accablée par la tristesse, elle s’endormit. La sainte Vierge lui apparut sous figure d’une femme vénérable, la reprenant de ce qu’elle se laissait abattre, et lui disant que, loin d’avoir du ressentiment contre sa mère qui la grondait, elle devait, au contraire, la remercier, qu’elle prît courage, et que je viendrais bientôt. Elle eut encore une autre vision, où il lui fut dit que, comme ses parents s’étaient opposés à ce qu’elle gardât sa virginité, ils s’y opposeraient encore dans la suite, et qu’elle ferait bien d’aller ailleurs. Elle ne se souvenait plus, trois ou quatre ans après, des propres paroles qui lui avaient été dites ; elle craignait de m’avoir rapporté, pour cette dernière vision, quelques paroles de travers, mais non pour la première. Elle était d’une conscience extrêmement éclairée et délicate.

Elle partit pour aller vers M. Gleyo, à plus de cent lieues. Faites attention à cela, mes chères Sœurs ; quand on vous enverra loin de votre patrie, soyez toujours prêtes à obéir et à aller partout où la Providence vous appellera. Après un si long voyage et des peines de toutes sortes, elle arriva à sa destination pendant l’absence de M. Gleyo ; et elle fut très mal reçue. Comme je l’ai déjà dit, on ne voulait pas la recevoir ; elle ne savait que devenir et que faire. On murmura beaucoup contre elle. Voilà les commencements des ouvrages du Seigneur ! Voilà comment Dieu éprouve et purifie ses vases d’élection ! Il les humilie avant de les exalter. M. Gleyo arriva, et il lui donna quelques personnes à instruire. Ensuite, lorsque j’allai visiter M. Gleyo, nous la mîmes à la tête d’une école de grandes filles, qu’elle gouverne et instruit parfaitement bien. Elle ne parlait pas beaucoup, mais ses paroles étaient bien méditées et bien réfléchies, dites si à propos qu’elles faisaient de grandes impressions. Je demeurai quelques mois avec M. Gleyo, sur une montagne où était notre petit collège de chinois, et je descendais tous les jours de cette montagne pour dire la messe dans la maison où était l’école. J’instruisais ainsi moi-même ces filles, leur expliquant les mystères, le catéchisme, et l’Imitation traduite en langue chinoise.

Mais la persécution s’éleva. On nous apporta un édit qui défendait la religion chrétienne. Il fallut s’enfuir de côté et d’autre. Les filles se dispersèrent. Mais il en résulta un plus grand bien, car, au lieu d’une école, nous en formâmes plusieurs, et Mgr l’Evêque me demanda des maîtresses ; je lui en envoyai d’abord une ou deux. Je passai dans deux endroits du district de M. Gleyo, et j’y établis des écoles qui subsistent. Dans l’une, il y avait une petite fille de onze à douze ans, qui avait tant d’intelligence et de piété qu’elle était un prodige. Elle comprenait et expliquait les livres chinois les plus difficiles, et elle ne parlait que de Dieu. Elle tomba malade comme je me trouvais dans la maison de ses parents. Elle fut réduite à l’extrémité, ne pouvant plus manger, et souffrant des douleurs extrêmes. Je lui donnai l’extrême-onction. Sa mère l’apporta au lieu où je disais la messe, et elle communia en viatique. Elle fut guérie, et elle se rendit à l’école dès l’après-midi. Elle est la consolation de M. Gleyo. Il la mit, quelques années après, à Soui-fou, ville de premier ordre, où il s’est converti un grand nombre de païens. C’est elle que M. Gleyo chargea d’instruire les néophytes, du moins les filles et les femmes. La pauvre enfant est asthmatique ; mais cela ne l’empêche pas de remplir les devoirs de son état. Ce qui est fait dans la peine est bien plus méritoire, plus pur, plus surnaturel, et attire plus de bénédictions.

