Visite de la partie occidentale

du Koui-tcheou.

 

Retournant de la partie orientale, et repassant chez les chrétiens, c’était partout une grande joie et une grande consolation pour eux de me voir ainsi heureusement délivré, car la nouvelle de ma persécution, déjà répandue partout, avait extrêmement alarmé, et ils priaient sans cesse pour ma délivrance ; c’est en grande partie à leurs prières que j’en suis redevable ; je passai six à sept mois à visiter les chrétiens de côté et d’autre ; ensuite aux environs du mois d’octobre, j’allai visiter la partie occidentale de cette province du Kouy-tcheou ; il y a bien dix journées de chemin que je fis à pied. Les chrétiens demeurent aux environs d’une ville du 1er ordre nommée Tsen-ny-fou ; ils sont répandus en différents endroits : nous allions d’un lieu à l’autre, tâchant de les ranimer à la ferveur ; ils se prêtaient volontiers à nos soins, venaient avec ardeur écouter la parole de Dieu ; plusieurs furent touchés et commencèrent un genre de vie différent de celui qu’ils avaient mené jusqu’alors. C’est là que nous avons vu des hommes que l’on appelle Miao-tsé, dont j’ai parlé ; il y en avait qui cultivaient les terres des chrétiens, et nous avons profité de la circonstance pour les exhorter ; je suis allé dans leurs maisons pour leur parler, mais aucun n’a voulu embrasser la religion ni même l’écouter sérieusement. Quand j’étais dans cette partie occidentale, je fis un songe qui me frappa et dans lequel j’ai toujours pensé qu’il y avait quelque chose de surnaturel ; je fus cependant un an sans en parler ; ensuite pensant qu’il pouvait édifier et animer les fidèles à prier et à travailler à la conversion de cette province, je l’ai raconté à quelques personnes de confiance, ensuite je n’en fis plus un secret.

Je vis en songe Notre-Seigneur attaché à la croix entre deux voleurs, versant son sang, et sa figure faisait voir qu’il était plus occupé de notre salut que de ses souffrances ; la croix n’était pas fort élevée de la terre, bien moins qu’on ne la représente ordinairement ; je me sentis intérieurement pressé de parler à Notre-Seigneur ; et je lui demandai avec affection : Seigneur, aurez-vous pitié du Kouy-tcheou… ? Notre-Seigneur branla la tête en signe d’affirmation ; cependant comme cette inclination de tête n’était pas bien sensible et me laissait dans quelque perplexité, je réitérai la même demande avec un grand effort, alors Notre-Seigneur branla la tête plus visiblement… Si ce songe vient de Dieu, ce délai de réponse précise, ou cette inclination faible d’abord, ensuite plus sensible, marque que cette conversion se fera peu à peu par degré. Ensuite Notre-Seigneur prit une verge et me chassa de la province. Cette circonstance qui me paraissait d’abord minutieuse, me faisait douter de la surnaturalité du songe ; mais les événements ont fait voir le contraire. Toutes les fois que suis allé en cette province depuis, j’ai toujours été chassé ou expulsé.

On pensera ce que l’on voudra de ce songe, mais je prie les personnes charitables qui liront ceci de prier pour l’établissement de la religion dans cette province, offrant à cette intention les mérites de Jésus-Christ crucifié ; c’est aussi l’ardent désir de la Sacré Congrégation ; le cardinal Antonelli m’écrit de faire tous mes efforts pour l’y introduire.

Or, depuis ce temps où j’eus ce songe, c’était à peu près en 1775, jusqu’ici, la religion a fait un sensible progrès en cette province ; j’y ai baptisé dans ma deuxième et troisième visite, en la partie orientale, plus de soixante adultes. M. Sên, prêtre chinois, a converti une partie de sa famille, il y a environ quatre à cinq ans. Quand il a commencé, il a eu bien des contradictions, comme il arrive d’ordinaire à toutes les saintes entreprises. Il y avait un oncle, officier rural, qui, jugeant de son neveu par les principes de la politique chinoise, disait à sa famille pour le détourner d’écouter M. Sên : Il vient ici, ce n’est pas pour la religion, c’est pour revendiquer les biens que son père a laissés ; et il jetait aussi partout l’effroi, menaçant d’une persécution prochaine.

Cependant les prétoriens en ayant ouï parler, se rappelèrent l’époque de ma persécution et ma délivrance dont ils avaient été instruits ; ils disaient : La religion chrétienne est vraie, puisque, dans cette année, elle a été examinée, et que l’on a renvoyé les chrétiens absous… Enfin, après plusieurs visites de M. Sên, le nombre des conversions s’augmente, et ce qui me console, c’est qu’il m’assure qu’il y a des chrétiens bien fervents.

