À M. Demange

 

(probablement le Curé de Cutting,

puisque M. Moyë parle de ses frères et sœurs

et des religieuses de Dieuze) note ultérieure de Portieux

 

[Le nom de la mère de Jean-Martin Moye était Catherine Demange, note de l’éditeur]

 

Jésus, Marie, Joseph.

Du 13 avril 1782, en Chine.

Monsieur et cher Confrère,

Vos lettres me réjouissent, me consolent beaucoup dans l’éloignement où je suis de vous et de ma patrie ; je l’aime, j’y pense, j’y suis de cœur avec vous ; mais je ne la regrette pas pour vouloir y retourner. Je suis ici comme dans mon centre, bien consolé et tranquille, que des âmes qui me sont chères sont entre vos mains. Je n’ai reçu cette année aucune lettre de M. Raulin, ni de nos Sœurs à qui j’écris tous les ans. Je suis bien sensible au souvenir de toutes les personnes dont vous me parlez, tous mes frères et sœurs, et autres parents et amis pour qui je prie toujours. Vous ne pouvez pas me faire un plus sensible plaisir que de m’apprendre qu’ils se comportent bien, qu’ils se sanctifient, et qu’ils profitent et imitent vos exemples. Quand vous verrez nos chères religieuses de Dieuze, assurez-les de mon souvenir continuel. J’ai reçu la lettre de Mme la Supérieure et de la malade. Je ne leur écris pas cette fois, de peur de multiplier mes lettres ; mais dites-leur que je suis en esprit dans leur église, au pied des autels, priant que Dieu les bénisse, les conserve à jamais dans la ferveur, que Notre-Seigneur soit au milieu d’elles, qu’il règne dans leur cœur, que cette maison soit une maison de prière, d’oraison, de sainteté, de vertu, de charité, de paix, et que Dieu y fasse venir des sujets propres à y faire régner toutes les vertus, et les préserve toujours de l’esprit du monde, demeurant dans l’esprit d’humilité, de simplicité, de pauvreté, qui faisait l’esprit de leur saint fondateur que j’invoque tous les jours ; qu’elles prient toujours pour moi et nos missions, et nos écoles qui, grâces à Dieu, s’établissent maintenant en Chine avec grand succès. Je n’oublie pas leurs chères défuntes non plus ; sans doute que plusieurs sont déjà au ciel et prient pour nous.

Je suis allé dans la partie supérieure voir M. Gleyo. Il a établi des écoles, et presque pendant huit mois que je suis demeuré dans sa chrétienté, je n’ai fait presque autre chose qu’enseigner et expliquer les livres chinois, les prières, l’Imitation ; et les écoles ont fait un progrès merveilleux, au point qu’une enfant de douze ans, qui est un ange, non seulement entend, mais peut expliquer tous les livres de piété que les docteurs mêmes de leur langue n’entendent pas. Remerciez Dieu. Mgr notre Évêque a reçu une maîtresse et en demande à force. On va lui en envoyer quatre ou cinq le mois-ci. C’était en grande partie pour l’établissement de ces écoles que Dieu m’a envoyé ici ; je n’eusse pas osé l’espérer ; l’espérance d’établir la religion ici est plus grande que jamais ; on ne la persécute plus tant ; on la connaît pour vraie. Cependant, il n’y a aucune espérance qu’on l’embrasse généralement : non eorum est fides, sed eorum quorum tangit corda Deus. (La foi ne dépend pas de nous ; elle gagne les cœurs que Dieu a préparés.) Actuellement, elle fait grand progrès dans cette ville. Il n’y avait que soixante chrétiens bien tièdes quand je suis venu ; actuellement, il y en a deux ou trois cents, et cent des morts. Il s’en fait des bons et des vrais : voilà mon désir, que je voie ici de vrais chrétiens, qui adorent Dieu en esprit, hic et nunc. (À l’instant même…). À une journée d’ici, grand nombre de gens se convertissent ; si cela continue, dans un an ou deux, cela ira à deux ou trois cents, et peut-être mille : Utinam ad centum millia (que n’est-ce cent mille,) mais tout cela par la pure miséricorde de Dieu, malgré les obstacles que nous y mettons. Une grande consolation pour moi aussi, c’est de voir que deux ou trois sujets faits prêtres, non latins, c’est-à-dire qu’ils savent le lire passablement, sont très pieux, font beaucoup de bien.