 

Comme Monseigneur voyait les fruits que les maîtresses que j’avais envoyées à sa Grandeur faisaient dans ses quartiers, il m’en redemanda encore d’autres. Françoise Jên était déjà épuisée par les fatigues de l’enseignement, par le jeûne, et les mortifications. Nos Sœurs de Chine se relèvent la nuit pour prier, se donnent assidûment la discipline, portent la haire, jeûnent trois fois la semaine, et couchent sur la dure. Françoise Jên était toujours la première à tous les exercices, la première levée et la dernière couchée. Je lui proposai néanmoins d’aller vers Monseigneur. Elle y sentit une terrible répugnance, prévoyant bien qu’elle n’y aurait que des croix, et je le prévoyais comme elle. Cependant, comme je lui donnais le choix d’y aller ou non, elle n’osa jamais décider par elle-même, et je ne pus tirer de sa bouche d’autre réponse que celle-ci : " Comme on voudra ! À la volonté de Dieu ; je suis prête à obéir ". Et elle y alla.

Elle y souffrit, comme je l’ai dit, toutes sortes de contradictions et d’humiliations. Il arriva, en effet, qu’un prêtre qui était de la compagnie de Monseigneur combattit l’établissement des écoles de toutes ses forces, et suscita de grandes difficultés à Françoise Jên. Mais Dieu l’aida et la soutint. Elle triompha, par la grâce, de tous les obstacles. On lui donna de l’emploi, mais elle en fut accablée. On lui confiait les néophytes à instruire. Elle allait de maison en maison, toujours chez des étrangers, c’est-à-dire chez les nouveaux convertis, ou plutôt chez les païens qui voulaient devenir chrétiens. Elle s’épuisa bien vite. Elle vomit le sang, et mourut comme une sainte, au jugement même de ce prêtre qui avait si fort exercé sa patience et sa vertu.

Il m’écrit même qu’un homme mortifié eut une révélation dans laquelle la sainte Vierge lui disait d’aller chercher cette fille pour enseigner. Il vint en effet, et Monseigneur envoya Françoise Jên où elle était appelée. Comme elle était en chemin, on vit dans les airs la sainte Vierge qui la précédait. Je doute de tout cela, ne connaissant pas les personnes qui disent l’avoir vu ; mais je ne doute pas que cette vierge ne soit une sainte. Vous pouvez l’invoquer, mais dans votre particulier, car on ne peut rendre à personne un culte public avant que l’Église ait prononcé sur sa sainteté. Elle portait aussi des bracelets armés de pointes de fer.

 

XIV. Autres écoles en Chine

 

Quelque temps après mon retour du voyage que je fis vers M. Gleyo, j’allai visiter un autre confrère, M. Devault, qui se plaignait beaucoup du peu de consolation qu’il avait dans l’exercice de son ministère. Je lui conseillai d’établir des écoles ; il suivit mon conseil, et sur le champ nous envoyâmes chercher des maîtresses dans le district de M. Gleyo, qui, étant un saint, a aussi le don de sanctifier les autres. Après huit jours de voyage, elles arrivèrent et nous les installâmes aussitôt. Nous leur adjoignîmes quelques sujets de l’endroit capables d’enseigner, de sorte qu’au bout de peu de temps il y eut plusieurs écoles établies dans ce district. Les enfants y vinrent d’abord, puis les grandes filles, les femmes, et enfin les prosélytes eux-mêmes. Bientôt M. Devault eut la consolation de voir un bien universel résulter de cet établissement. Les enfants savaient leur religion ; ils apprenaient des prières et des pratiques de piété qu’ils reportaient dans la maison paternelle, et bientôt les enfants firent la prière publique dans les familles, et une partie des exercices qu’ils avaient appris à l’école. On les entendait chanter partout les couplets de petits cantiques. M. Devault me dit un jour qu’un enfant, encore très petit, chantait un verset d’une prière faite pour honorer les vertus du Saint Enfant Jésus, bénissant sa douceur, sa patience, son humilité, son silence, tandis que ses parents se disputaient, en criant et en se disant des injures.