Outre cette nouvelle chrétienté, la religion a commencé à pénétrer jusqu’à la capitale de la province nommée Koui-zan-fou ; en voici l’occasion. Un marchand de soie, sorti du Kian-si, fort pieux, allait faire commerce à la capitale du Kouy-tcheou, distante de Tchong-kin de quinze journées au moins ; on pourrait en mettre vingt ; il exhorta à embrasser la foi un associé dans son commerce ; il l’instruisit, il vint recevoir le baptême à Tchong-kin ; ensuite son fils aîné se convertit aussi ; flatté de voir par là une entrée à la foi pour cette ville, je résolus d’en profiter, et j’envoyai avec ce pieux marchand de Kian-si deux femmes de Tchong-kin, dont l’une était la veuve Lô dont j’ai parlé ; elles essuyèrent volontiers les fatigues d’un voyage. Étant arrivées, elles prêchèrent d’abord aux femmes ; plusieurs se convertirent et priaient déjà ; une autre famille se joignit encore aux néophytes ; il y en avait déjà près de trente, lorsque le démon excita la femme du marchand de soie baptisée à Tchong-kin, à s’opposer de toutes ses forces au progrès de l’Évangile, jusqu’à charger nos femmes d’injures, maudire ses brus, les empêcher de prier, crier dans les rues. Alors nos femmes chrétiennes furent obligées de louer un logement chez les païens, et un autre trouble s’étant élevé à cause d’une bande de voleurs qui couraient le pays, ce qui faisait examiner les étrangers de près, elles ne purent y rester davantage. La veuve Lô pleurait et ne voulait pas quitter prise.

Après le retour de ces pieuses femmes, les prosélytes se sont dissipés, et pour les ranimer, j’y envoyai M. Sên, prêtre, qui y était tout disposé.

C’est un saint que Dieu bénit visiblement, à cause de la pureté de ses intentions et de sa grande humilité ; il y est arrivé à la fin de 1783, et y est demeuré quelques mois ; il y a converti une dizaine de personnes, entre autres une femme qui a vendu ses bijoux pour restituer ses usures, et cependant il n’a encore osé la baptiser ; mais il loue beaucoup la piété d’un certain néophyte qu’il a aussi converti cette fois-là. Il a encore converti une maison entière à six lieues de la ville, et plus loin un lettré riche, de grande réputation, qui avait lu nos livres, et lui témoigna beaucoup d’affection et un désir de se convertir ; il le reconduisit à un quart de lieue.

M. Sên lui dit : " Vous n’avez pas coutume de reconduire ainsi vos hôtes. " Le maître lui dit : " Quoi ! les Européens font neuf fois dix mille lys pour venir en Chine nous convertir, et je ne vous reconduirais pas ainsi quatre ou cinq lys ? " Il avait lu cela dans nos livres, et je sais la phrase chinoise : dix lys font une lieue.

Voilà où en étaient les choses quand je suis parti ; M. Sên était revenu depuis peu de la capitale ; mais nous avons eu depuis son départ des nouvelles plus récentes par un marchand de soie qui y était encore qprès la sortie de M. Sên. Les païens affichèrent des écrits dans les carrefours, disant que des gens venus du Su-tchuen, sous prétexte de prêcher la religion chrétienne, voulaient introduire une secte de rebelles qu’on appelle Pêlin-Kiao. Les chrétiens alarmés vont trouver les chefs de quartier pour se disculper, se disant chrétiens et non Pêlin-Kiao ; on les écoute, et on fait la recherche des auteurs des affiches qui eurent bien peur à leur tour. La chose en demeura là, et je disposai les choses avant mon départ pour l’Europe, de manière que la veuve Lô y retournât de nouveau, pour cultiver cette nouvelle moisson. Elle y était disposée, mais il lui fallait une compagne : une femme en Chine ne va pas seule. Je lui en ai trouvé une ; c’est une prosélyte du Fout-cheou, qui a reçu deux fois des coups sur la tête pour la religion ; je crois qu’elles y seront allées l’été dernier 1782 ; et quand ce sont des âmes de cette trempe-là, il y a infailliblement du fruit ; je les recommande et leurs saintes entreprises aux prières des fidèles.

Il y a deux ou trois ans qu’un autre marchand de soie vint de Tsen-y-fou s’établir à Tchong-kin ; je l’ai baptisé, il a de la foi, et il est retourné au Kouy-tcheou, dans sa patrie, pour convertir son père ; mais il n’y a pas réussi jusqu’ici. Il voulait amener sa femme, ce qu’il n’a pu. Voilà l’état de la religion dans la partie occidentale et méridionale du Kouy-tcheou ; c’est un commencement. Dieu veuille le bénir et lui donner de l’accroissement !

 

Visite de la partie orientale du Koui-tchéou.

 

Table de la Grande Relation

 

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