À présent, les choses sont plus tranquilles, la religion est plus connue, et les gouverneurs ne s’en défient plus tant. Enfin, rien n’arrive que par les ordres de la Providence. Il y a quelques bonzes qui ont voulu se faire chrétiens, par-ci, par-là : cela n’a pas eu grand effet. Un a attiré une persécution ; par hasard, on l’a trouvé lisant un de nos livres. Sur une montagne, un autre a été pris, sous prétexte de voleur qu’on cherchait. Il m’a occasionné une grande alarme, car je demeurais alors dans la mission où il était. C’est qu’on a trouvé des bonzes au nombre des voleurs qui se sont révoltés cette année. Enfin, je viens de baptiser une bonzesse dont l’esprit est hautain ; mais elle a la foi, et rendra service à la religion. Elle a déjà converti et convertira probablement plusieurs âmes. Les chrétiens de l’an passé et de cette année se tournent bien. Ils ont été éprouvées, et Dieu les bénit. J’ai rapporté l’an dernier que le démon voulant empêcher la conversion d’une, lui parlait à voix claire, et c’est maintenant une de nos plus ferventes chrétiennes. Après avoir passé deux nuits en prières, elle demandait encore avec d’autres d’en passer encore une. Je la voyais dernièrement gémir, soupirer à la vue d’un crucifix qu’elle contemplait. Je suis plein d’espérance pour l’avenir. Priez de plus en plus. Le Cardinal de la S. C. m’écrit de faire tous mes efforts pour établir la religion au Koui-tcheou. Priez pour cela ; c’est mon désir. J’ai envoyé à la capitale deux femmes fortes. Elles avaient converti vingt ou trente personnes ; mais le démon a suscité la femme d’un chrétien que j’ai baptisé ici, l’an dernier ; elle a jeté feu et flamme. Nos zélatrices, n’ayant plus d’asile, ont été obligées de revenir, prêtes d’y retourner ; c’est à une journée de chemin. Une autre consolation, un chrétien dont Dieu bénit le commerce, a acheté dans cette grande ville une grandissime maison de mandarin ; cent personnes peuvent habiter à l’aise ; le prêtre y est commodément ; les chrétiens s’y assemblent ; on y célèbre comme en Europe. Deo gratias, (Grâces à Dieu.) Nous y avons une école de filles où les enfants sont comme des petits anges.

À présent, des Européens seraient inutiles ici, car nos Chinoises sont aussi instruites et peut-être plus. J’ai expliqué en partie l’histoire de l’Ancien Testament, et fait voir comme il figurait N. S. et son Église. Elles comprennent tout cela, souvent ce que signifie ce fait, et telle autre chose. Quand Dieu veut efficacement la fin, il donne les moyens ; si Dieu a décrété ses miséricordes pour la Chine, rien n’empêchera ses desseins. Tout lui est facile. Ordinairement, quand la religion s’établit quelque part, c’est que Dieu y a quelques élus : Et nos prædestinavit hos et vocavit et justificavit et glorificavit. Quis accusabit adversus electos Dei. (Rm 8, 30-33) (Et ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés, il les a aussi justifiés et les a glorifiés. Qui accusera les élus de Dieu.) Dieu m’a sûrement aidé pour la langue chinoise. Eussiez-vous jamais dit que je pourrais prêcher en chinois comme en français, en toutes sortes de matières, sans préparation. Continuez toujours à me donner de vos nouvelles, à faire prier pour moi. Vous avez vu dans mes relation précédentes que M. Gleyo, qui a tant eu de révélations et de visions, et qui en a encore, a eu une vocation pour aller prêcher la foi chez un peuple particulier qui n’est pas chinois, mais qui demeure dans une province chinoise, du moins actuellement, peut-être ne l’était-elle pas autrefois. Ce peuple a une langue et une religion différentes. Et pour agir selon l’esprit, nous avons envoyé une famille chrétienne s’établir parmi eux ; elle y est, il y a deux mois, avec un nouveau prêtre chinois. C’est ce satellite qui s’est converti dans une prison. Il est maintenant fait prêtre ; c’est un saint d’une simplicité, pureté, droiture angélique. Voilà la vraie voie ouverte ; ensuite M. Gleyo ira et y recevra la couronne du martyre avec le saint prêtre et un autre, aussi chinois. J’ai encore quatre sujets chinois destinés au sacerdoce. Priez beaucoup pour ces deux provinces de l’Yun-nân et du Koui-tcheou. Je vois clair comme le jour que Dieu répand ici des bénédictions spéciales, à cause des prières qu’on fait pour nous en Europe.

J’ai l’honneur d’être, avec respect et l’amitié la plus respectueuse, etc.

Je vous prie de faire mille compliments à nos amis et parents.

Moÿe

 

Lettre à sa famille

 

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