Après avoir contribué à l’établissement des écoles dans les districts de mes confrères, je commençai à en établir dans le mien ; jusque-là je ne m’étais pas beaucoup pressé, parce que j’avais des personnes pieuses, filles et femmes, qui faisaient les fonctions de maîtresses d’école sans en porter le nom. Il arriva même que ce prêtre qui avait combattu notre projet avec tant de chaleur, entendant parler de tous côtés du fruit que faisaient les écoles, voulut avoir aussi des Sœurs. Il demanda, de la part de Monseigneur, celles qui étaient venues du district de M. Gleyo chez M. Devault. Pour moi, j’en établis dans plusieurs endroits et dans la ville de Tchong-kin. Mon hôte étant malade, et son estomac ne pouvant plus recevoir aucune nourriture, il se voyait en grand danger de mort prochaine. Sa fille était promise en mariage. Je croyais que Dieu la destinait à garder la virginité. Je dis à son père : " Promettez à Dieu que vous lui consacrerez votre fille, et je prierai pour qu’il vous renvoie la santé ". Il le promit et fut guéri. Je lui dis : " Tenez maintenant votre parole ". Il la tint en effet. Il alla devant l’autel, offrit sa fille à Dieu en présence des chrétiens. Il rencontra des difficultés pour rompre le mariage qu’il avait promis ; on voulait lui faire un procès. Mais il était prêt à tout souffrir, plutôt que de violer la promesse qu’il avait faite à Dieu de lui dévouer sa fille. Dieu le protégea ; il n’eût que des menaces à souffrir et rien de plus.

Cette jeune fille se donna à Dieu sans réserve. Pendant deux ou trois ans elle jeûna tous les jours, même les dimanches. Elle ne prenait que la nourriture la plus commune, un peu de riz cuit à l’eau et quelques herbes salées, jamais de viandes ni de liqueurs du pays. Elle avait un air de douceur, de candeur, de modestie admirable ; toutes les vertus étaient peintes sur son visage. Elle portait la haire, se donnait la discipline, et employait presque toute la journée en prière et méditation, et souvent les bras en croix. Ses vertus passaient dans le cœur des enfants et des autres qu’elle instruisait. Les enfants étaient à peine sous sa direction depuis quelques jours qu’il paraissait dans leur maintien et leur conduite un changement prodigieux C’est ce que j’ai vu avec admiration.

Sa mère, sa tante et sa sœur tenaient dans leur maison, nourrissaient à leur table, et couchaient dans leurs lits de pauvres femmes néophytes couvertes de vermine. Elles les instruisaient et les formaient à la piété depuis le matin jusqu’au soir. Un jour que M. Gleyo était venu me voir, il coucha dans une chambre au-dessus de celle des Vierges ; et le matin il entendit qu’elles enseignaient à ces pauvres néophytes, qui avaient couché avec elles, comment il faut prier en s’éveillant. Elles leur apprenaient des actes à réciter en s’habillant, la manière d’offrir à Dieu les actions de la journée et de les sanctifier par de bonnes intentions. M. Gleyo, entendant tout cela, fut bien édifié.

Cependant, le démon, jaloux de cette belle âme qui édifiait par sa piété tous les chrétiens, instruisait les enfants, et formait les prosélytes, ne manqua pas de la tenter. Il s’y prit adroitement. Il lui tendit des pièges d’une manière si subtile qu’ils étaient presque imperceptibles.

Il se servit, pour cela, d’un jeune homme ami et allié de sa famille, qui, sous prétexte de lui enseigner les lettres chinoises et d’être son médecin, venait la voir et se rendit très familier dans la maison. Le démon, dans ces visites, commença à exciter dans son cœur une petite inclination qui paraissait tout innocente, puisqu’il n’était question ni de mauvaises pensées, ni de mauvais désirs, ni de rien. L’ange de ténèbres se transforma en ange de lumière, pour cimenter cette amitié tendre et naturelle, et faire naître plus d’occasions de se voir mutuellement. Ce jeune homme, qui avait été très dévot pendant deux ans, avait fort dégénéré ; mais il parlait toujours bien, et montrait toujours du zèle pour la religion. Il me proposa de prendre cette fille dans sa maison, qui était grande et spacieuse, et où il y avait la plus belle place du monde pour tenir une école. La proposition était si belle en apparence qu’elle me séduisit moi-même. J’y consentis ; tout se fit, et la jeune Vierge alla tenir l’école chez lui. Alors, un jour que j’étais en prière au pied de l’autel, j’eus tout à coup une inspiration pleine d’amertume, par laquelle Dieu me fit connaître en un instant que tout cela était un stratagème du démon qui lui déplaisait extrêmement, et qui aurait des suites très funestes, que Satan opérait dans les ténèbres sous prétexte de piété, qu’il fallait le prévenir en détruisant bien vite tous ces mystères d’iniquité. Dieu conserva cette amertume dans mon cœur jusqu’à ce que j’eusse apporté remède au mal.

J’eus encore un songe à ce sujet. Je vis deux personnes qui venaient combattre contre moi : ce jeune homme qui, d’abord, se présenta au combat, puis se retira en cérémonie ; et un autre à qui je portai un coup mortel, en le terrassant. Je compris, dis-je, que ce jeune homme ne se convertirait pas, mais que je réussirais à l’égard de la vierge. En effet, quoique la chose fût très difficile, je pris mes mesures pour la séparer définitivement de ce jeune homme.

Étant allé à deux journées du lieu où elle était, je la fis venir, accompagnée d’une femme respectable, car, en Chine, une fille ne sort pas qu’elle ne soit accompagnée d’un proche parent ou d’une femme âgée. On ne se défiait de rien. Quand elle fut arrivée, je lui parlai clairement, et lui dis comment Dieu m’avait ouvert les yeux sur son compte ; je lui fis voir le danger qu’elle courait, et elle en frémit et en gémit. Comme elle était droite et généreuse, elle prit sur-le-champ la résolution de faire tout ce que je lui dirais, quoiqu’il lui en coûtât beaucoup pour cela. Je l’ai envoyée à quelques lieues, dans une campagne où elle établit une école ; de là elle est allée ailleurs.

Voilà une histoire bien instructive pour les Sœurs ; qu’elles la méditent et en tirent les conséquences. Qu’elles se prémunissent contre les dangers de ces liaisons naturelles, de ces amitiés tendres pour les personnes d’un sexe différent, car celles qui se les permettent, sous quelque prétexte que se puisse être, ne sont plus que des vierges folles puisque leur cœur est vicié et corrompu. Que nos Sœurs, par cet exemple, apprennent à connaître les ruses et les stratagèmes du démon, qui sait tenter si adroitement les âmes les plus saintes ; sous le prétexte d’un bien apparent, il sait glisser une passion subtile dans le cœur, pour le corrompre et altérer la sainte vertu de pureté. Et si des âmes aussi pures, aussi mortifiées, et aussi charitables que celles-là ne sont pas à l’abri des tentations du malin esprit, que n’avez-vous pas à craindre de ses pièges, vous qui n’avez pas l’ombre des vertus de cette jeune vierge ?

Veillez aussi avec un soin extrême sur vos regards, car la sensualité et les passions entrent dans le cœur par les yeux. Tenez, tenez-vous toujours éloignées des personnes d’un sexe différent.

Il faut que je vous dise un mot, en passant, de Catherine Lô. Elle était encore enfant quand je la vis pour la première fois, en arrivant en Chine. Elle avait dès lors un air de modestie qui édifiait tout le monde. Je pris soin de la bien instruire ; ensuite elle instruisit elle-même les autres, et ce fut elle qui fut la base de toute la chrétienté. Mais Dieu la conduisit par la voie de la Croix. Elle a eu des peines de toutes sortes ; elle les souffrit avec un courage, une fermeté, et une magnanimité héroïque. Ce fut au milieu de toutes ces contradictions que sa vertu s’affermit et s’accrut.

Tout le monde lui était opposé. Elle avait une famille nombreuse qui se liguait contre elle. Un jour qu’elle était allée me trouver à trois lieues pour avoir le bonheur d’approcher des sacrements, son père furieux vint la chercher et l’emmena en l’accablant de coups et d’injures. Sa mère la persécutait à cause de sa piété. Ses oncles, d’accord avec la mère, voulaient la marier à un païen, C’était sa plus grande peine, et cette peine était pour elle un cruel supplice. Cependant Dieu ne permit pas que le père y consentît.

Elle continuait ainsi à croître dans la grâce et l’amour de Dieu. Peu à peu les exemples de Catherine firent tant d’impression que plusieurs en furent touchés et se convertirent. Le père était un ivrogne, et il ne s’était pas approché des sacrements depuis neuf ans ; il se convertit, fit vœu de ne plus boire du tout et de ne plus fumer le reste de sa vie, ce qui est une très rigoureuse abstinence en Chine. Sa mère aussi devint dévote ; mais, après trois ans de ferveur, elle retomba dans son péché capital, qui était l’avarice. Sa fille croit que le démon, qui s’est de nouveau emparé de son cœur, possède aussi son corps, car elle donne quelquefois des marques de possession.

Une chose admirable, cependant, c’est que Dieu permit que cette femme accompagnât sa fille pour aller partout à la ronde chercher et baptiser les enfants malades, sous prétexte de leur donner des remèdes. Catherine Lô en a ainsi baptisé environ deux mille. Elle avait inscrit le nom de ces enfants, afin que, s’ils survivaient, elle pût avoir soin de les faire élever, autant qu’il dépendrait d’elle, dans la religion chrétienne ; mais ils sont tous morts : elle n’en trouva plus ou presque plus quand elle en fit la revue.

Que cette sainte fille a fait des démarches pour la gloire de Dieu et le salut des âmes ! Elle éleva ses frères et ses sœurs ; elle leur apprenait à prier, les bras en croix, pendant des heures entières. Elle me les amenait avec bien d’autres enfants, et ils me paraissaient comme de petits anges. Elle a eu une sœur qui maintenant est déjà grande, mais qui alors était encore enfant ; elle courait après moi quand ma prochaine sortie de la Chine fut connue, et elle ne pouvait me quitter.

Il y avait longtemps que je voulais faire de cette courageuse fille une maîtresse d’école ; ses parents s’y opposaient toujours par des motifs d’intérêt. Mais enfin, peu avant mon départ, j’ai obtenu d’eux ce que je demandais. Je la plaçai dans un endroit où des chrétiens pusillanimes craignaient que l’établissement de l’école n’occasionnât chez eux une persécution. Or, il arriva, au contraire, que ce lieu fût préservé de la persécution, à cause de l’école que Dieu et la sainte Vierge protégeaient. Elle me raconta avec bien de la modestie et de l’humilité, car elle parle peu et seulement lorsqu’il est nécessaire, qu’elle avait eu ce songe : elle se voyait dans un appartement au rez-de-chaussée, quand on la fit monter dans un appartement du haut, qui était tout resplendissant de l’éclat des lumières ; mais après lui avoir montré ce beau séjour, on la fit descendre en bas. Si ce songe vient de Dieu, j’augure qu’on lui montrait une image de la clarté du ciel qu’on lui promettait ; mais qu’il fallait qu’auparavant elle le méritât, en suivant dans les obscurités de la foi et les afflictions de cette vie.

 

XV. Ordre des écoles en Chine

 

Il règne beaucoup d’ordre dans les écoles de la Chine ; le temps de chaque chose est déterminé. On commence par une prière pour invoquer le Saint-Esprit, demander la grâce de bien apprendre, former son intention, offrir son étude à Dieu, etc. Après la leçon, on fait une explication du catéchisme, des prières, etc. Il est de même prescrit aux Sœurs de faire, tout en récitant les leçons, de courtes explications des mots qu’elles soupçonnent que les enfants ne comprennent pas.

Vers le milieu de la classe, on récite, à genoux, trente-trois fois le Notre Père, entremêlé d’instructions et d’affections conformes aux mystères que l’on expose, car, dans cet exercice, on rappelle tous les mystères de la religion et ceux de la vie de Notre-Seigneur. On finit la classe par une autre prière, pour remercier Dieu des instructions qu’on a reçues, et demander la grâce de les méditer et de les mettre en pratique.

Dans l’après-midi, au lieu des trente-trois Oraisons Dominicales on récite le chapelet, que l’on divise aussi par quelques courtes prières, et l’on bénit Jésus-Christ ou la sainte Vierge, en rappelant quelques-unes de leurs vertus et en demandant de les pratiquer.

Il y a des images exposées à la vue des enfants, surtout un crucifix, et ils doivent les regarder trente-trois fois par jour, en produisant des affections et en faisant des prières jaculatoires, selon leur dévotion, le tout en l’honneur des trente-trois années que Notre Seigneur a passées sur la terre.

J’aime que, dans les écoles, on diversifie les exercices pour renouveler l’attention, et que l’on oblige les enfants à changer de situation, en se levant, en se mettant à genoux, parce que cela contribue à leur santé.

J’ai pris des enfants de pauvres gens, et je les ai mis en pension près de l’école. Cela m’avait causé une grande dépense ; mais j’ai partagé la bonne œuvre entre nos chrétiens, en donnant à nourrir un ou deux de ces enfants à chacun, selon son pouvoir, me chargeant de suppléer au défaut de ceux qui ne pourraient rien faire. Quand je partis de la Chine, M. Devault, à qui j’avais spécialement recommandé nos écoles, me reconduisit à quelques journées, et nous nous quittâmes à Tchang-keou, où il y avait une école. On y voyait au nombre des élèves une fille dont les parents sont païens, mais qui se faisait instruire par nos Vierges, parce qu’elle avait été baptisée durant une maladie. Ces pauvres enfants, apprenant que j’allais partir, pleurèrent toute la journée. M. Devault, dans son étonnement, disait : " Ordinairement les enfants ne pensent qu’à rire, et ceux-ci sont consternés et pleurent des journées entières ".

Vous savez que nos Sœurs de la Chine prient pour vous tous les jours. Priez donc aussi pour elles. Je vous ai apporté une de leurs lettres et la prière qu’elles récitent pour vous. Cette prière est à peu près en ces termes : " Béni soit Jésus, l’Époux des vierges ! Bénie soit Marie, la Vierge des vierges ! Nous prions Jésus et Marie de bénir, de protéger et d’aider les vierges d’Europe, afin qu’elles renoncent au monde et à elles-mêmes, pour s’attacher uniquement à Jésus Christ, et qu’elles remplissent fidèlement et constamment, jusqu’à la mort, les devoirs de leur état ". Après ma sortie de la Chine, je reçus une lettre de M. Devault, dans laquelle il m’annonce, pour ma consolation, que les écoles vont bien dans son district, et qu’il va encore en établir une à Tao-pa. Nos Sœurs de la Chine invoquent aussi tous les jours sainte Anne comme protectrice spéciale de notre établissement, et saint Joseph comme notre protecteur pour le spirituel et le temporel.

M. Gleyo est sorti de prison en 1777, et ce fut après sa sortie, environ un an, que nous commençâmes à établir les écoles. Je sortis de la Chine en 1783. Ainsi ce fut dans l’espace de quatre ou cinq ans que tout cela se fit. Pendant mon séjour en Chine, M. Raulin eut soin de vous. C’est Dieu qui l’a suscité pour étendre l’œuvre. Vous savez comment nos Sœurs se sont répandues en plusieurs évêchés. Pour vous multiplier, il faut que chaque Sœur prépare des sujets de longue main ; mais c’est à la Surveillante [Le fondateur ne parlait pas de surveillantes avant d’aller en Chine ; il semble reprendre ici un terme qui avait été utilisé durant son absence. Note de l’éditeur] de les recevoir et de les placer dans son district.

Je prie le Seigneur de vous bénir, de vous faire croître et multiplier autant en vertu qu’en nombre ; mais je demande moi-même le premier que, dès que vous perdrez l’esprit de votre état et que vous prendrez l’esprit du monde, dès que vous cesserez de donner le bon exemple et que vous causerez du scandale, Dieu vous abolisse et vous anéantisse ; qu’il ne soit plus question de vous ; et que la Providence, après vous avoir détruites, se procure, comme il lui plaira, d’autres Sœurs selon son cœur, pour vous remplacer.

 

FIN

Extraits du Directoire des sœurs

 

Home Page